Jules Michelet, sa vie et ses œuvres/01

JULES MICHELET
SA VIE ET SES OEUVRES

Le bruit qui va peut-être se faire autour du tombeau de Michelet ne doit pas nous empêcher de parler aujourd’hui de lui avec impartialité. Avant l’oraison funèbre, la critique indépendante a le droit de faire entendre sa voix. Pour entreprendre cette étude, on n’a guère d’autres documens que ceux rassemblés par M. Gabriel Monod dans sa très intéressante notice et ceux jetés au hasard par Michelet lui-même dans son œuvre volumineuse ; mais ces documens suffisent pour porter un jugement équitable sur l’homme qui a été trop exalté par les uns, trop dénigré par les autres, et pour mettre en relief les mérites comme les défauts de l’écrivain. Quoi qu’on en puisse penser, il compta parmi les plus célèbres de ces brillans esprits dont nous avons vu s’éteindre la lumière et qui disparaissent sans être remplacés. Ils sont nombreux, ceux dont les noms nous ont été transmis par nos pères et dont nous n’avons connu que le déclin ; combien sont-ils, ceux dont les noms seront transmis par nous à nos enfans ? N’oublions pas toutefois qu’on trouve déjà trace dans notre histoire de ces périodes incertaines où la France a paru douter de sa propre vitalité. Il y a quelque douze cents ans, le chroniqueur Frédégaire, après avoir raconté les exploits de Clovis et de ses fils, ajoutait avec mélancolie : « Désormais le monde se fait vieux, et la pointe de la sagacité s’émousse en nous. Aucun homme de ce temps ne peut ressembler à ceux des âges précédens, aucun n’oserait y prétendre. » Puisqu’au jugement du continuateur de Grégoire de Tours notre décadence commence à Clovis, ne pouvons-nous pas espérer de la voir durer quelque temps encore ? S’il était vrai cependant que la France eût perdu sa jeunesse et que pour elle les temps se fissent vieux, quel meilleur emploi pourrions-nous donner à cette vieillesse que de faire revivre les hommes qui ne sont plus, en appliquant à les bien comprendre ce que, pour emprunter l’expression du vieux Frédégaire, il peut nous rester de sagacité ?


I

Michelet est un enfant de Paris, souvent il s’en faisait gloire ; mais il était par ses parens d’origine campagnarde. Son père et sa mère appartenaient l’un et l’autre à ces vigoureuses familles de paysans qui par leur industrie, leur ardeur au travail, formaient à la fin du dernier siècle une des forces cachées de la France. Le grand-père paternel de Michelet était Picard d’origine. Il n’eut pas moins de douze enfans, dont plusieurs renoncèrent à se marier afin de favoriser d’abord l’éducation, puis l’établissement du père de Michelet. Ce fils privilégié, après avoir été employé pendant la révolution à l’imprimerie des assignats, acheta, en joignant l’épargne de ses parens à la sienne, un fonds d’imprimerie qu’il se mit en mesure d’exploiter à Paris. Ce fut à cette époque qu’il connut et épousa la mère de Michelet. Comme tous les hommes qui ont ou se croient du génie, Michelet aimait de préférence à se rattacher à sa mère. « Je suis, disait-il, le fils de la femme. » Elle était originaire des Ardennes, pays sévère dont l’aspect et le caractère ont été maintes fois décrits par Michelet, « où les petits chênes forment un humble océan végétal dont vous apercevez de temps à autre, du sommet de quelque colline, les monotones ondulations,… où l’habitant est sérieux et l’esprit critique domine, comme c’est l’ordinaire chez les gens qui sentent qu’ils valent mieux que leur fortune. » Dans cette famille, qui se composait de dix-huit enfans, les sœurs avaient également l’habitude de sacrifier leur avenir à celui de leurs frères. Sans balancer, elles renonçaient à leur dot et s’enterraient au village. « Plusieurs cependant, ajoute Michelet, sans culture et dans cette solitude, sur la lisière des bois, n’en avaient pas moins une très fine fleur d’esprit. » Une d’elles entre autres avait gardé la mémoire fidèle des guerres fréquentes dont ce pays des Ardennes a été le théâtre, et ses récits bercèrent maintes fois l’enfance rêveuse de l’historien.

