Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/02-06

Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 109-124).

VI.

TORTURES.

Georges avait pris le burin ; mais il ne travaillait que bien lentement, épiant l’occasion de prendre la fuite, et espérant qu’elle se présenterait avant qu’il fût arrivé à la fin de cette œuvre criminelle ; mais chaque jour son espoir diminuait. Les précautions de ses gardiens étaient toujours les mêmes ; jamais ils n’entraient sans être armés, dans la chambre qui servait à la fois de prison et d’atelier au malheureux artiste, et il ne cessait d’être gardé à vue. Bien que les huit jours qui lui avaient été accordés fussent écoulés, l’ouvrage n’était qu’ébauché, et le chef des brigands, au pouvoir desquels était le jeune Valmer, ne dissimulait pas son mécontentement.

— Mon pauvre garçon, dit-il un jour à Georges, je crois que j’ai trouvé le moyen de te faire travailler un peu plus vite ; c’est de t’amener ici cette petite fille qui te tourne la cervelle. Ainsi, elle entrera ici ce soir ; mais je dois te prévenir qu’elle n’en sortira plus. Toi, c’est différent, quand notre affaire sera faite, tu auras de bonnes raisons pour te taire sur notre compte ; mais comptez donc sur la discrétion d’une grisette !

— Scélérat ! s’écria Georges.

Et, saisissant l’un des instrumens de sa profession, il s’élança vers le bandit ; mais ce dernier, reculant de deux pas, tira un pistolet de sa poche, et il en présenta le canon au jeune homme en lui disant froidement :

— Chacun son goût, et, puisque tu aimes mieux te faire casser la tête que de devenir millionnaire, je veux bien te satisfaire ; mais en conscience tu aurais dû le dire plus tôt.

Il fit feu… l’amorce seule brûla.

— Le diable te protège, reprit-il ; je ne veux pas être plus méchant que lui. Revenons donc où nous en étions : je t’amènerai ta maîtresse ce soir…

— Ne t’occupe pas d’elle, infâme ! c’est à cette condition que j’achèverai l’exécrable ouvrage que j’ai entrepris.

— Tu auras donc fini demain ?

— Oui, demain… Oh ! s’il ne s’agissait que de ma vie !…

— Il s’agit d’être millionnaire dans quinze jours, voilà ce que tu ne devrais pas perdre de vue.

Georges ne répliqua point et se mit à travailler avec ardeur ; mais les forces lui manquèrent, sa main trembla et une sueur froide inonda son visage lorsqu’il en fut à ces mots : la loi punit de mort le contrefacteur. Il lui sembla qu’il venait de lire son arrêt.

— L’échafaud partout et toujours, se dit-il ; la loi veut du sang et toujours du sang !… Comment donc les cœurs généreux ne seraient-ils pas en révolte contre la loi ?

Il reprit le burin et essaya de graver cette horrible sentence ; mais le cœur lui manqua de nouveau ; et ce ne fut qu’en faisant les plus grands efforts qu’il parvint à terminer la planche que les bandits attendaient avec tant d’impatience. Ils en tirèrent aussitôt plusieurs épreuves, et les comparèrent avec les billets qui avaient servi de modèles ; la ressemblance était d’une exactitude frappante.

— Je veux sortir maintenant, dit Georges.

— Oh ! oh ! nous n’en sommes pas là, répondit le chef. D’abord je ne souffrirai pas que tu nous quittes les mains vides ; il faut que tu aies ta part du gâteau, comme cela est convenu.

— Je vous l’abandonne.

— Heim ? voici qui sent terriblement la trahison… Qu’en dites-vous, vous autres ?… Reste et tais-toi. Nous verrons dans quelques jours ce que nous aurons à faire.

