Junius
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 12 (p. 863-902).
II  ►
JUNIUS






I.

Le 21 janvier 1769, il parut dans un journal de Londres, the Public Advertiser, une lettre adressée à l’éditeur, Samson Woodfall, et signée du nom inconnu de Junius. Cette lettre, dont le ton était vif et grave, contenait une peinture sévère de la situation de la Grande-Bretagne et de la conduite de son gouvernement. Le ministère y était attaqué dans la personne de son chef et dans celle de ses membres, et, pour juger sur-le-champ de la violence de l’attaque, il suffit de savoir que cette lettre, assez longue, se terminait ainsi : « Considérez d’un coup d’œil une nation accablée par sa dette, ses revenus ravagés, son commerce en déclin ; les affections de ses colonies aliénées et le devoir du magistrat transporté à la troupe soldée ; une vaillante armée, qui ne combattit jamais à contre-cœur que ses concitoyens, réduite en poussière faute d’être dirigée par un homme d’une habileté et d’une ame ordinaire, et, pour dernier trait, l’administration de la justice devenue odieuse et suspecte au peuple entier. À cette déplorable scène, on ne peut ajouter qu’une chose : — nous sommes gouvernés par des conseils tels qu’un homme raisonnable n’en saurait attendre d’autre remède que le poison, d’autre soulagement que la mort.

« Si, par l’immédiate intervention de la Providence, il nous est possible d’échapper à une crise si pleine de terreur et de désespoir, la postérité n’en croira pas l’histoire des temps présens ; elle conclura, ou que nos désastres étaient imaginaires, ou que nous avions la bonne fortune d’être gouvernés par des hommes d’une intégrité et d’une sagesse reconnues ; elle ne croira pas possible que ses aïeux aient survécu ou se soient relevés, après une situation aussi désespérée, alors qu’un duc de Grafton était premier ministre, un lord North chancelier de l’échiquier, un Weymouth et un Hillsborough secrétaires d’état, un Granby commandant général, et un Mansfield chef de la justice criminelle du royaume ! »

Cette lettre produisit une certaine sensation, et fut suivie d’autres, signées du même nom et dont l’effet fut plus grand encore. Pendant trois ans entiers, Junius publia dans le même journal soixante-neuf lettres animées du même esprit, écrites dans un langage étudié et véhément, où le travail n’enlevait rien à la violence, ni la dignité à la passion : compositions sans modèles et sans rivales chez nos voisins, et qui sont restées pour eux le chef-d’œuvre de l’éloquence du pamphlet. Le succès en fut éclatant et soutenu, plus grand peut-être encore dans le monde politique que dans le peuple. Et cependant l’auteur en resta inconnu. Chose plus singulière, il l’est encore. Lui aussi, il a gardé son masque de fer. Stat nominis umbra.

Peut-être lira-t-on avec curiosité tout ce qu’il nous semble qu’on peut aujourd’hui savoir d’essentiel touchant les lettres de Junius. On en parle plus qu’on ne les connaît. On ignore communément dans quelles circonstances elles ont paru, comment elles ont été publiées, quel en est l’esprit et le contenu, ce qu’il faut penser du fond comme de la forme de ces compositions célèbres, enfin quels documens ont été réunis, quelles recherches entreprises, quels écrits imprimés pour en découvrir et en dénoncer le redoutable et mystérieux auteur. Sur tous ces points, la littérature anglaise est riche en matériaux curieux déjà mis en œuvre avec talent. Notre humble lâche sera uniquement de compiler et de traduire. En tout, l’histoire parlementaire de la Grande-Bretagne est prête ; elle existe dispersée en innombrables fragmens qui n’attendent que l’artiste dont la main leur donnera l’ensemble, la couleur et la vie. Pour nous, recueillir quelques-uns de ces fragmens est en ce moment toute notre ambition.

Les lecteurs du Public Advertiser qui, en 1769, admiraient le stylo plein de force et d’art du nouveau correspondant, auraient pu dès-lors y retrouver quelque chose d’un talent déjà connu, et la manière perfectionnée d’un écrivain qui, sous des pseudonymes variés, avait déjà contribué à la rédaction de la même feuille. Dès l’année 1767, cet écrivain y avait inséré et souscrit du nom de Poplicola une lettre où lord Chatham, alors ministre, était dénoncé à son pays ; d’autres publications, diverses de forme, inégales en mérite, mais empreintes de la même implacable sévérité, s’étaient succédé, provenant de la même origine, mais signées de noms différens. Pour bien expliquer quelle en était la portée politique, il faut remonter un peu plus haut dans l’histoire du gouvernement britannique.

II.

Si l’on demandait quelle est la plus glorieuse administration que le gouvernement représentatif ait produite en Angleterre, et par conséquent en aucun pays, il faudrait, je crois, répondre : Le premier ministère du premier Pitt, de ce cruel et noble ennemi de la France, de cet homme qui, par le patriotisme et l’ambition, par la hardiesse et l’éloquence, par l’union de la sagacité politique avec les emportemens de l’orgueil, par l’autorité du caractère et la véhémence des passions, rappelle, à beaucoup d’égards, les hommes d’état de l’ancienne Rome. En 1761, après avoir soutenu ou plutôt relevé avec un succès mémorable la guerre de sept ans, lorsque, prêt à frapper les derniers coups et à étouffer dans leur germe les conséquences du pacte de famille, il abandonna le pouvoir à des collègues incapables de l’imiter et de donner, par un suprême effort, à la paix prochaine tout l’éclat que lui permettait la victoire, jamais popularité n’avait été plus brillante et plus juste que la sienne. Et cette paix, qu’il n’eût point faite, ce fut pourtant la paix de Paris, une des plus tristes pages de notre histoire !

Lord Bute était de fait premier ministre ; il devait tout à la cour ; il était le favori du roi, et peut-être mieux que favori de la princesse de Galles, mère du roi. Le jeune George III, en parvenant au trône il n’y avait guère plus d’un an, s’était peu préoccupé de la politique générale de l’Angleterre. Une seule pensée qui se retrouve à tous les momens de sa vie le dominait, celle de reconquérir le libre choix de ses ministres, à peu près complètement perdu par son prédécesseur. Il avait fait un premier pas décisif dans cette carrière en nommant lord Bute secrétaire d’état ; il voulait le nommer premier lord de la trésorerie. Bute n’était rien dans les deux chambres. Ses talens ne justifiaient pas sa fortune. Quoiqu’il ne manquât ni de jugement ni de conduite, il passa toujours pour un homme médiocre. Modeste dans sa politique et dans ses prétentions, peu attaché au pouvoir, il n’avait presque aucun des vices d’un favori, et il en garda constamment toute l’impopularité. On le jugeait sur son origine, et, par une de ces iniquités communes dans les pays libres, l’opinion s’obstina en tout temps à l’accuser d’une influence toute-puissante, tantôt publique, tantôt occulte, qu’il n’est nullement sûr qu’il ait cherchée ni possédée, et, ce qui est singulier, jusque dans ces derniers temps, l’histoire l’a jugé à peu près comme l’opinion contemporaine. Autre grief étrange qu’il faut imputer tout entier aux préjugés de l’époque, il était Écossais, et la jalousie des Anglais ne le lui pardonna pas. Un Écossais était presqu’à coup sûr un tory, et Bute ne fit pas exception. Le royaume n’était alors uni que de nom (et dans l’union, l’Irlande, on le sait, ne figurait pas) ; les souvenirs de la guerre civile étaient récens. L’esprit whig, qui dominait dans le monde politique, tenait pour suspecte cette Écosse où il ne dominait pas. Ses montagnes semblaient l’asile du jacobitisme ou d’un royalisme inconstitutionnel qui n’avait changé que de dynastie. Bref, on ne voulait pas être gouverné par les Écossais. Ainsi, par la retraite de Pitt, le pouvoir restait affaibli de tout le vide que laisse un grand homme après lui, et l’Angleterre se croyait abandonnée sous le joug d’un favori et d’un étranger.

Dans cette situation, la paix de Paris, eût-elle été dix fois plus avantageuse, ne pouvait être bien accueillie. Il n’y avait pas de chance que l’honneur, quel qu’il fût, en revînt aux ministres. Quoique, en se retirant du cabinet. Pitt eût accepté des récompenses, et notamment une pension qui lui fut sévèrement reprochée, la renommée de son caractère en pouvait être altérée, mais non celle de son génie. La gloire politique de la guerre lui restait tout entière. De vastes conquêtes en demeuraient les durables monumens. En même temps, l’influence du grand ministre et du grand orateur se faisait sentir dans tous les débats où lui-même ne paraissait plus. Le ton de la tribune et de la presse s’était élevé ; les esprits se montraient plus hardis et plus violens. La discussion, de tout temps libre et vive, n’avait peut-être pas jusque-là manifesté les passions politiques sous les formes grandioses et menaçantes de la liberté des républiques anciennes. C’est le changement qui s’opéra vers cette époque. Jamais l’Angleterre, par le langage et la conduite des partis, n’avait encore aussi bien rappelé le sénat et le forum tels que nous les décrivent les lettres de Cicéron.

Les partis, dans un pays libre, ont leur histoire intérieure et leur histoire publique. Au dehors, ce qui les signalait particulièrement à l’époque qui nous occupe, c’était la violence, c’était l’appel fréquent. bruyant, audacieux, aux émotions du peuple. Au dedans, ce qui frappe, c’est l’activité non moins audacieuse de l’esprit d’intrigue, c’est l’infatigable ardeur de tous les membres de cette aristocratie enflammée de toutes les passions énergiques d’une nation libre, de toutes les passions licencieuses d’une société riche, à poursuivre par tous moyens les satisfactions de l’ambition, de l’avidité, de l’orgueil et de la vengeance.

Pour classer les hommes dans le parlement d’Angleterre, il ne faut pas trop se fier à la division usitée des whigs et des tories. L’histoire dément souvent l’opinion fort répandue de la permanence invariable des partis dans les deux chambres. Il n’est pas exact qu’ils aient été, comme on le dit, soumis toujours à la loi de perpétuité des familles. Il est arrivé, par exemple, que des opinions jacobites, par conséquent monarchiques et même absolutistes dans leur principe, aient, sous la maison d’Hanovre, entraîné dans l’opposition des hommes qui, pour avoir ainsi lutté contre la cour, ont fini par prendre rang dans le parti libéral. De même, les auteurs de la révolution de 1688, les partisans de la dynastie nouvelle, à force de la défendre, eux ou leurs enfans, contre les amis des Stuarts, se sont accoutumés à se tenir toujours du côté du pouvoir et même de la cour, et précisément à raison de leur zèle d’anciens whigs, ils sont devenus réellement ce qu’on a plus tard appelé des tories. Walpole est le plus célèbre exemple de cette transition assez naturelle. La cause de la révolution n’eut point de partisan plus fidèle, la restauration de plus énergique adversaire, et pourtant son nom, même délivré de bien des imputations exagérées ou calomnieuses dont l’histoire a fait justice, est resté comme le symbole du pouvoir dans la résistance, de l’esprit de gouvernement s’obstinant à lutter contre l’opinion populaire. C’est son parti que l’on a constamment appelé le parti de la cour. Ses adversaires étaient les patriotes ; on les désignait ainsi, et des mécontentemens de toutes sortes, depuis l’impatience du républicain jusqu’à la rancune du cavalier, recrutaient également pour cette opposition incohérente. Deux Pitt et deux Fox ont joué de père en fils le plus grand rôle dans le parlement, et, par le mouvement des événemens, les fils se sont trouvés rangés sous le drapeau opposé à celui qu’avaient suivi leurs pères. Dès le milieu du dernier siècle, les circonstances, les rivalités, les caractères séparaient ou rapprochaient tour à tour les hommes d’état qui se disputaient le pouvoir, la fortune et la renommée. La plupart, un grand nombre du moins, appartenaient au parti whig ; mais, s’il y avait des whigs dans le ministère, il y en avait dans l’opposition. Parmi eux, à l’époque que nous allons étudier, on devait distinguer le duc de Bedford et ses amis, le marquis de Rockingham et ses amis, Pitt enfin et les siens. Ces trois fractions de parti, ou, si l’on peut se servir d’un terme plus familier, ces trois coteries, étaient loin de s’entendre et de se concerter sur tout, et c’étaient leurs ruptures et leurs réconciliations qui faisaient et défaisaient les cabinets. Pitt seul, à qui pesait tout engagement, qui dédaignait les appuis et craignait la solidarité, Pitt, qui ne savait ou ne daignait pas ménager les hommes, et à qui son goût comme sa force permettait l’isolement, prit, en quittant le ministère, une attitude indépendante et réservée: il s’abstint de combattre autant que de soutenir, et commença cette vie de retraite à laquelle l’obligeait le soin de sa santé, où se plaisait sa nature impérieuse. Renfermé dans sa famille, impénétrable, intraitable, il ne se montra plus que de loin en loin, comme pour doubler l’effet de ses rares apparitions sur la scène parlementaire. Mais, lundis que son beau-frère, lord Temple, qui avait quitté les affaires avec lui, se jetait dans une ardente opposition, George Grenville. son autre beau-frère et le frère de lord Temple, restait dans l’administration, destiné à s’y élever bientôt à la première place. Cette administration avait alors pour chef le dernier des Pelham, le duc de Newcastle, vieilli dans le pouvoir, encore considérable par le rang, par l’expérience, par l’intrigue, mais chaque jour moins influent et plus décrié. Tandis que lord Bute faisait la force réelle et secrète du cabinet, le duc de Bedford lui apportait l’appui de son nom et de sa clientelle. Fox en était l’orateur.

Nous avons vu que cette administration était impopulaire. Son crime était la retraite de Pitt. La paix qu’elle avait signée fut donc d’abord impopulaire comme elle, et le duc de Newcastle, sentant un peu tard l’inconvénient d’abandonner la politique énergiquement nationale à laquelle il s’était long-temps associé, saisit l’occasion de se retirer. Lord Bute devint premier ministre. Le sceau du favoritisme fut ainsi publiquement imprimé sur le front du cabinet. C’était comme un encouragement donné à toutes ces ambitions secondaires qui n’arrivent que par la complaisance et ne briguent que la faveur. Les places et les pensions, les abus de toutes sortes, devinrent les moyens principaux, uniques de gouvernement. Ce fut par excellence un ministère de corruption. Il n’y eut plus alors que deux partis : la cour et le pays.