Michelet naquit de cette union entre un « colérique Picard et une sérieuse Ardennaise, » entre un petit imprimeur et une paysanne. Ce fut à travers les vitraux d’une église que les rayons du soleil vinrent pour la première fois frapper ses regards. Au milieu des jours troublés de la terreur, le père de Michelet s’était réfugié dans une chapelle de religieuses et y avait établi son imprimerie. Michelet naquit dans le chœur de cette chapelle, le 21 août 1798. Les joies de l’enfance furent inconnues à ses premières années. La petite imprimerie avait vécu d’une vie assez prospère jusqu’à la suppression des journaux prononcée en 1800 par un décret du premier consul. A partir de cette date, les ouvriers l’abandonnèrent peu à peu, et les bras de ses propriétaires furent seuls à la faire marcher. Le grand-père de Michelet, de ses mains tremblantes, mettait les presses en mouvement. Sa mère, malade, se fit brocheuse, pliant, coupant les feuilles humides. Quant à lui, on le fit asseoir devant un casier plein de lettres, et on lui apprit à composer. Ce fut dans une cave humide, située en contre-bas d’un boulevard, éclairée seulement par un soupirail grillé, que Michelet passa ces belles heures du premier âge dont rien ne remplace la gaîté. Dans cette froide solitude, où ses petites mains gercées et raidies avaient peine à rassembler les lettres de plomb, il n’avait qu’un compagnon, et c’était une araignée. Chaque jour en effet, à l’heure où un rayon oblique du soleil, pénétrant par le soupirail, venait éclairer le bord du casier, une araignée sortait d’un recoin obscur de la cave et s’approchait pour tendre ses rets du petit compositeur. Celui-ci suivait d’un œil distrait les mouvemens prudens de l’insecte, tandis que son imagination vagabonde glissait le long de ce joyeux rayon, et, franchissant l’étroit soupirail, remontait avec lui jusqu’au monde extérieur, dont elle cherchait à se représenter l’éclat et les plaisirs ; midi passé, le rayon disparaissait, l’araignée rentrait dans son coin, et l’enfant demeurait solitaire en face de son ingrate besogne, soupirant après la lumière et la liberté.

Si rudes, qu’aient été les premières années de sa vie, Michelet n’en avait pas gardé un souvenir amer : « Riche d’enfance, d’imagination, d’amour peut-être déjà, je n’enviais rien à personne. » Ce fut quelques années plus tard, lorsqu’il dut entrer en contact avec les hommes, que commencèrent ses premiers déboires. A douze ans, son éducation était, comme on peut le croire, à peine commencée. Il avait pour unique précepteur un vieux magister de campagne, devenu libraire. Tous les matins avant de se mettre au travail, Michelet allait passer quelques instans chez lui et en rapportait un devoir latin qu’il achevait dans la journée. Ce n’étaient pas les seuls enseignemens qu’il reçût de son vieux maître. Cet ancien instituteur de village, mêlé à quelques-unes des scènes tragiques de la révolution française, animé des passions ardentes qu’elle avait suscitées dans les cœurs, contribua pour beaucoup à faire naître et à développer chez Michelet le respect idolâtre de la révolution et de ses héros.

Des notions éparses que recueillait ainsi sa jeune intelligence, Michelet faisait un usage indistinct et irréfléchi. Il lisait sans méthode et sans suite tout ce qui lui tombait sous la main : la Mythologie, Boileau, l’Imitation. Ce dernier livre produisit sur lui une impression profonde. L’éducation religieuse de Michelet avait été absolument nulle : soit parti-pris, soit négligence, ses parens ne l’avaient pas même fait baptiser. Les premières notions chrétiennes lui arrivèrent donc au travers de ce livre sublime et simple. Il en fut singulièrement touché. « Comment dire, a-t-il écrit, l’état de rêve où me jetèrent les premières paroles de l’Imitation ? Je ne lisais pas, j’entendais… comme si cette voix douce et paternelle se fût adressée à moi-même. Je vois encore la grande chambre froide et démeublée, elle me parut vraiment éclairée d’une lueur mystérieuse. Je ne pus aller bien loin dans ce livre, ne comprenant pas le Christ ; mais je sentis Dieu. »

Quels accens de l’auteur inconnu avaient rempli et fait ainsi vibrer cette jeune âme vide et sonore ? C’était, si nous devons l’en croire, « la délivrance de la mort, l’autre vie et l’espérance, entrevues au bout de ce triste monde. » Mais n’entrait-il pas dans cet enthousiasme quelque chose d’un idéal plus terrestre et mieux fait pour ravir l’imagination d’un enfant souffrant et studieux ? « J’ai cherché le repos partout, dit l’auteur de l’Imitation, et je ne l’ai trouvé nulle part, si ce n’est dans un coin, avec un livre, in angulo cum libro. » Un coin avec un livre. Tel fut le premier rêve de Michelet ; telle aurait dû être la devise de sa vie.

