Justification de J. J. Rousseau, dans la contestation qui lui est survenue avec M. Hume

JUSTIFICATION
DE
J. J. ROUSSEAU,
DANS LA CONTESTATION
QUI LUI EST SURVENUE
AVEC M. HUME.

Rien ne m’a plus ſurpris que l’abattement ſingulier des amis de Rouſſeau, & le triomphe étonnant de ſes ennemis, occaſionné par l’expoſé de ſa conteſtation avec M. Hume, qui vient de paroître. Les premiers gardent le ſilence & n’oſent prendre le parti d’un homme que les derniers accuſent, gratuitement & ſur de fauſſes apparences, de toutes les noirceurs les plus révoltantes ; pour moi après avoir lû avec toute l’attention poſſible cet expoſé, je n’y ai trouvé que les traits ; d’une belle ame, généreuſe, délicate & trop ſenſible, telle que Rouſſeau nous l’a ſi bien fait connoître dans ſes Ecrits, & encore plus par ſa conduite. J’eſpére que le Public penſera comme moi après avoir lu les obſervations que je remets ſous ſes yeux. Avant d’aller plus loin, je dois dire que J. J. Rouſſeau ne me connoit pas, qu’il ne m’a jamais vû, & que je ne le connois que par ſes Ecrits dignes de l’eſtime de tous les honnêtes gens. Mes obſervations ne ſeront point embellies par les charmes de l’éloquence, mais j’oſe me flatter qu’elles auront ceux de la vérité.

Pour apprécier ce qui s’eſt paſſé de la part de J. J. Rouſſeau, il faut examiner quelle étoit ſa ſituation lors de ſon différend avec M. Hume. Il arrive en Angleterre avec lui, ce dernier l’annonce & le préſente par-tout comme ſon ami intime ; Rouſſeau qui aime la vie champêtre, quitte bientôt Londres, pour aller demeurer à la campagne, il s’ôte par-là tous moyens de faire des connoiſſances, de ſe faire un parti, des amis, & des protecteurs. M. Hume reſte à Londres, il eſt l’ami de Rouſſeau & devient par-là le ſeul homme qui puiſſe le ſervir & de qui Rouſſeau puiſſe recevoir des ſervices. Voilà je crois le véritable état où ſe trouvoit J. J. Rouſſeau lors de ſon différend avec M. Hume : ne falloit-il pas des raiſons biens fortes, pour obliger Rouſſeau de rompre avec lui dans ces circonſtances !

Après quelque ſéjour à la campagne, Rouſſeau apprend que l’on a fait imprimer dans les papiers publics, une lettre ſous le nom du Roi de Pruſſe pleine de malignité contre lui, bien-tôt on voit paroître dans les mêmes feuilles d’autres écrits plus méchants encore que le premier ; Rouſſeau, ſçait que les Auteurs de ces violentes ſatires ſont des hommes, non-ſeulement de la connoiſſance de M. Hume, mais encore ſes amis. Il ſçait que M. Hume ne leur a fait aucune repréſentation la-deſſus, & qu’il n’a pas même daigné détromper perſonne ſur des écrits ſi méchants, contre un homme dont il ſe dit l’ami. Rouſſeau connoiſſoit peu M. Hume ; leur amitié avoit été précipitée, & ſouvent l’on eſt trompé par les gens qui nous marquent le plus d’empreſſement ; Rouſſeau pendant le tems qu’il avoit vécu avec M. Hume, avoit vû bien des choſes qui lui donnoient de l’inquiétude. Quel Ange, je le demande, auroit pu ſe défendre dans cette poſition, de ſoupçonner M. Hume d’avoir part à toutes ces méchancetés ! J. J. Rouſſeau devient donc la proie des plus violens ſoupçons ! il cherche une explication qui eſt éludée par M. Hume ; une nouvelle ſatire paroît dans les Ecrits publics, elle contient des particularités qu’il croit ne pouvoir être connues que de M. Hume. Alors les ſoupçons ſe changent en certitude & en conviction. Que doit faire Rouſſeau dans cette circonſtance, attendra-t’il ? & laiſſera-t’il M. Hume continuer de le fervir auprès des Miniſtres pour la penſion qu’il ſollicite mais de deux choſes l’une, ou M. Hume dédaignant Rouſſeau, le ſert par pitié en voulant lui procurer de quoi ſubſiſter : ah ! quelle baſſeſſe ne faudroit-il pas pour recevoir de pareils bienfaits ! ou M. Hume ſert publiquement Rouſſeau, même avec ſuccès, pour couvrir plus ſurement ſes manœuvres contre lui : eh ! quel eſt l’homme qui ne repouſſera pas avec horreur de pareils ſervices ! que reſte-t’il donc à faire à Rouſſeau ? de refuſer ce qui lui eſt accordé par la médiation de M. Hume, & de rompre avec lui comme il a fait dans ſa lettre du 10 Juillet 1766.

