Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/01-16

Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 327-348).

XVI.

CALME ET TEMPÊTE.

Grâce au costume de Justine, qui, ainsi que nous l’avons dit plus haut, était, dans ce temps, le meilleur des passeports, les amans voyagèrent pendant plusieurs jours sans accident : Georges se donnait pour le précepteur de Justine ; c’était, disait-il un jeune séminariste qui allait reprendre ses études, et de la conduite duquel il était chargé. Arrivés à Lyon, ils résolurent de s’y fixer : ils possédaient encore une somme assez considérable pour pouvoir élever un petit établissement de lingerie ; Georges pourrait donner des leçons de dessin. Ainsi ils n’auraient pas à craindre la misère, et pourraient faire des économies, dont une grande partie serait envoyée à leur mère, la bonne madame Valmer, qui croyait ne devoir jamais les revoir.

Ce projet était sage ; l’exécution en fut prompte : Georges y mit à la fois tant d’intelligence et d’activité, qu’au bout de quelques jours Justine, qui avait repris les habits de son sexe, fut installée dans le comptoir d’un joli magasin.

Le soir même de cette installation, Georges, en pressant tendrement la jeune fille sur son cœur, lui dit :

— Justine, n’es-tu pas à moi devant Dieu ?

La jeune fille rougit et cacha son joli visage dans le sein de son ami.

— Un mur d’airain, reprit Georges, nous sépare des autres hommes : leurs lois ne peuvent être nos lois ; ce sont eux qui ont brisé le pacte qui nous attachait à la grande famille. Ils sont si corrompus, qu’ils ne peuvent sceller la plus sainte union sans se demander mutuellement des garanties ; à toi mon amour doit suffire…

L’orpheline était vivement émue ; elle aimait Georges de toute la puissance de son âme ; elle lui eût sans hésiter fait le sacrifice de sa vie ; mais la vertu était un bien dont elle ne se croyait pas libre de disposer.

— Georges, dit-elle en levant vers le jeune homme ses beaux yeux humides de larmes, Dieu ne le permet pas !

— Ainsi il me faut renoncer au bonheur que j’avais rêvé !… Ce Dieu dont tu parles n’a-t-il pas reçu nos sermens ? Sommes-nous coupables de la violence qui nous arracha de l’autel où nous venions le supplier de bénir notre union ?… Justine, Justine, tu ne m’aimes plus !

Valmer était dans la plus violente agitation ; il se tordait les bras, se frappait le visage, et menaçait d’aller se livrer à la justice, afin de trouver une mort prompte, maintenant qu’il avait perdu tout ce qui l’attachait à la vie.

— Georges, Georges, mon bien-aimé ! écoute-moi, je t’en conjure, disait la pauvre fille en joignant les mains. Pourquoi désespérer ainsi de l’avenir ?… Sois mon frère et mon protecteur jusqu’à ce que tu puisses devenir mon époux. Ne sais-tu pas que je ne puis et ne veux vivre que pour toi ? N’es-tu pas mon bien le plus précieux, l’âme de ma vie ?… Georges, ne transgressons pas les lois divines ; n’offensons pas le ciel au moment même où le bras puissant de la Providence vient de nous tirer de l’abîme où nous étions plongés…

Elle était si belle en parlant ainsi, l’accent avec lequel elle prononçait ces paroles les rendait si éloquentes, qu’elle parvint bientôt à rendre un peu de calme dans l’âme du pauvre Valmer. Après quelques instans de silence, il la prit dans ses bras, déposa un baiser sur son front, et dit :

— Bon soir, ma sœur !

— Bon soir, mon frère bien aimé !

Et chacun d’eux alla chercher le repos sur une couche solitaire.

