Justice aux Canadiens-Français !/Chapitre IV

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IV


Pauvres Canadiens ! l’avenir serait prospère pour eux, à la condition, pourtant, assurez-vous, mon cher de Coubertin, que leur éducation fût un peu moins négligée.

Et d’abord, quel sens attachez-vous au mot éducation ! À lire attentivement votre livre, il semble que toute bonne éducation consiste, à « savoir calculer, supputer, escompter, » par l’intermédiaire des " Business Colleges," et à pratiquer adroitement le " Foot Ball ", le " Base Ball, " et tous les jeux de cette catégorie.

D’autres estiment que l’éducation est cet ensemble de qualités naturelles ou acquises dont la possession assure à l’homme la suprématie de l’intelligence, en le mettant à même d’exercer, au profit de la communauté, ses facultés morales développées par l’instruction.

Mais ces lignes n’ont pas pour objet d’exposer des théories ; je me contenterai donc, me plaçant sur votre terrain, de discuter la valeur de vos appréciations.

Vous affirmez que les jeux ne sont pas en honneur dans nos collèges : le contraire serait plus vrai. Seulement, les directeurs de nos institutions estiment, avec raison, qu’ils ne doivent être qu’un complément utile, nécessaire même, à tout bon système d’éducation, mais qu’ils ne doivent, à aucun prix, en devenir la base.

Laissez-moi citer, à ce propos, les réflexions que suggèrent à un écrivain d’esprit et d’infiniment de talent, Victor Fournel, les démonstrations bruyantes des apôtres de votre méthode d’éducation, à Paris.

Parlant du fameux concours du Lendit, Fournel écrit : « Que les jeunes gens se fassent du sang et des muscles, du thorax, du biceps, des poumons, rien de plus souhaitable, à coup sûr. Il n’est pas du tout nécessaire d’être chétif et malingre pour jouir d’une intelligence supérieure, et le génie n’est pas plus une phtisie qu’une névrose. Mais il le faudrait faire avec la simplicité séante et dans les proportions normales, sans rompre l’équilibre dans le sens inverse, sous prétexte de le rétablir. Or, j’ai grand peur que ni l’une ni l’autre de ces conditions essentielles ne soit observée dans l’espèce. L’entraînement qu’on a créé, qu’on entretient, qu’on surchauffe par des réclames et des exhibitions théâtrales, dépasse toutes les bornes. Les jeux et les exercices physiques des lycéens n’ont pas besoin de ce vaste ensemble d’encouragements, aussi excessifs qu’artificiels ; ils ne demandent pas qu’on batte de la grosse caisse, que l’on sonne des fanfares, que l’on convoque la presse, les ministres, le président de la République : le goût naturel en est dans l’usage et dans le sang des élèves de l’université ; il suffirait de le cultiver, de l’entretenir, en lui faisant sa place naturelle et nécessaire, rien de plus, rien de moins, en veillant à ce qu’il ne s’engourdisse pas dans la fatigue ou la paresse, en l’excitant et le réveillant au besoin par la variété, mais dans la sphère intime qui leur convient, sans les transporter sur un théâtre, sans métamorphoser des jeunes gens qui ne devraient songer qu’à s’amuser, en comédiens avides d’applaudissements publics………… Encore quelques années, et l’on nous promet la disparition du collégien mal peigné, mal bâti, de l’affreux potache (comme les élèves du collège de Montréal !!), rangé désormais parmi les types préhistoriques, — ce qui serait bien, — et, par suite, de l’étudiant fin de siècle, du bohème déliquescent, — ce qui serait mieux.

Acceptons-en l’augure. Mais si l’on devait remplacer l’adolescent chétif, étiolé, pessimiste, par un cabotin vaniteux, ignorant et bellâtre faisant des effets de hanche et de torse, par un écuyer de cirque paradant devant la galerie, et persuadé qu’un coup de pied bien appliqué au ballon est un phénomène digne, quand c’est lui qui le donne, de l’admiration des plus grands personnages de l’État, des applaudissements du public, des récits de la presse et d’un vase de Sèvres, je ne vois pas trop ce que nous aurions gagné au change, et, en tout cas, ce serait payer un profit douteux d’une perte certaine. »

Et d’ailleurs, mon cher de Coubertin, avez-vous essayé de lutter de vitesse avec un enfant du Canada ? avez-vous comparé la carrure de nos épaules à celle de nos frères d’Amérique ? avez-vous rencontré sur votre chemin quelques-uns de nos fils d’habitants, à 16 ans plus développés qu’un homme de 25 ans chez nous ? si vous n’avez pas vu tout cela, épargnez-vous d’affirmer la prédominance de l’éducation physique anglaise sur celle des Canadiens-Français.

