Julie de Lespinasse (RDDM)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 26 (p. 860-902).
◄  01
03  ►
JULIE DE LESPINASSE

II[1]
LE COUVENT DE SAINT-JOSEPH


I

La maison des Filles de Saint-Joseph de la Providence occupait le spacieux emplacement que couvrent actuellement les divers bâti mens des services de la Guerre. A gauche de l’hôtel de Brienne, consacré de nos jours à l’habitation du ministre, était un corps de logis séparé, desservi par une petite cour, où l’on avait accès par la rue Saint-Dominique. Dans cette partie de la maison, indépendante de celle où se cloîtraient les religieuses, quelques appartemens, d’une discrète élégance, étaient loués à des femmes du monde, veuves, demoiselles, ou séparées de leurs maris. Elles y vivaient librement, sans contrôle, servies par des gens à leurs gages, n’étant nullement astreintes aux règles du couvent, tout en bénéficiant du parfum de décence qui émanait de ce pieux voisinage. La marquise du Deffand habitait l’appartement même où s’était réfugiée, après sa retraite de la Cour, la protectrice de la maison, Mme de Montespan, dont l’écusson ornait encore la plaque de fonte de la grande cheminée. L’installation, sans être vaste, était confortable et charmante : « J’ai un très joli logement, fort commode, » écrit-elle à Voltaire. Les documens du temps donnent un aperçu du salon, d’un luxe sobre, tendu de moire bouton d’or, avec des rideaux de même nuance, que relevaient « des nœuds couleur de feu, » tandis que de moelleuses bergères, de petits canapés disposés avec art et voisinant avec des guéridons où les livres s’élevaient en pile, invitaient aux causeries et révélaient les goûts de celle qui présidait à cet aménagement.

C’est là que l’on se tient quand la compagnie est nombreuse, mais bien souvent, lorsqu’on est entre intimes, on fait salon dans une pièce contiguë, plus familière et plus simple d’aspect : au coin du feu est un large fauteuil, dont le dossier se recourbe et couvre comme d’un toit la tête de l’occupant ; on reconnaît le célèbre « tonneau » cher à la maîtresse du logis ; auprès sont quelques sièges, une étagère-bibliothèque ; dans l’angle, une encoignure chargée de porcelaines ; au fond, une grande alcôve avec un lit couvert d’une perse à ramages ; sur le mur, un petit cartel marque la fuite des heures. C’est la chambre à coucher de Mme du Deffand[2]. Ajoutons une salle à manger, une antichambre, une petite pièce pour Mlle Devreux, la dévouée femme de chambre, haussée presque au rang d’une amie, une autre pièce pour Wiart, le factotum, majordome, secrétaire, lecteur à l’occasion. Telle est, dans son ensemble, la demeure, dont Mme du Deffand, comme elle le dit, ne sort « guère que pour souper, » et où va vivre à côté d’elle l’héroïne de notre récit. Toutefois cette dernière eut d’abord un logement séparé dans l’intérieur du monastère ; mais cet arrangement dura peu ; et, quelques mois plus tard, la marquise louait pour elle une chambre plus petite que la sienne, située à l’étage supérieur.

Nous connaissons le cadre ; considérons maintenant les principaux personnages du tableau. Tout d’abord, la reine de l’endroit : « une petite femme maigre, pâle, blanche[3], » la tête un peu trop forte pour l’exiguïté de sa taille, et gardant peu de traces de son ancienne beauté[4]. Au repos, sa physionomie a quelque chose de morne, de distrait, de désenchanté ; mais, dès qu’elle parle ou qu’elle écoute, ce froid visage s’anime, l’esprit et la malice étincellent sur ces traits flétris, et dans ces yeux — autrefois si brillans, à présent éteints pour toujours, — s’allume comme une flamme intérieure, qui donne l’illusion du regard. Personne d’ailleurs ne suppléa jamais avec plus d’habileté au don précieux qu’elle a perdu : au moyen d’une machine qu’elle s’est fait spécialement construire, elle écrit vite et fort lisiblement ; son active imagination lui représente les personnes et les choses avec une telle exactitude, qu’elle les décrit au naturel. « Elle est, assure Mme Necker, aveugle à notre insu, et presque a« sien. » — « Le son de la voix lui peignait les objets, ajoute le président Hénault, et elle était aussi à propos qu’avec les meilleurs yeux. On eût dit que la vue était pour elle un sens de trop. »

Le grand changement que l’on remarque en elle depuis sa cécité est qu’elle ne peut, fût-ce un instant, s’accommoder de la solitude. Elle aimerait mieux, comme elle l’avoue, « le sacristain des Minimes pour compagnie que passer ses soirées toute seule. » Elle emploie sa journée, ou, pour mieux dire, sa nuit entière, à se faire lire, à dicter ou à converser, dans son fauteuil ou son « tonneau, » ayant sur ses genoux ses deux chats angoras, au col desquels s’enroulent d’énormes colliers de rubans, deux chats que remplacera bientôt Tonton, le plus hargneux des chiens, « qu’on adore d’autant plus qu’il dévore plus de monde, » si méchant, que Walpole proposera que, chaque soir, il soit, après cinq heures, mis sous bonne garde à la Bastille. « Je ne découche jamais, et je ne fais point de visites, » écrit-elle. Le bruit du monde et le train des causeries sont sa seule distraction ; elle ne connaît d’occupations que celles qui exercent l’esprit. Cette existence factice se déroule rarement à la lumière du jour ; par là, elle est bien de ce temps où les femmes veillent si tard qu’elles reçoivent le surnom de lampes, de ce temps où l’auteur d’un roman à la mode écrit d’une de ses héroïnes : « Il n’y avait rien qu’elle ne préférât au chagrin de s’aller coucher[5]. » Pour Mme du Deffand, l’activité débute à l’heure où la nature nous conseille le repos. Jamais elle ne sort de sa chambre avant six heures du soir ; à ce moment, commence le long défilé des amis, et les entretiens se prolongent jusque bien avant dans la nuit. Quand, par hasard, elle sort le soir, elle s’évertue de toutes manières à retarder l’instant de rentrer au logis : à la sortie de l’Opéra, elle va chez la duchesse de La Vallière, la maréchale de Luxembourg, le président Hénault ; après quoi, elle propose, à deux heures du matin, d’aller tous ensemble, en carrosse, faire un tour par la ville, parce qu’il est, dit-elle, « trop tôt pour se coucher. » Ces habitudes nocturnes sont pour Horace Walpole lorsqu’il lui sert de compagnon, un éternel sujet de plaintes, en même temps que d’admiration pour la « faiblesse herculéenne » de sa septuagénaire amie.

L’instant de son triomphe, comme de sa meilleure joie, est celui du souper, la grande affaire de la journée, « l’une des quatre fins de l’homme, » comme elle dit, en ajoutant négligemment : « J’ai oublié les trois autres. » Parfois, elle soupe en ville, mais, la plupart du temps, chez elle, avec trois ou quatre personnes, presque toujours les mêmes. Puis, une fois la semaine, — quelque temps le dimanche, et plus tard le samedi, — c’est un grand et nombreux souper, où se rencontrent, « sans se combattre et sans se fuir, » les personnages les plus divers, souvent même les plus opposés, que rassemble un seul trait commun, l’esprit, le don de la conversation brillante. Nulle part on ne cause comme chez elle. Elle ne se pique d’ailleurs point d’autre luxe, et ses convives savent à l’avance qu’ils feront assez pauvre chère. Elle eut longtemps un cuisinier fameux pour son impéritie, et qui désolait par ses sauces le palais raffiné du président Hénault : « Entre lui et la Brinvilliers, disait-il avec un soupir, il n’y a de différence que dans l’intention ! »


Passer sans transition de l’existence austère de Champrond et du cloître au genre de vie que je viens d’esquisser, dut être pour Julie une surprise assez forte. Sa première impression paraît n’avoir été que de l’émerveillement : « Que je me hais, s’écriera-t-elle au souvenir de ce temps, de ne pouvoir aimer que ce qui est excellent ! que je suis devenue difficile ! Mais voyez si c’est ma faute, voyez quelle éducation j’ai reçue : Mme du Deffand, — car pour l’esprit elle doit être citée, — le président Hénault, l’abbé Bon, l’archevêque de Toulouse[6], celui d’Aix[7], M. Turgot, M. d’Alembert, l’abbé de Boismont, M. de Mora, voilà les gens qui m’ont appris à parler, à penser, et qui ont daigné me compter pour quelque chose. » De ceux qu’elle énumère ainsi, beaucoup se retrouveront dans la suite de notre récit ; mais il convient d’ajouter à cette liste quelques noms qui y sont omis et qui ont droit d’y figurer, car ce sont justement les noms de ceux qui firent accueil à ses débuts dans le salon de Saint-Joseph, et qui guidèrent ses premiers pas dans une voie parsemée d’écueils. Citons dans cette catégorie le marquis d’Ussé, petit-fils de Vauban et par là allié aux Vichy, un vieillard singulier, distrait, un peu maniaque, original dans ses manières et décousu dans ses propos. — « Ses lettres dit Hénault, sont pleines de ratures, comme ses conversations de parenthèses, » — au reste, homme d’un esprit charmant, instruit, parfaitement estimable et bon : « Tout le monde l’aime, les uns par goût, les autres par air ; heureux l’homme né assez vertueux pour l’aimer par sentiment[8] ! » Intime avec Mme du Deffand, il retrouva chez elle la jeune fille qu’il avait connue, quelques années plus tôt, au château de Champrond, et l’entoura d’une affection, dévouée, qui ne se démentit jamais.

On en peut dire autant du chevalier d’Aydie. C’était chez Mme du Deffand qu’il avait rencontré, — il y avait trente-quatre ans de cela — cette exquise Aïssé, dont la mémoire demeure à jamais unie à la sienne. Sexagénaire à présent, mais conservant encore l’esprit jeune et l’âme chaleureuse, il était l’un des plus fidèles aux réunions de Saint-Joseph, où l’on goûtait sa fougue, parfois irréfléchie, mais toujours généreuse, et cette éloquence passionnée qui n’était que l’accent de sentimens sincères. « Tout est premier mouvement en lui, écrivait la marquise[9]. On a dit de M. de Fontenelle qu’à la place de cœur, il a un second cerveau ; on pourrait croire que la tête du chevalier contient un second cœur… Chagrin sans être triste, misanthrope sans être sauvage, toujours vrai et naturel dans ses différens changemens, il plaît par ses propres défauts, et l’on serait bien fâché qu’il fût plus parfait. » Le chevalier avait soixante-quatre ans lorsqu’il connut Julie, et il crut voir revivre en elle une seconde Aïssé. L’un des premiers, il subit l’effet de son charme, et son vieux cœur battit d’une émotion discrète, dont on surprend l’écho dans les quelques passages, d’une douceur attendrie, où il fait allusion à elle dans ses lettres à la marquise : « Dieu vous devait la consolation que vous donnent les soins de Mlle de Lespinasse… Par elle, vous retrouvez des yeux, et, ce qui est plus nécessaire encore, elle exerce la bonté et la sensibilité de votre cœur. Je me sais bon gré de l’opinion que j’ai d’abord conçue d’elle, et je vous supplie de continuer à me ménager quelque part à sa bienveillance. »

Moins dévouée peut-être, mais non pas moins utile, fut une autre amitié que nous voyons accueillante aux débuts de Mlle de Lespinasse. Où trouver en effet une meilleure conseillère mondaine, une plus experte directrice dans ce labyrinthe compliqué, hérissé de pièges et d’embûches, qu’on nommait alors un salon, que celle à qui, par un tacite accord, ses contemporains décernaient le sceptre de la mode et la royauté du bon ton, la maréchale de Luxembourg ? Plus que légère en son jeune âge, jusqu’au point d’avoir fait scandale à la cour du Régent, elle avait su, à force de hauteur, d’heureuse audace et de diplomatie, non seulement effacer ce passé orageux, mais s’établir l’arbitre sans appel des bienséances, du savoir-vivre et de la politesse. « Son empire sur la jeunesse des deux sexes était absolu, dit le duc de Lévis ; elle contenait l’étourderie des jeunes femmes, les forçait à une coquetterie générale, obligeait les jeunes gens à la retenue et aux égards. C’était chez elle que se conservait intacte la tradition des manières nobles et aisées. » Médiocrement instruite, mais douée d’un instinct infaillible et d’une délicatesse de goût, plus rares et plus précieux que toute l’érudition du monde, « pénétrante à faire trembler, » trouvant toujours, pour caractériser un manquement aux convenances, le trait juste et cinglant qui courait le lendemain d’un bout à l’autre de Paris, la maréchale était tout à la fois redoutée pour ses rigueurs et recherchée pour sa bonne grâce ; car cette railleuse impitoyable était, à l’occasion, la plus délicieuse séductrice. Elle sut apprivoiser jusqu’à Jean-Jacques Rousseau : « Ses flatteries, dit-il, sont d’autant plus enivrantes qu’elles sont plus simples. On dirait qu’elles lui échappent sans qu’elle y pense, et que c’est son cœur qui s’épanche, uniquement parce qu’il est trop rempli[10] ! »

Ainsi se montra-t-elle à l’égard de Julie. Mme de Luxembourg et Mme du Deffand étaient amies d’enfance ; toutes deux s’étaient suivies de près, avaient parcouru le même cycle, de la galanterie à l’amour et de l’amour au bel esprit. Presque chaque jour, la maréchale rendait visite à Saint-Joseph ; pour elle seule, en retour, la marquise dérogeait à ses habitudes casanières, et, dans la belle saison, elle se laissait quelquefois entraîner au château de Montmorency, demeure somptueuse, aujourd’hui disparue. Julie, dès le premier voyage, y fut invitée avec elle, faveur rare et enviée : « C’est une grande affaire pour votre tante, écrit-elle à Abel de Vichy[11], qu’un pareil déplacement ; mais elle a été tellement pressée qu’il a fallu céder. D’ailleurs elle y trouvera toutes ses commodités comme chez elle. M. et Mme de Luxembourg y sont pleins d’attentions pour nous ; nous y sommes avec toutes les personnes avec qui nous vivons le plus, M. le président, Mme de Mirepoix et de Boufflers, M. de Pont de Veyle, etc. » Un peu plus tard, il se trouva qu’elle y fut conviée seule, et choyée par la maréchale comme si elle eût été l’enfant de la maison.