Après onze mois du rôle de premier ministre, lord Bute, qui n’était rien moins qu’un ambitieux, donna sa démission (avril 1763). Aucune nécessité apparente ne l’y forçait. La position du ministère dans les chambres était faible, mais tenable. Les motifs de cette brusque retraite sont encore discutés entre les historiens. Le cabinet perdit en même temps M. Fox, qui fut élevé à la pairie sous le nom de lord Holland, et lord Bute, en s’éloignant, désigna pour succéder tout ensemble à Fox et à lui-même George Grenville, qui fut premier lord de la trésorerie et chancelier de l’échiquier. Comme Walpole et Pelham, il réunit ces deux titres, rarement séparés, quand un membre des communes est le chef du cabinet. Le duc de Bedford ne fut que président du conseil, et il eut le gouvernement de la chambre haute. La capacité de Grenville n’était pas inférieure au poste qu’il occupait, et le plaçait sans contestation à la tête de ses collègues. En le choisissant, d’ailleurs, le roi comptait sur la docilité d’un homme isolé, séparé de sa famille, sans parti, sans amis, et qui lui devait tout. Il se trouva que Grenville, d’un caractère indépendant, décidé, cassant, négligea le roi, le contraria, l’humilia surtout, s’en fit un mortel ennemi, tandis qu’on le représentait comme l’instrument de la cour et le prête-nom du favori. En même temps, il coalisa contre lui de nombreuses inimitiés au sein de la chambre, qu’il entraîna cependant à sa suite dans une faute grave et célèbre. La guerre avait épuisé les finances. Grenville, homme d’affaires consommé et résolu, mais qui se préoccupait plus des besoins du trésor que de la disposition des esprits, voyant l’Angleterre plier sous le poids des impôts, tandis que ses colonies n’en supportaient aucune partie, imagina de taxer certaines denrées importées par l’Amérique anglaise. Encouragé par le succès de cette première entreprise, il proposa d’établir dans ces contrées les droits de timbre qui existaient en Angleterre. Cette mesure excita dans les colonies un mécontentement imprévu et comme une révolte générale de l’opinion. Elle blessa surtout l’Amérique, disons-le à son honneur, comme une violation de ses droits ; elle supposait en principe que l’Amérique pouvait être taxée par un parlement où elle n’était pas représentée : de là une lutte de prérogative entre la métropole et la colonie ; de là des remontrances, puis des résistances, puis l’insurrection, puis la guerre, puis enfin une révolution et le gouvernement des États-Unis.

Mille intrigues se croisaient autour du ministère Grenville. Comme il était devenu insupportable au roi, elles réussirent ; il tomba après avoir duré moins de deux ans. Pour faire place à un cabinet plus libéral, qui se forma sous la direction du marquis de Rockingham. Les ducs de Newcastle et de Grafton en firent partie. Un orateur distingué de l’opposition whig, le général Conway, fut secrétaire d’état, avec le rôle important de guide ou leader de la chambre des communes. Ce ministère, que protégeait encore assez froidement l’impérieux Pitt, paraissait un acheminement vers le sien : c’était un cabinet d’attente, et par cela même il était faible. Il lui fallait de la popularité : il rapporta l’acte du timbre. Cette concession tardive ne fit qu’encourager les colonies, enfin éveillées sur leurs droits de peuple libre. D’autres concessions suivirent celle-là ; elles eurent pour principal effet d’inquiéter le roi : il sentait bien que le tout était provisoire, et les fréquens changemens de cabinet auxquels il avait été condamné lui paraissaient un affaiblissement pour son autorité. Il commençait à croire, comme le public, que rien n’était définitif ou du moins solide là où Pitt n’était pas. Sans aimer ni comprendre sa politique, le roi ne haïssait pas sa personne : il trouvait en lui les formes pompeuses d’un humble respect et d’un affectueux dévouement. Les serviteurs de la cour se mirent donc à voter contre le ministère, et le marquis de Rockingham, qui jugeait la situation comme tout le monde, demanda à résigner son poste. Aussitôt le duc de Grafton, qui s’était retiré d’avance, devint premier lord de la trésorerie. Lord Camden fut chancelier ; Conway et le comte de Shelburne, secrétaires d’état ; Charles Townshend, qui promettait un grand orateur, chancelier de l’échiquier ; le marquis de Granby, célèbre et populaire par ses services dans la guerre de sept ans, eut le commandement général des troupes, et enfin Pitt, qui avait formé ce ministère, qui, pour y entrer, rompait avec lord Temple, Pitt n’accepta qu’un titre sans fonctions, celui de lord du sceau privé, et se fit ouvrir les portes de la chambre des lords sous le nom désormais immortel de comte de Chatham. Rien n’est plus singulier que sa conduite en ce moment, si ce n’est celle qu’il tint pendant toute la durée de ce ministère. Il le protégea de son nom, et jamais de son action ni même de sa présence. Absorbé par les soins d’une santé bizarre et délabrée, il ne paraissait plus au conseil ni au parlement. À vrai dire, il n’y avait pas de conseil, et lord Chatham, ministre, passa une fois plus d’une année sans mettre le pied à la chambre des lords.

Mais nous touchons au moment où Junius va entrer sur la scène. Pour bien expliquer le sens et la portée de sa polémique, il fallait rappeler cette suite de révolutions ministérielles et indiquer quelques-unes des questions qu’elles avaient fait naître. Il en est une encore pourtant dont nous devons parler ; il est un homme dont le nom est tellement uni à celui de Junius, que l’on a cru parfois que ce nom était le sien même : cet homme, qui donna au gouvernement anglais pendant dix ans les plus grandes et les plus difficiles affaires, cet homme est John Wilkes.


III.

John Wilkes, d’une famille obscure du Buckinghamshire, membre du parlement pour Aylesbury, n’avait été long-temps connu que pour un homme d’esprit et de plaisir ; sa vie n’était pas exemplaire, son esprit n’était pas fort sérieux, ni ses plaisirs très délicats. On citait ses bons mots, ses reparties vives et piquantes. La facilité de ses mœurs, comme l’agrément de sa conversation, l’avait lié avec quelques membres de l’aristocratie politique, qui, à cette époque, se montrait peu sévère dans le choix de ses relations et de ses amusemens. Recherché dans la société sans être aimé ni considéré, il passa pour constamment attaché à lord Temple, qui paraît l’avoir dirigé souvent, employé quelquefois, et qui ne l’abandonna jamais. C’est sous l’influence de cet homme d’état remuant, inquiet, hardi, qu’il paraît s’être formé à la politique. Ses succès de société ne l’ayant pas conduit à une position dans la chambre des communes, il demanda à la presse une importance que la tribune lui refusait. En 1762, il publia en l’honneur de la politique étrangère de lord Chatham un pamphlet concernant la rupture avec l’Espagne, qui ne passa point inaperçu, et, l’année suivante, il adressa à lord Bute une dédicace ironique de la pièce historique de lien Jonson intitulée la Chute de Mortimer. On sait que Mortimer, parvenu au pouvoir par l’amour de la reine Isabelle, mère d’Édouard III, fut pendu par ordre du parlement. L’allusion était manifeste. Wilkes regardait cette épître, empreinte d’une moquerie sanglante, connue son chef-d’œuvre. Un intrigant célèbre, fort écouté par Bute, Bubb Dodington, qui, à force de servir et de trahir toutes les causes, parvint un jour à la pairie, avait fondé un journal, le Breton, pour la défense de l’administration de lord Bute. En réponse, Wilkes publia le Breton du Nord (the North Briton). Le titre de cette feuille hebdomadaire était comme une accusation d’antiphrase contre celui du journal auquel elle répondait. En se donnant pour Écossais, on prétendait être meilleur Anglais que ceux qui en prenaient le nom. On pressent que dans cette publication les préjugés nationaux étaient exploités avec passion, et jamais l’invective contre un ministre n’avait été portée au degré de violence qu’elle atteignit contre lord Bute sous la plume de son insolent adversaire. On s’accorde à placer les talens de Wilkes comme écrivain fort au-dessous du premier rang ; mais sa hardiesse était sans égale. Il savait aiguiser l’injure, la mêler à la bouffonnerie et compenser ainsi ce qu’il manquait à sa polémique d’élévation, de force et de fécondité. Cependant lord Bute l’avait dédaigné ; mais, quinze jours après sa retraite (23 avril 1763), il parut un quarante-cinquième numéro du North Briton, où le roi était positivement accusé d’avoir proféré un mensonge (infamous fallacy) dans son discours pour la prorogation du parlement.

Moins endurant que son prédécesseur, ou excité par lui, George Grenville ordonna des poursuites, et le secrétaire d’état, lord Halifax, décerna un mandat de recherche et d’arrestation. Ce mandat était général (general warrant), c’est-à-dire qu’il n’était pas nominatif et prescrivait seulement à quatre officiers publics d’amener devant le secrétaire d’état les auteurs et complices de la publication incriminée. Aussi commença-t-on par quelques méprises : des personnes étrangères au North Briton furent arrêtées, jusqu’à ce qu’enfin on mit la main sur l’éditeur véritable, qui déclara devant lord Halifax que Wilkes était l’auteur de l’article. Les jurisconsultes de la couronne consultés prononcèrent que le mandat devait être exécuté, même contre lui ; mais quand les officiers publics se présentèrent à cet effet, il les effraya par ses menaces, et leur déclara que leur commission était illégale, ils se retirèrent ce jour-là, mais revinrent le lendemain plus rassurés, ou forts de nouveaux ordres, s’emparèrent de sa personne, sans lui donner copie du mandat, aux termes de la loi. et le conduisirent devant le secrétaire d’état. Pendant que lord Temple, averti à temps, requérait en sa faveur, de la Cour des plaids communs, un writ d’habeas corpus, c’est-à-dire une autorisation de faire juger si l’accusation était légale, le prisonnier, qui avait refusé de faire aucune réponse, était brusquement transporté à la Tour et mis au secret ; mais, on le sait, la loi anglaise est tutélaire pour la liberté individuelle. Un second writ d’habeas corpus ordonna au constable de la Tour d’en ouvrir les portes, et, conduit devant la Cour des plaids communs. dans Westminster-Hall, l’accusé devint accusateur. Il dénonça un noir complot contre les libertés de la nation, imputant aux ministres de l’avoir choisi pour victime, parce qu’ils n’avaient pu l’acheter ni le corrompre. Ses moyens de droit furent examinés, et le chef de la cour, Charles Pratt, magistrat habile et indépendant, ami constant de Pitt et de sa politique, déclara, au nom du tribunal entier, que si les précédens ne permettaient pas de taxer d’illégalité flagrante l’arrestation et le mandat, M. Wilkes cependant devait être élargi, en vertu de son privilège de membre du parlement, car il ne pouvait être poursuivi que pour libelle, et l’immunité parlementaire ne devait souffrir d’exception que lorsqu’il s’agissait de plus graves délits. Cette décision est célèbre dans les fastes de la jurisprudence anglaise, et Pratt, promu plus tard à la pairie avec le titre de lord Camden, est du petit nombre des juges d’Angleterre dont le nom est demeuré cher aux amis de la liberté.

Alors la poursuite pour libelle commença. Une décision royale retira à Wilkes sa commission de colonel de la milice du Buckinghamshire, et celle de lord-lieutenant du même comté à lord Temple, qui l’avait visité dans sa prison, soutenu dans sa captivité, et dont le nom fut rayé de la liste des membres du conseil privé. À peine rentré chez lui, Wilkes écrivit insolemment aux secrétaires d’état la lettre que voici : « Mylords, à mon retour de Westminster-Hall, où j’ai été relaxé de mon emprisonnement à la Tour en vertu d’un mandat de vos seigneuries, je trouve que ma maison a été pillée, et suis informé que les objets volés sont en la possession d’une ou deux de vos seigneuries. J’insisté en conséquence pour que vous les fassiez rendre sur-le-champ à votre humble serviteur. » La lettre fut aussitôt imprimée, et les ministres, lord Halifax et lord Egremont, eurent la gaucherie de lui répondre que ses expressions étaient inconvenantes et grossières, et que ses papiers avaient été saisis parce qu’il était l’auteur d’un libelle infâme et séditieux.