Mais je reviens à vos dires.

Vous accordez un bon point à nos écoles commerciales ; nous vous en savons gré, de même que nous vous remercions d’avoir constaté que notre connaissance de la langue anglaise nous donne une supériorité incontestable sur nos rivaux britanniques.

Mais quatre lignes de compliments sont de trop, et vous ajoutez bien vite : « mais dans ces écoles, on donne aux idées un tour forcé qui, dans la suite, paralyse leur fécondité, et l’on habitue l’intelligence à se mouvoir dans un cercle étroit, d’où ne peut sortir rien de grand ni d’original. »

Du sein de la gloire, où vous reposez pour l’éternité, hommes illustres du Canada : Lafontaine, Viger, Morin, Papineau, Vallière, Taché, Sir George Étienne Cartier ! sachez gré à mon ami, du ton dédaigneux dont il traite les collèges où vous avez puisé les nobles vertus qui ont fait de vous de si grands citoyens !

Allons, mon cher de Coubertin, interrogez votre conscience, et demandez-lui à quelle école « on habitue l’intelligence à se mouvoir dans un cercle étroit, d’où ne peut sortir rien de grand ni d’original ». Elle vous répondra que c’est à l’école laïque, et non à celle où l’on habitue les enfants à balbutier le nom de Dieu, et à croire dans un idéal plus élevé que celui né des hommes.

Pensez-vous, pour un moment, que la plupart de ces Canadiens dont je viens de vous citer les noms, auraient pu conquérir, à force de luttes patientes, d’énergie et de persévérance, le droit d’être des hommes libres, s’ils n’avaient mis le culte de la morale chrétienne au-dessus de celui de la raison pure ?

Mais à quoi bon m’étendre sur ce sujet ; vous niez que le clergé canadien ait exercé une action salutaire sur le développement intellectuel et moral du peuple ; laissez-moi mettre en regard de votre opinion celle d’un Anglais protestant dont le témoignage ne saurait vous être suspect.

Lord Durham, dans un rapport adressé à la reine, disait :

« It is a subject of very just congratulation, that religious differences have hardly operated as an additional cause of dissension in Lower Canada ; and that a degree of practical toleration, known in very few communities, has existed in this colony, from the period of the conquest down to the present time.

The French-Canadians are exclusively Catholics, and their Church has been left in possession of the endowments which it had at the conquest. But the Catholic priesthood of this province have to a remarkable degree, conciliated the goodwill of persons of all creeds ; and I know of no parochial clergy in the world whose practice of all the Christian virtues and zealous discharge of their clerical duties, is more universally admitted, and has been productive of more beneficial consequences. Possessed of incomes sufficient and even large, according to the notions entertained in the country, and enjoying the advantage of education, they have lived on terms of equality and kindness with the humblest and least instructed inhabitants of the rural districts. Intimately acquainted with the wants and characters of their neighbours they have been the promoters and dispensers of charity and the effectual guardians of the morals of the people ; and in the general absence of any permanent institutions of civil government, the Catholic Church has presented almost the only semblance of stability and organization, and furnished the only effectual support for civilization and order. The Catholic clergy of Lower Canada are entitled to this expression of my esteem, not only because it is founded on truth, but because a grateful recognition of their eminent services in resisting the arts of the disaffected, is especially due to them from one who has administered the government of the province in those troubled times. »

Convenez que de pareilles affirmations doivent avoir plus de poids que les récriminations dont votre livre s’est fait l’écho.

J’avoue ne pas saisir clairement le raisonnement qui termine votre second chapitre.

Vous dites que les jeunes Anglais jouent à des jeux virils, et entrent dans la vie avec de l’initiative et de la volonté.

Vous en concluez que, de ce fait, ils accaparent tous les bénéfices, que toutes les affaires (si tant est qu’on en fasse au Canada !) sont pour eux, et que leurs idées, enfin, prédominent en tout.

C’est là une théorie nouvelle, dont les Canadiens vous sauront gré. Ils supposaient, jusqu’ici, et avec quelque raison, que la possession du capital était une des causes immédiates de la supériorité anglaise en matière de commerce.

Grâce à vous, les Français d’Amérique sauront, désormais, à quoi s’en tenir.

Leur prospérité commerciale n’est plus qu’une question de muscles, et à ce compte, je ne doute pas qu’ils ne conquièrent rapidement, par le “Foot Ball”, la suprématie à laquelle ils aspirent.