Julie philosophe ou le Bon patriote/II/02

Poulet-Malassis, Gay (p. 274-298).
Tome II, chapitre II


Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre
Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre

CHAPITRE II.

Division entre Julie et la Comtesse. Trait insigne d’effronterie de Morande. Julie quitte Madame de la Mothe ; elle devient la Maîtresse de M. de Calonne. Portrait de cet ex-Ministre. Julie entreprend sa conversion. Son succès. Inconstance de M. de Calonne. Julie quitte l’Angleterre pour revenir en France.


Lorsqu’on réfléchit au peu d’accord et d’harmonie qui règne entre les hommes, combien peu de choses il faut pour rompre des liens qui paraissent étroitement serrés, pour changer l’amitié en haine, l’amour en indifférence ou en aversion, on ne sait en vérité si c’est un malheur ou un bonheur pour l’espèce humaine que de vivre en société. Sans doute cette propension qui nous porte à rechercher notre semblable est dans la nature, et celle-ci ne nous indique rien qui ne tende à notre bonheur ; mais ne sommes-nous pas accoutumés à abuser de tout, et les institutions les plus salutaires ne deviennent-elles pas dans nos mains la source de notre malheur ou de celui des autres ?

On a vu dans le chapitre précédent comment un seul propos équivoque rompit l’étroite liaison qui subsistait entre M. de Calonne et Madame de la Mothe. Quoique la Comtesse parût toujours courroucée contre l’ex-Ministre, je vis bien que dans le fond elle était fâchée de cet événement, et qu’elle aurait volontiers continué son intimité avec Calonne ; sans doute son intérêt était le principe du regret qu’elle éprouvait, car depuis sa rupture je m’aperçus que l’aisance dans laquelle elle s’était soutenue jusqu’alors diminuait ; le produit des diamants était absorbé depuis longtemps, et comme l’économie n’est pas en général la vertu d’une femme galante, que M. de la Mothe surpassait encore son épouse en prodigalité, bientôt ils furent aux expédients ; la joie et les ris qui accompagnent ordinairement l’opulence, ont bien de la peine à se soutenir dans le malaise ; on n’est plus au sein de la misère ce qu’on était dans l’abondance ; le caractère s’altère, l’humeur domine, et la désunion ne tarde pas à se mettre entre ceux qui jusqu’alors avaient vécu ensemble avec assez d’harmonie. C’est ce qui m’arriva avec la Comtesse ; quelques propos aigres qu’elle me lâcha et auxquels je répondis, furent le principe d’une mésintelligence qui ne fit qu’augmenter. Deux femmes qui ne s’accordent plus se haïssent bientôt, et cette haine ne tarda pas à être suivie d’une cessation absolue de toutes relations entre elles. Aussi je me résolus bientôt à me séparer de la Comtesse ; j’avais encore un autre motif ; dans la détresse où elle était, je ne voulais plus lui être à charge.

Ce fut à peu près dans ce temps qu’un Ministre, rival de M. de Calonne par les talents, mais bien supérieur à lui par les qualités du cœur, la probité et le désintéressement, se couvrit de gloire en faisant convoquer les États-Généraux ; comme je m’intéressais vivement à tout ce qui tenait à ma patrie, cette nouvelle me fit le plus grand plaisir ; je ne doutais pas qu’une assemblée composée des personnes les plus intègres et les plus éclairées de la France, ne réformât cette foule d’abus qui s’opposent sans cesse à la prospérité de ce beau Royaume, et qu’en changeant sa constitution, en supprimant toutes les formes vicieuses, et surtout en secouant fortement les colonnes du despotisme, elle n’élevât le bonheur des Français sur une base solide et indestructible. La liberté, me disais-je, voilà la seule chose qui manque aux Français, et ils vont l’acquérir… On voit que toute femme que je suis, j’eus un pressentiment de ce qui est arrivé.