Cette affaire commença une de ces longues guerres de chicane, où la justice et le parlement, la tribune et la presse, agitant successivement toutes les questions de droit et d’équité, ont, par des décisions incessamment débattues, éclairé, démenti, rétabli, propagé les principes de la liberté britannique. Le procès, ou plutôt la suite de procès de John Wilkes, est une cause célèbre dans l’histoire du droit constitutionnel. Quant à lui, tantôt se défendant avec la fermeté du bon citoyen, tantôt attaquant avec la violence du démagogue, tour à tour fier ou séditieux, invoquant tour à tour la loi et la force, la constitution et l’émeute, il parvint, en de certains momens, malgré les désordres de sa vie, malgré sa réputation contestée et sa probité mise en doute, à conquérir la noble attitude du patriote persécuté, et à lire dans les feuilles brûlantes de la presse contemporaine son nom décrié auprès des noms glorieux de Hampden et de Sidney. Lorsqu’au mois de novembre suivant (1763). le parlement s’assembla, George Grenville saisit la chambre des communes de cette affaire. Le no 45 du North Briton fut mis sous ses yeux, et une majorité de 237 voix contre 111 décida que ce papier était un mensonger, scandaleux et séditieux libelle, tendant à la trahison (traitorous), et qu’il devait être brûlé par la main du bourreau. Wilkes dit de sa place que tous les droits de la chambre étaient outrageusement violés dans sa personne, et fit la motion de prendre en considération immédiate la question de privilège ; mais la chambre, qui venait de commettre déjà un étrange abus de pouvoir en prononçant une sorte de verdict de culpabilité en matière de presse, et en condamnant moralement un de ses membres pour un acte qui n’était pas de sa juridiction, ne devait pas s’arrêter là : elle vota l’ajournement. Bientôt un ministre, lord Sandwich, déféra à la chambre des pairs un poème burlesque et indécent, attribué à la même plume que le North Briton, et intitulé Essai sur la Femme, avec des notes, par le docteur Warburton. évêque et théologien célèbre, dont le nom, si souvent cité par Voltaire, était là dérisoirement introduit. Or, il faut savoir que lord Sandwich, qui tranchait ainsi du puritain, avait, ainsi que beaucoup de jeunes seigneurs à la mode, vécu dans l’intimité de Wilkes et partagé ses déréglemens ; même c’étaient eux, disait-on, qui l’avaient initié à de certains clubs suspects où leur jeunesse cachait de coupables plaisirs. Le club des Dilettanti et une société plus mystérieuse, celle de Medmebham Abbey, passaient pour des institutions consacrées à la liberté illimitée des opinions et des mœurs. Sur l’entrée d’un ancien couvent de Cîteaux, où cette société tenait ses séances, on avait gravé la célèbre inscription de Thélème : Fais ce que voudras. On y voulait bien des choses en effet, et les membres de la confrérie passaient pour y célébrer, habillés en moines, d’étranges orgies, où la religion était, ainsi que la pudeur, cyniquement outragée. C’était dans la compagnie de ces roués du grand monde que Wilkes, qui les recevait à sa table et les divertissait de ses saillies, avait compromis sa fortune et avec elle sa réputation. Cependant il lui fallut entendre ces saints d’une nouvelle espèce dénoncer avec l’indignation de la vertu un poème composé peut-être pour amuser leur goût pervers, et dont un abus de confiance avait pu seul leur procurer un des exemplaires secrètement imprimés par une presse particulière et pour quelques amis. Vainement lord Temple réclama. Warburton, qui siégeait dans la chambre comme évêque de Gloucester, tout surpris et tout indigné du burlesque usage qu’on avait fait de son nom, s’emporta jusqu’à dire que les plus noirs démons de l’enfer refuseraient d’y tenir compagnie à Wilkes, lorsqu’il y arriverait. On ne sait trop ce que la chambre des lords, visiblement fort animée, aurait pu faire d’une question qui paraissait hors de sa compétence. Cependant elle avait fixé un jour pour entendre l’inculpé, lorsqu’une scène, qui se passa dans l’autre chambre, vint couper court à ce nouveau procès. Samuel Martin, précédemment secrétaire de la trésorerie sous l’administration de lord Bute, et que les sarcasmes du North Briton n’avaient pas épargné, dit au milieu du débat en regardant fixement Wilkes : « Celui qui poignarde une réputation dans l’ombre, et sans dire son nom, est un lâche et infâme coquin ! » Et il répéta même ces mots avec l’accent d’une violente colère. Wilkes supporta l’attaque de l’air d’une parfaite indifférence ; mais, en quittant la séance, il fit appeler Martin, et ils se battirent le jour suivant dans Hyde-Park. Ils firent feu de leurs pistolets, d’abord sans se toucher ; mais, au second coup, Martin logea une balle dans le côté de son adversaire, qui jeta son arme, lui dit de songer à sa sûreté et lui promit de ne jamais dire un mot contre lui. La blessure était dangereuse. Quand Wilkes eut été reporté chez lui, le peuple entoura sa maison en poussant des cris de mort contre ceux qu’il appelait ses meurtriers. « Si le héros doit en mourir, écrivait alors Horace Walpole, l’évêque de Gloucester peut lui assigner la place qu’il voudra ; mais Wilkes passera pour un saint et un martyr. On n’entend parler que de l’impiété de lord Sandwich et de son accord parfait avec Wilkes. Sous ce rapport, l’ouvrage qualifié de blasphématoire tombe d’un plus grand poids sur la tête du premier que sur celle du second, » — « Votre cousin Sandwich, écrivait-il encore à George Montagu, s’est désandwiché lui-même. Il a intenté une poursuite en dégradation contre Wilkes pour un poème blasphématoire, et il a été lui-même expulsé pour blasphème du Beefsteak-Club à Covent-Garden. Wilkes a été blessé par Martin, et, au lieu d’être brûlé dans un auto-da-fé, comme l’entendait l’évêque de Gloucester, il est révéré comme un saint par la multitude, et, s’il meurt, je prévois que le peuple se tordra en convulsions sur son tombeau en l’honneur de sa mémoire. »

Cependant la question vint en discussion devant la chambre, malgré l’absence du principal intéressé. Il s’agissait de savoir si le privilège de membre du parlement allait jusqu’à le soustraire au droit commun en cas de publication séditieuse, en un mot s’il pouvait être arrêté sans l’autorisation de la chambre. Pitt, qui souffrait de la goutte et de ces infirmités compliquées qui furent le fléau de sa vie politique, se fit porter, tout malade, tout enveloppé de flanelles, à la séance, et il défendit vivement le privilège parlementaire. Il s’était, dans la précédente délibération, associé à la condamnation du journal. Quoique son beau-frère, lord Temple, eût vivement protégé et, dit-on, inspiré l’auteur, Pitt déclara qu’il ne le connaissait pas. Il le détestait, lui et ses principes. C’était un homme qu’on ne devait pas compter dans l’espèce humaine ; c’était le blasphémateur de son Dieu et le diffama leur (libeller) de son roi ; mais il s’agissait d’une question constitutionnelle, non de la valeur d’un homme, et le parlement devait compte de son privilège au pays et aux parlemens à venir. On devine tout ce que le grand orateur put dire de fort et d’évident sur cette question, qui n’en fut pas moins décidée contre lui par une majorité de 258 sur 391 votans. Après quelques débats dans les deux chambres sur des incidens de l’affaire, l’ordre du parlement fut exécuté, et le 3 décembre le North Briton dut être brûlé dans Cheapside. Ce fut le signal d’une terrible émeute. Le peuple s’empara d’une pièce de bois enflammé et menaça le shériff Harley, qui fut obligé de faire retraite dans Mansion-House, où le lord-maire siégeait tranquillement au milieu du conseil commun, composé presque entier de partisans et d’admirateurs de Wilkes. Du haut des fenêtres, de séditieuses clameurs encourageaient la multitude irritée, qui finit par emporter en triomphe les débris du journal condamné aux flammes, et célébra sa victoire par un feu de joie près de Temple-Bar, Puis la tranquillité se rétablit soudainement dans la Cité. En vain les deux chambres blâmèrent-elles la conduite des magistrats municipaux et témoignèrent-elles leur indignation et leur loyauté par des adresses au roi. Le mouvement de l’opinion semblait tout puissant. Les imprimeurs et toutes les personnes arrêtées en vertu du mandat général imprudemment lancé obtinrent de la Cour des plaids communs des dommages-intérêts pour emprisonnement illicite, et Wilkes, qui, de son lit de souffrances, inondait la ville de ses sarcasmes contre les ministres, intenta une action contre les secrétaires d’état. Lun d’eux, lord Egremont, était mort, lord Halifax était couvert par le privilège parlementaire ; mais le sous-secrétaire d’état Wood fut condamné par un verdict du jury à payer à Wilkes 200 livres sterling. C’est dans cette occasion que le juge Pratt prononça formellement que les mandats généraux étaient inconstitutionnels, illégaux et absolument nuls. Il y voyait, disait-il, une verge de fer pour le châtiment du peuple anglais ; mais il demanda en même temps que sa décision fût soumise à l’examen des douze juges d’Angleterre ou de la réunion des trois cours souveraines du royaume. Elle fut postérieurement confirmée par la Cour du banc du roi.

Sur ces entrefaites, un Écossais, nommé Alexandre Dun, se présenta chez Wilkes et insista pour lui parler. Il parut suspect, on le fouilla, et on le trouva armé d’un poignard. Il fut établi qu’il s’était vanté, dans un café, d’avoir, avec dix autres, résolu d’égorger Wilkes. Était-ce un homme aposté ? était-il ivre ou aliéné ? La chambre des communes, devant laquelle il fut conduit comme ayant voulu attenter aux jours d’un de ses membres, reconnut la démence, et ordonna la mise en liberté ; mais la Cour du banc du roi le fit mettre en prison comme ne pouvant fournir ni caution ni sécurité. Cet incident porta l’excitation des esprits à son comble. Le jour où Wilkes devait comparaître devant les communes, ses médecins déclarèrent à la barre que sa blessure ne le lui permettait pas. Un nouveau délai fut accordé, et le 16 décembre ils renouvelèrent cette déclaration. La chambre renvoya l’affaire après Noël, mais commit deux nouveaux médecins pour visiter le défaillant, qui refusa de les recevoir et partit peu après pour Paris, où il alla chercher le succès et la vogue d’un étranger de curiosité, d’un proscrit à la mode et d’un patriote à bons mots. « C’est le seul moyen qui lui restât, écrivait lord Chesterfield, de venir à bout de ses créanciers et de ses persécuteurs. » Le 16 janvier, quand on voulut reprendre son affaire, l’orateur donna lecture d’une lettre de deux chirurgiens français attestant que l’état de l’éternelle blessure rendait tout voyage dangereux. La chambre perdit patience et résolut de procéder comme s’il était présent. Une majorité de 239 voix contre 102 déclara le no 45 du North Briton coupable des plus graves délits imputables à la presse, et le jour suivant elle prononça l’expulsion de l’auteur, ordonnant que le bourg d’Aylesbury procédât à une nouvelle élection.

Le soulèvement de l’opinion ne fit qu’augmenter. Le roi ne pouvait plus paraître en public. Un soir qu’il était au théâtre de Drury-Lane, on annonça pour le lendemain la pièce de Murphy intitulée : Tort partout. On applaudit d’une manière formidable, et il n’y eut qu’un cri: « Droit partout ! Wilkes et liberté ! » L’opposition, encouragée par la clameur du dehors et par les divisions intérieures du cabinet, proposa de mettre à l’ordre du jour la plainte de Wilkes pour violation de privilège. On objecta qu’il avait cessé de faire partie de la chambre ; elle répondit qu’il en était encore membre, quand le mandat général avait été lancé contre lui. La discussion fut vive, et l’opposition se montra forte et hardie, « Nous poussions de tels cris, dit dans ses lettres Horace Walpole, que nous croyions, et les ministres aussi, que nous l’avions emporté. » La motion ne fut en effet repoussée qu’à un petit nombre de voix, 207 contre 197. Sir William Meredith proposa alors de déclarer en principe que les mandats généraux décernés contre les auteurs ou imprimeurs de publications séditieuses n’étaient pas autorisés par la loi. Le débat recommença plus violent et plus douteux encore. Pitt lui-même se leva, et, bien qu’il prît toujours grand soin d’écarter la question de personne et de désavouer Wilkes publiquement, il fit entendre un langage hardiment libéral que nous épargnerons aux lecteurs de notre temps le déplaisir de lire. Enfin l’ajournement fut voté par 232 membres contre 214. Le général Conway, qui l’avait combattu, fut destitué de ses charges de cour et de ses commandemens militaires, et la plupart des officiers complices du même vote perdirent également leur emploi. Au milieu de l’irritation générale, Wilkes cependant fut jugé par la Cour du banc du roi et déclaré coupable d’avoir publié le North Briton et l’Essai sur la Femme ; mais la Cité de Londres donna le droit de bourgeoisie et les franchises attachées à ce titre au juge Pratt, dont elle fit placer le portrait dans Guildhall. Dublin et d’autres villes importantes se signalèrent par des manifestations analogues. Des tabatières d’or furent votées de tous côtés pour le magistrat qui avait condamné les mandats généraux. Quant à Wilkes, il n’avait pas quitté Paris ; aussi fut-il déclaré hors la loi, outlaw, ce qui en Angleterre est une sorte de condamnation pour contumace. Son imprimeur fut condamné au pilory ; il s’y rendit dans un fiacre qui portait le no 45 en l’honneur du célèbre n" 45 du North Briton, et la multitude qui l’entourait fit sur place, en sa faveur, une quête qui produisit 100 livres sterling. Ainsi, chacun des actes de la procédure contre Wilkes était accueilli par les témoignages éclatans du mécontentement populaire, et donnait ordinairement lieu, dans le parlement, à quelque motion correspondante qui, vivement débattue, n’était rejetée qu’à de faibles majorités ministérielles.

La fermeté de Grenville, attaqué par le public, trahi par le roi, ne put long-temps résister à l’orage. Son ministère fit place à celui de lord Rockingham. Conway y remplissait les fonctions de secrétaire d’état. Pratt devint pair du royaume sous le titre de lord Camden, et, le 25 avril 1766, une résolution de la chambre des communes condamna formellement les mandats généraux. Peu de temps après, il entra comme chancelier, à la suite de lord Chatham, dans le ministère du duc de Grafton. Encouragé par chacun de ces changemens successifs, Wilkes vint deux fois en Angleterre incognito pour négocier successivement avec les deux premiers ministres. Il demanda à lord Rockingham sa grâce entière, le paiement de ses dettes et une pension de 1,500 livres sterling. Ces conditions exorbitantes furent refusées, et il se vit réduit à accepter, pour retourner à Paris, 3 ou 400 liv. sterl. de la libéralité personnelle des ministres, qui ouvrirent entre eux une souscription pour s’en débarrasser. La seconde fois, il s’adressa au duc de Grafton, auquel l’unissaient d’anciennes relations, mais qui n’osa rien décider et le renvoya en quelque sorte à lord Chatham. Celui-ci, brouillé alors avec lord Temple, fut inabordable et laissa dans l’abandon le patriote solliciteur. De retour en France, Wilkes écrivit au duc de Grafton une lettre publique dirigée contre lord Chatham. Il y rendait un juste hommage à ses grands services, mais seulement pour se donner le droit de lui reprocher plus amèrement son égoïsme dédaigneux, ses oublis, ses variations, l’abandon d’anciens amis et d’anciens principes, l’alliance actuelle avec des bommes qu’il avait accablés de ses mépris. À cette lettre, où tout n’était ni faussement ni mal dit, sir William Draper, un officier instruit et spirituel qui s’était distingué par la conquête de Manille, et qui était, comme presque tous les gens de guerre, attaché à lord Chatham, répondit par une apologie de cet homme d’état, et surtout par une forte récrimination contre le caractère et la conduite de l’agresseur. Cette nouvelle lettre provoqua la première publication politique attribuée à l’écrivain qui devait rendre plus tard si célèbre le pseudonyme de Junius.


IV.