La gêne se faisait cependant sentir de plus en plus grande dans le ménage de l’imprimeur. Il fallait penser à l’avenir de ce fils qui paraissait né pour une occupation plus intelligente que celle d’assembler des lettres dans une cave. Un ami influent proposa de le faire recevoir comme apprenti à l’Imprimerie impériale. C’était lui assurer une carrière modeste, mais sûre. La tentation fut grande. La prudence humaine disait : oui ; l’orgueil et l’ambition disaient : non. Ce furent heureusement l’orgueil et l’ambition qui l’emportèrent. « La foi, ajoute Michelet, avait toujours été grande dans notre famille : d’abord la foi dans mon père, à qui tous s’étaient immolés, puis la foi en moi ; moi, je devais tout réparer, tout sauver. » Cette foi fit entrer Michelet comme élève au collège Charlemagne, ne sachant à quinze ans ni traduire un mot de grec ni construire un vers latin. Au collège, Michelet souffrit beaucoup. Les railleries de ses camarades, provoquées par sa mise et « ses airs effarouchés de hibou en plein jour, » firent à son âme des blessures plus cruelles que le froid n’en avait fait à ses mains crevassées. Il tomba dans la misanthropie : tous les hommes, tous les riches surtout, étaient mauvais, et il cherchait à les fuir au moins le dimanche en se promenant dans les rues désertes du Marais. Quelque adoucissement fut apporté cependant aux souffrances de son orgueil par la bienveillance de ses professeurs. Michelet se souvenait avec reconnaissance qu’un jour M. Villemain, après la lecture d’un devoir qui lui avait plu, était venu s’asseoir à côté de lui sur son banc et avait prodigué au « hibou effarouché » des témoignages d’intérêt et d’affection.

C’était encore de lui-même que Michelet tirait cependant la meilleure part de ses consolations, et d’abord d’une exquise sensibilité littéraire qui lui faisait puiser des jouissances infinies dans un livre d’Horace ou un chant de Virgile, lu et relu deux ou trois fois de suite un jour de congé. Virgile surtout fut son compagnon et son maître. L’Imitation lui avait inspiré ses premières émotions religieuses ; ce fut l’Énéide qui lui inspira ses premières émotions poétiques. « Tendre et profond Virgile, s’écriait-il bien des années après, j’ai été nourri par vous et élevé sur vos genoux… Mes heures de mélancolie, jeune je les passai près de vous ; vieux, quand les pensées tristes viennent, d’eux-mêmes ces rhythmes aimés chantent encore à mon oreille ; la voix de la douce sibylle suffit pour écarter de moi le noir essaim des mauvais songes. »

Mais ce qui, mieux que l’Imitation, mieux que Virgile, soutint Michelet dans ces mauvais jours, ce fut l’énergie de sa nature surexcitée par la lutte où d’autres plus débiles auraient succombé. « Je me rappelle, a-t-il écrit, que dans ce malheur accompli, privations du présent, craintes de l’avenir, l’ennemi étant à deux pas (1814) et mes ennemis à moi se moquant de moi tous les jours, un jour, un jeudi matin, je me ramassai sur moi-même, sans feu, la neige couvrant tout, ne sachant pas trop si le pain viendrait le soir, tout semblant finir pour moi ; j’eus en moi, sans nul mélange d’espérance religieuse, un pur sentiment stoïcien ; je frappai de ma main crevée par le froid sur ma table de chêne (que j’ai toujours conservée) et sentis une joie virile de jeunesse et d’avenir. »