Il fallut bien se résigner ; car la colère et les menaces ne pouvaient qu’envenimer la discussion, et Georges avait résolu d’essayer de tous les moyens pour recouvrer sa liberté. Il resta donc dans sa chambre, et il y fut traité comme par le passé. Les faux billets se fabriquaient sous ses yeux : en deux jours, les bandits en tirèrent pour plus d’un demi-million, dont la moitié fut portée à la banque même qui les reçut sans difficulté et donna des espèces en échange. Les brigands étaient dans l’enivrement de la joie, et leur chef eut la singulière probité de remettre à Georges le tiers de chaque somme qui lui était apportée. Valmer le recevait afin de ne pas éveiller de nouveaux soupçons, et il attendait avec impatience que les futurs seigneurs allemands se trouvassent assez riches pour se mettre en route, espérant que le jour de leur départ serait aussi celui de sa délivrance. L’audace de ces misérables le faisait trembler, et il formait bien sincèrement des vœux pour leur salut auquel le sien était attaché.

Enfin, un matin, en s’éveillant, Valmer se trouva seul dans sa chambre, ce qui n’arrivait jamais ; il se leva, et fit la remarque que le reste des billets fabriqués, et tout ce qui avait servi à cette contrefaçon criminelle, avait disparu. Il court à la porte ; elle était aussi soigneusement fermée que de coutume. Les fenêtres donnaient sur une cour déserte, et, alors qu’il eût été possible de rompre les barreaux dont elles étaient garnies, il eût fallu, pour arriver dans la rue, descendre d’une hauteur de plus de cinquante pieds, et escalader ensuite un mur qui n’en avait pas moins de trente. Georges attendit assez patiemment jusqu’à midi ; mais alors ses craintes commencèrent à devenir plus vives. Le reste de la journée se passa sans que personne parût ; et le prisonnier, qui n’avait pour toutes provisions qu’un reste de pain et quelques bouteilles de vin, se coucha sans avoir mangé.

Le lendemain, Georges fit des efforts incroyables pour ouvrir la porte ; mais elle était garnie en dehors de larges barres de fer et d’énormes verroux qui n’eussent pas cédé à des forces vingt fois plus considérables. Ce jour-là, Georges mangea le pain qui lui restait, et but une partie de son vin. Trois autres jours s’écoulèrent ; le peu de vivres du malheureux prisonnier étaient épuisées ; sa faiblesse et son désespoir augmentaient à chaque instant.

— Suis-je donc destiné à mourir de faim dans ce repaire ? s’écria-t-il ; ces scélérats n’avaient-ils pas d’autres moyens pour s’assurer de mon silence ?… Mais alors pourquoi cet or qu’ils m’ont laissé ?…

Le cinquième jour, Valmer se sentit extrêmement faible ; une soif ardente le dévorait, et il ne possédait pas une goutte d’eau.

— Ô mon Dieu ! il faut donc mourir de cette horrible mort ! disait-il en levant les mains vers le ciel ; mourir sans embrasser ma mère, sans presser Justine sur mon cœur !…

Puis il devenait furieux, se tordait les bras et se frappait la tête contre les murailles. Le délire succéda au désespoir : l’infortuné souffrait moins ; il était étendu sur le parquet, et il lui semblait être mollement balancé sur les flots, dans une barque qui l’emportait vers un rivage où il voyait des arbres chargés de fruits délicieux.

Cependant l’inquiétude de Justine et de madame Valmer augmentait à chaque instant. Un soir qu’elles s’entretenaient de l’inexplicable disparition de Georges, elles entendirent frapper à la porte de leur appartement, et furent d’autant plus surprises qu’elles ne recevaient ordinairement personne à cette heure.

— Si c’était lui ! s’écria Justine.

Elle prit un flambeau, courut ouvrir, et ne put retenir un cri d’effroi en reconnaissant le père Guibard.

— Toujours la même, dit le vieux forçat en entrant ; vous savez pourtant bien, mon enfant, que je ne suis pas aussi diable qu’on me fait noir, et…

— Vous venez nous demander la somme que nous vous devons interrompit Justine ; je vais vous la remettre.

— Moi ?… Je viens tout bonnement demander comment on se porte ici, et où en sont les affaires. Pour ce qui est de l’argent, faites-moi l’amitié, une fois pour toutes, de vouloir bien vous taire sur cet article-là. Je suis arrivé à Paris hier soir ; ce matin, en levant le nez en l’air pour voir quel temps il faisait, je vous aperçois à cette fenêtre ; et je remarque que vous paraissez triste comme un simple au clou (personne honnête en prison). Alors je me dis qu’il y a anguille sous roche, et je viens vous demander de quoi il retourne : vous n’ignorez pas que je suis là pour le conseil et l’exécution… Ah ça ! mais où est donc Georges ?