Ainsi qu’il a été dit et suivant un usage conservé par les journaux anglais, M. Woodfall ouvrait les colonnes du Public Advertiser à des correspondans inconnus du lecteur et souvent de lui-même, qui, sous un nom emprunté, soutenaient ou suscitaient une libre polémique, souvent contraire aux opinions plus habituellement défendues dans ce journal. L’éditeur communiquait avec eux par le journal même, et leur adressait des réponses mystérieuses, telles que celles que l’on peut lire aujourd’hui à la dernière feuille de l’Illustration. Au mois d’avril 1767, un de ces rédacteurs bénévoles et ignorés adressa, par un billet d’envoi signé de l’initiale C, une lettre souscrite du pseudonyme Poplicola. Cette composition un peu déclamatoire roulait sur cette idée que si les nations les plus libres avaient supporté la dictature, c’était lorsqu’une situation extraordinaire, telle qu’une guerre étrangère, en imposait la nécessité, mais qu’en pleine paix, en temps régulier, la dictature n’était plus qu’une tyrannie sans motif et sans terme. Or l’Angleterre était tranquille, et le dictateur était William Pitt. Cette lettre exprimait en langage classique, exagéré et banal, la plainte fondée qu’aurait pu provoquer, non la dictature réelle, mais l’ascendant singulier de lord Chatham, qui était devenu un obstacle à tout sans presque contribuer à rien, et qui, rendant à la fois le gouvernement possible par sa présence et faible par son inaction, demeurait l’arbitre des questions sans les résoudre, et le maître des affaires sans les conduire. Aussitôt parut dans le même journal une nouvelle apologie parce même sir William Draper, dont nous avons déjà parlé, et Poplicola, prenant la querelle à son compte, écrivit, le 28 mai, une nouvelle lettre où, sans négliger de dire qu’il ne se chargeait pas de défendre M. Wilkes, il établit que les services de M. Pitt ne pouvaient pas profiter à l’administration de lord Chatham, et qu’au contraire la gloire du dernier devait tournera la honte du second. Ces deux lettres ont été réimprimées, ainsi que beaucoup d’autres revêtues de signatures différentes, dans le recueil des lettres de Junius, publié en 1813 par le fils de Woodfall. Il paraît que ce dernier les avait toujours attribuées toutes au même auteur, fondant sa conviction sur diverses preuves qui seront appréciées plus tard, mais que tous les critiques ont admises. En effet, pour ne parler que des lettres de Poplicola, on doit remarquer que Junius, malgré quelques rapports d’opinion, ne ressentait aucune bienveillance pour lord Chatham. Il attaqua long-temps celui qu’il appelle l’idole, et, quand il cessa de l’attaquer, il persista long-temps à se taire sur son compte. Ce n’est que vers sa cinquante-quatrième lettre, c’est-à-dire en 1771, qu’il commença à se relâcher de sa sévérité à l’égard du grand homme d’état, qui cependant alors avait, depuis près de trois ans, quitté le pouvoir.

L’écrivain qui, selon Woodfall, préludait aux lettres de Junius, chercha quelque temps sa forme, sa manière, son talent. S’il n’eût donné que les lettres diverses de ton, de sujet et de signature que son éditeur lui attribue, il n’eût pas mérité d’être distingué parmi les autres correspondans du journal. Ce sont bien les opinions de Junius, c’est bien cette partialité aveugle qui ne choisit pas toujours heureusement ses griefs, cette malveillance ardente qui cherche encore plus à s’épancher qu’à réussir et qui sait moins nuire qu’offenser. On retrouve les mêmes inimitiés, une opposition sans système, une incohérence de principes qui fait de Junius un mortel ennemi du pouvoir, sans qu’il soit ni radical, ni républicain, ni démocrate ; mais le talent n’est pas mûr, et le style n’est point formé. Le style a moins de caractère, il est moins soutenu, moins travaillé ; il ne conserve pas cette gravité animée, ce mélange d’autorité et de passion, d’art et de véhémence qui distingue Junius, toujours un peu déclamateur, même lorsqu’il est éloquent. La satire, la fiction, la parodie, la moquerie qui essaie d’être légère, sont des moyens d’effet que l’écrivain ne s’interdit pas et que Junius dédaigne, et l’on pourrait douter de l’identité, si l’éditeur, qui en savait peut-être plus qu’il n’en dit, ne l’affirmait pas. Aux analogies que nous venons d’admettre, il ajoute d’autres preuves. L’initiale C fut constamment employée dans les lettres d’envoi ; les articles lui parvenaient tous par des voies analogues ; enfin ils paraissaient de la même écriture, et les fac-similé qu’il a imprimés ne laissent en effet apercevoir que d’insignifiantes différences.

Quoi qu’il en soit, sous les noms empruntés de Poplicola, de Messala, de Mnemon, d’Atticus, de Vindex, de Domitien, etc., un même auteur semble avoir adressé cent treize lettres, que nous nous garderons d’analyser toutes, et dont les soixante ; dernières parurent entremêlées à celles de Junius. Parmi les cinquante-trois premières, nous en distinguerons quelques-unes, qui offrent un mérite ou un intérêt particulier, soit par le talent quelles attestent, soit par les faits auxquels elles se rapportent.

En 1767, lord Townshend, frère du chancelier de l’échiquier, avait été nommé lord-lieutenant d’Irlande. Il paraît qu’il dessinait bien et se plaisait à faire le portrait ou plutôt la caricature de ses amis. On le dit l’inventeur de la caricature politique. Une lettre du Corrége lui propose de crayonner ses amis les ministres, et, pour le mettre en train, l’écrivain commence par les esquisser lui-même à la plume. De là une suite d’épigrammes qui ont été piquantes, si elles étaient vraies. Grafton, grand amateur de chevaux, de courses et de paris, est représenté comme un cocher qui écrase en passant la Grande-Bretagne. Conway est dans la voiture ; il voudrait la conduire, mais il tient encore plus à y rester. Conway, c’est la précaution sans la prévoyance. Lord Camden tient sous ses pieds les Loïs de l’Angleterre, et son regard oblique se fixe sur un poignard : c’est le droit naturel, l’arme qui lui sert à tuer le droit constitutionnel. Shelburne tient du jésuite et du diable ; c’est un parfait Malagrida. Le commandant en chef Granby et le secrétaire de la guerre tirent chacun un des bouts d’une corde dont le nœud du milieu étrangle l’armée. Enfin ce lunatique qui brandit une béquille ou qui braille à travers une grille, c’est Chatham. Puis des réticences, des points, des lignes en blanc, laissent deviner lord Bute et la source secrète de son crédit, et quelques paroles, si obscures qu’elles cessent d’être piquantes, désignent confusément le roi. Mais ce lord Townshend lui-même, à qui l’on s’adresse ainsi, quel homme est-ce ? C’est un militaire ; mais est-il brave ? le fut-il en Amérique ? le fut-il en Allemagne ? Survient Moderator, qui combat un correspondant qui l’affirme, et discute la question avec un sang-froid très offensant. Il ne dit pas non, mais il dit encore moins oui. Puis le même écrivain (c’est du moins l’avis de son éditeur) conduit le nouveau lord-lieutenant, pour recevoir ses instructions, devant le conseil. Là, dans une scène de proverbe, les ministres opinent tous, chacun selon le caractère qui résulte du portrait tracé par le Corrége. on parle long-temps, on ne conclut pas, et Townshend, en définitive, part sans instructions. Il paraît qu’en effet il n’en eut aucune, et ceux qui ont approché du gouvernement savent bien que rien n’est plus difficile, comme aussi rien n’est plus rare, que de donner des instructions. C’est une chose dont on parle beaucoup, mais qu’on ne voit guère. Qui sait assez ce qu’il veut pour ordonner dans un avenir incertain ? Qui ? Celui qui aime le pouvoir pour en user, sorte d’ambitieux qui n’est pas commune.

Cette scène offre quelque intérêt, quoique la plaisanterie nous paraisse assez froide, parce qu’elle est, ainsi que la lettre des portraits du Corrége, dans un genre étranger au talent de Junius. Le burlesque ni même le comique ne lui allaient, et il n’y est guère revenu, si toutefois ces deux pièces sont de lui, car nous n’avons pour le croire d’autre raison que le témoignage de l’éditeur de 1813, ce qui ne surmonte pas tous nos doutes. Quoi qu’il en soit, ce proverbe produisit assez d’effet pour être imputé à Edmond Burke, qui, déjà connu par d’importans ouvrages, avait depuis un an débuté au parlement avec éclat. Un correspondant du journal riposta par une autre scène où il introduisait Burke lui-même offrant lâchement au ministère de trahir pour lui l’opposition. De là une réplique anonyme, où notre auteur, sans défendre précisément Burke (ce n’est guère son goût que de louer ni de défendre personne), réfute son contradicteur, maintient sa version, offre de prouver que Townshend est parti sans instructions, et montre cette certitude de son fait qui ne semble permise qu’aux gens bien informés et appelés par leur position sociale à puiser à la source même les nouvelles du monde politique. Ce qui est remarquable, c’est que moins de deux mois après, un correspondant, sous les initiales Y. Z., et qui est considéré par l’éditeur comme le même écrivain autrement désigné, adresse au journal un discours prononcé par Burke dans la chambre des communes, et dont le public parlait sans le connaître. Il faut savoir qu’à cette époque le parlement prenait à la lettre ce qu’on appelle les ordres permanens des deux chambres. Ces standing orders interdisent la présence des étrangers, et par conséquent toute publication des débats est à la rigueur une violation de privilège. Aussi n’était-il pas permis, en 1767, de rendre compte dans les journaux des discussions parlementaires. Lorsqu’on se hasardait à publier un discours prononcé dans ces assemblées toujours censées en comité secret, il fallait supprimer les noms propres, effacer tout ce qui désignait expressément l’auditoire, feindre le récit de quelque débat imaginaire où l’on aurait débité des harangues comme on en fait en rhétorique ou dans les conférences d’avocats. Le discours attribué ici à Burke fut bien prononcé à l’ouverture de la session de novembre 1767, du moins Almon l’a-t-il publié dans son recueil avec la restitution de certaines lacunes que la prudence avait prescrites au premier éditeur. Maintenant cette communication révélerait-elle que l’anonyme fût Burke lui-même ? Elle indiquerait tout au plus qu’il était membre du parlement. Les discours de ce temps que nous avons encore ont été pour la plupart conservés, non par leurs auteurs, mais par des auditeurs attentifs qui prenaient des notes en écoutant et saisissaient les paroles au vol. C’est ainsi généralement que les précieux fragmens de l’éloquence de Chatham sont parvenus à la postérité. D’ailleurs, pour beaucoup de raisons, Burke n’est pas Junius ; mais on les mettait tous deux au premier rang des écrivains, et il était tentant de les confondre.

Des affaires qui occupèrent à cette époque le gouvernement anglais, la plus difficile et la plus importante était assurément l’affaire d’Amérique. On a vu que l’acte du timbre avait excité de vifs mécontentemens de l’autre côté de l’Atlantique et provoqué des actes de résistance à la fois irritans et imprévus pour l’orgueil de la mère-patrie. Le ministère Rockingham, qui était un ministère de concession, avait bien rapporté l’acte du timbre, mais par un acte déclaratif, declaratory act, où le parlement affirmait son droit de taxer les colonies américaines. Il y avait donc transaction sur le fait et maintien du droit. Le grief constitutionnel existait, quoique le pouvoir eût cédé. De graves événemens avaient éclaté à New-York, à Boston ; la force militaire, en lutte avec la population, s’était trouvée parfois impuissante à la contenir. L’Angleterre, étonnée et indignée, ne pouvait ni pardonner ni comprendre cette résistance qu’elle imputait à une turbulence gratuite. Elle répondait à la fois par la menace et par le dédain, et restait dans ses moyens de répression fort au-dessous de la gravité d’un mal qui l’offensait sans l’alarmer. Le ministère du duc de Grafton partageait l’erreur générale. Lord Chatham, qui avait en principe beaucoup accordé aux Américains, trouvait désormais leurs plaintes aussi insensées que leur résistance, et conseillait d’opposer la fermeté à la mutinerie, sans cependant proportionner l’énergie des mesures à la difficulté de l’entreprise. On rejetait bien tout le mal sur George Grenville, auteur du bill du timbre ; mais, après l’avoir abrogé, on ne croyait, pas plus que le ministère précédent, qu’il y eût sagesse ou dignité à renoncer à la prérogative du parlement britannique, et l’état des finances exigeant la création de ressources nouvelles, le chancelier de l’échiquier, Charles Townshend, avait soumis à l’importation dans les colonies certains articles, tels que le verre, le papier, le thé, et proposé d’autres bills qui restreignaient les pouvoirs législatifs de l’état de New-York. Le parlement adopta ces propositions sans hésitation, sans difficulté, sans se douter le moins du monde des conséquences possibles de ces coups d’autorité. Personne en Angleterre, hormis peut-être lord Shelburne, ne paraissait apercevoir encore la gravité de la querelle et ne montrait un juste pressentiment de l’avenir. On regardait les actes de résistance des Américains comme les violences d’un homme ivre ; c’était la comparaison usitée, et elle indique assez que le gouvernement anglais entretenait toutes les illusions habituelles aux gouvernemens à la veille des révolutions.