Si je me suis arrêté avec quelque complaisance à ces détails d’enfance, c’est que je crois découvrir dans le caractère de cet écolier de quinze ans les traits saillans de l’homme et de l’écrivain. D’abord une robuste confiance en lui-même, qui, s’exagérant avec les années, a fini par lui inspirer un délire d’orgueil dont j’aurai à constater plus tard la naïve expression, mais sans laquelle il n’aurait jamais franchi cette première et difficile étape de la vie ; puis une sensibilité facilement surexcitée qui le poussait à ressentir jusqu’à l’excès toutes les émotions, toutes les craintes, toutes les blessures, et qui est restée jusqu’à la fin le trait saillant de son caractère, enfin une énergie indomptable qui ne se laissait jamais abattre par les épreuves les plus vivement ressenties. La lutte entre la sensibilité et l’énergie est toute l’histoire morale de Michelet. Cette lutte fut encore exaspérée par les épreuves de son jeune âge, par le contraste entre les délicatesses de sa nature et les rudesses de sa vie. Jamais il n’a connu cette heureuse union du repos moral avec le bien-être qui favorise le développement paisible des facultés et l’harmonie du caractère avec le talent. L’équilibre ne s’est jamais établi au dedans de cette nature nerveuse, et ce désordre intérieur dont l’homme a dû souffrir n’a pas été sans influence sur les défauts de l’écrivain.

Le retard de son éducation première n’empêcha pas Michelet de terminer vite et bien ses études. Il sortit du collège avec un bagage littéraire convenable qu’il compléta en subissant les épreuves du doctorat. Les années qui suivirent sa sortie du collège ne furent pas seulement pour Michelet un temps de consciencieuses études. Pour la première fois il secoua cette insouciance intellectuelle où se complaît l’enfance, et il se prit à serrer de plus près les problèmes qu’il avait entrevus quelques années auparavant au bout de l’Imitation. Enfant, il n’avait pu, disait-il, aller bien loin dans ce livre, « ne comprenant pas le Christ. » Jeune homme, il s’efforça de le comprendre en apprenant à le connaître. Il demeurait à cette date dans un faubourg de Paris, tout près du Père-Lachaise, et ce voisinage constant de la mort contribua peut-être à tourner sa pensée vers des sujets sévères. M. Monod nous apprend qu’à dix-huit ans, c’est-à-dire à l’âge où les premières hardiesses de l’esprit et les premières tentations du monde éloignent souvent des idées religieuses, Michelet sollicita et reçut le baptême ; mais il s’arrêta en quelque sorte sur le seuil de l’église. Lui-même s’est fait gloire de n’y avoir communié jamais. Quel que soit le temps qu’aient duré chez lui ces préoccupations religieuses, c’étaient en tout cas de nobles sujets d’étude pour un jeune homme qui venait à peine d’échanger la rude vie du collège contre une existence non moins laborieuse, Il consacrait sa matinée à des leçons particulières dont la modeste rémunération suffisait à peine à ses besoins. L’après-midi, il se plongeait avec délices dans la lecture de ses poètes favoris, Homère, Sophocle, Théocrite, et le dimanche il errait avec un docte ami, compagnon de ses travaux et confident de ses pensées, dans le bois encore sauvage de Vincennes. Réunissez tout cela et vous aurez au complet sa vie sévère d’étudiant jusqu’au jour où, son grade de docteur étant conquis, il fut choisi comme professeur d’histoire par les directeurs du collège Sainte-Barbe-Rollin.

Entre les diverses carrières qui s’ouvraient devant lui, Michelet avait adopté sans hésitation celle de l’enseignement. « J’eus le bonheur, a-t-il écrit, d’échapper aux deux influences qui perdaient les jeunes gens, celle de l’école doctrinaire, majestueuse et stérile, et la littérature industrielle, dont la librairie, à peine ressuscitée, accueillait alors facilement les plus malheureux essais. Je ne voulus point vivre de ma plume ; je voulus un vrai métier. » Je ne crois pas que l’école doctrinaire fût parvenue à stériliser un esprit aussi productif que celui de Michelet, et peut-être eût-il pu recevoir de ces maîtres quelques leçons de critique et de goût qui ne lui auraient pas été inutiles. Il fit bien cependant de ne pas rechercher le commerce d’hommes qui auraient mal compris le tour particulier de son génie, et qui l’ont payé de retour en fait d’injustes dédains. Il y avait d’ailleurs quelque fierté dans cette résolution de ne pas demander la fortune à des succès littéraires de plus ou moins bon aloi et « d’avoir un métier. » Michelet s’inspirait en cela d’un sentiment délicat de la dignité personnelle, qui ne lui a jamais fait défaut dans la vie privée. Il trouva au reste dans cette carrière parfois assez ingrate de l’enseignement une douceur que des esprits plus rassis que le sien n’y ont pas toujours rencontrée. Écolier, il avait souffert plus que personne des cruautés de l’âge sans pitié, et il appelait délibérément ses camarades des ennemis. Professeur, il s’émut bien vite de tendresse pour ces jeunes intelligences curieuses et dociles avec lesquelles il entra sans peine en communication de cœur et d’idées. « Ces jeunes générations aimables et confiantes qui croyaient en moi me réconcilièrent avec l’humanité. J’étais touché, attristé souvent aussi de les voir se succéder devant moi si rapidement. A peine m’attachais-je que déjà ils s’éloignaient. Les voilà tous dispersés, et plusieurs (si jeunes !) sont morts. Peu m’ont oublié ; pour moi, vivans ou morts, je ne les oublierai jamais. Ils m’ont rendu sans le savoir un service immense. Si j’avais comme historien un mérite spécial qui me soutînt à côté de mes illustres prédécesseurs, je le devrais à l’enseignement qui pour moi fut l’amitié. Ces grands historiens ont été brillans, judicieux, profonds ; moi, j’ai aimé davantage. »