Je me réjouissais de cet heureux événement, et je cherchais les moyens de pouvoir quitter la Comtesse ; pour y réussir, j’avais plusieurs fois tenté de recouvrer ce que Morande m’avait si indignement escroqué. Ne pouvant recourir à la justice, j’avais cherché l’occasion de le rencontrer, et j’allais dans les endroits où il avait coutume de se trouver. Un jour enfin je parvins à le joindre dans un café ; à ma vue il parut un peu décontenancé, mais il reprit bientôt l’effronterie qui lui est naturelle ; je lui reprochai en termes assez durs le procédé qu’il avait tenu envers moi, et lui dis que me trouvant dans le besoin, j’espérais qu’il effacerait son tort en me restituant l’équivalent de ce que je lui avais prêté si généreusement. Le scélérat après m’avoir écoutée tranquillement, me répondit que ma demande l’étonnait d’autant plus qu’il ne me connaissait pas, et qu’il n’avait jamais eu la plus légère relation avec moi, qu’ainsi il était clair qu’il ne me devait rien ; en achevant ces mots, il fit une pirouette et disparut. Je restai immobile d’étonnement et d’indignation ; jamais je n’aurais pu imaginer que Morande fût scélérat au point d’user d’un pareil moyen pour se débarrasser de moi et de sa dette ; cette conduite mit à mes yeux le comble à son atrocité ; je vis bien que les nouvelles tentatives que je pourrais faire seraient inutiles, et qu’il n’y avait aucune prise sur un homme aussi dépourvu du moindre sentiment d’honneur. Les personnes qui étaient présentes me confirmèrent encore dans cette opinion ; j’appris d’elles que ce n’était pas la première fois que Morande niait ses dettes, que cet homme était fait à tout, à la honte, aux injures et même aux coups, qu’il recevait tout de bonne grâce, pourvu qu’il y trouvât son intérêt.

Je revenais tristement occupée de la scélératesse de Morande, lorsqu’un homme en chapeau rond et vêtu à l’Anglaise, m’arrêta en m’appelant par mon nom ; je levai les yeux et je reconnus sous ce costume M. de Calonne. Sa première question fut de me demander si j’étais encore chez Madame de la Mothe ; je lui répondis que oui, mais que je désirais bien de pouvoir me séparer d’elle ; je lui déduisis en peu de mots les motifs de cette résolution, et lui fis part aussi de ce qui venait de se passer avec Morande ; j’ajoutai que n’ayant aucune ressource à Londres, j’avais essayé ce dernier moyen pour me procurer quelqu’argent. — Soyez tranquille, Julie, me dit l’ex-Ministre, je vous ai toujours voulu du bien, vous devez vous en être aperçue, et si vous n’aviez pas été attachée à une femme avec qui j’avais eu le malheur de me lier, je vous l’aurais fait connaître d’une manière plus particulière. La résolution où vous êtes de vous séparer d’elle s’accorde avec mes désirs, et si vous voulez être ma maîtresse, vous me connaissez, il ne vous manquera rien ; au reste, comme cet endroit n’est pas favorable à un plus long entretien, venez demain matin à mon hôtel, nous parlerons plus amplement ; en achevant ces mots il me quitta sans attendre ma réponse.

Je fus quelque temps incertaine sur la nature de l’impression que cette proposition de l’ex-Ministre devait faire sur moi, et en effet, différents sentiments opposés justifiaient assez cette incertitude. D’un côté, la nécessité me faisait la loi d’accepter son offre ; de l’autre, le peu de disposition que je me sentais à aimer M. de Calonne, et surtout l’espèce de tache qu’il avait à mes yeux combattaient vivement l’impulsion du besoin. Deviendrais-je la maîtresse d’un homme odieux à ma nation, d’un homme qui l’a foulée, vexée ; irais-je vivre du fruit de ses rapines ! j’aurais à me reprocher les aliments que je prendrais, puisque ce serait de la substance des peuples que je me nourrirais : telles étaient mes réflexions ; mais ce fut ce patriotisme même qui soulevait mon âme contre l’ex-Ministre, qui me détermina à entrer en liaison avec lui. — Je parviendrai peut-être à le changer, me dis-je, à en faire un honnête homme, un bon citoyen ; je l’engagerai à retourner en France et à tourner ses lumières au profit de ses concitoyens ; je tâcherai même de le réconcilier avec M. Necker ; deux hommes pareils unissant leurs efforts, pourraient sans doute beaucoup pour le bien-être de l’État. — Je rentrai chez Madame de la Mothe, la tête remplie de cette grande idée ; dans mon enthousiasme je me comparais à ces anciens Romains qui se dévouaient généreusement pour leur Patrie.