Tel était, à cet égard, le préjugé national, que l’opposition, bien loin de s’y soustraire au moins par esprit de contradiction, le soutenait au contraire et le tournait contre le pouvoir, qu’elle accusait de mollesse et d’inconséquence. Grenville tonnait dans le parlement contre la pusillanimité du cabinet. Le correspondant du Public Advertiser répétait le même reproche, que ne justifiaient que trop les hésitations d’un ministère divisé. Dans plusieurs lettres plus réfléchies et plus mesurées que les précédentes, il fait remonter le blâme jusqu’à l’abandon de l’acte du timbre ; il défend avec force la politique et le caractère de Grenville, qu’il accuse les ministres d’avoir méconnu et trahi ; il dénonce avec indignation l’esprit d’indépendance qui s’est emparé des colonies, oppose leur ingratitude et leur turbulence aux illusions et à la faiblesse du gouvernement, et montre les ministres sans cesse ballottés entre un fond d’opinions faussement populaires qui les rendent indulgens pour toute apparence d’appel aux principes de la révolution, et leur orgueil de courtisans et de parlementaires, qui leur dissimule la gravité de la lutte et l’énergie de la résistance. Toute l’inconséquence d’une politique qui blesse et n’intimide pas, qui condamne sans réprimer et s’indigne plus qu’elle ne s’inquiète, est signalée avec une piquante sagacité, et cette fois le langage, plus sévère que caustique, est bien celui qui convient en de pareilles matières. Les suites à venir elles-mêmes des fautes du pouvoir sont aperçues ou du moins annoncées. Le besoin de les aggraver, plus peut-être qu’une pénétration particulière, conduit l’écrivain à prévoir la chance d’une séparation, et même la possibilité d’une guerre étrangère. L’alliance de la France et de l’Espagne dans la question américaine est prédite, et l’homme d’état commence à se montrer, dans ces lettres où n’avait encore percé que l’homme d’esprit qui suit, en critiquant, son humeur plus que sa raison.

On doit remarquer ici quelques lettres relatives à une mesure particulière qui intéressait aussi l’Amérique. Parmi les généraux qui s’étaient distingués dans cette contrée, on citait sir Jeffery Amherst. Pour récompense de ses services, le gouvernement de la Virginie lui avait été donné, avec l’assurance qu’il ne serait jamais forcé d’y résider. Cependant la présence d’un gouverneur y semblait nécessaire, quoique la mission ne parût pas égale à l’importance du titulaire. Son titre lui fut donc enlevé et transporté à lord Boutetort, un favori de la cour, endetté, déréglé, qui n’était ni administrateur ni militaire. Cette mesure fut prise avec si peu d’égards pour sir Jeffery Amherst, qu’il s’en montra justement offensé, et se démit du régiment qu’il commandait. À cette occasion, dix lettres au moins, souscrites de pseudonymes différens, parurent où la cause du brave général est plaidée avec beaucoup de chaleur. Ces lettres dénotent une connaissance parfaite de ses services et de ses sentimens, une indignation sympathique qui semble inspirée par l’amitié au moins autant que par la justice, et cet art qui sera bientôt admiré dans Junius, d’exagérer la gravité et d’envenimer les motifs d’une mesure particulière au point d’en faire un crime d’état. Au fond, la mesure avait été prise avec imprévoyance et brusquerie ; le favoritisme y était entré pour quelque chose, et elle blessa lord Chatham, dont elle contribua à déterminer la retraite. L’auteur des lettres où elle est discutée se rendit assurément, dans cette occasion, l’organe intelligent et fidèle du mécontentement d’une partie honorable de l’armée. Ses coups portèrent assez juste pour amener sur le terrain les amis du ministre des colonies, lord Hillsborough, et l’agresseur, lui attribuant les réponses de ses défenseurs, lui adressa ses répliques à lui-même et le combattit directement. C’est déjà la manière favorite de Junius.

Cependant le parlement atteignait son terme (mars 1768). Une élection générale approchait, lorsque Wilkes, qui ne pouvait plus supporter en France le fardeau de ses dettes, et qui n’avait plus rien à dépenser que sa popularité dans son pays, reparut dans les rues de Londres, au milieu des marques bruyantes de la faveur publique. Il venait se présenter aux suffrages de ses concitoyens. Il échoua dans la Cité, bien qu’il réunît 1247 voix ; mais à Brentford il triompha à une grande majorité dans l’élection du comté. Une émeute de joie célébra sa victoire.

Fort de ce premier succès, il alla devant la Cour du banc du roi, pour se faire relever du jugement de contumace qui pesait sur lui et obtenir l’annulation de l’acte qui le mettait hors la loi. Sa requête n’étant pas admise, on le conduisait en prison, lorsque la multitude, dételant ses chevaux, brisant sa voiture, l’emmena triomphant à travers la Cité jusque dans une maison de Spitalfields. Le soir, quand tout parut calmé, il se rendit lui-même à la geôle ; mais le lendemain ce fut un soulèvement général dans la ville. Il fallut envoyer des gardes à cheval pour défendre la prison, et, pendant quinze jours, de tumultueux rassemblemens entretinrent un désordre qui semblait un commencement de guerre civile. Le 10 mai, jour de l’ouverture du nouveau parlement, le peuple se répandit dans les rues, annonçant qu’il délivrerait le prisonnier et le conduirait de force à Westminster. La collision était inévitable ; on fit marcher des régimens écossais dont la présence et, disait-on, l’acharnement irritaient encore la populace. Un jeune homme inoffensif fut tué par un soldat, et son cadavre porté de rue en rue pour exciter la fureur publique. Le combat s’engagea, le feu des troupes fut assez meurtrier, et, quoique la nécessité de la défense justifiât l’emploi des armes de guerre, comme le peuple n’en avait pas, il appela cet engagement le massacre de Saint-George’s-Fields. Le parlement opposa à l’irritation populaire des adresses de loyauté, offrit son concours pour toutes les mesures nécessaires au rétablissement de l’ordre, rendit hommage aux magistrats qui l’avaient détendu, et lord Barrington, secrétaire de la guerre, adressa par écrit des remercîmens publics aux troupes qui avaient rempli le cruel devoir d’une répression sanglante. En même temps, la Cour du banc du roi releva Wilkes des incapacités qui résultaient de sa position de contumace, mais prononça contre lui une amende de 1,000 livres et un emprisonnement de vingt-deux mois, tant pour son journal que pour son poème licencieux. Quelques semaines après, un magistrat de Surrey et un soldat poursuivis pour meurtre après la journée de Saint-George’s Fields furent acquittés par le jury, et le soldat obtint même une récompense. C’est le moment où lord Chatham donna sa démission (14 octobre 1768). Depuis long-temps, il n’était ministre que de nom ; il pesait sur le cabinet et ne le fortifiait pas. En se retirant, il l’affaiblit encore ; mais il le mit à l’aise, et reconquit pour lui-même une indépendance dont l’état de ses forces et de sa santé, évidemment au-dessous des nécessités du gouvernement, lui permit d’user encore avec quelque profit pour sa gloire. Il avait perdu dans le pouvoir presque toute celle que dans le pouvoir il avait acquise. Il en retrouva dans l’opposition, car dans l’opposition il ne faut souvent que de l’éloquence.

Il évita cependant de paraître s’entendre avec Wilkes, ou même s’intéresser à sa cause ; mais il ménagea ses amis, et prit soin de ne s’associer par aucune approbation aux mesures prises contre lui. C’est à peu près de même que se conduisit à l’égard de Wilkes l’écrivain dont en ce moment nous recherchons l’histoire. Plus il semblait se rapprocher de lui par l’âcreté des critiques, par la violence des attaques, plus il s’attachait à le désavouer, à détester publiquement sa personne et ses actions. Il ne parle de lui qu’en termes méprisans, injurieux même ; mais c’est comme un passe-port pour juger avec sévérité les malencontreux remercîmens adressés au nom du roi aux soldats qui avaient tiré sur le peuple. Il accuse les ministres d’avoir eux-mêmes amené ces extrémités cruelles en ne prenant pas d’assez bonne heure de vigoureuses mesures. Cette indulgence est malignement attribuée à leurs liaisons antérieures avec Wilkes, et ces liaisons mêmes servent à motiver d’autres reproches, quand la rigueur succède à l’indulgence. Cette rigueur devient alors de la perfidie ; c’est l’odieux oubli des devoirs d’une ancienne amitié. Le duc de Grafton, lord Camden sont flétris dans leur caractère moral, comme de tristes exemples de cette passion du pouvoir qui foule aux pieds les engagemens du passé et ne recule pas même devant la trahison. En tout temps, l’opposition se servit beaucoup de Wilkes, quoiqu’elle l’ait rarement soutenu et souvent outragé.

Nous arrivons à l’époque où parut dans le Public Advertiser la première lettre de Junius, celle dont nous avons traduit un passage en commençant.


V.

Nous l’avons vu, la première lettre de Junius est un tableau général de l’état de la nation et du gouvernement. Quoiqu’elle ne brille ni par l’abondance des idées, ni par une forte argumentation, quoiqu’elle ne contienne que des allégations sans preuves et sans développement, elle fut fort remarquée, et dès l’abord elle posa Junius. Elle se distinguait des publications attribuées par l’éditeur à la même plume, et elle annonçait un nouvel ordre de compositions et comme une nouvelle phase du talent de l’auteur, que l’on croyait d’ailleurs lire pour la première fois. Ce qui frappe surtout dans cette lettre, c’est le ton d’autorité, et Junius le gardera jusque dans les excès d’une polémique injurieuse. Ce que les Anglais admirèrent surtout et ce qu’ils admirent encore, c’est le style médité d’un écrivain qui travaille sa diction jusque dans les emportemens de la colère. Aussi cette lettre de début, ce prologue éloquent ne passa-t-il point sans opposition. En faisant la revue des ministres, Junius avait rencontré et atteint le marquis de Granby, alors commandant général des forces et grand-maître de l’artillerie. Granby jouissait de la faveur publique. Son caractère facile et bienveillant, ses manières populaires, ses services distingués dans la guerre de sept ans, particulièrement à la journée de Minden, dont il n’avait pas tenu à lui que le succès ne fût encore plus complet et plus décidé, l’avaient rendu cher à la nation. Seul avec le chancelier lord Camden et sir Édouard Hawke, premier lord de l’amirauté, il représentait encore l’élément libéral qui était entré dans la formation du ministère ; mais c’était une raison pour lui reprocher d’en faire partie, et Junius l’avait traité avec une dureté dédaigneuse. Sir William Draper, cet officier lettré que nous avons déjà vu prendre la défense de lord Chatham, se chargea de celle de son ancien général. Dans une lettre à l’imprimeur du journal, il opposa des éloges à des critiques, sans y mêler beaucoup de raisons, mais sans épargner les outrages. Junius répondit, et l’on put dès-lors connaître sa manière de combattre. Il commence par attaquer brusquement, vivement, en affirmant sans prouver. On répond, il réplique ; mais alors, en motivant ses attaques, tout au moins en les mettant sous forme d’argument, il rend la critique plus forte et plus aiguë. Jamais il ne recule, jamais il ne désarme, jamais il n’atténue ce qu’il a dit une fois, et, quand il a frappé, il ne paraît jaloux que d’enfoncer le fer dans la plaie. Seulement, s’il craint les redites, s’il veut éviter la monotonie, s’il trouve que son argumentation s’use et faiblit, il se détourne et tombe, quand il peut, sur un nouvel adversaire. C’est ce qu’il fait cette fois en prenant à partie sir William Draper, en le contraignant personnellement à une défense assez pénible. Le brave chevalier du Bain ne manque ni d’esprit ni d’instruction ; mais ses lettres, écrites avec un peu de pédanterie, sont plus insultantes que péremptoires : on y aperçoit le sentiment cruel que dut éprouver tout antagoniste de Junius, le désespoir de ne pouvoir connaître son ennemi. L’obscurité dont il s’enveloppait pour lancer des traits mortels excitait à la fois le mépris et la colère. À son mâle langage, il semblait cependant difficile d’attribuer à la lâcheté du cœur la lâcheté de l’action ; on entrevoyait en lui ce qui, je crois, était vrai, une malveillance implacable qui sacrifiait jusqu’à la dignité personnelle au plaisir cruel de désoler ceux qu’il haïssait, et l’on espérait toujours et l’on essayait sans cesse et vainement de l’irriter par des injures, de le provoquer par des défis, de l’amener à se nommer, du moins à se trahir, ou bien enfin à se décrier par l’indignité de la conduite. Junius tient ferme, il ne donne point dans le piège ; il résiste à l’irritation de l’orgueil, aux scrupules du point d’honneur. Il tient trop à sa vengeance ; il reste fidèle au plan conçu dans les profondeurs d’une ame froidement passionnée, et sans doute il a dû la liberté, l’impunité, le succès de ses attaques, au mystère dans lequel il est demeuré plongé.

Les cinq lettres suivantes sont adressées au duc de Grafton. Elles suffiraient pour caractériser l’auteur et même justifier sa réputation. Elles nous arrêteront un moment.

Auguste-Henri Fitzroy, duc de Grafton, d’une grande naissance, puisque les enfans naturels de rois illustrent leur race (il descendait d’un fils de Charles II), était un jeune seigneur a donné à ses plaisirs, un des héros du Jockey-Club, mais un pur whig entré dans la vie politique sous les auspices de lord Chatham. Secrétaire d’état dans le ministère Rockingham, il en était sorti pour ouvrir l’accès du pouvoir à son illustre patron, qui, se confinant dans un rôle secondaire, l’avait choisi ou accepté pour chef nominal du cabinet formé en 1766. On devait s’attendre à y voir dominer la politique qui avait combattu celle de lord Bute et celle de George Grenville ; le contraire était arrivé. On pouvait s’en prendre à plusieurs causes. Que l’opposition se démente au pouvoir, le fait est trop commun pour qu’on doive toujours l’imputer à de honteuses faiblesses. Chaque situation a ses conditions ; le pouvoir a les siennes, qu’il est malaisé de ne pas prendre pour des nécessités, et auxquelles les plus fermes esprits ne se soustraient jamais entièrement. La plus grande des difficultés, et elle est souvent insurmontable, est de gouverner sans trop céder au parti qui fait profession d’aimer et qui a l’habitude d’appuyer le gouvernement. Il est rare que l’on puisse le remplacer tout entier par l’opposition subitement transportée de l’agression à la défensive. L’art suprême est de choisir et d’allier dans une juste mesure les vues nouvelles du réformateur aux traditions permanentes du conservateur. La plupart échouent sur cet écueil. Le secret de l’éviter est en France à trouver encore. On a été plus heureux ou plus habile en Angleterre ; mais ce n’est pas sous l’administration du duc de Grafton. Pour être juste, il faut ajouter que lord Chatham avait témérairement et négligemment composé son ministère. Ne comptant que sur lui-même, peu propre à se servir des hommes, dédaignant et de les employer et de les craindre, il s’était mis de son plein gré en minorité dans le cabinet. Entouré d’ennemis puissans, whigs ou tories, il avait bientôt aperçu la faiblesse de la combinaison. Son ascendant personnel pouvait y remédier, mais il lui aurait fallu la plénitude de ses forces et un autre point d’appui que la chambre des pairs. Claquemuré par la goutte à Hayes, à Bath, à Burton-Pynsent, il tomba dans une incapacité d’agir dont la cause, dont la durée irritait et affaiblissait ses nerfs et son esprit, au point qu’il courut d’étranges bruits sur sa raison. Il espéra long-temps tout effacer, tout racheter quelque jour par un coup d’éclat ; mais, en attendant, le ministère, abandonné sans guide, se divisait, s’abaissait, et tombait sous l’influence de l’intrigue et de la cour. Le duc de Grafton, plus vain qu’ambitieux, d’un esprit vif et léger, sans étendue ni fixité, souvent entraîné par la prévention et le caprice, ne savait ni recevoir, ni donner, ni maintenir une direction. Humilié de la faiblesse de son administration, il cherchait sans cesse à la fortifier par des négociations diverses, par des alliances contradictoires, et il venait de se rapprocher du duc de Bedford, compromis à la suite de lord Bute. Des places dans le cabinet avaient payé les frais de cette alliance nouvelle. Depuis que Conway avait cessé d’être secrétaire d’état, depuis que Chatham et Shelburne, en se retirant, avaient comme déclaré le changement de la politique, Camden, Hawke, Granby, n’étaient plus suffisans pour conserver au cabinet un peu de sa couleur primitive. En présence des accusations formidables que, par un tel abandon de ses amis, bravait le duc de Grafton, en présence d’un mouvement d’opinion populaire plus formidable encore, il lui fallait bien, au risque de démentir tous ses antécédens, tendre à l’excès les ressorts du gouvernement, résister à outrance, rallier toutes les influences de la cour, de l’intrigue, de la corruption, et s’exposer ainsi au reproche bien ou mal fondé de plier sous le patronage clandestin de lord Bute. Quelle matière à l’indignation et à l’éloquence de Junius ! quelle proie tombait vivante dans ses cruelles mains !