On imagine le prix d’une pareille société, pour façonner aux usages du grand monde une jeune fille arrivant du fond de sa province. Son vif esprit, sa souple intelligence, cette faculté que lui reconnaissent ses amis de voir « à vol d’oiseau » et de comprendre à demi-mot, lui assuraient tout le profit de ces leçons inestimables ; et, en même temps que ses manières, son goût se formait, s’affinait, s’habituait à ne tolérer que l’exquis et le délicat. Peut-être même, influencée par les arrêts de la rigoureuse maréchale, dépasse-t-elle légèrement le but ; certains de ses amis lui reprocheront plus tard un peu d’exclusivisme, une excessive sévérité pour le moindre écart de tenue, le plus minime manquement aux usages : « Vous vous êtes trouvée dès le premier jour, lui écrira d’Alembert, aussi libre, aussi peu déplacée dans les sociétés les plus brillantes et les plus difficiles, que si vous y aviez passé votre vie ; vous en avez senti les usages avant de les connaître, ce qui suppose une justesse et une finesse de tact très peu communes ; en un mot, vous avez deviné le langage de ce qu’on appelle bonne compagnie… Mais, ajoute-t-il quelques lignes plus bas, comme vous sentez parfaitement que vous avez ce mérite, et même que ce n’est pas en vous un mérite ordinaire, vous avez peut-être le défaut d’y attacher trop de prix dans les autres. Il faut bien des qualités réelles pour vous faire pardonner à ceux qui ne l’ont pas, et, sur cet objet assez peu important, vous êtes impitoyable. »


II

Sans contester l’utilité dont fut à Mlle de Lespinasse le commerce de ceux dont je viens de parler, il faut néanmoins proclamer que, dans sa formation intellectuelle, la part prépondérante revient à Mme du Deffand. Elle cultiva notamment chez Julie les deux grandes qualités qu’elle prisait par-dessus toute chose et dont elle-même donnait l’exemple : la sincérité et le bon sens. Foncièrement naturelle et amoureuse du vrai, personne ne le fut plus que Mme du Deffand : « N’est-il pas intolérable, répétait-elle souvent, de n’entendre jamais la vérité ? » La plus petite prétention dans le ton, le plus inoffensif artifice de langage, la choquaient jusqu’à l’irriter. « Elle ne peut souffrir l’affectation, de quelque espèce qu’elle puisse être, » écrit Julie de Lespinasse, dans le portrait, généralement sévère, qu’elle trace de la marquise[12]. La vivacité de son esprit n’a pour égale que sa simplicité. Les saillies et les traits semblent s’échapper de sa bouche sans qu’elle même y prenne garde et comme à son insu ; elle ne se donne jamais la peine de souligner ses mots les plus plaisans ni de les faire valoir par l’accent qu’elle y met ; c’est seulement après coup, et à la réflexion, qu’on s’aperçoit qu’elle a dit quelque chose de charmant. L’horreur qu’elle professe pour l’emphase, pour la déclamation, et ce qu’elle appelle « le beau style, » va jusqu’à proscrire de chez elle tout entretien sur « les sujets sublimes ; » et ses détracteurs lui reprochent de « haïr l’éloquence et les grands sentimens. » Il est certain qu’elle montrait peu de goût pour les disputes philosophiques ; au sortir d’un souper chez le ménage Necker, où la causerie avait pris cette tournure : « Je n’entendais pas le raisonné, écrit-elle à Barthélémy, et le braillé m’était insupportable[13]. » L’exagération dans les termes, une des maladies de son siècle, est l’objet perpétuel de son antipathie ; et les preneurs de parti pris se font durement rabrouer : « Je fais peu de cas du monde, dit-elle sèchement à l’un d’eux, depuis que je me suis aperçue qu’on pouvait le diviser en trois parts : les trompeurs, les trompés et les trompettes[14]. »

A la mesure parfaite dans la forme et dans l’expression, elle joignait le meilleur jugement et la plus lucide clairvoyance. « Je suis charmée de tout ce que vous dites sur le sens commun, écrit-elle à Walpole ; tout esprit qui ne l’a pas pour base est fatigant et ennuyeux à la longue. » Elle a droit de parler ainsi, car on ne peut avoir l’esprit plus sain que Mme du Deffand, ni raisonner plus juste, toutes les fois qu’elle est de sang-froid. Autant elle est entière, passionnée, excessive, dans l’ordre des sentimens, autant elle est calme et maîtresse de soi dans le domaine des opinions et des idées. Elle admet toutes les objections, pourvu qu’elles soient bien présentées, et abandonne volontiers son avis pour adopter celui de son contradicteur. Non pas, comme prétend Mme de Genlis, par insouciance et par paresse M’esprit, mais plutôt par l’effet de ce doute continuel, de ce scepticisme foncier, qui font qu’elle n’est jamais certaine d’avoir raison contre les autres. Et cette facilité, tant soit peu dédaigneuse, lui donne dans la conversation tout l’agrément de la douceur et de la bienveillance.

Ces traits du caractère de Mme du Deffand, nous les avons déjà remarqués et nous aurons encore à les souligner par la suite chez Mlle de Lespinasse : le goût de la sincérité, la simplicité dans le ton, la mesure dans le langage, la justesse dans l’esprit, l’éclectisme dans les idées. Et l’analogie s’accentue, si de l’ensemble on descend aux détails : en musique, en littérature, elles apprécient les mêmes ouvrages ; elles aiment les vieux classiques avec la même ferveur ; elles nourrissent les mêmes préventions contre les nouveautés. Elles sont pareillement dépourvues du sentiment de la nature. L’une et l’autre attirées par l’analyse de l’âme humaine, éprises au même degré des chefs-d’œuvre de la pensée, elles sont également insensibles à la beauté du spectacle du monde, à la magie des couleurs et des formes. « Vous appelez roman, écrivait, autrefois Hénault à Mme du Deffand, le clair de lune, l’idée des lieux où l’on a vu quelqu’un qu’on aime, une fête, un beau jour, enfin tout ce que les poètes ont dit à ce sujet. Il me semblait que cela n’était point ridicule… Soit, je vous demande pardon pour tous les ruisseaux passés, présens et à venir, pour leurs frères les oiseaux, pour leurs cousins les ormeaux. M’en voilà corrigé, et mes lettres n’en seront que plus agréables pour vous. » M, le de Lespinasse se reconnaît la même infirmité, quand elle fait cet aveu vers la fin de sa vie : « J’ai toujours été en mouvement, j’ai été partout, j’ai tout vu, et je n’ai eu qu’une pensée. Pour une âme malade, la nature n’a qu’une couleur, tous les objets sont couverts de crêpe. » Veut-on savoir comment Julie apprécie le poème des Mois, de son ami Roucher : « J’admire de toute mon âme son talent, mais l’emploi qu’il en fait m’ennuie… Les diamans, l’or, l’arc-en-ciel, tout cela ne touche pas l’endroit sensible de mon âme. Un mot de ce que j’aime, son sommeil même, animent plus en moi tout ce qui vit et qui pense que toutes ces richesses factices. » N’est-ce pas, et presque mot pour mot, ce que dit Mme du Deffand du poème des Saisons, par le marquis de Saint-Lambert : « Il y a un peu trop de pourpre, d’or, d’azur, de pampres, de feuillages. Je n’ai pas beaucoup de goût pour les descriptions ; j’aime qu’on me peigne les passions ; mais les êtres inanimés, je ne les aime qu’en dessus de porte. »

Ce ne sont point rencontres de hasard ; l’empreinte est indéniable, mais d’autant plus profonde et d’autant plus aisément subie, que les deux femmes, issues d’une commune origine, ont reçu en naissant des qualités et des défauts pareils. L’exemple et les leçons de l’une n’ont eu qu’à développer chez l’autre les germes héréditaires. Cette similitude de natures apparaît encore plus frappante quand il s’agit, non plus du tour d’esprit, des goûts en art ou en littérature, de l’écorce extérieure de l’âme, mais de l’essence de l’être, de ces instincts profonds, sur quoi l’éducation ne saurait avoir prise. Toutes les deux, avant tout, et presque à un égal degré, sont des créatures de passion. En ce qui concerne Julie, le qualificatif ne sera certainement contesté par personne. Il n’est guère moins exact, malgré son air de paradoxe, si on l’applique à Mme du Deffand. Chaleureuse, emportée, elle l’est chaque fois que son cœur est en jeu, chaque fois qu’on touche à une personne quelle aime, ou qu’on la froisse elle-même, — serait-ce sans le vouloir et d’une main innocente, — dans un des points sensibles de son âme. « La passion, écrit d’elle Julie de Lespinasse[15], préside à la plupart de ses décisions ; on la voit s’engouer d’abord et se dégoûter ensuite à l’excès des mêmes ouvrages et des mêmes personnes, déchirer ce qu’elle louait il y a quelques jours, louer ce qu’elle déchirait, tout cela sans fausseté dans aucun temps, uniquement pour satisfaire au sentiment actuel qui la domine, auquel elle se livre de la meilleure foi du monde, et qu’elle croit très fermement avoir toujours été de même. » Celui de ses amis qui l’a le mieux connue ne la dépeint pas autrement : « Son jugement[16]sur tous les objets est aussi juste que possible, et sa conduite sur tous les points n’est qu’une erreur continuelle ; car elle est tout amour et toute aversion, passionnée jusqu’à l’enthousiasme pour ses amis, toujours anxieuse d’être aimée (il ne s’agit pas d’amans, bien entendu), enfin ennemie violente, mais franche. » Et c’est du même Walpole qu’est cette exclamation : « Je ne suis nullement de l’avis de Mme du Deffand, qui dit qu’il vaut mieux être morte que de n’aimer personne ! » Voilà la femme réelle, bien différente de l’impression que donne la lecture de ses lettres. C’est que sa sécheresse apparente et son égoïsme affiché ne sont que la rancune amère et la hautaine revanche d’un cœur qui constamment aspira vers l’amour et ne le rencontra jamais, ou du moins n’y put jamais croire. C’est en ce sens qu’il faut interpréter le mot navrant qu’elle adressera, déjà presque en agonie, à Wiart, son secrétaire depuis quarante années ; l’entendant sangloter au chevet de son lit. « Hé quoi ! vous m’aimez donc ? » dira-t-elle d’un ton de surprise, stupéfaite de trouver l’affection et le dévouement là où jamais elle n’avait supposé que l’intérêt et l’habitude.

Ce besoin constant « d’être aimée, » cette ferveur d’enthousiasme pour ce qui plaît dans le moment, et ce feu d’imagination qui fait voir des chimères à la place des réalités, c’est pareillement la caractéristique de Mlle de Lespinasse, comme ce sera la source et l’origine de la plupart de ses malheurs. Mais, avec la défiance en moins, elle a de plus quelque chose de tendre et de doux que n’a pas Mme du Deffand, une sensibilité plus fine, plus délicate, une bonté généreuse qui,, 1e premier mouvement passé, lui fait reconnaître ses torts ou pardonner à ceux d’autrui. Souvent susceptible à l’excès, l’indignation, même légitime, ne tue pas dans son unie l’affection, la reconnaissance, la mémoire du passé. On ne saurait dire d’elle ce qu’elle écrit spirituellement de son ombrageuse protectrice : « Il est plus difficile d’être bien avec elle qu’avec Dieu ; un péché véniel fait perdre en un instant le mérite de plusieurs années de soins. »


III

Je ne poursuivrai pas plus loin le parallèle ; j’ai suffisamment indiqué quels étaient les rapports et les points de contact des deux femmes que la destinée venait de rapprocher dans une étroite communauté de vie ; et l’on a déjà pu prévoir que de cette ressemblance même, du choc de tempéramens identiques, devra surgir, un jour ou l’autre, un antagonisme profond. Ce ne sera pourtant que l’œuvre des années ; aucun orage, aucun nuage même, dans la première période, ne semble avoir troublé la sérénité d’un beau ciel. Quand Mlle de Lespinasse dira plus tard de son séjour à Saint-Joseph : « Moi qui ai été victime de la méchanceté et de la tyrannie pendant dix ans…, » elle commettra, sans en avoir conscience, une réelle injustice. Les tristesses des dernières années auront, comme il arrive, effacé le souvenir des heureux momens du début ; car, selon sa propre remarque, « ce qui fait mal se grave profondément, et tout ce qui plaît n’est que passager et fugitif[17]. » La vérité est que rarement semblable association s’annonça sous de plus favorables auspices et que la lune de miel fut plus longue qu’on n’aurait pu croire. Il suffit d’en appeler au témoignage direct des deux intéressées : « Mlle de Lespinasse est bien vivement touchée des choses charmantes que vous dites d’elle, écrit en juillet 1755 la marquise du Deffand au chevalier d’Aydie. Quand vous la connaîtrez davantage, vous verrez combien elle le mérite ; chaque jour, j’en suis plus contente. » La marquise, à cette même époque, fait séjour à Montmorency, où Julie, légèrement souffrante, ne peut l’accompagner ; cette séparation d’une semaine leur coûte au point qu’elles s’écrivent presque tous les jours : les lettres de Julie qui nous sont conservées respirent la plus sincère tendresse : « Enfin, madame, j’ai eu de vos nouvelles ; et quoiqu’il soit assez simple que je n’en aie reçu qu’aujourd’hui, j’étais prête à me plaindre de ce que vous me faisiez souffrir une privation qui m’était aussi sensible. Si vous pouviez juger de tout ce que votre absence me coûte, cela me vaudrait, sinon un second baptême, du moins une seconde agonie. Il est singulier, mais il est pourtant vrai, que c’est un des momens les plus heureux de ma vie que cette agonie, puisque j’ai le bonheur de vous convaincre de la tendresse et de la sincérité de mon attachement… »

