Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/02-04

Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 67-82).

IV.

IL ÉTAIT TEMPS.

L’hiver était venu ; la situation de Georges et de Justine était affreuse, ils ne possédaient plus rien. Justine n’osait chercher de l’ouvrage, Georges n’en pouvait trouver. Tout, jusqu’à leurs vêtemens, avait été vendu pour vivre ; ils ne portaient plus que des haillons, et ils couchaient sur un peu de paille.

Un jour, c’était le second qu’ils passaient sans pain, Justine pleurait et s’efforçait de cacher ses larmes à Georges qui, les bras croisés, marchait à grands pas dans la chambre, et semblait en proie à d’horribles pensées. Tout-à-coup, il s’élance vers la porte :

— Prends patience, Justine, dit-il d’une voix altérée, je vais bientôt revenir.

— Où vas-tu, Georges ? s’écria l’orpheline en le retenant ; que vas-tu faire ?

Et remarquant le désordre de ses traits, elle ajouta :

— Non, Georges, tu ne sortiras pas ainsi… mon bon ami, je t’en conjure, reste près de moi… Je suis mieux maintenant ; je n’ai plus faim.

Elle le serrait dans ses bras ; Valmer laissa tomber sa tête sur son épaule ; son exaltation avait cessé ; il était abattu, et semblait honteux d’avoir été si près de commettre une mauvaise action.

— Cependant, dit-il après un assez long silence, nous ne pouvons vivre ainsi.

— Eh bien ! nous mourrons, et notre conscience n’aura pas cessé d’être pure.

— Nous, mourrons, Justine !… Il me semble que ce mot-là me soulage ; il m’oppressait et je n’osais pas te le dire. Qu’avons-nous à espérer sur cette terre, asile du crime ? Oui, partons pour un monde meilleur… Mourons ; n’attendons pas que la faim nous déchire les entrailles avec ses ongles de fer… La faim pourrait nous rendre criminels, je l’ai senti tout à l’heure… Si nous commettons une faute en abrégeant un peu notre agonie, nous avons assez souffert pour que Dieu nous pardonne.

Justine le tenait toujours embrassé, et elle pleurait amèrement.

— Ô mon Dieu ! s’écria-t-elle, il est donc bien vrai que nous n’avons plus rien à espérer des hommes !… plus rien que des tortures… Et les barbares se disent frères ! et ils croient à la vie éternelle !…

— Ils ont flétri ma jeunesse, dit Georges ; ils m’ont tout enlevé, jusqu’à l’espérance. Que ferais-je désormais parmi ces bêtes féroces qui m’ont marqué du sceau de la réprobation ? Laisse-moi sortir maintenant, Justine, je suis sûr de moi. Je vais revenir dans quelques instans, et nous ne nous séparerons plus.

Justine cessa de le retenir ; alors il descendit lentement l’escalier. Son chapeau était le seul objet de son accoutrement qui eût quelque valeur ; il le vendit pour une faible somme. La vue de l’argent faillit ébranler sa résolution ; il ne put s’empêcher de penser qu’il possédait de quoi apaiser la faim qui les dévorait, Justine et lui.

— Mais que ferons-nous après ? se dit-il ; demain les maux que nous souffrons recommenceraient, et nous n’aurions plus le moyen de les faire cesser promptement.

Craignant de céder à la tentation contre laquelle il luttait ; il courut acheter du charbon, qu’il emporta dans les pans de sa redingote en lambeaux.

— Dans une heure nous aurons cessé de souffrir.

L’orpheline entendit ces paroles sans frissonner ; elle ne pleurait plus ; elle allait mourir dans les bras de Georges, et c’était un bienfait dont elle remerciait Dieu. Valmer s’occupa aussitôt des préparatifs de ce double suicide ; il calfeutra soigneusement la porte et la fenêtre, boucha la cheminée avec de la paille et des lambeaux de couverture, puis il alluma le charbon.

— Viens, Justine, dit-il en prenant l’orpheline par la main, viens t’asseoir près de moi ; nous allons écrire à ma mère.

Il prit la plume, et il traça les lignes suivantes avec calme :

« Ma bonne mère, dans quelques momens vos enfans seront réunis dans le sein de Dieu. Ne pleurez pas sur notre sort ; réjouissez-vous, au contraire, de nous savoir affranchis de l’horrible esclavage auquel nous étions voués. Non, ce n’est pas commettre une mauvaise action que d’abréger notre agonie : la faim nous tuait, elle pouvait nous pousser au crime.