Il faudrait abuser des citations pour faire connaître la guerre terrible qu’il engagea contre le premier ministre. Il n’épargne rien, ni sa conduite, ni son esprit, ni son cœur, ni son caractère, ni ses mœurs. Un seul fragment montrera à quelles extrémités il porte la violence de ses invectives.


« Le caractère de ceux qui sont réputés les ancêtres de certains hommes a rendu possible à leurs descendans d’atteindre sans dégénérer aux extrémités du vice. Ceux de votre grâce, par exemple, n’ont laissé aucun exemple embarrassant de vertu même à leur légitime postérité, et vous pouvez vous donner le plaisir de contempler derrière vous une illustre généalogie dans laquelle les annales héraldiques n’ont point conservé mention d’une seule bonne qualité qui pût vous humilier ou vous faire affront. Vous avez de meilleures preuves de votre descendance, mylord, que les registres des mariages ou quelque importun héritage de réputation. Il est des traits héréditaires de caractère qui peuvent distinguer une famille aussi clairement que les signes les plus noirs de la figure humaine. Charles Ier vécut et mourut hypocrite. Charles II était un hypocrite d’une autre espèce, et il aurait dû mourir sur le même échafaud. À la distance d’un siècle, nous voyons leurs différens caractères heureusement revivre et s’unir dans votre grâce. Maussade et sévère sans religion, roué sans gaieté, vous menez la vie de Charles II, sans être un aimable compagnon, et, autant que j’en puis connaître, vous pouvez mourir de la mort de son père sans la réputation d’un martyr. »


Nous ne citons point ce passage comme un des meilleurs de l’auteur, mais comme un exemple de ses emportemens. Il n’est pas plus modéré lorsqu’il abandonne un moment le premier ministre pour se jeter sur le duc de Bedford. Sa lettre à ce dernier est un de ses chefs-d’œuvre, non pour la mesure et l’équité, mais pour la fermeté et la hauteur, pour la force du langage et l’habileté de la composition. Le duc de Bedford, héritier du nom de la plus grande famille qu’ait héréditairement illustrée l’amour de la liberté, était puissant par son rang, sa fortune, sa clientelle. On louait son caractère privé, ses mœurs simples, son goût pour les travaux des champs, sa fidélité pour ses amis. Son expérience parlementaire ajoutait à son influence. Whig décidé, mais jaloux, violent, obstiné, sans talens personnels et d’une intelligence ordinaire, il était entouré de quelques amis politiques qui, prétendant former un parti intermédiaire, se faisaient plus ménager qu’estimer, et savaient mieux enrayer que conduire. Depuis que le duc de Bedford avait négocié la paix de Paris, si vivement reprochée à lord Bute, sa popularité était compromise, et le duc de Grafton, en se jetant dans ses bras, ajoutait à toutes ses légèretés le scandale d’une apostasie. « Vous aurez, lui écrivait Junius en terminant une de ses sanglantes épîtres, vous aurez vécu sans vertu et vous mourrez sans repentir. » Cependant Bedford était si puissant et en somme si considéré, que l’on put craindre un moment sa vengeance, et l’éditeur du journal se crut menacé d’un procès. « Que les amis du duc de Bedford gardent cet humble silence qui convient à leur situation. Ils devraient se souvenir qu’il y a encore des faits en réserve qui feraient frissonner la nature humaine ; je serai compris par ceux que cela concerne, quand je dirai que ces faits vont plus loin que le duc lui-même. » Et dans un billet particulier adressé à Woodfall : « Quant à vous, c’est une opinion évidente pour moi que vous n’avez rien à craindre du duc de Bedford. Je lui réserve certaines choses pour le tenir en respect, au cas où il songerait à vous mener devant la chambre des lords. Je suis assuré de pouvoir le menacer en particulier d’une attaque qui le ferait trembler jusque dans son tombeau. »

Ces menaces mystérieuses contiennent sans doute quelque allusion aux bruits infâmes qui avaient couru lors de la paix de Paris. Cette paix trop glorieuse sans doute, la France le sait, mais qui avait laissé l’œuvre de Chatham inachevée, ne put jamais être acceptée par l’opinion comme la transaction gratuite de la prudence ou de la faiblesse ; on y voulut voir un odieux marché où la princesse de Galles et lord Bute avaient vendu leur patrie. Bedford lui-même revint de France avec une réputation ternie, et atteint d’une de ces accusations que la crédulité de l’esprit de parti accueille et propage avec une facilité criminelle. C’est sans doute de quelque révélation de ce genre que le menace la sombre malveillance de Junius, et ses insinuations célèbres ont, de nos jours encore, donné naissance aux apologies des descendans de l’illustre maison de Russell.

Cette polémique, on en conviendra, dépasse de beaucoup celle à laquelle les excès même de notre presse ont pu nous habituer. Dieu nous garde de la justifier le moins du monde ; on l’expliquerait peut-être en comparant la société anglaise avec la république romaine. Pour trouver quelque chose qui rappelle Junius, il faut, en effet, remonter aux philippiques de Cicéron. Sans doute les vices et les passions d’une grande aristocratie peuvent toujours encourir et mériter les sévérités du moraliste ; mais Junius, il le dit lui-même, ne faisait de morale qu’avec un but politique, et les torts du gouvernement ne légitimaient pas un aussi grand déploiement d’indignation. point de système, point d’union, nulle habileté, nulle prévoyance ; le décousu, l’incohérence, l’intrigue, la corruption : sur tous ces points, la critique, la satire même était permise. Il faut ajouter qu’au milieu des orages que soulevaient les fautes des ministres, entourés de dangers, assaillis par la révolte en Amérique, en Irlande, à Londres, ils étaient quelquefois entraînés à la violence dans la répression, ils faisaient plier la liberté du citoyen devant la prérogative royale, surtout devant la prérogative parlementaire. En un mot, il y avait tendance à l’usurpation, et une forte résistance constitutionnelle était de saison ; mais les orages qu’elle soulevait étaient de ceux que le vaisseau pouvait supporter sans se briser. L’Angleterre agitée offrait aux yeux ce spectacle qu’en un autre sens admirait le poète :

Suave mari magno turbantibus æquora ventis, etc.

La tempête est belle à voir, moins belle que le vaisseau qui lui résiste et qui triomphe de ses coups. De toutes les circonstances où le ministère parut menacer les principes constitutionnels, la longue affaire de Wilkes est celle où il se compromit et s’égara le plus. Nous avons laissé le démagogue condamné à l’amende et à la prison, mais élu membre du parlement pour Middlesex. Dans une première et courte session (mai 1768), la chambre des communes avait ajourné toute discussion à son sujet. Lorsqu’elle se réunit le 8 novembre, des motions successives la forcèrent à s’occuper de lui. Presque toutes les questions furent gagnées par ses adversaires, et enfin, le 2 février 1769, on décida que son expulsion pour libelle séditieux et licencieux le rendait indigne de siéger en parlement ; son élection fut annulée par une majorité de 228 voix contre 102. Le mois suivant, il fut réélu, et pour la troisième fois expulsé. Comme la résistance des électeurs du comté était invincible, on imagina de lui susciter un concurrent. Un Irlandais peu estimé, le colonel Luttrell, donna sa démission de membre des communes, et vint se présenter à Brentford, où se faisait l’élection de Middlesex. Il obtint 290 suffrages, tandis que Wilkes en réunit 1143, et la chambre eut le courage d’annuler l’élection du second et d’admettre le premier comme membre dûment élu par le comté (8 mai 1769). Cette énormité ne passa qu’à la majorité de 197 contre 143 votans ; mais elle dénotait à quel point il y avait dans la chambre et le cabinet parti pris d’arbitraire. Elle trouva cependant des orateurs d’un grand poids pour la défendre ; on comprend que Junius ne fut pas des derniers à l’attaquer. Les nombreux incidens de la longue campagne parlementaire dirigée contre Wilkes, les mesures de répression prises contre ses adhérens, les procès intentés, les causes gagnées ou perdues, les absolutions, les condamnations, les grâces, tout devint matière d’examen et d’accusation. Dans une suite de lettres consacrées à cette discussion inépuisable, rude justice est faite des sophismes que le pouvoir mettait au service d’une détestable cause. Les légistes qui s’étaient chargés de les inventer, et parmi eux on regrette de rencontrer Blackstone, l’auteur du célèbre commentaire sur les Loïs anglaises, passèrent tour à tour par les étreintes mortelles d’une puissante dialectique, et l’acte insolent d’une assemblée représentative qui élit elle-même un de ses membres et le demande à la minorité des électeurs devint le grief fondamental de l’opposition et le fait dominant de la situation intérieure. La chambre des lords elle-même fut plus d’une fois appelée à juger ce triste précédent, et refusa de le blâmer, mais sans pouvoir éviter de l’entendre librement discuter. Pendant treize ans, les motions se succédèrent de session en session pour obtenir de la chambre des communes la rétractation ou tout au moins la condamnation indirecte d’une décision monstrueuse. Cet effort persévérant ne devait triompher qu’en 1782. Que fallait-il donc faire, alors que la cause de la vérité constitutionnelle avait tous les pouvoirs contre elle, alors que, servie et compromise par les tumultes de la cité, elle rencontrait pour ennemie une majorité forte et résolue ? Un seul recours restait. Il fallait en appeler du parlement au peuple. Le dernier espoir était dans de nouvelles élections ; mais la chambre venait d’être élue, et ce n’est pas à elle qu’on pouvait demander de se dissoudre. Ceci conduisit à un procédé d’opposition ou d’agitation qui, sous plusieurs rapports, ne paraît pas irréprochable. Il fallut se retourner du côté du roi, et lui demander la dissolution du parlement. C’était sans doute invoquer l’exercice d’une prérogative toute constitutionnelle, mais c’était témoigner moins de confiance au parlement qu’à la couronne, et distinguer le roi de ses ministres pour l’inviter à déployer contre eux sa force propre et sa volonté personnelle. Sous ce prétexte, il est vrai, il devenait facile de produire ses griefs, d’accuser hautement la chambre et l’administration, et même. en prenant les formes affectées du respect et de la loyauté, de faire entendre au roi de dures vérités ou de cruels reproches. L’arme était trop commode à manier pour que l’opinion populaire manquât de s’en saisir, et Junius, le 10 décembre 1769, écrivit la lettre qui commence ainsi :


« Lorsque les plaintes d’un brave et puissant peuple augmentent visiblement en proportion des injures qu’il a souffertes, lorsqu’au lieu de se plonger dans la soumission on s’est élevé jusqu’à la résistance, le temps doit arriver bientôt où il faut que toute considération secondaire le cède à la sécurité du souverain et à la sûreté générale de l’état. Il y a un moment de difficulté et de danger où la flatterie et le mensonge ne peuvent plus tromper long-temps, et où la simplicité elle-même cesse de pouvoir être égarée. Supposons que ce moment soit arrivé ; supposons un prince gracieux, bien intentionné, qui comprend enfin ses grands devoirs envers son peuple et la disgrâce de sa propre situation : il regarde autour de lui pour trouver assistance et ne demande pas un conseil, mais le moyen de satisfaire les vœux et d’assurer le bonheur de ses sujets. En de telles circonstances, ce peut être matière de curieuse spéculation que de considérer dans quels termes un honnête homme, s’il avait la permission d’approcher le roi, s’adresserait à son souverain. Imaginez, peu importe l’invraisemblance, que le premier préjugé contre ses intentions est écarté, que les difficultés d’étiquette d’une audience sont surmontées, qu’il se sent animé des plus purs et plus honorables sentimens d’affection pour son roi et son pays, et que le grand personnage à qui il s’adresse a assez de cœur pour lui ordonner de parler librement et assez d’intelligence pour l’écouter avec attention, ignorant la vaine impertinence des formes, il exprime ses sentimens avec fermeté et dignité, mais non sans respect. »


Le discours que Junius adresse au roi, à la faveur de cette fiction. est un résumé de toutes les plaintes de l’opposition, présentées cette fois sans violence, mais avec fermeté. Les formes du respect sont observées, les formes seulement, car plus d’un reproche amer, plus d’une insinuation blessante est dissimulée par l’apparente généralité de certaines réflexions et couverte par la gravité et la dignité du langage. Voici la fin de cette lettre célèbre :


« Sans consulter votre ministère, convoquez votre conseil tout entier. Montrez au public que vous pouvez décider et agir par vous-même. Allez à votre peuple, mettez de côté les misérables formalités de la royauté, et parlez à vos sujets avec le courage d’un homme et dans le langage d’un galant homme. Dites-leur que vous avez été fatalement trompé. Cet aveu ne sera pas un abaissement, mais un honneur pour votre intelligence. Dites-lui que vous êtes déterminé à écarter toute cause de plainte contre votre gouvernement, que vous ne donnerez votre confiance à aucun homme qui n’aura pas celle de vos sujets, et que c’est à ceux-ci que vous laissez le soin de décider, par leur conduite dans une future élection, si réellement c’est ou ce n’est pas le sentiment général de la nation que ses droits ont été arbitrairement usurpés par la présente Chambre des communes et la constitution trahie. Ils feront alors justice à leurs représentans et à eux-mêmes.