Eau bénite de cour, dira-t-on. Mais les lettres confidentielles de Mlle de Lespinasse à Abel de Vichy témoignent des mêmes sentimens et montrent que, l’année d’après, la confiance et l’intimité subsistent entre les deux femmes. Quand un léger malentendu indispose la marquise contre son jeune neveu, c’est à Julie qu’échoit le rôle d’ambassadeur, c’est par elle que s’opère la réconciliation[18]. Nulle trace, dans leurs rapports, de hauteur ni de tyrannie d’un côté, de dépendance ni d’infériorité de l’autre ; tout dénote au contraire une amicale égalité, la familiarité de personnes du même rang, chez lesquelles la distance des âges établit seule une différence de ton, l’une maternelle sans despotisme, l’autre déférente sans bassesse. Rien même, il faut le dire, n’autorise à penser qu’en venant vivre auprès d’une femme aveugle et déjà vieille, Julie ait, du même coup, endossé les fonctions de lectrice ou de secrétaire ; c’est le rôle dévolu à Wiart, et quelquefois à Mlle Devreux ; lorsqu’ils sont suppléés par Mlle de Lespinasse, c’est un service qu’elle rend de bonne grâce et par complaisance, ’mais non pas un emploi auquel elle est astreinte. Elle ne reçoit d’ailleurs ni traitement ni salaire : si jadis Mme du Deffand, dans les pourparlers de Champrond, a parlé d’assurer à sa future compagne « une pension viagère de 400 livres, » aucune stipulation écrite ne confirma cette vague promesse, qui, dans aucun moment, ne fut suivie d’exécution. Chacune, au résumé, conserve son indépendance ; et ce n’est pas de ce côté qu’apparaît le point noir d’où sortira le souffle de tempête.

Le danger qui menace le repos de Julie naîtra de sa jeunesse et de la grâce qui l’environne. « Je suis naturellement défiante, lui avait jadis écrit Mme du Deffand[19], et tous ceux en qui je crois de la finesse me deviennent suspects, au point de ne pouvoir plus prendre aucune confiance en eux. » L’aveu eût été plus complet, si elle eût ajouté qu’elle était également jalouse, et que, si elle aimait ardemment ses amis, elle prétendait les garder pour elle seule et régner sur eux sans partage. Il faut convenir qu’à cet égard la jeune fille qu’elle avait imprudemment attirée sous son toit la mettait à une rude épreuve. Non que Julie fût coquette, au sens vulgaire du mot ; c’est un terme qui convient mal à cette nature élevée, loyale, incapable de petitesse, ennemie de tout manège mesquin. On peut croire sur ce point le témoignage de d’Alembert : « Vous n’avez nulle fausseté, lui dit-il, toute votre politique se réduit à désirer qu’on vous trouve aimable, et vous le désirez, non par un principe de vanité dont vous n’êtes que trop éloignée, mais par l’envie et le besoin de répandre plus d’agrémens dans votre vie journalière. » Mais il n’est pas moins véridique, lorsqu’il écrit un peu plus loin ; « Je ne connais personne qui plaise aussi généralement, que vous, et peu de personnes qui y soient plus sensibles. Vous ne refusez même pas de faire des avances, quand on ne va pas au-devant de vous : assez sûre de conserver ceux que vous avez acquis, vous êtes principalement occupée à en acquérir d’autres. » Chez elle, plaire n’est pas une étude, encore moins un calcul mais un instinct, une nécessité de nature. L’indifférence de qui conque l’approchait, lui causait, presque à son insu, un malaise indéfinissable, une sorte de souffrance physique ; elle n’avait de repos qu’après avoir senti la glace fondre au rayonnement de son charme.

Parmi les hôtes de Saint-Joseph, bien peu nombreux furent ceux qui résistèrent au pouvoir de cette « magicienne[20]. » L’un des premiers atteints fut, comme nous l’avons vu, le chevalier d’Aydie ; il faut, près de son nom, inscrire celui du président Hénault. Septuagénaire, à demi sourd, il n’était plus très séduisant. Les longues veilles et les bons soupers aggravaient le ravage des ans ; ses yeux émerillonnés et son teint rubicond lui donnaient, dit crûment Walpole, « toute la mine d’un ivrogne hors d’âge. » Mais il restait galant, aimable, spirituel, habile à trousser un quatrain comme à tourner un madrigal, goûtant non moins qu’en son beau temps la société des femmes, plus empressé que bien des jeunes à leur rendre des soins. Il n’est pas douteux qu’il s’éprit de Mlle de Lespinasse, — tous les contemporains sont d’accord sur le fait, — et le morceau qu’il lui décoche, sous le nom de portrait, au début de leur connaissance, a l’allure d’une déclaration. Il a toutefois peu d’illusions sur ses chances de succès : « On mettrait de l’obstination à vous tourner la tête, gémit-il mélancoliquement, mais on en serait souvent pour ses frais ! » Chez le vieux président, l’ « obstination » fut telle, qu’ « il songea sérieusement, assure La Harpe, à l’épouser. » Est-il nécessaire d’ajouter qu’il en fut « pour ses frais, » comme époux et comme soupirant, et que jamais il n’obtint autre chose qu’une respectueuse et reconnaissante affection, dont il eut d’ailleurs le bon goût de se proclamer satisfait ?

Je ne saurais en dire autant des sentimens de Mlle de Lespinasse envers un autre adorateur, familier, lui aussi, du salon de Saint-Joseph, bien qu’il fût né loin des bords de la Seine. Sur ce court épisode, — où, pour la première fois, on perçoit le battement de ce cœur passionné, — bien des détails nous demeurent inconnus ; on a même hésité longtemps sur l’identité de celui qui en fut le héros. Voici le peu qu’apprennent les documens que j’ai eus sous les yeux[21]. La famille des vicomtes de Taaffe, une des plus anciennes de l’Irlande, se partageait, au XVIIIe siècle, en deux rameaux distincts. La branche aînée, dont le chef portait le nom de lord Carlingford, avait émigré en Autriche et pris racine à Vienne ; l’un de ses descendans, John, vicomte de Taaffe, gendre du chancelier de l’Empire, joua un rôle important dans la diplomatie autrichienne et vint plus d’une fois à Paris, chargé de missions politiques ; ce n’est pourtant pas celui-là, comme on l’a supposé, que connut et qu’aima Julie de Lespinasse, mais un de ses cousins, issu de la branche cadette, restée fidèle à l’Angleterre. Cette seconde branche était alors représentée par deux frères, répandus l’un et l’autre dans la société de Paris, où ils faisaient de longs séjours. L’aîné, Théobald de Taaffe, membre de la Chambre des communes[22]y fut, en l’année 1752, victime d’une fâcheuse aventure : à la suite d’une querelle de jeu, certain usurier juif du nom d’Abraham Payba porta plainte contre lui et le fit jeter en prison, où il resta trois jours. Relâché d’abord, acquitté ensuite, il se tira d’affaire sans dommage et sans discrédit, car nous voyons, deux ans après, lord Albemarle, ambassadeur d’Angleterre, présenter son compatriote à la cour de Versailles, où il reçoit un excellent accueil. Le frère cadet de Théobald[23]fut l’objet de la même faveur ; et c’est celui-là seul qui a droit à notre attention.

Ce dernier personnage vivait loin de la politique, dont il abandonnait le soin à son aîné. Esprit cultivé, littéraire, il fréquentait le clan des philosophes, sans négliger toutefois les relations mondaines : « Il vint hier souper chez moi, écrit le duc de Luynes[24], et il eut l’honneur de jouer à cavagnole avec la Reine. » Il avait pour ami l’un des plus fidèles commensaux de Mme du Deffand, James Crawford[25], Écossais d’origine et Parisien par élection, « cœur excellent, assure Walpole, jeune, chaud, sincère et impatient de se prodiguer. » Ce fut Crawford qui, en l’année 1757, introduisit le gentilhomme irlandais dans le salon de Saint-Joseph. Il y fut bien reçu, et il s’y plut si fort qu’il y revint presque chaque jour ; mais Mme du Deffand ne fut pas longue à découvrir qu’il y venait moins pour elle-même que pour sa jeune compagne, et que les causeries des soupers, — si étincelantes fussent-elles, — étaient pour lui d’un moindre attrait que certains tête-à-tête dans un coin discret du salon. Elle s’aperçut aussi, ce qui l’alarma davantage, que ces assiduités ne trouvaient pas Julie aussi indifférente que les soupirs du chevalier d’Aydie ou les quatrains du président Hénault, et que le cœur de la jeune fille se laissait peu à peu gagner par la douce contagion d’un attachement sincère.

Les informations manquent sur l’âge, sur la fortune et sur les intentions du galant étranger ; on ignore même s’il était marié ou garçon. Toujours est-il que la marquise jugea cette cour compromettante et résolut d’y mettre fin. Miss Berry, légataire des papiers de Walpole et, par surcroît, de ceux de Mme du Deffand, assure que cette dernière se conduisit, en cette conjoncture délicate, de la façon la plus irréprochable : « Il existe encore, dit-elle[26], des lettres qui lui furent écrites par M. de Taaffe, exprimant à la fois les sentimens qu’il a portés à Mlle de Lespinasse et sa reconnaissance pour la conduite que Mme du Deffand a tenue envers elle. Ces lettres prouvent que, dans cette occasion du moins, Mme du Deffand montra pour, elle toute l’affection, toute la prudence et tous les soins d’une mère. » Mais ses remontrances se heurtèrent contre une résistance obstinée ; et elle connut alors, — peut-être avec quelque surprise, — la vraie Julie de Lespinasse, sage, docile, raisonnable, lorsque son cœur n’est pas intéressé, violente, intraitable, exaltée jusqu’à la folie, dès que l’amour se met de la partie. Conseils et exhortations se montrant inutiles, force fut à la fin d’user d’une autre méthode, de recourir contre « cette mauvaise tête[27] » à l’autorité conférée par l’âge, par l’expérience et par la parenté. Julie reçut défense de revoir l’Irlandais, ordre formel « de se tenir désormais dans sa chambre » chaque fois qu’il paraîtrait dans le salon de Saint-Joseph.

Quelles scènes il s’ensuivit, mêlées de colère et de larmes, on ne peut que le deviner à travers le récit sommaire de Mme de La Ferté-Imbault. Citons seulement ce fait, qu’elle tient, dit-elle, de la bouche même de Mme du Deffand : « De fureur, la demoiselle prit une telle dose d’opium, qu’elle en resta infirme toute sa vie ; » ce qu’on peut rapprocher du passage suivant de La Harpe[28], encore qu’il ne précise ni la cause ni la date de cet acte de désespoir : « Sa tête déjà très vive s’exalta au point qu’elle résolut de s’empoisonner. Elle prit soixante grains d’opium, qui ne lui donnèrent point la mort qu’elle désirait, mais qui la jetèrent dans des convulsions épouvantables, dont ses nerfs demeurèrent toujours attaqués. Mme du Deffand fondait en larmes amères auprès de son lit : Il n’est plus temps, madame, lui disait Mlle de Lespinasse, qui croyait n’en pas revenir. » Malgré l’autorité de ces deux témoignages, il est permis de supposer ici quelque exagération. Remarquons en effet que la marquise de La Ferté-Imbault affirme savoir l’anecdote de Mme du Deffand, qui la contait au lendemain de sa brouille mortelle avec son ancienne protégée, et que La Harpe, auteur dramatique de métier, a déjà plus d’une fois travesti et romantisé l’histoire de Mlle de Lespinasse. Une lettre de Julie, qui date de ce même temps et qu’elle adresse à Abel de Vichy, peut fournir une explication moins tragique et plus vraisemblable : « Je connais par expérience les maux de nerfs, lui dit-elle[29] ; j’en ai eu des attaques si violentes, que je ne comprends pas encore comment le fond de ma santé n’en est pas resté altéré ; mais cette sorte de maux a du moins l’avantage de n’avoir nulle suite… » Ne peut-on croire que le chagrin d’un amour contrarié amena chez la jeune fille de fortes crises de nerfs, et qu’elle prétendit les calmer par des doses répétées d’opium, suivant la funeste habitude qu’elle contracta dès cette époque et qu’elle conserva toute sa vie ? De là à une tentative de suicide, il n’y a qu’un pas à franchir pour l’imagination d’un dramaturge ou la malveillance d’une ennemie.