« Vous savez, bonne mère, si Justine et moi avons manqué de courage, si nous avons supporté avec résignation les maux terribles qui nous ont frappés ; mais à quoi bon prolonger la lutte quand l’espoir d’un avenir meilleur est enlevé à deux infortunés ?

« Encore quelques instans, et les hommes qui demandaient notre sang, au nom de la justice qu’ils outragent, ces hommes seront satisfaits. Déjà mes paupières s’appesantissent, un tintement lugubre résonne à mes oreilles. Justine est là près de moi, elle éprouve les mêmes symptômes de mort ; notre dernier soupir s’exhalera en même temps.

« Nous n’emportons qu’un seul regret, mère chérie, c’est celui de ne pouvoir vous embrasser… Adieu. »

Justine voulut écrire à son tour ; mais il était trop tard, les forces lui manquèrent, et elle ne put que mettre son nom à côté de celui de Georges. Valmer se hâta de fermer la lettre et d’y mettre l’adresse. Puis, réunissant les forces qui lui restaient, il prit dans ses bras Justine, qui venait de perdre connaissance, l’étendit sur sa misérable couche, l’enveloppa soigneusement dans ses vêtemens, et se plaça près d’elle en attendant la mort.

Cependant l’horrible détresse de ces jeunes gens avait été remarquée dans le quartier ; à leur insu, des voisins s’étaient intéressés à eux, et l’on avait instruit de leur situation une dame d’un âge avancé, qui cachait son nom, mais qui faisait de fréquentes visites aux malheureux, et leur distribuait des secours. Ce jour-là même elle vint et, après avoir pris quelques informations dans la maison, elle alla frapper à la porte du galetas dans lequel gisaient, sans connaissance, les deux infortunés.

— Ils sont pourtant chez eux, dit une voisine, étonnée de ce que la porte ne s’ouvrait pas ; il n’y a pas une heure que le jeune homme est rentré avec une provision de charbon, et, quelques minutes avant votre arrivée, je les entendais encore parler.

Ce fut un trait de lumière pour la généreuse dame.

— Du charbon, dites-vous ?… Et leur misère est si grande !…

— Ah ! dame ! à vous parler franchement je crois bien qu’ils ne mangent pas tous les jours ; mais ils sont si fiers qu’on n’ose pas leur offrir…

— Plus de doute ! les malheureux se sont asphyxiés… Au nom de Dieu ! aidez-moi à enfoncer cette porte… ou plutôt courez chercher du secours, je marche si lentement !… Dieu veuille qu’il ne soit pas trop tard !

La voisine descendit rapidement l’escalier, en criant au secours, et en un instant tous les habitans de la maison arrivèrent ; un vigoureux auvergnat enfonça la porte de deux coups de pied, et des soins de toute espèce furent prodigués aux deux infortunés qui semblaient tout-à-fait privés de sentiment. La charitable visiteuse s’était emparé de Justine qu’elle frictionnait pour rétablir la circulation du sang, tandis qu’un des assistans déshabillait Georges dont le cœur battait encore faiblement. Tout-à-coup deux cris d’horreur font retentir la mansarde : la dame qui secourait Justine était madame de Boistange, et elle venait de reconnaître la jeune fille qu’elle croyait coupable d’un si grand crime ; de son côté, l’homme qui secourait Georges venait de voir sur l’épaule de ce malheureux l’empreinte qu’y avait apposée le bourreau ! Peu s’en fallut que les moribonds ne fussent abandonnés par tous ces gens si empressés d’abord à les secourir ; mais madame de Boistange, malgré l’émotion violente qu’elle éprouvait, resta près de l’orpheline, et son exemple fut suivi à l’égard de Georges. Dès qu’ils furent hors de danger, la baronne pria qu’on la laissât seule avec eux, et, s’étant placée près de Justine, qui regardait avec étonnement autour d’elle, elle lui dit :

— Justine, c’est la providence qui m’a conduite ici pour vous empêcher de commettre un nouveau crime…

— Grand Dieu ! madame de Boistange !…

— Ne craignez rien ; ce n’est pas pour vous livrer au bourreau que je vous ai arrachée à la mort.