— Plusieurs mois s’écoulèrent ; la fortune semblait enfin sourire à ces pauvres enfans : le magasin de Justine était bien achalandé ; Georges avait trouvé quelques riches élèves, qui le payaient généreusement, et déjà ils avaient pu donner de leurs nouvelles à madame Valmer, et lui faire passer une somme assez forte. Fidèle à la promesse qu’il avait faite, Georges se conduisait en frère ; il souffrait en silence, et il ne lui venait pas même à la pensée de réclamer les droits d’époux. Ils sortaient peu et ne formaient aucune liaison, et rien ne semblait devoir troubler l’espèce de bonheur dont ils jouissaient, lorsqu’un soir un homme qui avait à plusieurs reprises passé devant le magasin où Georges et Justine se trouvaient en ce moment entra et marchanda quelques objets. Justine s’empresse d’ouvrir ses cartons, l’inconnu choisit, le prix lui convient, et, tandis que la jolie marchande enveloppe les objets vendus, l’acheteur adresse la parole à Georges.

— Que dites-vous du commerce, monsieur ? lui demande-t-il.

— Je ne m’en plains pas, répond le jeune homme.

— Eh bien ! ni moi non plus ; les affaires vont bien…

À ces mots, il s’approcha davantage du jeune homme, et, tirant de sa poche une très-belle montre, il ajouta à demi-voix :

— Et la preuve, c’est que voici un bijou de six cents francs que je vous donne pour cent écus.

— Grand merci, monsieur, je ne suis pas disposé à faire cette acquisition.

— Il faut pourtant que tu la fasses, Georges ! répliqua l’inconnu en s’approchant davantage.

Valmer croit alors reconnaître cette voix ; il regarde attentivement son interlocuteur, et il ne peut retenir un cri de surprise et d’effroi en reconnaissant le père Guibard, ce vieux forçat qui l’avait débarrassé de ses fers.

— Qu’est-ce que tu as donc, mon garçon ? Est-ce que les murs ont des oreilles chez toi ? Il me semble que nous pouvons parler de nos affaires, et que monsieur l’abbé n’est pas de trop.

Il prononça ces dernières paroles à haute voix et en regardant Justine, qui se crut perdue et s’évanouit. Georges s’empressa de la secourir, et le forçat se dirigea vers la porte en disant :

— Puisque c’est comme ça que vous recevez les amis, bon soir !

— Restez, Guibard, restez, au nom du ciel ! dit Valmer, qui comprit l’imminence du danger qu’il courait ; on n’est pas maître d’un mouvement de surprise. Soyez sûr que je suis tout disposé à vous satisfaire.

Le vieil habitué des bagnes revint sur ses pas en hochant la tête ; il entra dans l’arrière-boutique, où Georges le suivit, emportant Justine dans ses bras. Grâce aux soins qui lui furent prodigués, la pauvre fille recouvra bientôt l’usage de ses sens.

— Que me demandez-vous, Guibard ? dit alors le jeune homme : je sais que je suis votre obligé : de quelle somme avez-vous besoin ? je vais vous la remettre à l’instant, pourvu qu’elle ne soit pas plus élevée que celle que nous possédons ; mais, au nom de Dieu ! songez qu’il ne peut y avoir entre nous de relations fréquentes sans que nous courions tous les plus grands dangers.

— Merci de l’avis ! Est-ce que je n’ai pas l’avantage d’être un peu plus ferré que vous sur l’article ?… Soyez donc tranquille : je ne viens jamais chez les gens pour le plaisir de leur regarder le blanc des yeux, et, quand vous me verrez, ça vous sera aussi profitable qu’à moi… Assez causé : voici la montre ; où sont les cent écus ?

— Je vais vous les compter à l’instant même ; mais je ne puis en conscience accepter cet objet.

— Langage de simple ! Eh ! mon garçon, commencer aujourd’hui ou demain, qu’est-ce que ça change à l’affaire ? Et puis chacun pour soi, et il ne faut pas que l’un soit plus intéressé à se taire que l’autre.

Georges comprit, et il se hâta de s’exécuter ; car la frayeur de Justine était telle, que, bien qu’elle eût repris connaissance, elle ne pouvait prononcer un mot.

— On a bien de la peine à vous faire prendre de l’or contre des gros sous, dit le forçat en se retirant ; mais ça viendra avec le temps ; vous vous formerez, et vous verrez que l’on fait plus vite fortune dans cette partie-là qu’en vendant des chiffons.