Quoi qu’il en soit, tout s’apaisa plus vite, plus aisément qu’on n’eût pu s’y attendre. Découragement, ou déférence aux désirs exprimés par Mme du Deffand, M. de Taaffe quitta Paris, revint en Angleterre. Si les deux amoureux, comme semble le croire la marquise[30], gardèrent d’abord quelque correspondance, les lettres s’espacèrent promptement, et ce fut bientôt le silence. Il est à remarquer que Mlle de Lespinasse, — si généreuse de confidences sur son passé sentimental, — ne fait, dans aucune de ses lettres, allusion à cette page de sa vie, et qu’elle parle, au contraire, avec une insistance marquée, de M. de Mora comme du premier qui ait allumé dans son cœur la flamme du véritable amour. On en peut inférer que ce petit roman fut moins un entraînement profond qu’une fièvre d’imagination, une passion qu’une passionnette, une de ces bouffées de jeunesse, qui, au premier moment, semblent un ouragan prêt à tout emporter, et qui, aussitôt dissipées, ne laissent guère plus de trace dans l’âme qu’un coup de vent rapide sur la mobile surface d’un lac.

Le dénouement de l’aventure suffit à justifier l’attitude de Mme du Deffand et démontre sa clairvoyance. On doit d’ailleurs lui rendre cette justice que rien, jusqu’à présent, dans sa conduite à l’égard de Julie, ne donne matière à la critique. Les infidélités notoires de ses anciens admirateurs, l’exclusive attention qu’ils donnent à la nouvelle venue, l’idylle engagée sous son toit et poursuivie longtemps au mépris de sa volonté, la place chaque jour plus grande que prend dans tout son entourage celle qu’elle aurait pu reléguer à la condition effacée d’une modeste comparse, elle a tout accepté sans humeur apparente. Une si belle longanimité, pour une femme de cette trempe, ne laisse pas d’être méritoire. Mais cette patience aura son terme ; tout va changer de face dès lors qu’il s’agira, non plus de galans surannés ou d’un étranger de passage, mais du plus cher de ses amis, de celui qui, depuis dix ans, occupe le premier rang dans son salon comme dans son cœur. On entend bien que je parle de d’Alembert, dont le nom a déjà paru dans ce récit, et qu’il est temps de présenter avec plus de détails, comme il sied envers l’homme qui, pendant tant d’années, va jouer un rôle prépondérant dans l’existence de Mlle de Lespinasse.


IV

Trois fois fameux comme philosophe, comme écrivain et, plus encore, comme géomètre, d’Alembert est de ceux dont il serait oiseux d’entreprendre à cette place une étude en règle. Mais l’homme privé est peut-être moins bien connu, et c’est celui-là seul qui nous importe ici. Son origine, ainsi qu’on sait, est étrangement pareille à celle de notre héroïne. Comme elle, il doit le jour à une liaison coupable ; comme elle, il a pour mère une femme du plus grand monde, la marquise de Tencin, laquelle accouche clandestinement, comme la mère de Julie, dans le logis d’un chirurgien, le sieur Molin, médecin du Roi. Mais là s’arrête la ressemblance : loin d’élever bravement son enfant chez elle, au risque du scandale, ainsi que la comtesse d’Albon, Mme de Tencin s’en défait par un abandon criminel. Le 17 novembre 1717, le commissaire de police du quartier Notre-Dame trouvait le nouveau-né sur les marches de pierre de l’église de Saint-Jean-le-Rond, annexe de la cathédrale[31], le faisait baptiser, en l’honneur de ce sanctuaire, sous le nom de Jean-Baptiste Lerond, et l’envoyait sur-le-champ en nourrice dans un village de Picardie[32]. Là, six semaines plus tard, un mandataire du père naturel de l’enfant découvrait heureusement sa trace, et le rapportait à Paris. Ce père était le chevalier Destouches, commissaire d’artillerie, que l’on nommait Destouches-Canon pour le distinguer de plusieurs autres Destouches. Grand libertin, séducteur de métier, ce n’en était pas moins un homme honnête et un cœur pitoyable. Au retour d’une mission qu’il remplissait à l’étranger, il avait appris du même coup la naissance et le délaissement de son fils ; et comme, étant marié, il ne pouvait le reconnaître, il assumait la tâche de veiller sur ses jours et de pourvoir à son éducation.

Mme Suard, qui tenait l’histoire de la bouche même de d’Alembert, décrit, dans une page pittoresque, le rude soldat courant Paris dans son carrosse à la recherche d’une nourrice, tenant roulé dans son manteau un petit être souffreteux, — la tête « grosse comme une pomme, » les mains comme « des fuseaux, » que terminaient des doigts « aussi menus que des aiguilles, » — et partout rebuté, car aucune femme ne voulait se charger d’un nourrisson qui paraissait « au moment de son dernier souffle. » Errant toujours de rue en rue, il arrivait enfin au faubourg Saint-Antoine, où une bonne âme, Mme Rousseau, femme d’un modeste vitrier, s’émouvait de pitié, recueillait le petit moribond, lui sauvait la vie par ses soins, lui tenait lieu de mère, jusqu’à l’âge où Destouches jugeait utile de mettre l’enfant au collège. Je passe sur ses brillantes études, sur ses premiers succès de bachelier, de maître ès arts, puis d’étudiant en droit et en médecine, enfin de géomètre, de chimiste et de physicien. Chemin faisant, il avait modifié son nom : Lerond était devenu d’Aremberg, puis d’Arembert, puis enfin d’Alembert, sans qu’on sache le pourquoi de ces transformations.

Destouches, mort en 1726, lui avait légué pour fortune une petite rente de 1 200 livres, qui, grâce à son économie, suffisait pour le mettre à l’abri du besoin ; et il prenait pension chez sa mère adoptive, la compatissante vitrière, qui l’hébergeait dans son « taudis » de la rue Michel-le-Comte. C’est dans ce quartier reculé, au fond de cet humble réduit, qu’un caprice de la mode vint chercher d’Alembert et, du jour au lendemain, en fit un homme en vogue, un de ces invités de choix qu’on se dispute, pendant quelques saisons, dans tous les salons de Paris.

Mme Geoffrin, si l’on en croit Mme de La Ferté-Imbault, eut la gloire de ta découverte. Toujours à l’affût des célébrités en tous genres, et spécialement jalouse de s’entourer d’astres nais-sans, elle attira chez elle ce jeune savant, que tous ceux qui le connaissaient, maîtres et condisciples, représentaient comme un « prodige » et un futur génie, et dont ils vantaient, en même temps, la simplicité d’âme, l’esprit divertissant et l’intarissable gaîté. C’est par ces dernières qualités, — si surprenant qu’il semble de nos jours. — que d’Alembert, en son début, acquit quelque réputation ; c’est, sinon comme bouffon, du moins comme « amuseur de société, » qu’il plut d’abord et conquit ses entrées dans l’illustre « royaume de la rue Saint-Honoré. » Sans rival pour conter une anecdote burlesque, il possédait en outre « un talent particulier pour copier les acteurs de l’Opéra ou de la Comédie, à faire mourir de rire… Voyant que cela lui réussissait, il s’émancipa et se mit à contrefaire MM. de Mairan, de Fontenelle, et autres habitués du salon de ma mère, ce qui finit par lui valoir un renom de méchanceté[33]… » Le fait est confirmé par l’abbé Galiani, qui ne peut se tenir de raconter à d’Alembert lui-même quel étonnement suscite chez les Napolitains le portrait qu’il leur fait de son célèbre ami, « petit de taille, pantomime, et polisson au possible. On veut par force que vous soyez grand comme saint Christophe, sérieux et barbu comme le Moïse de Michel-Ange ! »

Du salon de Mme Geoffrin, la renommée de ce charmant convive se répandit dans les cercles rivaux, puis dans les milieux plus mondains. Son succès n’y fut pas moins vif ; d’aucuns le trouvaient bien un peu gauche, ingénu, « sans usages, » mais sa simplicité faisait passer sur ces légers travers ; on ne se lassait pas de rire de ses saillies, de se pâmer à ses imitations. Peu s’avisaient d’ailleurs que cet « échappé de collège, » si joyeux au souper, avait employé tout le jour, dans sa misérable mansarde, à pâlir sur des chiffres, à calculer les « forces dynamiques, » à résoudre laborieusement quelque problème d’astronomie, et que cet esprit « polisson » était aussi l’un des plus lumineux et des plus profonds de son temps. « Ils s’en amusèrent, dit Mme du Deffand[34], mais ils ne le jugèrent pas digne d’une plus grande considération. Un pareil début dans le monde, ajoute-t-elle, était bien capable de l’en dégoûter ; aussi prit-il promptement le parti de la retraite. » Celle qui écrit ces lignes contribua puissamment à dessiller ses yeux, à lui montrer la vanité de ces faciles succès, et l’atteinte qu’à la longue en recevrait sa dignité. Elle lui proposa, du même coup, pour y goûter le délassement nécessaire après le travail, l’hospitalité d’une maison où il serait mieux compris, mieux jugé, mieux traité d’après sa valeur ; et tel fut le début de leur longue amitié.

Ils s’étaient rencontrés, l’année 1743, dans le salon du président Hénault ; tout de suite ils se plurent, et l’intimité fut rapide. La marquise du Deffand logeait alors chez son frère le chanoine, près de la Sainte-Chapelle, non loin du jeune et pauvre philosophe. Presque chaque jour, il passait la soirée chez elle, lui respectueux, confiant, rempli d’admiration devant cette dame d’un si grand monde et d’un si prodigieux esprit, elle maternelle, protectrice sans hauteur, plus ambitieuse pour lui qu’il ne l’était lui-même, résolue à faire sa fortune, au besoin, malgré lui. Ce temps fut, comme elle dit, « l’âge d’or de leur amitié[35]. » L’installation à Saint-Joseph, qui détruisait leur voisinage, risquait de mettre obstacle à ce commerce quotidien : « Je suis fâché pour vous et pour M. d’Alembert, écrit le comte des Alleurs à Mme du Deffand[36], que vous vous voyiez plus rarement depuis que vous êtes à Saint-Joseph. L’assiduité d’un homme aussi gai, aussi essentiel, aussi diversifié, quoique géomètre sublime, n’est pas une chose aisée à remplacer dans votre faubourg Saint-Germain ! » Leur liaison triompha pourtant de cette difficulté, et lorsque, dans l’été de 1752, la marquise, presque aveugle, alla cacher sa mélancolie à Champrond, la capitale parut à d’Alembert une ville déserte et sans ressources, et il fut pris d’un accès de misanthropie qui cadrait mal avec son humeur coutumière : « Je suis devenu, écrit-il à la marquise[37], cent fois plus amoureux de la retraite et de la solitude que je ne l’étais quand vous avez quitté Paris. Je dîne et je soupe chez moi tous les jours ou presque tous les jours, et je me trouve très bien de cette manière de vivre. »

Ces dispositions casanières ne l’empêchent pas de souhaiter ardemment le retour de sa vieille amie, dans le logis hospitalier où il s’engage à lui tenir bonne et fidèle compagnie. Il dînera, dit-il, avec elle chaque fois qu’elle le voudra, pourvu qu’ils soient « en tête à tête, » et, si elle réalise le vœu qu’elle a formé de dormir vingt-deux heures par jour, « il y consent, pourvu qu’elle lui permette de passer les deux autres avec elle. » Elle accueille ces promesses avec une gratitude émue : « J’ai une véritable impatience de vous voir, de causer avec vous… Nous dînerons souvent ensemble tête à tête, et nous nous confirmerons l’un et l’autre dans la résolution de ne faire dépendre notre bonheur que de nous-mêmes. Je vous apprendrai peut-être à supporter les hommes, et vous, vous m’apprendrez à m’en passer[38]. » « C’est mon ami intime, je l’aime passionnément, » écrit-elle peu après de ce même d’Alembert, dans une lettre adressée à Mlle de Lespinasse. Ce ne sont point paroles en l’air ; les actes y répondent : les premiers mois de la rentrée dans le couvent de Saint-Joseph voient une reprise d’intimité plus tendre et plus étroite encore, s’il se peut, que par le passé ; et quand, l’année d’après, d’Alembert, pour la troisième fois, se présente à l’Académie, la marquise remue ciel et terre pour lui en faire ouvrir la porte. Entre elle et la duchesse de Chaulnes, qui tient bon pour l’abbé Trublet, c’est un duel homérique, où chacune recourt sans réserve à l’emploi de sa meilleure arme, l’une son esprit et l’autre sa beauté. Dans ce furieux combat, le seul qui conserve son calme est le candidat d’Alembert. Il refuse même, au désespoir de Mme du Deffand, de s’assurer la voix du président Hénault en louant dans l’Encyclopédie son Abrégé chronologique : « Je n’entreprendrai même pas d’en parler, s’obstine-t-il à répondre, parce que je ne pourrais en dire autre chose, sinon que son livre est utile, commode, et s’est bien vendu. Je doute que cet éloge le contentât… Dieu et vous, et même vous toute seule, ne me feraient pas changer de langage. » Il fut élu pourtant, et, le jour du triomphe, le plus fier et le plus heureux ne fut pas le triomphateur.