— Oh ! il est donc bien vrai que vous me croyez coupable d’un crime exécrable ?… au nom de Dieu ! écoutez-moi.

— Eh ! malheureuse, vous osez nier quand je vous retrouve avec un galérien qui fut sans doute votre complice !… Croyez-moi, quelque avancé qu’on soit dans le crime, la voie du repentir n’est jamais fermée ; il n’est jamais trop tard pour implorer la miséricorde de Dieu qui est immense comme sa puissance.

— Je suis innocente ! j’en atteste le ciel… C’est une horrible histoire ! pourquoi ne pas vouloir m’entendre. Ô mon Dieu ! mon Dieu ! que ne me laissiez-vous mourir !…

Elle tenta de nouveau de faire entendre sa justification ; mais la baronne se leva et elle ajouta : :

— Allez, puisque vous ne voulez pas mériter votre pardon, je vous livre à vos remords si vous en êtes capable…

À ces mots, elle déposa sa bourse sur la cheminée et elle sortit. Pendant ce temps, Georges se tordait les bras, se frappait la poitrine, et cherchait des yeux quelque instrument avec lequel il lui fût possible de se donner la mort. La voix de Justine parvint à le calmer un peu.

— Valmer, lui dit-elle, sans doute nos âmes n’étaient pas encore assez épurées par le malheur, puisque Dieu, à qui nous voulions les remettre, a refusé de les recevoir. Vivons, ami, puisqu’il le faut.

— Vivre ! mais à défaut de charbon c’est la faim et la misère qui vont nous tuer. Comment rester dans cette maison, après ce qui vient de se passer, et où aller dans l’état où nous sommes ?… Dieu est donc bien cruel !… Je me sens prêt à le maudire !

— Ne blasphème pas, Georges. Nous avions tort sans doute. Qui donc nous avait révélé l’avenir ? Nous avons outragé Dieu en doutant de sa puissance ; nous avons cru à l’impossibilité d’un avenir meilleur, et cet avenir nous est peut-être réservé.

— Ô Justine ! tu es un ange !

Il l’embrassa tendrement, et ils pleurèrent long-temps.

— Je veux m’efforcer de me rendre digne de toi, dit enfin Valmer ; rien ne me rebutera ; je vais me présenter partout où il me sera possible d’employer utilement mes bras… S’il nous restait seulement un peu de pain pour attendre à demain !…

Il s’avança alors machinalement vers la cheminée ; mais quelle fut sa surprise d’y trouver la bourse que la baronne y avait déposée ; Justine la reconnut, c’était elle-même qui l’avait brodée pendant les jours heureux qu’elle avait passés chez madame de Boistange. Georges l’ouvrit ; elle contenait près de cinq cents francs.

— Douterons-nous encore de la Providence, Georges ?

— Partons, partons à l’instant même, ma sœur bien-aimée ; nous ne sommes plus en sûreté ici ?

Il prit quelques pièces d’or et courut chez le propriétaire de la maison pour payer ce qu’il lui devait ; mais lorsqu’il entra tout le monde s’enfuit à son aspect. Georges alors recouvra toute sa dignité.

— Qui vous a donné mission de me juger ? s’écria-t-il.

Et, jetant son or sur une table, il reprit :

— Voici de quoi émouvoir votre cœur ; donnez-moi quittance, et gardez votre pitié.

Les propriétaires ressemblent tous à ce ministre qui disait que l’or ne sent jamais mauvais ; la vue de ce métal sembla avoir jeté un reflet favorable sur la figure de Valmer ; celui-ci voulut bien lui dire qu’en effet il n’avait pas les traits hideux d’un voleur de grand chemin, et il lui présenta la quittance d’assez bonne grâce.

Ce jour-là même les quelques meubles vermoulus, qui garnissaient la mansarde des amans, furent chargés sur une charrette ; ils n’achetèrent que ce qui leur était indispensable, et prirent un logement le plus loin possible du lieu où s’étaient passées les dernières scènes que nous venons de raconter. Peu de jours suffirent pour qu’ils se remissent entièrement de l’indisposition qui avait été la suite inévitable d’un commencement d’asphyxie ; Georges chercha par tous les moyens possibles à se procurer de l’occupation ; il trouva enfin à donner quelques leçons de dessin ; Justine broda pour un magasin de nouveautés, et le calme succéda encore une fois à l’orage.


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