— Son absence est justement le sujet de nos alarmes.

Et Justine, que l’aspect du vieux forçat avait effrayée, se réjouissait maintenant de sa présence, en songeant que la vieille expérience de cet homme lui serait d’un grand secours pour découvrir les traces de Valmer. Elle raconta donc à Guibard tout ce qui leur était arrivé depuis leur fuite de Lyon. Le vieux renard l’écouta attentivement, se fit répéter certaines particularités, et réfléchit assez longuement ; mais sa perspicacité se trouva en défaut.

Je ne peux pas mettre le doigt dessus aujourd’hui, dit-il ; tout ce qui me paraît clair là-dedans, c’est qu’il s’agissait d’une expédition secrète, et que Georges en était : il a eu tort ; ça ne vaut rien quand on commence si tard.

— Ne l’outragez pas ! car Georges est pur de toute souillure.

— Nous y voilà ! Toujours des mots à la place des choses… Voulez-vous que je vous prouve qu’un vieillard qui a toujours été honnête homme, deviendra un… Bah ! J’ai bien le temps de m’amuser à toutes ces fariboles… Et puis, je ne me prononce pas ; il y a expédition et expédition… Depuis deux jours que je suis à Paris, je n’ai pas encore été en reconnaissance ; mais je vais me mettre en campagne ce soir même, et à moins que le gaillard ne soit aux antipodes, j’en aurai des nouvelles demain.

— Oh ! mon bon monsieur Guibard, quel service vous allez nous rendre ! Comment apprécier…

— Comment ? en me laissant faire à ma manière. Moi, mon enfant, je ne peux pas m’habituer à voir le monde par le trou d’une serrure ; j’ai le malheur de le voir tel qu’il est, et de le prendre pour ce qu’il vaut. À demain.

Justine et madame Valmer passèrent une nuit plus calme que les précédentes, depuis la disparition de Georges. Justine surtout, qui savait tout ce dont était capable le vieux forçat, comptait beaucoup sur lui.

Guibard tint parole ; au point du jour, il frappait à la porte de l’orpheline, celle-ci se leva à la hâte ainsi que madame Valmer, et à peine ce singulier personnage fût-il entré qu’un déluge de questions vint l’assaillir.

— Doucement ! doucement, dit-il ; diable ! comme vous y allez ! Croyez-vous donc qu’on fait tant de chemin en une nuit ?… Ne m’avez-vous pas dit que Georges est devenu un habile graveur ?

— L’un des plus habiles de Paris.

— Tant pis pour lui.

— Pourquoi cela ?

— Parce que, depuis que l’habile graveur a disparu, Paris fourmille de faux billets de banque.

— Grand Dieu !… Mais non, non, c’est impossible ; Georges n’a pas pu se rendre coupable d’un pareil crime.

— Ta, ta, ta, ta ! vous voilà partie. Eh bien ! je vous dis, moi, que Georges a passé par là… de bonne volonté ou de force… Mais ne vous effarouchez pas tant, il n’y en a pas un de pris.

— Mais Georges nous aurait donc abandonnées ?… Qui l’empêchait de nous écrire, de venir même ?… Non, cela n’explique pas sa disparition.

— C’est pourtant là mon enfant ce qui va m’aider à le retrouver, et ça, pas plus tard qu’aujourd’hui, s’il est encore à Paris.

— Ne perdez donc pas un instant, je vous en conjure, mon cher monsieur Guibard… Ô ! mon Dieu ! aujourd’hui ! nous le reverrions donc aujourd’hui !…

Le vieux forçat sortit et se mit de nouveau à la recherche ; il n’avait aucune indication sur le lieu où les billets avaient été fabriqués ; mais il avait appris qu’un de ses amis s’était chargé de l’émission d’une grande partie, et il se rendit chez lui dans l’espoir d’en obtenir les renseignemens qui lui étaient nécessaires.


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