« Ces sentimens, sire, et le style dans lequel ils sont exprimés, peuvent paraître offensans, peut-être parce qu’ils sont nouveaux pour vous. Accoutumé au langage des courtisans, vous mesurez leurs affections par la véhémence de leurs expressions, et, lorsqu’ils se bornent à vous louer indirectement, vous admirez leur sincérité. Mais ce n’est pas le moment de jouer avec votre fortune. Ils vous trompent, sire, ceux qui vous disent que vous avez beaucoup d’amis dont l’affection se fonde sur un principe d’attachement personnel. Le premier fondement de l’amitié n’est pas le pouvoir d’accorder des bienfaits, mais l’égalité qui fait qu’après les avoir reçus on peut les rendre. La fortune, qui a fait de vous un roi, vous a interdit d’avoir un ami. C’est une loi de la nature qui ne peut être violée avec impunité. Le prince abusé qui cherche l’amitié trouve un favori, et, dans ce favori, la ruine de ses affaires.

« Le peuple de l’Angleterre est loyal envers la maison d’Hanovre, non par une vaine préférence donnée à une famille sur une autre, mais par la conviction que l’établissement de cette famille était nécessaire au soutien de ses libertés civiles et religieuses. C’est là, sire, un principe d’allégeance, à la fois solide et raisonnable, fait pour être adopté par des Anglais, et bien digne des encouragemens de votre majesté. Nous ne pouvons être plus long-temps abusés par des distinctions nominales. Le nom des Stuarts en lui-même n’est que méprisable ; armés de l’autorité souveraine, leurs principes sont redoutables. Le prince qui imite leur conduite devrait être averti par leur exemple ; et tandis, qu’il s’enorgueillit dans la sécurité de son titre à la couronne, il devrait se rappeler que ce qui a été gagné par une révolution peut être perdu par une autre. »


Cette lettre produisit la sensation la plus vive, et chacun se demanda si une telle audace devait rester impunie. L’exemple en était contagieux. Junius réussit à propager l’idée de recourir au roi, et, en lui dénonçant ministère et parlement, de le mettre en demeure de satisfaire l’opinion publique. Ainsi la responsabilité de tous les pouvoirs retombait sur sa tête. William Beckford, un grand ami de lord Chatham, puissant dans la ville par son immense fortune, par l’indépendance de son caractère et de ses opinions, était lord-maire et se servait hardiment de son influence pour entretenir, pour attiser le feu de la guerre entre le pouvoir et l’opinion. La cité de Londres, celle de Westminster, le comté de Middlesex, avaient demandé au roi la dissolution du parlement, en se fondant sur l’expulsion de Wilkes par la chambre des communes. Leurs pétitions n’avaient pas été gracieusement reçues. Sur la proposition de Beckford, une remontrance fut délibérée par le conseil communal de la Cité, et, comme le droit de cette puissante corporation était de communiquer directement avec la personne royale, les sheriffs de Londres, après quelques difficultés, furent introduits devant le monarque et lui remirent cette humble adresse, où son devoir lui était dicté en termes très nets, et que le roi, dans sa réponse, qualifia d’irrespectueuse pour lui, d’injurieuse pour son parlement, d’inconciliable avec les principes de la constitution (14 mars 1770). Cette réponse ne fit que provoquer une nouvelle adresse, qui fut reçue de semblable manière (23 mai), et le lord-maire fit de vive voix au roi lui-même une réplique célèbre qu’on peut lire encore à Guildhall, gravée au-dessous de la statue érigée aux frais de la Cité en l’honneur de Beckford, qui mourut peu de temps après. D’autres villes, d’autres corporations imitèrent ces manifestations. Au-dessus même de la clameur populaire, la grande voix de Chatham se faisait entendre : il prenait sous sa protection les droits des électeurs, ceux de l’élu, ceux de la Cité ; il criait à la constitution violée, au favoritisme triomphant ; il prononçait ces fameuses paroles : « Je vois derrière le trône quelque chose de plus grand que le roi lui-même. » Le ministère n’avait pu résister à de si fortes épreuves. Lord Camden, resté chancelier en continuant de professer les principes de Chatham, n’avait pas craint de condamner, assis sur les sacs de laine de la chambre des lords, les procédés de celle des communes comme arbitraires et tyranniques, et d’engager un débat sur ce point avec lord Mansfield, son adversaire en politique et son rival en doctrine, l’habile et flexible jurisconsulte de la couronne. Le grand sceau avait été enlevé à lord Camden ; mais son héritage parut, dans ces orageuses circonstances, si difficile à prendre, que Charles Yorke, après l’avoir un moment accepté, se tua de désespoir. Le grand sceau fut provisoirement confié à trois commissaires. La retraite du populaire lord Granby suivit de près celle de lord Camden. Ce dernier coup acheva de porter le trouble dans l’ame mobile du duc de Grafton. Au milieu de ses anxiétés politiques, les attaques de Junius le jetaient dans une sorte de désespoir. La situation devenait évidemment trop forte pour lui, et il prit la subite résolution de se retirer. Le chancelier de l’échiquier, lord North, devint le chef du cabinet (28 janvier 1770). Junius poursuivit l’un dans sa retraite et attaqua l’autre dans sa nouvelle grandeur. La fuite de l’ennemi ne le désarmait pas ; le pouvoir naissant ne le trouvait pas moins hostile ni menaçant. Il écrivait au duc de Grafton (14 février) : « Si j’étais votre ennemi personnel, j’aurais pitié de vous et je vous pardonnerais. Vous avez à la compassion tout le droit qui peut naître du malheur et de la détresse. La condition où vous êtes réduit désarmerait le ressentiment d’un ennemi privé, et ne laisserait au cœur le plus vindicatif qu’une consolation, c’est que l’état où vous êtes abaisserait la dignité de la vengeance. Mais, dans la relation qui vous lie à ce pays, vous n’avez aucun titre à l’indulgence, et si j’avais suivi les inspirations de ma propre pensée, jamais je ne vous aurais accordé le répit d’un moment. Dans votre caractère public, vous avez fait injure à tout sujet de cet empire, et quoiqu’un individu ne soit pas autorisé à pardonner les injures faites à la société, il est appelé à soutenir sa part du public ressentiment. Toutefois, je me suis soumis au jugement d’hommes plus modérés, peut-être plus candides que moi. Pour mon compte, je ne prétends pas comprendre ces formes prudentes du décorum, ces élégantes règles de délicatesse que quelques hommes s’efforcent d’unir avec la conduite des plus grandes et plus hasardeuses affaires. Engagé dans la défense d’une honorable cause, je prendrais un parti décisif ; je dédaignerais de me ménager une retraite future, ou de garder des ménagemens avec un homme qui ne conserve aucune mesure avec le public. Ni l’abjecte concession de déserter son poste à l’heure du danger, ni même le bouclier sacré de la couardise, ne le devraient protéger. Je le poursuivrais toute la vie, et j’épuiserais jusqu’au dernier effort de mes facultés pour conserver la périssable infamie de son nom et pour le rendre immortel. »

À ce moment de sa correspondance, Junius commençait à chercher son point d’appui dans l’opinion de ces magistrats de la Cité qui faisaient de son conseil une chambre des communes supplémentaire. Les adresses et les remontrances de la ville, la conduite de Beckford, celle des sheriffs et des aldermen, l’accueil dédaigneux ou sévère fait par la couronne à des manifestations embarrassantes, tels sont les thèmes des lettres suivantes. L’auteur était bien pour quelque chose dans ce mouvement d’opposition qui s’attaquait au roi lui-même en invoquant sa prérogative, et le compromettait personnellement en implorant sa sagesse. Le ministère de lord North, il faut en convenir, médiocrement heureux dans ses plans et dans ses mesures, était comme son chef ; il manquait de ressources et d’éclat, mais non de fermeté ni de sang-froid. Il prit son parti, et la lettre de Junius au roi fut déférée à la justice. C’est le 13 juin 1770 que l’imprimeur Woodfall comparut devant la Cour du banc du roi. C’est dans ce procès célèbre que lord Mansfield, qui la présidait, soutint avec le plus de force cette doctrine long-temps chère aux jurisconsultes de la couronne, qu’en matière de presse le jury ne devait connaître que du fait de l’impression et de la publication, non du caractère de l’écrit imprimé et publié. Il réussit trop bien dans sa thèse, et le verdict obtenu portait : « Coupable du fait d’imprimer et de publier seulement. » C’était dire que l’accusé n’était pas coupable d’autre chose. D’une telle déclaration il était difficile de tirer une condamnation quelconque, et le tribunal embarrassé ne prononça pas. La question et l’affaire furent ajournées. Pendant quelques mois, Junius s’était tenu sur la réserve ; il craignait sans doute d’aggraver le sort de son imprimeur, dont les dangers le touchaient. C’était sous d’autres pseudonymes qu’il envoyait au journal quelques lettres d’une polémique courante, lorsqu’enfin il se résolut à un coup d’éclat, et il fit paraître sa lettre à lord Mansfield, 14 novembre 1770. « L’apparition de cette lettre, lui dit-il, attirera la curiosité du public et commandera même l’attention de votre seigneurie. » C’est une de celles, en effet, qu’on a le plus citées, et elle doit l’être encore, quoique consacrée en majeure partie à la discussion d’un point de droit ; mais c’est la question célèbre de la compétence du jury en matière de libelles, question dont la solution décidait de la liberté de la presse. C’est alors qu’elle commença à devenir le sujet d’un débat grave et long, et elle demeura discutée et incertaine jusqu’aux plaidoyers d’Erskine et au bill de Fox (1791).

Mais, au temps même où cette controverse s’éleva, lord Mansfield ne parvint pas à faire pleinement triompher sa doctrine. Elle fut bien admise en droit par le banc du roi, mais elle ne fut pas appliquée à Woodfall, qui, poursuivi sur de nouveaux frais, échappa par un incident à toute condamnation. Lord Mansfield essaya de faire prononcer la chambre des lords dans le sens de son opinion, mais il s’arrêta tout court dans son entreprise. Après avoir paru soulever la question, il resta muet devant un défi de lord Camden, qui le somma de la discuter, et il n’osa répondre à une dédaigneuse réfutation de lord Chatham.

William Murray, lord Mansfield, est resté au premier rang des grands jurisconsultes de l’Angleterre. Son talent de discussion, sa capacité pour les affaires en pouvait faire un homme d’état ; son caractère en ordonnait autrement. S’il eut parfois le rôle et l’importance d’un ministre, jamais il ne voulut sortir définitivement de la carrière judiciaire ; il resta jusqu’à la fin chef de justice de la Cour du banc du roi et l’avocat consultant du pouvoir. Sa prudence un peu craintive, un peu intéressée, l’attacha invariablement à une position secondaire, où il était le premier. Lord Brougham l’a défendu avec succès de beaucoup d’accusations exagérées ou fausses. Comme magistrat, il eut toute la probité compatible avec une ame faible, un caractère timide, un esprit subtil. Un Écossais et un légiste pouvait difficilement se recommander par ces doctrines politiques, chères aux amis de la liberté. « Par principe, Murray est un tyran, » disait Walpole. Il resta du moins fidèle aux principes de la loi anglaise, autant que le lui permit cette flexibilité sophistique que de grandes intelligences contractent quelquefois dans la pratique exclusive de la jurisprudence.

Mais Junius ne s’arrête pas à ces distinctions équitables : il n’y a pas de nuance pour lui ; il frappe sans mesure. Chez les adversaires qu’il se donne, tout est trahison, tout est bassesse, tout est infamie. Il n’épargne aucun de ces mots à lord Mansfield, et son aversion pour lui se complique encore de sa haine pour les Écossais. Dans sa bouche, comme dans la langue des préjugés du temps, le nom d’Écossais est une injure, et il le jette à la face de William Murray avec autant de certitude de l’en accabler que lorsqu’il outrage du même nom lord Bute, ou rappelle au duc de Grafton qu’il vient des Stuarts et que les Stuarts viennent d’Écosse. Sa polémique contre le premier juge de la Cour du banc du roi remplit une bonne part du reste de la collection de ses lettres, et elle est intéressante, quoiqu’elle abonde en discussions un peu techniques sur des points de droit et sur des procédés judiciaires. Dans ces matières, les jurisconsultes, et parmi eux lord Brougham et lord Campbell, ont pu contester l’exacte compétence et la sûreté d’érudition de Junius ; mais il est impossible de méconnaître la clarté, la flexibilité et la force de son argumentation.