Cette lettre qui fait la conſternation de ſes amis & le triomphe de ſes ennemis, cette lettre qui attire à Rouſſeau le reproche du plus lâche de tous les vices, celui de l’ingratitude, eſt préciſément ce qui doit l’en, juſtifier ſans réplique ; J. J. Rouſſeau ingrat eſt un problême qui reſtera toujours ſans ſolution : ſi Rouſſeau eût été capable d’ingratitude, il eût diſſimulé, il eût accepté ſans délais une grace qui lui étoit accordée par les ſollicitations de M. Hume, après quoi il eût éclaté. Telle eſt la marche de l’ingratitude, elle commence par remplir ſa bourſe, enſuite elle perſécute celui qui la lui a remplie.

Juſqu’au moment de la penſion, qu’avoit fait M. Hume pour Rouſſeau ? étoit-ce par ſa protection qu’il avoit obtenu un azile en Angleterre ? étoit-ce à ſes frais qu’il en avoit fait le voyage & qu’il y ſubſiſtoit ? non ; Rouſſeau étoit connu, eſtimé, je puis même dire en vénération chez les Anglois autant par ſes ouvrages que par ſa maniére de vivre ; Rouſſeau arrivant ſeul en Angleterre, eût donc été bien venu de tous les honnêtes gens de cette Nation, & on ſe ſeroit également empreſſé à lui offrir la retraite qu’il déſiroit, quand il n’auroit pas été accompagné de M. Hume. La preuve de ce que je dis, eſt que M. Davenport en accordant ſa maiſon de campagne à Rouſſeau, l’a fait autant par conſidération pour lui que par égard pour M. Hume, qu’il ne connoiſſoit preſque pas.

Cependant M. Hume prend le titre de bienfaiteur de Rouſſeau dans une lettre qu’il lui écrit, en date du 16 Juin 1766 : Rouſſeau ayant refuſé la penſion qu’il ſollicitoit pour lui, je ne vois rien qui puiſſe autoriſer M. Hume à prendre un titre ſi haut & ſi ſupérieur vis-à-vis de Rouſſeau y que le petit manége qu’il a employé pour lui procurer des ſecours clandeſtins. Rouſſeau étoit trop clairvoyant, pour ne pas s’en appercevoir bien-tôt, & s’il ne s’en fût pas indigné, n’auroit-il pas été le plus chétif & le plus mépriſable de tous les hommes ! Quoi de plus honteux que de vouloir paroître aux yeux du Public un homme désintéreſſé, un homme mépriſant la fortune, tandis que l’on accepte tout ce qui nous eſt offert, pourvû ſeulement qu’on vueille nous permettre de paroître ne pas nous én appercevoir. M. Hume pouvoit-il ſoupçonner J. J. Rouſſeau d’une pareille hypocriſie !

Je le repete, qu’on liſe ſans partialité la lettre de Rouſſeau à M. Hume ; & on y reconnoîtra un honnête homme, déchiré par les inquiétudes les plus cruelles, faiſant continuellement l’éloge d’un homme qu’il a crû digne de ſon eſtime & de ſon amitié, dans le tems même qu’il l’accable des reproches les plus amers, parce qu’il s’en croit trahi : quoi de plus touchant, quoi de plus attendriſſant que la fin de cette lettre ! » Je ſuis, dit-il, le plus malheureux des hommes ſi vous en êtes le plus coupable, je ſuis le plus vil, ſi vous êtes innocent, vous me faites déſirer d’être cet objet mépriſable ; oui, l’état où je me verrois proſterné, foulé ſous vos pieds, criant miſéricorde, & faiſant tout pour l’obtenir, publiant à haute voix mon indignité, & rendant à vos vertus le plus éclatant hommage, ſeroit pour mon cœur un état d’épanouiſſement & de joie après l’état d’étouffement & de mort où vous l’avez réduit… ſi vous êtes innocent, daignez vous juſtifier, je connois mon devoir, je l’aime, & l’aimerai toujours quelque rude qu’il puiſſe être ; il n’y a pas d’abjection dont un cœur qui n’eſt pas né pour elle, ne puiſſe revenir : encore un coup, ſi vous êtes innocent daignez vous juſtifier. » Peut-on faire un plus bel éloge de l’amitié de M. Hume ! J. J. Rouſſeau malgré la violence de ſes ſoupçons, malgré même ſes convictions, craint cependant d’être dans l’erreur, il déſire d’y être, il déſire qu’on la lui faſſe connoître & alors rien ne lui coûte ; l’état le plus vil devient pour ſon cœur un état d’épanouiſſement & de joie, il ſe trouve heureux de pouvoir publier à haute voix ſon indignité, & de rendre l’hommage le plus éclatant aux vertus de M. Hume. Eſt-il poſſible d’annoncer une plus belle ame ! & quel homme généreux peut n’en être pas touché juſqu’aux larmes ? M. Hume devoit-il, après avoir lû cette lettre s’abandonner à ſon reſſentiment ? & publier ſa conteſtation avec Rouſſeau en y joignant les notes ſatiriques & indécentes de ceux qu’il avoit conſultés dans cette affaire ?