Le lendemain je me rendis chez M. de Calonne ; il me reçut dans un de ces appartements dont on devine la destination en y entrant ; tout y respirait la volupté ; tout y contribuait à plonger les sens dans ce doux désordre si favorable aux projets de celui qui vous y reçoit. Après quelques mots d’entretien sur Madame de la Mothe, et les motifs qui me portaient à la quitter, l’ex-Ministre, qui connaît si bien l’art heureux des transitions, fit tomber la conversation sur un chapitre plus analogue aux vues qui l’avaient engagé à me faire venir ; je soutins assez bien ce nouvel entretien, et quoique la figure de M. de Calonne ne soit pas fort propre à exciter une ardeur amoureuse, le grand motif qui m’animait dissipa aisément toute impression qui lui eût été défavorable ; aussi l’ex-Contrôleur-Général parut-il fort content de moi ; il me témoigna sa satisfaction à sa manière, c’est-à-dire généreusement. Une bourse pleine d’or fut ma récompense ; il ne se donna pas la peine d’en examiner le contenu : un Ministre Français ne compte jamais quand il donne comme quand il prend, et M. de Calonne avait conservé son ancienne méthode.

Je sortis le même jour de chez Mad. de la Mothe ; nous nous quittâmes comme deux femmes qui n’ont plus de raison de se haïr ni de s’aimer, c’est-à-dire sans rancune comme sans regret ; aussi pour rendre cette séparation telle que je voulais qu’elle fût, je me gardai bien d’instruire la Comtesse de ma nouvelle liaison avec son ancien amant. Un valet de chambre de M. de Calonne me conduisit dans un appartement qu’il avait fait louer pour moi dans le voisinage de son hôtel, et j’y fus servie comme la maîtresse d’un ex-Contrôleur-Général des finances, c’est-à-dire magnifiquement.

M. de Calonne, laid et âgé, fait disparaître par son esprit et son amabilité ces deux défauts très conséquents aux yeux d’une femme. Il est fort aimable en société ; sa conversation est tout ce qu’elle doit être pour plaire, instruire et amuser ; fertile en saillies fines, en idées neuves, il sait encore donner un nouveau prix à ses pensées, par la tournure piquante et originale avec laquelle il les rend ; gai et enjoué dans le tête-à-tête, il possède ce qu’on peut appeler la fleur du libertinage ; ses propos spirituellement libres excitent presqu’autant la volupté que ses gestes, dont l’agréable variété prouve qu’il est parfaitement versé dans le code de Cythère. Je ne parlerai point de sa paillardise, elle est connue de toute la France : cet aimable peintre femelle dont tout Paris admire les tableaux, les filles de l’opéra, les nymphes du palais royal et maintes grisettes de la capitale peuvent en rendre témoignage avec moi. Quoique sur le retour de l’âge et vétéran dans les travaux de Cythère, M. de Calonne a encore une énergie que plus d’un de nos élégants envierait. Une chose peu commune que j’ai remarquée en lui, c’est qu’il n’a point ce sérieux, cette taciturnité que contractent les gens qui se livrent trop fréquemment aux travaux d’esprit ; il passe rapidement du boudoir au cabinet, du cabinet dans la société, et il est dans l’un et dans l’autre ce qu’il doit être : l’homme de lettres, l’auteur se transforme en un instant en homme galant, en homme de cour, en libertin aimable, en discoureur agréable. Il est à la foi bon écrivain, bon courtisan, bon babillard, bon… Lecteur, je te laisse à deviner le substantif expressif qu’une fausse honte m’empêche de joindre à cette épithète.