Il deviendrait fastidieux d’énumérer les autres questions qu’il touche en passant et ses retours offensifs contre le duc de Grafton, qui, après un intervalle de quinze mois, rentra dans le ministère de lord North avec le titre de lord du sceau privé (juin 1771), et qui fut aussitôt salué par une lettre virulente que Junius avoue avoir travaillée avec le plus grand soin. « Si je me suis trompé dans mon jugement sur ce papier, dit-il, je n’écrirai plus. » Il écrivit encore, et fut surtout occupé des divisions qui s’élevèrent bientôt dans la Cité, et qui affaiblirent sensiblement l’opposition. Wilkes avait été élu alderman, puis sheriff ; il aspirait à devenir lord-maire. Sa popularité qui faisait des jaloux, son caractère qui faisait des mécontens, ou son manque radical de considération qui compromettait son influence, lui suscitèrent d’orageuses résistances. Le célèbre Horne Tooke, qui était républicain (Wilkes ne l’était pas), rompit avec lui, et lui fit la guerre. Un alderman très estimé, John Sawbridge, membre distingué du parlement et qui passait aussi pour républicain, quoique fort attaché à lord Chatham, avait ses amis, son parti, son ambition. Une société s’était formée sous le nom de société des défenseurs du bill des droits ; elle eut ses imprudences et ses divisions. Les pétitions pour la dissolution de la chambre élective avaient conduit à des idées de réforme parlementaire. Sur cette question encore neuve, il y eut divergence d’idées et de projets. Junius se jeta dans ces controverses aujourd’hui oubliées. Il s’était, vers ce temps, rapproché de Wilkes, avec lequel, sans se faire connaître, il entretint quelques correspondances privées. Il voulut le conseiller ; il le combattit dans son opposition à la presse des matelots. Il le soutint dans une querelle avec Horne Tooke, contre lequel il engagea lui-même sa discussion la moins heureuse. Il désapprouva plus d’une fois la société du bill des droits, réduisit ses idées de réforme à l’institution des parlemens triennaux, et entreprit d’amener Wilkes à céder ses prétentions au titre de lord-maire à Sawbridge, qui devint dans la chambre des communes le promoteur périodique de cette idée de la triennalité parlementaire. Il réussit incomplètement dans ces diverses tentatives, et c’est de cette époque que la puissance extérieure de l’opposition parut décliner, et le ministère s’affermir. Il faudrait entrer dans trop de détails pour rendre intéressante l’analyse de cette fin de la correspondance de Junius, laquelle se termine, le 21 janvier 1772, par une lettre à lord Camden, pour l’exciter à relever contre lord Mansfield la question des droits du jury dans les affaires de presse.

Mais, dès l’année 1769, Junius avait conçu un dessein qui l’occupa bientôt tout entier. Il songea, excité par son imprimeur, à publier en un corps d’ouvrage le recueil de ses lettres, et il donna beaucoup de soins à cette édition, qu’il compléta par une dédicace, une préface et quelques notes. L’ouvrage, qui parut le 3 mars 1772, est dédié à la nation anglaise. C’est dans cette épître qu’il promet à son livre, à cause seulement des principes qu’il renferme, un regard de la postérité ; mais il se défend de toute vanité, « car, ajoute-t-il, je suis seul dépositaire de mon secret, et il périra avec moi. »

La préface est une défense de la liberté de la presse : la portée de cette liberté tutélaire, la protection qui lui est due, sa puissance, qui contiendrait le despotisme lui-même, si elle pouvait exister sous le despotisme, la plénitude de juridiction des jurés auxquels la loi attribue le droit d’en connaître, toutes ces vérités, désormais familières aux pays libres et encore imparfaitement comprises à l’époque où Junius écrivait, sont établies une dernière fois. On peut dire que c’est de ce temps que date la vraie doctrine de la liberté de la presse, telle qu’elle est professée et pratiquée en Angleterre, et telle que tous les esprits fermes la conçoivent encore en France, même depuis que la révolution de 1848 a porté une si rude atteinte aux principes de la liberté.

Il nous semble que Junius n’a réussi qu’à cela. Comme tentative politique, sa correspondance n’a rien produit. Lorsqu’il a quitté l’arène, il n’avait, sur aucun point, remporté la victoire. Wilkes était toujours exclu de la chambre des communes, et la délibération qui disposait de son siège en faveur du candidat de la minorité restait en pleine vigueur. En matière de privilège, le parlement n’avait rien rétracté, rien abandonné. La dissolution n’en était pas accordée, la réforme n’en était pas imminente, et la ville de Londres s’était épuisée en démonstrations bruyantes, qui avaient fini par altérer l’union et compromettre l’autorité de ses magistrats. Chatham, Rockingham, Shelburne, Grenville, Burke. se consumaient dans une opposition stérile, et lord North, appuyé par la cour, entouré des Grafton, des Mansfield, des Barrington, des Hillsborough, se maintenait fortement dans un pouvoir que seules les victoires des Américains devaient lui faire perdre dix ans plus tard. Il paraît que le découragement gagna Junius. Peut-être avait-il satisfait sa haine en désolant ses adversaires, et tenait-il faiblement à les perdre. Peut-être, content de son succès, sentait-il sa veine épuisée, et craignait-il d’user son talent et de compromettre sa renommée. Peut-être enfin sa sévérité défiante lui avait-elle aliéné même ses auxiliaires et ses cliens, et, las des affaires de ce monde, las des hommes de son temps, a-t-il renoncé à censurer des vices incorrigibles, à soutenir de faibles courages, à louer de chancelantes et suspectes vertus. Dans sa correspondance particulière avec son éditeur, il se montre dégoûté des gens et des choses. Les divisions du parti opposant dans la Cité paraissent surtout l’avoir tout-à-fait découragé : « Si je voyais, dit-il, quelque perspective de le rallier de nouveau, je serais tout prêt à continuer de travailler à la vigne. À quelque époque que M. Wilkes me puisse dire que cette union semble en vue, il entendra parler de moi (5 mars 1772). » Et il ajoute : « Quod si quis existimat me aut voluntate esse mutala, aut debilitata virtute, aut animo fracto, vehementer errat. Adieu. » Mais un an après, le 19 juin 1773, il écrivait à Woodfall, qui voulait le faire sortir de son silence: « Dans l’état présent des choses, si j’allais écrire encore, il faudrait que je fusse aussi stupide qu’un bœuf qui court en fureur à travers la Cité ou qu’un de vos sages aldermen. Je connais la cause et le public ; l’une et l’autre sont perdus. Je souffre pour l’honneur de ce pays, lorsque je vois qu’il ne s’y trouve pas dix hommes qui veuillent s’unir et se tenir ferme ensemble sur une seule question. Mais tout se ressemble, tout est vil et méprisable. »

Junius n’a donc contribué à déterminer aucun événement, à amener aucun résultat qui compte dans l’histoire de l’Angleterre. Il a passé à travers la politique comme un météore menaçant. et n’a laissé après lui qu’un souvenir. Mais, s’il n’a pas influé sur les faits, il aurait pu agir sur les idées, et mettre en circulation quelques théories qui datent de lui. Encore une fois, nous n’en connaissons aucune, à l’exception de sa défense des droits de la presse. Ses doctrines sur la prérogative, sur l’inviolabilité royale, sur l’indépendance du parlement, sur l’étendue et sur les limites de ses privilèges, n’offrent pas une irréprochable correction ; elles sont ordinairement mêlées à des vues de circonstance et à des controverses sur les précédens, toutes choses qui animent d’abord la discussion et qui plus tard la refroidissent : les faits passent plus vite que les idées. En tout, Junius n’est pas un grand publiciste. Aujourd’hui surtout, la science constitutionnelle n’ira pas chercher dans ses œuvres de vives lumières : il n’en sait guère plus en théorie que Delolme, qu’il cite d’ailleurs et qu’il admire ; mais il nous montre la constitution anglaise en action. Il nous enseigne, par son exemple, comment, dans un état libre, ceux qui s’opposent peuvent faire au pouvoir cette guerre de chicane qui est la vie de la liberté pratique, et comment l’ensemble des institutions est une suite de positions qu’il faut occuper et défendre tour à tour pour harceler ou fatiguer l’adversaire, et le faire tomber enfin, épuisé par des attaques journalières ou frappé mortellement dans une occasion bien choisie. L’Angleterre possédait alors tout ce qui devait en faire le modèle des pays libres. Ses droits généraux étaient reconnus en principe et consacrés par des précédens ; ses mœurs politiques étaient formées, du moins en ce qu’elles ont de viril et de résolu, car elles avaient beaucoup à gagner en pureté, en honnêteté. La corruption était alors ouvertement pratiquée, presque ouvertement professée. Non-seulement la vénalité électorale, mais la vénalité parlementaire avait passé en coutume, c’est-à-dire que l’on regardait la distribution des titres et des pensions comme une affaire de parti et comme un moyen licite et permanent de gouvernement. Junius lui-même en critique l’emploi dans de certains cas plutôt qu’il n’en attaque le principe. Un autre fait singulier, c’est que l’unité du ministère n’était pas alors rigoureusement exigée. Les membres d’un même cabinet votaient ouvertement, et même quelquefois parlaient les uns contre les autres, et l’extrême diversité des partis contraignait souvent à laisser subsister au sein du gouvernement une division qui lui ôtait beaucoup de sa force et l’exposait à toutes les influences de l’intrigue. Junius a vivement décrit les conséquences de cet état de choses, et peut-être a-t-il contribué aux changemens en mieux opérés depuis lors dans les idées et dans les habitudes de la politique.

C’est pourtant à la liberté de la presse qu’il a rendu les plus éclatans services. Elle existait assurément avant lui, mais elle lui a dû la position légale qu’elle occupe aujourd’hui, et il mérite, sous ce rapport, la reconnaissance de tout écrivain politique. C’est là tout. À l’exception du talent, qui est des plus remarquables, on ne voit pas ce qu’on pourrait imiter ou envier dans Junius. Le fond de ses idées morales vient de l’antiquité, et l’on reconnaît quelque chose de classique dans sa manière de sentir et de juger, ce qui peut littérairement offrir du piquant et de l’intérêt, mais s’accorde mal avec certains sentimens d’équité et de modération affectés au moins par le goût moderne. L’esprit démocratique, à qui sa rudesse ne déplairait pas, ne saurait s’accommoder de ses idées, qui sont toutes anglaises et peu en harmonie avec les nouveautés de ce temps-ci. S’il a soutenu que le roi, pour n’être pas responsable, n’était pas moralement inviolable, et que la presse pouvait discuter ses sentimens et ses actes, il n’en était pas moins partisan systématique de la monarchie limitée, et il prend soin de se distinguer des républicains, sur lesquels il s’appuie et que fréquentait Wilkes, sans se confondre avec eux. Junius n’est même qu’un réformiste très modéré. Il veut arrêter l’accroissement du pouvoir du parlement, l’abus de ses privilèges, le contenir par la loi et l’opinion, plus encore que le purifier dans son origine et le renouveler dans sa composition. Seulement il se déclare avec lord Chatham pour les parlemens triennaux ; mais il est si peu avancé dans ses plans de réforme électorale, qu’il conteste aux deux chambres le droit de supprimer les bourgs pourris, sur ce fondement que le constitué ne peut dépouiller ses constituans. L’omnipotence parlementaire lui paraît une formule de tyrannie. Il a plus de haine pour les dépositaires du pouvoir que pour le pouvoir lui-même. Impitoyable pour les actes du gouvernement, il respecte ses droits. J’ai déjà dit, par exemple, qu’en reconnaissant les abus de la presse des matelots, il n’hésite pas à maintenir dans les mains de l’état, au nom de l’intérêt public, ce moyen assez tyrannique de recruter sa marine. On sait également qu’il ne se montra jamais touché des griefs des Américains ; leurs pensées d’indépendance ne trouvèrent en lui qu’un censeur. Dans aucun temps, il n’accorda que le parlement britannique n’eût pas le droit de les soumettre à l’impôt, comme tous les autres sujets du roi. Il défend constamment, sur ce point, la politique absolue de Grenville contre la politique plus complaisante de Shelburne, de Chatham, et même de Conway. Il demeura fidèle en cela à l’opinion ou, si l’on veut, au préjugé populaire.

Mais, si Junius ne peut être cité comme une autorité politique, si ses vues dépassent rarement le cercle des affaires de son temps, l’écrivain, dans tous les temps, est digne d’admiration, et celle qu’il inspire aux Anglais doit être respectée, sinon ressentie tout entière, par un critique étranger.

Il nous est impossible de juger de la correction du style de Junius, mais non d’en apercevoir l’élégance étudiée. Il manque de naturel, de facilité, de grâce ; mais le mouvement, la force, le nerf, sont des qualités précieuses et rares chez un improvisateur. Chez lui, l’art est visible, le travail manifeste ; mais la vivacité n’y perd rien, et si l’effet est cherché, il est trouvé. La violence et l’hyperbole tiennent moins à sa manière d’écrire qu’à sa manière de penser. Il portait dans la politique cette mâle et sombre misanthropie, ces haines vigoureuses qui ne connaissent ni pitié, ni mesure, ni justice. Son esprit, d’ailleurs, avait plus de force que d’étendue, plus de pénétration que de fécondité, et il n’embrassait pas assez de choses à la fois pour s’élever à l’impartialité. Junius a beaucoup d’esprit, beaucoup de passion, peu d’idées, une confiance absolue dans sa force et dans son talent, une aveugle indignation contre le mal qu’il voit ou qu’il suppose, la conviction qu’il exerce un ministère pénal contre le vice puissant. C’est de quoi expliquer ses défauts, son mérite et ses succès. Sa morale est à la fois sévère et peu scrupuleuse. Dans un ordre d’idées fort différent, il a quelque chose de Rousseau, hormis pourtant la sensibilité et l’imagination. Enthousiaste de ses idées, soupçonneux, intolérant, implacable, il se croit une Némésis inspirée, et sa vengeance lui semble la justice.

Les passions qu’il excitait, parce qu’il les ressentait lui-même, sont éteintes. L’impartiale histoire a infirmé sur plus d’un point important le témoignage de sa haine. Il n’est plus en Angleterre l’oracle de toute politique libérale, et son livre a cessé d’être, comme on le disait, la Bible de l’opposition. Son talent même, son talent, toujours admiré et auquel, en le combattant, rendait hommage le sévère Johnson, a été ramené par la critique moderne à ses proportions véritables, et on reconnaît aujourd’hui à l’écrivain plus d’habileté que d’inspiration. Cependant un intérêt puissant s’attache encore au nom de Junius : c’est que ce nom est celui d’une ombre, et le mystère entre pour beaucoup dans sa gloire. « Rien, dit Horace Walpole, ne peut surpasser la singularité de cette satire que l’impossibilité d’en découvrir l’auteur. » Il nous reste à dire si cette impossibilité existe encore, et à raconter les recherches qui ont été entreprises, les efforts qui ont été faits depuis trois quarts de siècle, pour résoudre ce problème historique, et découvrir enfin le vrai visage de this epistolary Iron Mask, comme l’appelle lord Byron.


CHARLES DE REMUSAT.