Ce bref coup d’œil sur ses premières années a déjà pu donner l’idée du caractère de d’Alembert, se cabrant devant toute contrainte, jaloux de son indépendance au point d’y sacrifier son plaisir comme son intérêt, et justifiant ainsi le mot de Mme du Deffand quand elle le définit « un esclave de la liberté, » et cependant doux, complaisant, aisé à vivre, voire même, comme il le dit, « facile à gouverner pourvu qu’il ne s’aperçoive pas qu’on en a l’intention[39] ; » incrédule et sceptique d’esprit, frondeur des vieilles croyances et des traditions séculaires ; naïf et candide, au contraire, dans ses rapports avec les hommes, incapable de feinte autant que de mensonge, et sans défense contre la mauvaise foi d’autrui. Le doute habite dans son esprit, et l’ingénuité dans son cœur. Ce singulier contraste explique les jugemens opposés que ses contemporains portent sur d’Alembert. Sec, froid, caustique, d’une ironie mordante, tel il paraît aux gens qui le voient en passant et ne le jugent qu’à la surface ; tandis qu’avec ses vrais amis, — rares, il est vrai, car il ne prodigue pas ce titre, — il est, sinon démonstratif, au moins réellement affectueux, dévoué, et d’un zèle agissant : « Personne ne s’intéresse plus vivement au bonheur ou au malheur de ses amis ; il en perd le sommeil et le repos, et il n’y a pas de sacrifice qu’il ne soit prêt à leur faire[40]. »

Dans son commerce avec les femmes, nous retrouvons les mêmes contradictions. Sa pauvreté, son isolement, son goût passionné du travail, lui avaient fait une adolescence chaste, presque étrangère aux tentations, éloignée en tous cas des dissipations ordinaires à ses jeunes compagnons d’école. Un peu plus tard, au temps de ses succès mondains, si son cœur s’éveilla, comme il semble prouvé, l’éveil resta discret et presque silencieux. C’est que cet intarissable causeur, si brillant et si plein de verve dans un souper nombreux ou dans un cercle d’auditeurs, dès qu’il était en tête à tête avec une des belles dames qu’il éblouissait tout à l’heure, devenait gauche, hésitant, emprunté, d’une timidité maladroite, décontenancé au moindre mot, prêt à battre en retraite à la plus légère résistance. Il est vrai qu’il ne rencontrait que peu d’encouragemens. Non que son extérieur eût rien de répulsif : petit, fluet, mais de tournure bien prise, les traits de son visage, au moins dans sa jeunesse, étaient de ceux « dont on n’a rien à dire, soit en bien, soit en mal, » et sa physionomie ouverte, qu’éclairaient deux yeux vifs, d’une malignité spirituelle, n’était pas dépourvue d’un certain agrément[41]. Le fait certain pourtant est qu’il ne plaisait guère aux femmes. A l’âge de trente-sept ans sonnés, qu’il comptait à l’époque où il entre dans cette histoire, la seule conquête qu’on lui connût était la fille de sa nourrice, la demoiselle Rousseau, « une petite péronnelle » dont un moment il eut « la tête tournée[42], » et qui fut sensible à sa flamme. Encore cette passion semble-t-elle avoir été toute platonique et n’avoir duré qu’un printemps.

Cette sagesse persistante, qu’on rapprochait du timbre de sa voix, aiguë, perçante et presque « glapissante, » avaient fait courir sur son compte des bruits désobligeans. On citait partout la réponse faite par une femme d’esprit à l’un des fanatiques de d’Alembert qui, dans un élan d’enthousiasme, s’était écrié : « C’est un Dieu ! — Allons donc, lui répliqua-t-elle, si c’était un Dieu, il commencerait par se faire homme. » Et l’on voit ses meilleurs amis le plaisanter à ce propos avec une étrange liberté : « La duchesse de Chaulnes, lui écrit M. de Formont[43], pense qu’il vous manque quelques talens qu’elle regarde comme indispensables à un grand homme. Elle a dit que vous n’étiez qu’un enfant ; on entend cela. Elle croit que, même dans un sérail, vous traîneriez une éternelle enfance. Je ne le crois pas, au moins, et je suis persuadé que vous vous tirerez toujours très bien de tout ce que vous entreprendrez. » Je ne veux pas appuyer davantage sur ce point délicat, qu’il était néanmoins nécessaire d’indiquer, car il n’est pas sans importance dans l’historique des relations de d’Alembert avec Julie de Lespinasse. Quoi qu’il en soit, — et qu’elles fussent ou non méritoires, — la retenue du philosophe, la pureté de ses mœurs, s’alliaient avec une âme sensible et avide de tendresse. Ce cœur, qu’on disait égoïste et sec, souffrait de ne se point répandre. Sous un masque d’indifférence, se dérobaient un impérieux besoin d’aimer, une douloureuse aspiration vers les paradis inconnus. « Ce sentiment dormait au fond de son âme, a-t-il dit de lui-même, mais le réveil a été terrible. Après avoir consumé ses premières années dans la méditation et le travail, il a vu, comme le Sage, le néant des connaissances humaines ; il a senti qu’elles ne pouvaient occuper son cœur, et il s’est écrié avec l’Aminte du Tasse : « J’ai perdu tout le temps que j’ai passé sans aimer[44]. »


V

D’Alembert traversait cette crise, quand, certain soir d’avril de l’an 1754, il vit venir à lui sa destinée, sous la forme charmante d’une jeune fille, orpheline comme lui, comme lui sans nom et sans fortune, exquise d’esprit et de manières, qu’il rencontrait chaque jour, dans une intimité pleine de dangers et de délices, sous le toit de sa vieille amie. Qu’il l’ait aimée presque du premier jour, on ne peut guère le mettre en doute. Lui-même, au surplus, le proclame dans le portrait qu’il dédie à Julie en 1771, et où il s’exprime en ces termes : « Le temps et l’habitude, qui dénaturent tout,… ne peuvent rien sur le sentiment que j’ai pour vous, et que vous m’avez inspiré depuis dix-sept ans. » Il paraît également certain qu’une familiarité douce, un complet abandon de cœur, s’établirent rapidement entre eux, et qu’ils en vinrent très vite aux confidences. « Je vis leur amitié naissante, témoigne Marmontel, lorsque Mme du Deffand les menait avec elle souper chez mon amie Mme Harenc. » Un billet de Julie, qui date de l’année même de son arrivée à Paris, prouve que, dès lors, le philosophe la prenait pour intermédiaire dans ses rapports avec Mme du Deffand : « Je vais sans doute vous surprendre, mande-t-elle à la marquise, en vous apprenant que M. d’Alembert part demain pour Saint-Martin, pour ne revenir que jeudi. On ne lui a point demandé s’il voulait faire ce voyage ; on lui a dit qu’il le fallait, et en conséquence Mme de Boufflers dit qu’elle l’enlève demain. Il m’a fait promettre de vous mander qu’il avait beaucoup de regret au voyage de Montmorency… et il s’afflige d’être aussi longtemps sans vous voir. »

Rien d’ailleurs de plus naturel que cette alliance entre deux êtres que tout paraissait rapprocher, dont le passé, si curieusement semblable, se composait des mêmes humiliations, des mêmes tristesses et des mêmes amertumes. « Tous deux sans parens, sans famille, écrira plus tard d’Alembert[45], ayant éprouvé, dès le moment de notre naissance, l’abandon, le malheur et l’injustice, la nature semblait nous avoir mis au monde pour nous chercher, pour nous tenir l’un à l’autre lieu de tout, pour nous servir d’appui mutuel, comme deux roseaux qui, battus par la tempête, se soutiennent en s’attachant l’un à l’autre. » Sans doute, dans leurs longs entretiens, arriva-t-il souvent que l’une ne put se retenir de verser des larmes furtives, tandis que l’autre, avec sa logique stoïcienne, lui prêchait la patience, le détachement philosophique, d’ailleurs avec peu de succès : « Les leçons de d’Alembert, — assure Grimm, leur ami commun, — l’exemple même de son courage, n’ont jamais pu la consoler du malheur de sa naissance. »

Sympathie sincère et profonde, confiance entière, et bientôt gratitude émue pour un dévouement sans limite, ces sentimens, enviables à coup sûr, Julie ne les marchanda pas à son nouvel ami. Mais, ni maintenant ni plus tard, elle n’alla jamais au-delà Son aventure avec M. de Taaffe le prouve assez pour cette première période ; toute la suite de sa vie le démontrera pour l’avenir. Il est d’ailleurs probable qu’elle fut longtemps sans soupçonner chez d’Alembert autre chose que de l’amitié ; la discrétion, la timidité maladive du craintif amoureux, son inquiétude aussi de se voir rebuté, arrêtèrent l’aveu sur ses lèvres ; et, neuf années plus tard, en 1763, on peut déduire d’une de ses lettres qu’il ne s’était encore jamais risqué à une déclaration directe ; écrivant de Berlin à Mlle de Lespinasse, il lui fait part des instances du roi de Prusse pour le retenir à sa cour et du refus qu’il lui oppose : « Le Roi se flatte, dit-il[46], que je serai un jour président de son Académie ; mais, indépendamment de mille raisons, dont vous n’aurez pas l’esprit de deviner une seule, je crois que le climat de ce pays me serait funeste à la longue. » Cette allusion voilée est la plus audacieuse d’une correspondance qui comprend vingt-trois longues lettres à sa bien-aimée[47] !

Pour ne pas être étalée au grand jour, la flamme dont brûlait d’Alembert n’était pas moins visible à tous les yeux, fût-ce à ceux d’une aveugle. Peut-être avant Julie elle-même, la marquise du Deffand, avec son expérience des hommes, découvrit les soins exclusifs dont sa compagne était l’objet, le culte passionné qui lui était rendu, l’influence absolue qu’elle prenait peu à peu, non seulement sur les sentimens, mais sur les goûts, sur les idées, sur les actes de d’Alembert. Rien ne pouvait la blesser davantage qu’une pareille découverte, et c’était la frapper au point le plus sensible. Elle eût peut-être toléré, — excusé tout au moins, — quelque liaison de chair, un amour où les sens auraient eu part plus que l’esprit ; elle en eût, en tous cas, moins cruellement souffert qu’en voyant échapper à son empire intellectuel celui dont elle admirait le génie et qu’elle croyait fixé pour jamais sous son joug. « Elle n’est jalouse ni des agrémens ni de l’esprit, écrira d’elle Julie de Lespinasse, mais seulement des préférences et des soins, qu’elle ne pardonne ni à ceux qui les rendent, ni à ceux qui en sont l’objet. Elle semble dire, à tous ceux qu’elle connaît, comme Jésus-Christ à ses disciples : Vendez tout ce que vous avez et suivez-moi. » Si elle avait jadis pris en violente « aversion[48], » pour avoir inspiré le caprice d’un moment, la demoiselle Rousseau, l’humble fille de la vitrière, que dut-ce être le jour où il s’agit d’un sentiment profond, durable, envahissant le cœur et le cerveau, d’un roman qui se déroulait à côté d’elle, dans son propre salon, et dont l’héroïne était celle qu’elle avait attirée du fond de sa province, associée, mêlée à sa vie, adoptée en quelque façon, une fille enfin qu’elle sentait son égale et par le sang dont elle sortait et par sa haute intelligence, avec tout l’avantage de la jeunesse et de l’agrément du visage !

Bien loin de s’étonner qu’elle ait souffert de cette rivalité, peut-être faudrait-il lui savoir quelque gré d’avoir pu, pendant des années, maîtriser son dépit, refouler la colère qui grondait sourdement en elle, et garder au moins l’apparence de cette maternité si imprudemment assumée. Sans doute espérait-elle encore dans une fantaisie passagère, un de ces engouemens d’esprit dont la philosophie ne préserve point ses adeptes, et se rappelait-elle cette parole de son ami Duché à propos d’un cas analogue : « L’amitié dort pendant l’amour, mais elle en profite après[49]. » Elle ne perdit vraiment patience que lorsqu’il lui fut démontré que, pour une fois, l’amour avait vaincu, peut-être proscrit, l’amitié, qu’il n’était plus de place pour elle au fond d’un cœur qu’une autre avait pris tout entier. Même alors, trop habile, trop orgueilleuse aussi, pour se répandre en plaintes ou en reproches, elle dissimule sa peine, ne tente aucun effort pour rompre les tête-à-tête quotidiens, ni pour éloigner l’un de l’autre les deux inséparables. C’est par des nuances que se traduit sa désaffection grandissante à l’égard de sa protégée, par une froideur de ton, une réserve affectée, des exigences plus nombreuses, un assujettissement plus étroit dans les menus détails, et surtout une façon nouvelle de faire sentir à la jeune fille sa dépendance, sa pauvreté, la fausseté douloureuse de sa situation ; tout cela d’ailleurs sans éclat, sans mot blessant, comme sans y prendre garde, avec cette malignité raffinée qui se cache dans l’accent, dans le son de la voix, et empoisonne de son venin les paroles les plus innocentes.