M. Hume, en réfléchiſſant ſur ſa conduite, ne pouvoit ſe déguiſer qu’il avoit donné lieu aux ſoupçons de Rouſſeau. La douceur de ſon caractère lui avoit fait écouter & voir patiemment ſes anciens amis déchirer cruellement ſon nouvel ami. Il étoit tout naturel à un homme d’un caractère auſſi honnête que Rouſſeau, de ſoupçonner M. Hume d’être leur complice. Pouvoit-il imaginer qu’on pût être l’ami de ſes ennemis qui le traitoient avec tant de noirceur & d’indignité, ſans qu’on fût capable de penſer comme eux ? Rouſſeau pouvoit-il ſe perſuader que M. Hume pût ſouffrir patiemment d’être couvert de ridicule par ſes anciens amis qui tâchoient d’avilir un homme qu’il avoit annoncé avec tant d’empreſſement comme ſon ami intime, & digne de la plus grande conſidération ? Cependant j’ai peine à croire M. Hume coupable de trahiſon, & il paroît qu’il reſtoit encore des doutes à Rouſſeau là-deſſus, malgré ſes certitudes & ſes convictions ; la fin de ſa Lettre en eſt une preuve. Mais M. Hume auroit au moins à ſe reprocher trop de foibleſſe, il ſentoit bien que ſon refroidiſſement avoit autoriſé les ſoupçons de Rouſſeau, & l’avoit obligé à une rupture ouverte. Il ſentoit bien auſſi qu’on pouvoit lui en faire un reproche ſenſible. Sans quoi, pourquoi eût-il différé ſi long-tems à mettre au jour ſon différend avec Rouſſeau ? Pourquoi eût-il attendu d’en être preſſé auſſi vivement qu’il l’a été par ce dernier ? Tant de modération n’eſt pas naturelle ! Mais il eſt humiliant de paſſer pour un homme qui eſt indifféremment l’ami de tout le monde.

Si j’avois été à la place de M. Hume, & que j’euſſe été réellement innocent de toute trahiſon, je lui aurois écrit, » quoique je ſois innocent, & que par conſéquent je doive reſſentir plus vivement la dureté de votre Lettre, cependant je ne puis m’empêcher d’eſtimer les principes qui vous l’ont dicté ; vous auriez pû me ſoupçonner d’un peu de foibleſſe, mais jamais de trahiſon. N’attendez pas que je me juſtifie ; un homme qui eſt parvenu à mon âge ſans qu’on puiſſe lui reprocher la moindre perfidie, doit trouver ſa juſtification dans ſa vie paſſée. Je ceſſerai de vous ſervir, depeur de vous paroître encore plus ſuſpect, & je ne me chargerai de vos intérêts, que quand vous ſerez convaincu que je mérite toute votre confiance.

Si le Public étonné de mon différend avec Rouſſeau, m’eût mis dans la néceſſité d’en mettre au jour les motifs, je me ſerois contenté de lui donner les Lettres de Rouſſeau & la mienne : une conduite auſſi remplie de modération, m’eût attiré l’éloge d’une Nation auſſi gênéreuſe que la Nation Angloiſe, & l’eſtime de tous les gens qui penſent avec nobleſſe.

Examinons à préſent la conduite de M. Hume : M. Hume ſçavoit qu’il ne pouvoit ſe dire le bienfaiteur de Rouſſeau, ſitôt que ce dernier refuſoit la penſion qu’il ſollicitoit pour lui, M. Hume ne pouvoit ſe déguiſer qu’il avoit donné lieu aux ſoupçons de Rouſſeau, par ſa complaiſance pour ſes anciens amis qui déchiroient ſous ſes yeux impitoyablement ſon nouvel ami, ſans qu’il parut y prendre la moindre part ; M. Hume ſentoit que ſans y penſer, & par bonté de cœur il auroit offenſé & auroit avili Rouſſeau en lui procurant des ſecours clandeſtins, ſi ce dernier s’appercevant bientôt de ce petit manége, ne les eût rejetté avec indignation ; M. Hume avoit entre ſes mains la Lettre de Rouſſeau, qui, malgré ſa violence, devoit attendrir l’ame la moins ſenſible, ſurtout en réfléchiſſant qu’on y avoit donné lieu quoiqu’innocemment : malgré tant de raiſons qui dévoient modérer ſon emportement, M. Hume écrit à Rouſſeau la Lettre la plus dure, il la rend publique ainſi que les Lettres de J. J. Rouſſeau, il les fait précéder par un exorde trop préparé pour un homme qui n’a rien à ſe reprocher, & il les accompagne de l’avis de ceux qu’il a conſultés. Ces braves gens, ces têtes ſages, ſolides & ſenſées, décident les uns que Rouſſeau eſt ingrat & orgueilleux, les autres qu’il a la tête baiſſée, qu’il flotte entre la folie & la raiſon.