Je ne tardai pas à mettre à exécution le projet de conversion que j’avais formé. Quoique j’amenasse insensiblement cette matière, M. de Calonne parut étonné de m’entendre raisonner sur des objets qu’il croyait hors de ma compétence, de l’inclination naturelle de mon sexe et au dessus de ma portée ; il croyait qu’une femme galante ne connaissait que le plaisir, et qu’elle n’aimait à s’occuper que de ce qui lui était relatif. Cette surprise ne fut cependant point désagréable pour moi ; l’ex-Ministre répondait comme en plaisantant, aux différentes questions que je lui faisais. Lorsque j’en vins aux motifs de sa disgrâce et à la préférence qu’on avait donnée sur lui à un homme auquel il pouvait le disputer en talent et en connaissances : — Cette préférence n’a rien de surprenant, me répondit-il, elle fut l’effet d’une aveugle prévention : vous ne connaissez pas le peuple, il est souvent aussi injuste dans ce qu’il hait que dans ce qu’il aime ; c’est sa voix qui s’est élevée sans raison contre moi, qui a forcé ceux qui pouvaient apprécier mes intentions, à m’abandonner, et le Roi à me renvoyer : mon malheur a été d’avoir été précédé dans la place que j’occupais par un homme qui avait su gagner la confiance de ce peuple par des apparences d’intégrité et de désintéressement. Sa retraite ne fit qu’augmenter l’enthousiasme qu’on avait pour lui, et tant qu’il n’eût pas été remis au timon des affaires, aucun Contrôleur Général n’eût été agréable à la nation. J’ai voulu le bien, et ce n’est pas ma faute si je n’ai pu réussir à l’opérer ; il y a tant d’obstacles qui s’y opposent, dans un Gouvernement comme celui de la France, où tous les ressorts qui font mouvoir cette grande machine sont si compliqués, si opposés dans leur direction, où la foule des abus et des préjugés ont pour ainsi dire acquis la sanction du temps ! Je ne parlerai point de l’opposition de ceux qui sont intéressés à maintenir les choses dans l’état où elles sont, des menées sourdes, des intrigues secrètes pour vous faire échouer, pour vous rendre suspect et odieux. Croyez-moi, Julie, jamais un seul homme ne parviendra à réformer la France ; l’hydre des abus est comme l’arche d’alliance, personne ne peut y porter la main impunément.

Après être convenue avec M. de Calonne de la difficulté d’administrer un royaume comme la France, je pris la défense de M. Necker, mais adroitement et sans heurter de front l’ex-Ministre ; je tentai de lui prouver que cet Administrateur était réellement ce qu’il paraissait être, c’est-à-dire désintéressé, rempli de bonnes vues, et surtout honnête homme, que la probité et le désintéressement étant si nécessaires dans toutes les places, et surtout dans celle de Contrôleur-Général, ces qualités seules justifiaient l’enthousiasme qu’on avait pour lui. Je pris de là occasion de parler à M. de Calonne des reproches qu’on lui faisait sur ce point, des prodigalités, des déprédations excessives et du gaspillage dont on l’accusait ; j’entamais là un article bien délicat, persuadée surtout, comme je l’étais, des torts de l’ex-Ministre à cet égard, mais je le fis avec tant d’adresse, qu’il ne pouvait s’en offenser, et je paraissais lui faire des objections plutôt pour être convaincue par lui du contraire, que pour acquérir quelque certitude et justifier des soupçons ; aussi prit-il bien la chose. — Soyez assurée, Julie, me dit-il, que tout ce qu’on a débité, à ce sujet, est en partie faux, et le reste fort exagéré. Un Ministre des Finances, outre ses appointements, a tant de moyens de s’enrichir dans sa place, qu’il serait réellement aussi maladroit que coupable s’il le faisait aux dépens du trésor de l’État ; et puis, que font quelques millions de plus ou de moins dans une caisse où il circule des sommes si considérables, si celui qui se les approprie, remplit du reste tous les devoirs de son poste, qu’il cherche l’avantage et le bonheur du peuple, et contribue de tout son pouvoir à la prospérité de l’État. Voilà quel a été mon but ; ainsi je ne crois avoir rien à me reprocher, si ce n’est peut-être trop de condescendance pour certains grands personnages qui ont coutume de regarder le trésor royal comme le leur propre, trop de facilité à entrer dans les spéculations de certains autres ; ce sont ces personnages et les secours pécuniaires donnés secrètement à un Prince trop ambitieux et trop entreprenant, qui sont une des principales causes de la pénurie qu’on m’a imputée. J’ai sans doute des torts à cet égard, mais j’ai été pour ainsi dire forcé à agir ainsi : dans un poste comme celui que j’occupais, on a tant de ménagements à prendre, tant de gens à contenter, qu’en vérité le plus parfait honnête homme du royaume aurait bien de la peine à suivre constamment le système qu’il s’est formé ; c’est une position bien délicate que celle où l’on perd tout si l’on ne fait pas un peu plier ses principes, et où votre intérêt, votre ambition sont presque toujours en conflit avec vos devoirs.