On imagine l’effet produit sur une nature nerveuse, impressionnable, délicate, par ces piqûres d’épingle constamment répétées. Atteinte dans sa fierté, Julie l’est aussi dans son cœur. Elle s’indigne de voir repoussées, méconnues, l’affection et la gratitude dont elle a sincèrement payé les bienfaits anciens de Mme du Deffand ; et, chaque jour davantage, elle sent tout le poids de la chaîne qu’elle portait légèrement dans les premières années. L’assiduité forcée « auprès d’une femme aveugle et vaporeuse, » l’obligation de faire comme elle « du jour la nuit et de la nuit le jour, » de veiller fréquemment à côté de son lit, parfois de « l’endormir en faisant la lecture[50], » tous ces devoirs, acceptés de bonne grâce alors qu’elle se croyait aimée, lui semblent à présent une gêne insupportable, une odieuse servitude. De cette fatigue morale, de ce dégoût intime, on trouve l’aveu non déguisé dans les lignes suivantes, où elle confie à une amie ce qu’est maintenant son existence[51] : « Fontainebleau et l’Isle-Adam ont absolument enlevé les sociétés dans lesquelles je vis ; je n’en regrette la plus grande partie que par rapport à Mme du Deffand ; car, pour moi, je ferais bien mon marché de ne jamais sortir, et de ne jamais voir que cinq ou six personnes qui sont plus ou moins nécessaires à mon plaisir ou à mon bonheur. Mais j’admire, ou plutôt je m’afflige, en voyant de quoi mes journées sont remplies ! Elles ne le sont que de contraintes et de privations. A peine m’arrive-t-il une ou deux fois dans un mois de faire une chose par choix, et je vous assure qu’il ne se passe guère de momens où je n’aurais une volonté ou un goût à satisfaire. Convenez que, si je vous donne une grande idée de ma raison, en récompense je vous en donne une bien petite de mon bonheur ! »

Témoin de ce découragement, premier confident de ces plaintes, d’Alembert s’en prenait dans le secret de son cœur à celle qu’il accusait d’injustice et de cruauté, et se détachait rapidement de son ancienne amie. Celle-ci, de son côté, blessée de sa froideur, ne lui épargnait point les mots piquans, les rebuffades ; un fossé toujours plus profond s’élargissait entre eux. Les choses en étaient là en 1760, où leur malentendu s’aggrava soudainement par suite d’un incident futile, que nous révèle Mme de La Ferté-Imbault. Mme du Deffand, raconte-t-elle, s’était laissée aller, dans une lettre à Voltaire, à des plaisanteries « très mordantes » sur d’Alembert, leur ami à tous deux : et Voltaire, en lui répondant, avait fait allusion à ces coups de plume acérés. A quelques jours de là, « pour divertir sa compagnie, » la malicieuse aveugle mit l’entretien sur ces deux lettres et pria l’un des assistans d’en donner lecture à haute voix ; elle ignorait que d’Alembert venait d’entrer dans le salon, sans se faire annoncer, selon son habitude. Il ne dit mot, écouta la lecture, ne se fit connaître qu’après, et affecta de rire de l’aventure. Mais il resta très profondément ulcéré ; et l’un des témoins de cette scène, le mathématicien Fontaine, « qui calculait les caractères aussi bien que les nombres et les lignes, » vint, le soir même, conter l’histoire au cercle de Mme Geoffrin, prédisant que, sans aucun doute, « d’Alembert se vengerait de Mme du Deffand d’une manière très piquante, et que Mlle de Lespinasse lui servirait d’instrument. » Il est certain que d’Alembert ne put se retenir de se plaindre à Voltaire, qui se tira d’affaire par son procédé habituel, c’est-à-dire en niant tout, de parti pris et contre l’évidence : « Sachez, lui répond-il effrontément[52], que Mme du Deffand ne m’envoya jamais la lettre dont vous vous plaignez. Elle fit apparemment ses réflexions, ou peut-être vous lui lâchâtes quelque mot qui la fit rentrer en elle-même. »

Peu convaincu, comme bien on pense, par cette dénégation, d’Alembert n’eut guère à attendre pour manifester sa rancune La comédie des Philosophes, œuvre de Palissot, qu’on jouait précisément alors, lui en apporta l’occasion. C’était un pamphlet violent contre le clan de l’Encyclopédie : Mme Geoffrin, Diderot, d’Alembert lui-même, tout l’état-major de l’armée dont le chef était à Ferney, étaient mis sur la scène et bafoués sans merci sous de transparens pseudonymes. Le scandale fut énorme ; menaçantes comme des épées, toutes les plumes sortirent du fourreau, et la société de Paris se divisa rapidement en deux camps, dont l’un applaudissait et l’autre conspuait Palissot. Parmi les rares personnes qui gardèrent la neutralité, on peut citer la marquise du Deffand. Du moins, — pour être plus exact, — se borna-t-elle à rire de ces têtes échauffées, distribuant ses railleries tantôt aux Encyclopédistes et tantôts aux « dévots, » et tenant entre eux la balance avec une parfaite équité. C’en fut assez pour irriter la bile de d’Alembert ; il écrivit au seigneur de Ferney pour lui dénoncer la marquise, en termes dont la grossièreté fait peu d’honneur à une âme philosophe : « Les protecteurs femelles déclarés de cette pièce sont Mmes de Villeroy, de Robecq et du Deffand, votre amie, et ci-devant la mienne. Ainsi la pièce a pour elle des… en fonctions et des… honoraires. »

Le coup était perfide ; il n’allait à rien moins qu’à brouiller Mme du Deffand avec son plus ancien et plus illustre ami. Voltaire pourtant fit, pour une fois, preuve de douceur et de modération : « Mme de Robecq, écrit-il à la marquise, a eu le malheur de protéger cette pièce et de la faire jouer. On ma mandé que vous vous étiez jointe à elle ; cette nouvelle m’a fort affligé. Si vous êtes coupable, avouez-le-moi, et je vous donnerai l’absolution. » Calme et digne également fut la réponse de Mme du Deffand : « On vous a donc dit bien du mal de moi ? Je passe donc dans votre esprit pour l’admiratrice des Fréron et des Palissot et pour l’ennemie déclarée des Encyclopédistes ? Je ne mérite ni cet excès d’honneur, ni cette indignité… Apprenez que je ne me suis point jointe à Mme de Robecq ; j’ai fort blâmé sa vengeance et le choix de ses vengeurs. » La dernière partie de sa lettre démontre qu’elle savait d’où partait la dénonciation ; il est facile de lire entre les lignes la tristesse mêlée de dédain qu’elle ressent de cette trahison : « S’il faut crier tolle contre les ennemis des philosophes, j’avoue que je n’ai point pris ce parti ; il n’y a que l’amitié qui puisse engager dans ces sortes de querelles. Il y a quelques années, j’en conviens, l’amitié m’aurait peut-être fait faire beaucoup d’imprudences ; mais, pour aujourd’hui, je verrais avec indifférence la guerre des Dieux et des Géans ; à plus forte raison celle des rats et des grenouilles[53]. »

Elle fut dans sa conduite aussi sage que dans ses propos. Sans querelle ni reproche, elle s’expliqua franchement avec d’Alembert ; de plus ou moins bon cœur, on se réconcilia : « J’oubliais de vous dire, mande le philosophe à Voltaire, que je me suis raccommodé, vaille que vaille, avec Mme du Deffand. Elle prétend qu’elle n’a point protégé Palissot ni Fréron… Ainsi, ajoute-t-il prudemment, qu’elle ne sache jamais que je vous avais écrit pour me plaindre d’elle. Cela me ferait de nouvelles tracasseries, que je veux éviter. » Le dernier mot dans cette affaire est dit par Mme du Deffand ; elle y remet les choses au point, et résume fort exactement et fort spirituellement son rôle : « J’ai[54] mis beaucoup d’impartialité dans la guerre des philosophes. Je ne saurais adorer leur Encyclopédie, qui peut-être est adorable, mais dont les quelques articles que j’ai lus m’ont ennuyée à la mort. Je ne saurais admettre pour législateurs des gens qui n’ont que de l’esprit, peu de talent et point de goût… J’en excepte, à toutes sortes d’égards, M. d’Alembert, quoiqu’il ait été mon délateur auprès de vous. Mais c’est un égarement que je lui pardonne et dont la cause mérite quelque indulgence. C’est le plus honnête homme du monde, qui a le cœur bon, un excellent esprit, beaucoup de justesse, du goût pour bien des choses ; mais il y a de certains articles qui sont devenus pour lui affaire de parti et sur lesquels je ne lui trouve pas le sens commun. »

Si j’ai accordé tant de place à ce misérable débat, c’est qu’en réalité, — bien qu’elle n’y ait pris aucune part, que son nom même n’y soit pas prononcé, — Julie de Lespinasse est au fond de toute la querelle. Elle en est la cause et l’objet ; c’est elle qui, sans l’avoir assurément cherché, a mis les adversaires aux prises, allumé dans leurs cœurs une sourde animosité, transformé l’alliance amicale en cet état de guerre latente, qui doit tôt ou tard aboutir à un véritable conflit. À regarder les choses de près, la rupture est dès lors moralement accomplie, et les années de grâce qui reculeront l’inévitable éclat ne feront guère qu’aggraver le malentendu, prolonger, irriter le supplice de trois êtres, faits pour s’aimer et se comprendre, désunis pourtant à jamais par la passion qui trouble leur jugement, égare leur volonté. Il est d’ailleurs heureux pour la mémoire de Mlle de Lespinasse que son divorce avec sa protectrice n’ait pas eu lieu en ce moment ; elle eût eu peine à s’en tirer sans un soupçon d’ingratitude. Mme du Deffand, après tout, sauf une mauvaise humeur aisément excusable, n’avait pas eu jusqu’ici de tort grave ; elle eût conservé le beau rôle dans l’opinion de ses contemporains comme devant la postérité. Nous allons la voir, au contraire, avec cette maladresse qui n’appartient qu’aux gens d’esprit, se donner prochainement toute l’apparence de l’injustice et de la tyrannie, perdre en quelques instans le bénéfice d’une longue patience, et s’engager dans un combat d’où elle ne pourra pas sortir avec les honneurs de la guerre.


VI

Entre d’Alembert et Julie, l’intimité se resserrait en raison même de leur refroidissement envers la marquise du Deffand. On en eut une preuve manifeste lors du voyage en Prusse que le premier dut faire en 1763, au lendemain du traité de paix qui mettait fin à la guerre de Sept Ans. D’Alembert, comme beaucoup des chefs de l’Encyclopédie, n’avait jamais manqué, pendant tout le cours de cette guerre, d’exprimer « le tendre intérêt qu’il portait au succès de Frédéric de Prusse, le roi philosophe[55]. » De même, il le félicita chaudement de la conclusion du traité, qui consacrait la défaite de nos armes. Frédéric riposta par une invitation pressante à le venir voir à Potsdam ; le « marquis de Brandebourg, » — comme le Père Paciaudi surnomme railleusement d’Alembert, — crut nécessaire, encore qu’à contre-cœur, de déférer à ce désir royal. Il fut absent trois mois, durant lesquels, par chaque courrier, Julie reçut une lettre longue et détaillée, contant par le menu tous les incidens du voyage et toutes les impressions du voyageur. Nous n’en possédons par malheur qu’une copie faite par Mlle de Lespinasse[56], copie sans doute abrégée, expurgée, peu fertile en informations, sauf quelques rares passages, sur ce qui touche personnellement les deux correspondans. C’en est assez toutefois pour apprécier quelle confiance absolue d’Alembert place en cette amie, quelle pensée fidèle il lui garde, de quel poids décisif elle pèse sur toutes ses déterminations.

Quand Frédéric insiste pour qu’il se fixe définitivement à sa cour, lui promettant la présidence de l’Académie de Berlin, un logement à Potsdam, et douze mille livres de pension, d’Alembert, malgré sa misère, décline ces propositions séduisantes, comme il a, l’année précédente, décliné celles de l’impératrice de Russie, qui lui offrait, « pour éduquer son fils, » une rente à vie de cent mille livres. Les motifs officiels qu’il donne de ce refus sont sa mauvaise santé, la rigueur du climat, son humeur casanière, mais la véritable raison est celle qu’il indique discrètement dans les lettres à son amie : le chagrin qu’il aurait de se séparer d’elle, chagrin dont son éloignement actuel lui fait plus vivement que jamais comprendre l’étendue. « N’imaginez pas, s’écrie-t-il, que l’accueil que je reçois ici me tourne la tête ! Je n’en sens que mieux tout le prix de l’amitié, puisque toutes les satisfactions que peut désirer le plus avide amour-propre ne sauraient m’en dédommager. » Tout enivré qu’il soit, pendant ce séjour à Potsdam, des louanges qu’on lui prodigue, des honneurs qui lui sont rendus, de l’attrait même de la conversation royale, « charmante, gaie, douce et instructive, » il soupire après le retour, et se fait à l’avance une fête de retrouver les causeries familières, les gronderies taquines de Julie : « Ne vous flattez pas, lui dit-il, que je sois ni moins polisson, à mon retour, ni de meilleure contenance à table. Il est vrai que je ne polissonne pas ici, mais, par cette raison même, j’aurai grand besoin de me dédommager ! »

Une seule fois, dans ces lettres, il mentionne Mme du Deffand, en termes qui montrent clairement qu’elle n’est pas au courant de cette correspondance et qu’elle est tenue à l’écart de toutes ces confidences : « J’écrirai, s’il m’est possible, par ce courrier à Mme du Deffand. Le Roi m’a demandé si elle vivait encore ? Vous croyez bien que je lui ferai ma cour de cette question. J’y joindrai deux ou trois mots du Roi, qui, je crois, la préviendront beaucoup pour lui. » Quelques jours plus tard, en effet, il envoie la lettre annoncée, — qui demeura la seule de tout ce long voyage, — lettre gourmée, contrainte et d’une froide politesse : « Vous m’avez permis[57], madame, de vous donner de mes nouvelles et de vous demander des vôtres ; je n’ai rien de plus pressé que d’user de cette permission… Je me contenterai de vous assurer que, dans l’espèce de tourbillon où je suis, je n’oublie pas vos bontés et l’amitié dont vous voulez bien m’honorer ; je me flatte de la mériter un peu par mon respectueux attachement pour vous. Comme je sais que rien ne vous ennuie davantage que d’écrire des lettres, je n’ose vous demander de vos nouvelles directement, mais j’espère que Mlle de Lespinasse voudra bien m’en donner… Adieu, madame, conservez votre santé ; la mienne est toujours bonne. »