Dès que Georges et Justine furent seuls, ils réfléchirent à ce qu’ils devaient faire. L’orpheline voulait fuir à l’instant même ; mais Georges lui représenta qu’une disparition subite éveillerait les soupçons et ne ferait qu’accélérer leur perte ; il pensait qu’il valait mieux temporiser, puis vendre ostensiblement le fonds de commerce, et partir sous un prétexte plausible. D’ailleurs une fuite si prompte ne pouvait manquer de mécontenter Guibard, et le ressentiment de cet homme pouvait leur être plus funeste que ses visites.

Ce parti fut adopté ; mais, dès ce moment, le bonheur de peu d’instans qu’avaient goûté les amans disparut comme un songe ; leurs jours devinrent tristes et leurs nuits sans sommeil.

Georges avait eu d’abord la pensée de détruire la montre évidemment volée que le forçat l’avait obligé de recevoir ; mais il songea ensuite que cet objet ne lui appartenait pas, et qu’il n’était pas impossible qu’il en découvrît le propriétaire. Il prit donc seulement la précaution de l’enterrer dans la cave, et dès lors il ne s’occupa plus qu’à rassurer et consoler Justine, en proie à une terreur continuelle, et ayant sans cesse des fers et des bourreaux devant les yeux.

Près d’un mois s’écoula sans que le forçat reparût ; les jeunes gens avaient recouvré un peu de calme ; Georges se berçait de l’espérance de ne plus revoir cet homme.

— Ces gens, disait-il à l’orpheline, ne peuvent demeurer long-temps dans le même lieu en province ; ils y sont trop facilement reconnus ; leur coupable industrie s’y développe moins facilement qu’à Paris, qui est la terre promise des brigands. Le vieux bandit est sûrement parti pour la capitale ; nous ne le reverrons plus.

Malgré ces raisonnemens. Justine ne partageait pas la sécurité de son ami ; cependant ses craintes étaient moins vives, lorsqu’un jour le père Guibard reparut tout-à-coup. Sa présence produisit l’effet de la foudre : les jeunes gens demeurèrent immobiles et se regardèrent sans pouvoir parler.

— Cette fois-ci, mes enfans, dit le vieux coquin, c’est de la blanquette (argenterie) que je vous apporte. Dans notre partie, voyez-vous, il ne faut pas être trop difficile : on prend ce qu’on trouve ; aujourd’hui blanc et demain jaune. L’important, c’est que la quantité compense la qualité.

Il aurait pu parler long-temps encore sans être interrompu ; la frayeur de Justine n’avait cependant pas été si vive que la première fois ; mais Georges était plus accablé ; il voyait, pour ainsi dire, sa dernière planche de salut lui échapper.

— Eh bien ! mon garçon, reprit le père Guibard, est-ce que tu es devenu muet depuis que je ne t’ai vu ?… Il n’y aurait pas grand mal à ça ; car vous autres débutans avez toujours la langue trop longue ; mais au moins on fait signe aux gens.

À ces mots il passa dans l’arrière-boutique sans y être invité, et Georges l’y suivit.

— C’est peut-être un peu déformé, dit le galérien en tirant de ses vastes poches des couverts, des timbales et une foule d’autres pièces d’argenterie ; mais je ne t’en ferai pas payer la façon. Il y en a au poids pour cent louis, et je ne t’en demande qu’un billet de mille francs.

— Écoutez-moi, Guibard ; vous m’avez rendu un immense service, un service que je n’oublierai jamais, et dont je me montrerai reconnaissant en toute occasion ; mais je ne crois pas avoir contracté l’obligation de faire un métier que je m’abstiens de qualifier, et qui me déplaît. Vous me demandez mille francs ; je les ai, ils sont à votre service, et je serai très-content de vous obliger en vous les remettant de suite ; mais à une condition, c’est que vous remporterez tous ces objets, ainsi que la montre que vous m’avez forcé de garder l’autre jour.

— Allons, je vois bien qu’on ne fera rien de toi. Vends du calicot, aune de la toile, puisque ça te plaît tant, et j’irai désormais chercher marchand ailleurs. Pour aujourd’hui, cependant, tu me feras le plaisir de garder cela, car j’ai des raisons pour ne pas le reporter à mon domicile.

— Je ne puis consentir…

— Oh ! sois tranquille, tu ne gagneras rien pour attendre ; je t’en débarrasserai bientôt… Diable, les gens de bonne volonté sont un peu moins rares que ceux de ton acabit… Où est le billet de banque ?