Rouſſeau ingrat ! Il eſt prouvé qu’il ne l’eſt pas. Rouſſeau à de l’orgueuil, cela peut être. Mais un orgueil qui nous met au-deſſus de la fortune, qui nous porte à vivre du fruit de nos travaux, qui nous préſerve de toutes lâches complaiſances, eſt un orgueil bien eſtimable, & malheureuſement trop rare parmi les Gens de Lettres !

Rouſſeau a une tête baiſſée, il flotte entre la folie & la raiſon ! La belle & l’heureuſe folie, que celle qui nous porte à ſacrifier nos jours pour le bonheur du genre humain, & à découvrir conſtamment aux hommes les moyens de ſe rendre généreux, eſtimables, & heureux ! Qu’il eſt triſte pour notre ſiécle, qu’il y ait des têtes à qui une tête ſi reſpectable paroiſſe affectée de folie ! Et qu’il eſt digne d’un grand Roi d’empêcher que l’âge & les infirmités ne réduiſent à une miſere extrême un homme qui a ſi bien mérité de l’humanité. Ses bienfaits ſeront entre les mains d’un pareil homme un dépôt ſacré, dont il eſt bien fur qu’il ne privera, pas les malheureux tant que ſes forces lui permettront de travailler à ſa propre ſubſiſtance.

En un mot, J. J. Rouſſeau arrivant en Angleterre, y étoit étranger ; il n’y étoit connu que par la beauté de ſes Ouvrages ; mais il n’arrive que trop ſouvent que les Auteurs les plus ſublimes dans leurs Ecrits, ſe conduiſent d’une maniere très-mépriſable. Il lui importoit donc infiniment de faire connoître à cette fiere Nation, que ſa conduite étoit d’accord avec les ſentiments qu’il annonce dans ſes Ouvrages, & qu’il n’y a aucune vue d’intérêt qui puiſſe l’engager à compromettre ſon honneur & ſa réputation. Après cela, qui peut ne pas convenir que Rouſſeau a été obligé de ſe conduire comme il l’a fait à l’égard de M. Hume, & qu’il a montré dans cette occaſion une telle ame, une ame délicate & ſenſible, une ame intrépide & élevée au-deſſus de l’adverſité ? Eh ! quel eſt l’honnête homme que cet événement pourroit éloigner de la ſociété de Rouſſeau ? Quel eſt celui au contraire qui ne déſireroit pas de devenir l’ami d’un homme ſi plein de candeur & ſi digne d’eſtime ?

Quant aux fauſſetés qu’on impute à Rouſſeau, je ne prétends pas l’en juſtifier, parce que je ne ſuis pas aſſez inſtruit ; & je ſens qu’il ne ſuffiroit pas dans cette occaſion de dire qu’on ne l’en a jamais accuſé, & que ſon caractère plein de franchiſe & de candeur, ne lui a jamais permis de recourir au menſonge. Tout ce qu’il y a de certain, c’eſt que les remarques trop recherchées de M. Hume ſur la Lettre de Rouſſeau, ne ſont pas capables de le convaincre d’impoſture, & que la Scène attendriſſante qu’il rapporte dans ſa réponſe à Rouſſeau, doit avoir été précédée d’une Scêne beaucoup plus vive que celle dont parle M. Hume. Ainſi le récit de Rouſſeau paroît bien plus naturel & bien plus vraiſemblable ; d’ailleurs ce récit ſemble très-confirmé par la premiere Lettre que Rouſſeau écrivit à M. Hume en arrivant à Voorton, & qu’il termine par ces mots ; « je vous aime d’un cœur tel que j’eſpere & que je » déſire de trouver en vous. L’on n’écrit pas ainſi à quelqu’un dont on ne ſoupçonneroit pas les ſentimens.

N. B. Je me ſuis diſpenſé de faire précéder le nom de J. J. Rouſſeau du titre de Monſieur, par deux raiſons : la premiere, c’eſt qu’il m’a paru le dédaigner : la ſeconde, c’eſt que je vois faire mention des grands hommes anciens & même de pluſieurs modernes, ſans uſer de ce cérémonial avec eux, parce qu’ils ſont trop au-deſſus ; & je vois peu d’hommes dans ce ſiécle, plus dignes du nom de grand homme, que J. J. Rouſſeau.