À ces lignes si réservées et d’une si banale courtoisie, la marquise du Deffand répond d’un ton bien différent. Loin d’en charger Julie, comme le lui conseille d’Alembert, elle écrit elle-même, sur-le-champ, de sa grosse écriture d’aveugle, et prenant pour argent comptant des formules officielles où le cœur n’a point part, elle propose, en termes touchans, une réconciliation complète, un renouveau d’intimité, le retour aux beaux jours si vite et si loin envolés. Voici les principaux passages de ce billet, que je crois inédit, et qui, mieux que ses plus célèbres épîtres, dévoile le fond réel de la vraie Mme du Deffand, jalouse sans doute, impérieuse, exigeante envers ceux qu’elle aime, mais généreuse, fidèle, et de cœur passionné : « Non, non, monsieur, je ne m’en rapporterai à personne pour vous donner de mes nouvelles et encore moins pour répondre à la plus charmante lettre que j’aie reçue de vous. En la lisant, j’ai cru avoir vingt ans de moins, que j’étais à la Sainte-Chapelle, que vous vous plaisiez autant avec moi que je me plaisais avec vous. Enfin cette lettre m’a rappelé l’âge d’or de notre amitié, elle a réveillé ma tendresse, elle m’a rendue heureuse. Partons de là, croyez-moi, et aimons-nous autant que nous nous sommes aimés. Je crois que nous ne pourrions mieux faire ; croyez-le aussi, si vous le pouvez !… Adieu, mon cher d’Alembert, je suis et je serai toujours la même pour vous. N’en doutez point, et aimez-moi à votre tour[58]. »

L’appel ne fut pas entendu ; la lettre resta sans réponse ; et ce fut le dernier rayon du soleil de leur amitié. A la fin de septembre, dès la rentrée de d’Alembert dans le salon de Saint-Joseph, les anciens griefs reparurent ; plus que jamais les rapports se tendirent, et l’on vécut de part et d’autre dans un état de paix armée, précurseur de la guerre ouverte. En janvier suivant, étonné du silence que garde Mme du Deffand sur son assidu commensal, Voltaire, pour ta ter le terrain, risque une interrogation discrète : « Avez-vous le plaisir de voir souvent M. d’Alembert ? Non seulement il a beaucoup d’esprit, mais il l’a très décidé, et c’est beaucoup. — Je vois assez souvent d’Alembert, répond-elle d’un ton sec, je lui trouve, ainsi que vous, beaucoup d’esprit[59]. » A dater de ce jour, elle ne prononcera plus son nom. Elle le bannit de sa correspondance, comme elle en a depuis déjà longtemps exclu Julie de Lespinasse, — silence des soirs d’orage, avant les éclats de la foudre.


La scène qui suit est si connue, l’histoire, le roman même[60], s’en sont si souvent emparés, que l’on éprouve quelque embarras à la raconter de nouveau. J’en dirai cependant ce qui importe à l’intelligence du récit, en insistant sur les quelques détails omis par mes prédécesseurs. L’origine du conflit, ou du moins sa cause extérieure, est dans l’étrange plan de journée adopté, comme nous l’avons vu, par Mme du Deffand, et qu’elle résume elle-même dans les termes suivans : « Je suis cinq heures de la nuit livrée à mes belles réflexions ; j’épuise tous les livres pendant quatre ou cinq heures ; je dors deux ou trois heures sur les onze heures ou midi ; je me lève fort tard ; sur les six heures, les visites arrivent[61]… » Un peu après le moment indiqué, vers les sept heures du soir, presque chaque jour paraissait d’Alembert, pour regagner à neuf le logis de sa vitrière[62]. Telle était ostensiblement sa coutume invariable ; mais, depuis ces dernières années, le philosophe avait pris l’habitude de monter tout d’abord à l’étage supérieur, dans la chambre particulière de Mlle de Lespinasse. Il y passait une heure ou deux ; ces momens de libre entretien étaient pour eux pleins de délices. Ce qui suffit à démontrer, s’il était nécessaire, l’innocence de ces rendez-vous, c’est qu’ils y conviaient fréquemment certains de leurs amis communs, Turgot, Chastellux ou Marmontel. Ces petites réunions se changèrent peu à peu en institution régulière ; dans la chambrette étroite, se tint un cercle en miniature, une « avant-soirée » familière, clandestine, dérobée à la jalousie ombrageuse de Mme du Deffand, et empruntant sans doute un nouveau charme à l’attrait du mystère et du fruit défendu. D’ailleurs, et malgré toutes les précautions, la découverte, un jour ou l’autre, était inévitable, et l’on s’étonne seulement qu’elle ait autant tardé.

C’est à la fin d’avril[63]qu’eut lieu la catastrophe. Soit hasard, soit indiscrétion, la marquise apprit brusquement le terrible secret. Sa surprise fut sans bornes, ainsi que sa colère. Son imagination fougueuse grossit et déforma les choses. Rapprochant ces conciliabules de tout ce qu’on a lu plus haut, elle y crut voir un abus de confiance, un audacieux défi, un complot machiné pour lui voler tous ses amis et, comme écrit Mme de La Ferté-Imbault, pour « dresser autel contre autel, » à ses dépens et sous son propre toit. Elle eut sur l’heure avec Julie une explication décisive, et l’entretien suivit le cours trop ordinaire en pareil cas : des traits piquans, elles en vinrent aux paroles amères, et des paroles amères aux mots irréparables. Les Mémoires de l’époque, joints à certains passages d’une lettre de Mme du Deffand, laissent assez deviner la tournure que prit cette querelle. Tout le passé leur remonta aux lèvres : l’une rappela ses bienfaits, fit valoir ses bontés, parla d’ingratitude, de perfidie, de « trahison, » évoqua la classique image du « serpent » qui paie d’une morsure le sein où il fut réchauffé. La riposte de l’autre eut la véhémence d’une attaque : comment aurait-elle pu aimer celle de qui, dès longtemps, elle s’est sentie « détestée, abhorrée, » qui n’a cessé de « l’écraser » sous le poids de son despotisme, de la froisser dans tous ses sentimens, de l’abreuver, avec une ingéniosité savante, d’avanies et d’humiliations ? Ce fut, des deux côtés, comme une impétueuse avalanche de reproches et de récriminations ; le long flot des rancunes amassées depuis des années au fond de leurs âmes silencieuses creva ses digues, s’épandit au dehors, semblable à une lave bouillonnante.

Après un tel éclat, la vie commune n’était plus tolérable ; elles le sentirent toutes deux ; la séparation s’effectua par un mutuel accord. « Elle fut brusque, » dit Marmontel ; il semble néanmoins que la rupture, le premier jour, ne fut pas absolue, tout au moins pas irrévocable. Cela résulte du billet que Julie, une semaine plus tard, fit parvenir à la marquise[64] : « Vous m’avez fixé un terme, madame, pour avoir l’honneur de vous voir ; ce terme me paraît bien long, et je serais très heureuse si vous vouliez l’abréger. Je n’ai rien plus à cœur que de mériter vos bontés ; daignez me les accorder, et m’en donner la preuve la plus chère, en m’accordant la permission de vous aller renouveler moi-même l’assurance d’un respect et d’un attachement qui ne finiront qu’avec ma vie… » Ces lignes émues, affectueuses, et d’un ton presque repentant, auraient, en toute autre occasion, touché le cœur de Mme du Deffand ; s’ils la trouvèrent implacable, c’est que, postérieurement à la découverte du « crime, » un fait s’était produit qui en avait singulièrement aggravé l’importance. Dans la colère du premier jour, la marquise, en effet, avait eu l’idée malheureuse de mettre à d’Alembert le marché à la main : qu’il opte sur-le-champ entre l’ancienne et la nouvelle amie, mais qu’il ne se flatte point de continuer à les cultiver l’une et l’autre ! Le choix était tout fait, et la décision fut vite prise ; sans l’ombre d’une hésitation, d’Alembert prit congé de cette maison dont il avait été vingt ans l’oracle ; et le salon de Saint-Joseph fut pour toujours en deuil de son plus fidèle visiteur. Ce coup, qu’elle aurait dû prévoir, frappa Mme du Deffand en plein cœur ; elle ne s’en consola jamais ; jamais elle ne le pardonna à celle qu’elle regardait comme l’auteur responsable. « Sans elle, j’aurais conservé d’Alembert ! » s’écriera-t-elle bien des années plus tard, dévoilant ainsi d’un seul mot l’origine réelle de la brouille et le motif de son opiniâtre rancune.

Quand, au lendemain d’une si douloureuse défection, lui parvint le message de Mlle de Lespinasse, on devine quel accueil reçut ce rameau d’olivier : « Je ne puis consentir à vous revoir sitôt, mademoiselle ; la conversation que j’ai eue avec vous, et qui a déterminé notre séparation, m’est dans le moment encore trop présente. Je ne saurais croire que ce soient des sentimens d’amitié qui vous fassent désirer de me voir… Que feriez-vous de moi aujourd’hui ? De quelle utilité pourrais-je vous être ? Ma présence ne vous serait point agréable ; elle ne servirait qu’à vous rappeler les premiers temps de notre connaissance, les années qui l’ont suivie ; et tout cela n’est bon qu’à oublier. Cependant si, par la suite, vous veniez à vous en souvenir avec plaisir, et que ce souvenir produisît en vous quelque remords, quelque regret, je ne me pique point d’une fermeté austère et sauvage, je ne suis point insensible, je démêle assez bien la vérité. Un retour sincère pourrait me toucher et réveiller en moi le goût et la tendresse que j’ai eus pour vous ; mais en attendant, mademoiselle, restons comme nous sommes, et contentez-vous des souhaits que je fais pour votre bonheur[65]. »


VII

Cette sèche réponse, ce hautain refus, devaient fermer la porte à tout essai de rapprochement. Piquée au vif dans son orgueil, Julie s’abstint de toute nouvelle démarche ; un mur de glace s’érigea entre les deux femmes, plus étrangères désormais l’une à l’autre que si jamais elles ne se fussent connues. Mais silence et indifférence ne sont point synonymes ; dans ces âmes également ardentes, la tendresse envolée laissa place à la haine, une de ces haines profondes qui, pour s’exprimer rarement en paroles, n’en sont que plus tenaces et plus enracinées. Il faut reconnaître toutefois que, si des deux côtés le ressentiment fut le même, les mauvais procédés appartinrent tous à Mme du Deffand. Sa prétention première fut d’interdire à ses amis, même à ses simples connaissances, tout commerce avec celle qui l’avait, à son dire, odieusement trompée et « trahie[66], » et de créer le vide autour de son ennemie. Mais l’exemple de d’Alembert et la crainte qu’il ne fût suivi la détournèrent d’insister davantage. Elle battit en retraite, et elle fit prudemment. Des habitués de Saint-Joseph, il n’est pas un seul, en effet, qui, plus ou moins hautement, ne prît parti pour la plus jeune, pour la plus faible, pour la plus pauvre et la plus isolée. Hénault, d’Ussé, Turgot, Chastellux, la comtesse de Boufflers, la duchesse de Châtillon, la maréchale de Luxembourg, d’autres encore aux noms moins éclatans, coururent, dès le lendemain, porter à Mlle de Lespinasse l’assurance de leur intérêt et de leur attachement fidèle. La marquise trouva des censeurs jusque dans sa propre famille : à l’exception du chanoine de la Sainte-Chapelle, trop amoureux de son repos pour se mêler de « cette tracasserie, » et de Mme d’Aulan, « qui n’avait d’autre chose en vue que la succession de sa sœur[67], » la plupart des Vichy, — Gaspard, sa femme, tous ses enfans, — se déclarèrent en faveur de Julie. Même, avec l’ardeur de son âge, Abel se prononça avec une vivacité telle que Mme du Deffand en fit de grandes plaintes à son père[68]et lui garda toujours rancune ; lorsque, longtemps après, il vint en séjour à Paris : « Votre fils, écrit-elle à Gaspard de Vichy[69], n’aura pas été content de moi. J’ai appris qu’il avait des liaisons qui ne conviennent point à celles que j’étais disposée à avoir avec lui ; mais chacun doit se conduire selon son goût ou son intérêt… »

Devant ce tolle général et la menace de tant de défections, force fut à Mme du Deffand de se taire, de fermer les yeux ; mais sa déception fut cruelle et la blessure saigna longtemps. Elle continua de recevoir ceux que, dans son for intérieur, elle regardait comme des transfuges ; mais elle leur retira toute confiance et toute affection, comme il appert de maint passage de sa correspondance. Dix ans plus tard, Walpole, — son nouveau favori, celui qui dans son cœur a pris la place de d’Alembert, — écrivant à Conway, croit encore devoir le prier, dans les termes les plus pressans, qu’il ait à s’abstenir de toute liaison avec Julie : « Cela désobligerait mon amie plus que tout au monde ; mais elle ne vous en dirait jamais un mot. J’en serais aussi fort blessé, je l’avoue… Je m’étends sur ce sujet, parce qu’elle a des ennemis assez acharnés pour s’efforcer de conduire tous les Anglais chez Mlle de Lespinasse. » Cette animosité s’étend au-delà de la tombe ; en décembre 1776, six mois après la mort de celle qu’elle a nommée « la muse de l’Encyclopédie, » ayant reçu de Mme de Boufflers une lettre « très bien écrite, très touchante » et tout imprégnée de tendresse : « Je m’en laissais attendrir, déclarera Mme du Deffand, mais je me suis rappelé sa conduite avec feu la demoiselle, et mon cœur s’est fermé ! »