Georges le lui présenta en tremblant ; il en eût donné deux fois autant pour n’être pas obligé de garder cet exécrable dépôt.

— Cette fois, mon ami, dit Justine, il n’y a plus à hésiter : partons le plus promptement possible, et quittons la France, si nous le pouvons ; car je vois trop maintenant que nous ne pourrons jamais y être en sûreté.

— Aurons-nous moins à craindre sur une terre étrangère ? Hélas ! non : les crimes dont on nous accuse, pour lesquels nous avons été condamnés, permettront à nos persécuteurs de demander et d’obtenir notre extradition dès qu’ils connaîtront notre retraite, et cela arrivera d’autant plus promptement que, sur la terre d’exil, nous ne pourrons nous perdre dans la foule et vivre ignorés. Crois-moi, tendre amie, il ne faut pas que la crainte d’un danger nous en fasse courir un plus grand. Cet homme reviendra certainement reprendre les objets dont nous sommes malgré nous les dépositaires ; un voleur ne saurait dédaigner un si riche butin. Ce misérable n’a aucun intérêt à nous perdre, et l’intérêt est le seul guide de ses pareils. Peut-être est-il prudent que nous quittions cette ville ; mais, je le répète, il ne le serait pas de disparaître tout-à-coup. Je vais chercher dès demain à vendre avantageusement le magasin et son achalandage. Le produit en sera assez considérable pour nous permettre d’acheter une chaumière dans quelque village éloigné, et d’y vivre pendant long-temps à l’abri du besoin. Ma bonne mère nous y rejoindra dès que nous serons installés ; mais, encore une fois, ne précipitons rien.

Justine approuva beaucoup ce projet, et regretta vivement qu’il ne pût être mis sur-le-champ à exécution ; cependant elle commençait à se rassurer un peu, lorsque la porte s’ouvrit brusquement, et en un clin d’œil, le magasin fut envahi par un commissaire de police accompagné d’une douzaine d’agens et d’autant de gendarmes.

— Vous connaissez sans doute l’homme qui est sorti de chez vous il y a quelques instans ? demanda le magistrat.

Georges était atterré ; il lui fut impossible de répondre. Justine, au contraire, sembla avoir recouvré son sang-froid, et elle se sentit une fermeté qu’elle ne se connaissait pas. C’est qu’il y allait de la vie de Georges, et qu’en pareil cas l’amour opère des prodiges. Le cœur d’une femme est un abîme de vices et de vertus qu’aucun moraliste ne peut sonder, un pays inconnu qui échappe aux investigations des plus hardis explorateurs. La même femme qui tremble à l’aspect du moindre danger montre tout-à-coup une énergie plus qu’humaine si le péril menace l’objet de ses affections : la femme est un assemblage de tous les contrastes, et c’est pour cela qu’elle approche tant de la perfection. Ce fut donc Justine qui répondit :

— Mon frère et moi, monsieur, ne connaissons cet homme que comme un acheteur auquel nous avons vendu quelquefois…

— Et auquel vous avez aussi, très-probablement, acheté certaines choses, interrompit le commissaire : car il est entré ici avec une honnête quantité de pièces d’argenterie qu’il n’avait plus quand il en est sorti.

— Et, quand cela serait, monsieur, dit l’orpheline d’un ton ferme et sans hésiter, n’avons-nous pas le droit d’acheter aussi bien que celui de vendre ?

— Diable ! ma chère, répliqua l’honnête suppôt de police, il me paraît que vous avez la langue mieux pendue qu’on ne pourrait le supposer. On ne vous conteste pas vos droits, ma belle ; mais la justice a les siens… Gendarmes, emparez-vous de ces deux individus tandis que nous ferons une perquisition qui ne peut manquer d’avoir un résultat satisfaisant.

Cet ordre fut exécuté, et la maison immédiatement explorée de fond en comble. Le résultat des recherches fut ce qu’il devait être, c’est-à-dire que les alguazils, ayant remarqué la terre récemment remuée de la cave, découvrirent et saisirent les objets que Guibard avait apportés ; en conséquence de cette saisie, les amans furent conduits en prison.


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