L’espèce de franchise avec laquelle l’ex-Ministre me parlait m’encouragea encore davantage ; il m’eût été aisé de le réfuter sur la morale relâchée dont il paraissait faire profession en matière de finance, et de lui prouver que l’exacte probité n’admet point de distinctions, de tempéraments, qu’enfin un parfait honnête homme l’est dans tous les cas, ou il risque de ne plus l’être dans aucun ; mais comme il était inutile de revenir sur le passé, je m’appliquai surtout à frapper les principes un peu aristocratiques que je connaissais à M. de Calonne, et à en faire un bon citoyen, un patriote zélé, ami du peuple et de l’égalité, enfin à l’unir de cœur et d’intention aux travaux de l’assemblée nationale. On sera sans doute surprise qu’une femme aussi peu instruite ait entrepris une pareille tâche, et qu’elle y ait réussi complètement, mais ce fut justement à ma qualité de femme que je dus mon succès ; un adversaire plus redoutable eût probablement échoué ; l’amour-propre de l’ex-Ministre se fût soulevé en entrant en lice avec cette égide ; elle lui eut donné de nouvelles armes ; quand même il eût été convaincu, il eût rougi d’en faire l’aveu. D’ailleurs, mes arguments découlaient d’une manière si persuasive et si douce pour M. de Calonne, qu’il était presque impossible que je ne le convainquisse pas. C’était dans les bras du plaisir que je le combattais, et souvent avec lui j’étais doublement vainqueur, au physique et au moral ; il aimait trop à se laisser vaincre dans la première de ces luttes, pour ne pas céder par une bienveillante condescendance dans la seconde. Je ferai grâce au lecteur de toutes les conversations que nous eûmes, il me suffira de dire que je changeai entièrement M. de Calonne, et si par la suite il sollicita la permission de venir prêter le serment civique, c’est à moi qu’on doit attribuer cette résolution. Comme j’étais instruite de tout ce qui se passait aux États-généraux, je m’étayais adroitement de l’esprit des dispositions de cette assemblée, pour le convaincre de sa sagesse : ce à quoi je ne pus parvenir, ce fut à le réconcilier avec M. Necker ; je vis bien que cette haine était autant personnelle que fondée sur une opposition d’intérêts et d’opinion.

Mon intimité avec M. de Calonne dura pendant trois mois, et je puis dire qu’elle fut pour moi une source d’agréments et de plaisirs. Je vivais dans l’abondance, et si je ne recevais point des dragées empapillottées dans des billets de la caisse d’escompte, si je n’avais point une voiture de cent mille francs, de grands laquais chargés de dorure, bien tournés et bien impertinents, la générosité de mon amant allait même au-delà de mes désirs. Mais si M. de Calonne était aimable, généreux, il avait un défaut assez commun aux Français, et surtout aux gens de cour ; il était léger et inconstant ; je ne tardai pas à m’en apercevoir ; ses visites devinrent moins fréquentes, ses caresses moins vives ; il paraissait s’ennuyer en ma présence, et si ma conversation l’amusait encore, mes charmes ne faisaient plus sur lui la même impression, ils ne lui inspiraient plus que quelques velléités. Une femme qui ne plaît plus que par l’esprit à son amant, cesse bientôt entièrement de lui plaire, j’en fis l’épreuve : la froideur de M. de Calonne ne faisait qu’augmenter de jour en jour ; j’appris qu’il avait d’autres connaissances ; comme je ne lui étais point attachée par amour, je fus moins sensible que j’aurais pu l’être à son indifférence ; cependant je lui en fis un jour quelques légers reproches : Que veux tu, ma chère Julie, me répondit-il, l’inconstance est sans doute dans la nature, puisque je l’éprouve ; nos goûts, nos affections sont passagers comme toutes les choses de ce monde ; je t’aime encore, mais ce n’est plus de cet amour qui exaltait mes sens d’une manière si délicieuse ; l’homme se dégoûte même du bonheur, et la variété des plaisirs, l’attrait piquant de la nouveauté peuvent seuls lui procurer une félicité continue. Au reste, ne crois point que je t’abandonne ; si mes goûts changent, mon cœur ne change jamais, il s’intéressera toujours à toi, et tu peux compter sur la continuation de mes secours.