L’excuse de cette haine exaspérée est dans la douleur qu’elle éprouve, douleur d’autant plus vive que, par orgueil, elle cherche à la dissimuler, mais qui perce pourtant à travers toutes ses réticences. En sa vie misérable, il s’est écroulé quelque chose que rien ne pourra remplacer. Tel est son accablement que, dans les premiers temps, elle doit poser sa plume, d’ordinaire si alerte. S’excusant auprès de Voltaire de son retard à lui répondre, elle invoque « les peines, les embarras domestiques qui, dit-elle, ont troublé mon faible génie. Je voulais attendre d’être un peu plus calme pour pouvoir causer avec vous[70]. » Quelques lignes plus bas : « Vous voulez que je vous fasse part de mes réflexions ? Ah ! monsieur, que me demandez-vous ! Elles se bornent à une seule ; elle est bien triste : c’est qu’il n’y a, à le bien prendre, qu’un seul malheur dans la vie, qui est d’être né… Vous voyez combien j’ai l’âme triste, et que je prends bien mal mon temps pour vous écrire ; mais, monsieur, consolez-moi, écartez les vapeurs noires qui m’environnent… » Elle se remet pourtant en apparence, reprend soupers et réceptions, le train de l’existence mondaine, mais sans goût, sans entrain, sans illusion aussi sur ceux qu’elle associe désormais à son sort. « Rien ne m’attache dans ce pays-ci, et la société où je me trouve engagée me ferait dire ce que M. de La Rochefoucauld dit de la Cour : Elle ne rend pas heureux, mais elle empêche qu’on le soit ailleurs[71]. » Même note encore quatre ans après : « J’eus hier douze personnes[72], et j’admirais la différence des genres et des nuances de la sottise. Nous étions tous parfaitement sots, mais chacun à sa manière ; tous semblables, à la vérité, par le peu d’intelligence, tous fort ennuyeux. Tous me quittèrent à onze heures, et tous me laissèrent sans regret. » Et quand enfin, au déclin de sa vie, elle en établit le bilan : « Le nombre de mes connaissances est assez étendu, dira-t-elle, mais je n’ai pas un ami, excepté Pont de Veyle, qui, les trois quarts du temps, m’impatiente à mourir. »

Notons ici l’erreur où tombe Horace Walpole, quand il reproche à Mme du Deffand de ressembler à cet Anglais qui, lorsqu’il perdait un ami, se rendait au café Saint-James pour en choisir sur l’heure un autre. Dans la réalité, du jour de sa rupture avec d’Alembert et Julie, — en exceptant ce même Walpole, presque toujours absent, et dont l’égoïste dureté la rebute souvent sans pitié, — elle n’a plus dans son entourage que des indifférens, des gens que sa réputation attire et que ses reparties amusent, sans qu’ils se soucient d’elle plus qu’elle n’a souci d’eux, quelquefois même de simples parasites, « qui mangent ses soupers, clignent de l’œil l’un à l’autre, » et abusent de sa cécité pour la tourner en dérision[73]. La seule personne à laquelle elle se fie est la compagne salariée qui remplace Julie auprès d’elle, Mlle Sanadon[74], — la Sanadona, comme elle l’appelle, — vieille fille dévouée et complaisante, mais médiocre d’esprit, bavarde et ennuyeuse : « Elle veut me revenir trouver, écrira la marquise, jugeant qu’elle m’est fort nécessaire. Elle ne se trompe pas ; elle est pour moi ce qu’est un bâton pour gens de ma confrérie. »

Un vrai désert, au fond, que ce salon de Saint-Joseph, tout peuplé d’allans et venans, et tout bourdonnant de causeries. Ainsi en juge la maîtresse du logis, le jour où elle dépeint sa situation à Voltaire en ces lignes désespérées : « Vous ne pouvez savoir par vous-même quel est l’état de ceux qui ont eu des amis, et qui les ont perdus sans pouvoir les remplacer. Joignez à cela de la délicatesse dans le goût, un peu de discernement, beaucoup d’amour pour la vérité. Grevez les yeux à ces gens-là, et mettez-les au milieu de Paris, de Pékin, enfin où vous voudrez ; et je vous soutiendrai qu’il serait heureux pour eux de n’être pas nés ! »

De cette misère de sa vieillesse, c’est à Julie de Lespinasse que s’en prendra toujours la marquise du Deffand, lui attribuant tous les mécomptes, tous les chagrins, tous les abandons dont elle souffre[75]. Aussi la seule idée qu’elle pourrait jamais la revoir suffit à la mettre en fureur ; à Walpole qui, un jour, sur une phrase mal interprétée, la questionne sur ce point : « Je ne saurais comprendre, répond-elle avec véhémence, comment vous n’avez pas vu que c’était une plaisanterie ; je ne voudrais pas lui devoir de me sauver de l’échafaud ! Je suis pressée de vous ôter de la tête une opinion aussi avilissante. » Lorsqu’elle apprend la fin précoce de celle qu’elle a regardée quelque temps comme sa fille adoptive : « Mlle de Lespinasse, écrit-elle, est morte cette nuit, à deux heures après minuit. Ç’aurait été pour moi autrefois un événement ; aujourd’hui, ce n’est rien du tout. » Telle est son oraison funèbre, à laquelle, causant le lendemain avec une femme de ses amies, elle ajoute cette raillerie cruelle : « Si elle est en Paradis, la Sainte Vierge n’a qu’à y prendre garde, car elle lui enlèvera l’affection du Père éternel ! »

Détournons-nous de ce triste spectacle, et laissons Mme du Deffand achever lentement ses jours dans la haine et le désespoir, pour suivre dans sa destinée nouvelle sa protégée d’hier, aujourd’hui son ennemie et demain sa rivale. Déclin de l’une, essor de l’autre, tel fut le double résultat de leur séparation. Libre de toute entrave, sortant de la pénombre pour vivre en pleine lumière, Julie de Lespinasse pourra dorénavant donner toute sa mesure. Sa personnalité, tenue jusqu’à présent dans un effacement volontaire, va s’affirmer, se dégager pleinement ; et ce sera merveille de voir la petite provinciale devenir, du jour au lendemain, l’une des reines de Paris, sans aide, sans nom et sans argent, par le magique pouvoir de son irrésistible séduction. La période immédiate qui va succéder aux dix années de Saint-Joseph sera, pour l’héroïne de cette étude, la plus heureuse peut-être, la plus triomphante à coup sûr, et la plus brillante de sa vie.


SEGUR.

  1. Voyez la Revue du 1er avril.
  2. D’après une estampe de Cochin, intitulée : les Chats angora de Mme du Deffand.
  3. Mme de Genlis, Mémoires.
  4. « Ceux qui l’ont connue quand elle était jeune, dit Mlle de Lespinasse, se souviennent qu’elle avait le plus beau teint du monde, l’air assez noble, tous les mouvemens de son visage extrêmement agréables, la physionomie très animée et très spirituelle, des yeux d’aigle, vifs, perçans et parfaitement beaux… Les agrémens de sa figure n’étaient point déparés par la sécheresse de sa gorge et de ses mains, et les charmes de son esprit empêchaient presque qu’on ne s’aperçût du défaut qu’elle avait de parler du nez. » (Portrait de Mme du Deffand par Mlle de Lespinasse, cité par L. Pérey dans le Président Hénault et Mme du Deffand.).
  5. Duclos, Confessions du comte de X.
  6. Loménie de Brienne, le futur ministre de Louis XVI.
  7. Boisgelin de Cicé.
  8. Portrait du marquis d’Ussé, par Hénault.
  9. Portrait du chevalier d’Aydie, par Mme du Deffand.
  10. Confessions.
  11. Lettre du 1er avril (1755 ou 1756). Archives de Roanne.
  12. Cité par L. Pérey, dans Mme du Deffand et le président Hénault.
  13. Le Salon de Mme Necker, par le comte d’Haussonville.
  14. Souvenirs et portraits du duc de Lévis.
  15. Portrait de Mme du Deffand, par Mlle de Lespinasse, passim.
  16. Horace Walpole. — Lettre du 23 janvier 1766.
  17. Lettre à Condorcet. Octobre 1772.
  18. Lettres de Mlle de Lespinasse au marquis de Vichy. Archives de Roanne.
  19. Lettre du 13 février 1754.
  20. Souvenirs inédits de Mme de La Ferté-Imbault. Arch. du marquis d’Estampes.
  21. Souvenirs inédits de Mme de La Ferté-Imbault. — Memoirs of the family of Taaffe, Vienne, 1856. — Journal du duc de Luynes, etc.
  22. Il était député de la ville d’Arundel
  23. Son prénom n’a pu être retrouvé.
  24. Journal de Luynes, 6 janvier 1755.
  25. Ou mieux Craufurd, qui parait être la véritable orthographe.
  26. Note de miss Berry, dans la première édition des lettres de Mme du Deffand
  27. Souvenirs inédits de Mme de La Ferté-Imbault. Loc. cit.
  28. Correspondance littéraire, t. I.
  29. Lettre du 13 juin (1759 ou 1760). Arch. de Roanne.
  30. Lettre du 12 avril 1766 à Crawford. — M. de Taaffe mourut en Angleterre au mois d’octobre 1773 : « Sa mort m’a surprise, écrit Mme du Deffand à Walpole ; il y a quinze ans qu’elle m’aurait fâchée. »
  31. L’église de Saint-Jean-le-Rond a été démolie en 1748.
  32. A Crémery, près de Montdidier.
  33. Souvenirs de Mme de La Ferté-Imbault, passim.
  34. Portrait de M. d’Alembert, par Mme du Deffand, présumé écrit en 1755.
  35. Lettre inédite de Mme du Deffand à d’Alembert du 15 juillet 1763. — Bibl. nat., ms. fr. 15230.
  36. Lettre du 17 avril 1749.
  37. 22 décembre 1752.
  38. 22 mars 1752.
  39. Portrait de d’Alembert par lui-même, écrit en 1760.
  40. Portrait, etc.
  41. Ainsi le représente l’admirable portrait de Latour, qui se trouve au musée ’ de Saint-Quentin, et qui date de l’année 1753, c’est-à-dire précisément de l’époque où d’Alembert paraît dans l’histoire de Mlle de Lespinasse.
  42. Lettre de Duché à Mme du Deffand, du 11 octobre 1753.
  43. 4 décembre 1754.
  44. Portrait de d’Alembert par lui-même, passim.
  45. Aux Mânes de Mlle de Lespinasse, par d’Alembert.
  46. Lettre du 18 août 1763. Œuvres inédites de d’Alembert, publiées par M. Charles Henry.
  47. Il est vrai que l’on ne possède de ces lettres que des copies faites de la main de Mlle de Lespinasse, et où elle a pu pratiquer des coupures. Le passage cité plus haut n’en est pas moins significatif.
  48. Lettre de d’Alembert du 19 octobre 1753.
  49. Lettre du 11 octobre 1753 à Mme du Deffand.
  50. Marmontel, Mémoires.
  51. Lettre de Mlle de Lespinasse à Mme *. Papiers de Hénault, passim.
  52. Lettre du 20 juin 1760.
  53. 23 juillet 1760.
  54. Lettre du 1er novembre 1760, à Voltaire.
  55. Morellet, Mémoires.
  56. Œuvres inédites de d’Alembert, publiées par M. Charles Henry.
  57. 25 juin 1763.
  58. Lettre du 7 juillet 1763. Bibl. Nat. Mss. fr. 15230.
  59. Lettres des 6 et 14 janvier 1764.
  60. Voir notamment la Fille de Lady Rose, par Mme Humphry Ward.
  61. Lettre à Walpole, du 7 février 1772.
  62. Lettre de Mme du Deffand du 7 juillet 1763, passim.
  63. Cette date résulte d’une lettre adressée à Voltaire par Mme du Deffand, le 2 mai 1764. Elle s’excuse de son retard à écrire en invoquant d’abord le trouble général causé par la mort de Mme de Pompadour, puis « les embarras domestiques » qui ont bouleversé sa maison. Mme de Pompadour étant morte le 15 avril, la scène avec Julie se place naturellement dans les jours qui suivent.
  64. Mardi, 8 mai 1764.
  65. Mercredi 9 mai.
  66. Lettre de Walpole du 28 septembre 1774.
  67. Journal de la comtesse de Vichy, belle-sœur de la marquise du Deffand (Archives de Roanne).
  68. L’année suivante, dans une lettre à Abel de Vichy, Mlle de Lespinasse fait allusion à de nouvelles récriminations de la marquise sur le même sujet : « Il me semble que les plaintes de Mme du Deffand à M. son frère… ont été tout aussi ridicules que celles qui ont suivi l’aveu de votre crime ; oui, votre crime, car ç’en est un de ne pas avoir la bassesse de servir la haine d’une personne qui semble n’exister que par ce sentiment… Heureusement son grand crédit ne s’étend pas jusqu’à pouvoir nuire à personne ; elle souffre sans doute de cette impuissance, mais c’est là de ces maux dont on n’oserait se plaindre !… » (Lettre du 18 mars. Archives de Roanne.)
  69. Lettre reproduite dans le journal de la comtesse de Vichy, passim.
  70. Lettre du 2 mai 1764.
  71. 29 mai 1764.
  72. 3 décembre 1767
  73. « Jusqu’à ce vieux radoteur de président (Hénault), qui la traite aujourd’hui comme un chien, » écrit Walpole.
  74. Elle était la nièce du Père Sanadon, jésuite, précepteur du prince de Conti, connu pour sa traduction d’Horace et pour ses poésies latines.
  75. A l’avènement de Turgot au ministère : « Je le voyais tous les jours, écrit-elle, il y a quatorze ou quinze ans. La Lespinasse m’a brouillée avec lui, ainsi qu’avec tous les autres encyclopédistes. »