Je vis bien qu’un changement annoncé du ton de la plaisanterie, était trop réel pour que je pusse espérer de faire revenir M. de Calonne sur ce point ; je pris le parti de traiter de mon côté la chose aussi plaisamment. — Eh bien, Monsieur l’inconstant, lui dis-je, si nous ne sommes plus amants, j’espère que nous resterons toujours amis ; mais au moins n’allez point varier de même sur les principes que je vous ai fait adopter, et si vous êtes volage, que ce ne soit point envers votre patrie. L’ex-Ministre me répondit que je pouvais compter qu’il persévérerait dans ses nouveaux sentiments. Mais ajouta-t-il, qui t’empêche à présent, Julie, de retourner dans cette patrie à laquelle tu es si attachée ; jolie et aimable comme tu l’es, tu ne peux manquer d’y jouir des plus grands agréments ; peut-être deviendras-tu la maîtresse d’un des membres des États-généraux, et alors tu l’animeras de ton patriotisme, tu pourras même l’éclairer de tes conseils, lui suggérer des idées lumineuses, et contribuer ainsi au succès des travaux importants de ces assemblées ; Quelle gloire ne sera-ce pas pour toi d’avoir concouru au bonheur général, après avoir travaillé avec tant d’activité pour le bonheur individuel.

La plaisanterie de M. de Calonne me fit rire, mais l’idée qu’il me suggérait ne m’en frappa pas moins, et comme je désirais depuis longtemps de revoir ma patrie, mon esprit s’y attacha avec un plaisir indicible ; je dis donc à l’ex-Ministre que j’étais résolue de suivre son conseil : Puisque j’ai perdu votre cœur, ajoutai-je, il n’est plus rien qui me retienne ici, et je partirai le plus tôt qu’il me sera possible. — Mon ex-amant parut charmé de ma résolution ; il me dit qu’il me donnerait des lettres pour plusieurs de ses amis, ainsi que pour l’abbé de Calonne son frère ; je le remerciai et nous nous quittâmes.

Dès le lendemain je disposai tout pour mon départ ; je pris congé de ma compatriote, de cette épicière qui m’avait si généreusement obligée ; le nouvel état d’aisance où j’avais été depuis, ne me l’avait point fait oublier. Mes adieux avec M. de Calonne furent assez tendres ; quoiqu’il n’eût plus de goût pour moi, ainsi que je l’ai dit, il avait cet attachement fondé uniquement sur le moral, moins vif que l’amour, mais ordinairement plus durable ; il me remit les lettres dont il m’avait parlé, ainsi qu’un bon effet de six mille francs que je devais toucher à mon arrivée à Paris. Je fus sensible comme je le devais à ce nouveau trait de générosité de sa part ; j’avais en outre à peu près quatre mille francs, sans compter une superbe garde-robe et différents effets de prix ; ainsi je me voyais propriétaire d’une petite fortune dont je me proposais de faire un bon usage. Le jour suivant je me mis en route pour Douvres ; je m’y embarquai sur le paquebot qui va régulièrement de ce port à Calais, et en moins de huit heures j’arrivai dans cette dernière ville.


Julie philosophe, vignette fin de chapitre
Julie philosophe, vignette fin de chapitre