Ce furent, dans la vie de Michelet, des jours heureux que ceux où il partait le matin de chez lui et remontait la rue Saint-Jacques pour se rendre à son cours en frac noir, en escarpins, sans paletot, insensible cependant au froid et à la bise, « tant était ardente la flamme intérieure. » Tels il nous a représentés, aux jours du grand mouvement de la renaissance, les hommes, les vieillards, les enfans, remontant de grand matin, dans la nuit encore noire, cette même rue Saint-Jacques, portant sous un bras un lourd in-folio et tenant de l’autre main un chandelier de fer. Peut-être rêvait-il alors à ces jours encore plus lointains où les écoliers accourus à la voix d’Abélard peuplaient les flancs de la montagne Sainte-Geneviève depuis les sommets de la tour de Clovis jusque dans les fonds de la rue du Fouarre, jours radieux où l’éloquence du maître trouvait dans l’amour d’une femme sa plus douce récompense. La tendresse pour de petits écoliers de douze ans ne pouvait en effet, même dans ces temps d’austères labeurs, remplir complètement un cœur aussi ardent que celui de Michelet. Le hasard le mit à cette époque en relation avec la fille d’une grande dame de l’ancien régime qui, après avoir profité de la révolution pour divorcer et épouser un acteur, n’avait pas tardé à divorcer de nouveau pour contracter un troisième mariage plus conforme à son rang. Du mariage avec l’acteur était issue cette jeune fille, qui traînait, lorsque Michelet la rencontra, une existence assez malheureuse. Elle vivait à la charge et à la remorque d’une famille qui rougissait de son origine et des circonstances bizarres de sa naissance. Michelet se laissa émouvoir par cette infortune. De la pitié à l’amour, le chemin n’est pas long, quoi qu’en dise la romance, et il fut bientôt entraîné à contracter avec elle une union où il ne devait pas trouver beaucoup de bonheur. Le résultat de cette union fut d’élever peu à peu entre Michelet et le monde lettré de la restauration une barrière qui ne s’abaissa jamais. L’exiguïté de leur fortune ainsi que certaines particularités du caractère et de l’humeur de sa femme ne permirent pas à Michelet de la conduire dans la société élégante qui s’ouvrait alors librement devant les hommes de lettres. Un scrupule honorable de dévoûment conjugal l’empêcha de s’y rendre seul. Force lui fut donc de se confiner tout entier dans une vie sans douceur de travail et de famille. Peut-être cette concentration trop exclusive de ses facultés sur une préoccupation unique a-t-elle contribué à développer chez lui la surexcitation dont il avait contracté le germe durant les luttes de son enfance contre la misère et la malveillance. À cette forte préparation sont dus (après des Tableaux chronologiques d’histoire moderne) une traduction abrégée de la Scienza nuova de Vico et un Précis d’histoire moderne. Le premier de ces livres est d’une lecture un peu aride, comme l’ouvrage beaucoup plus considérable dont il est le résumé. La lecture des Cinq livres sur les principes d’une science nouvelle relative à la nature commune des nations (tel est le titre exact de l’ouvrage de Vico), dont Monti disait : « C’est une montagne aride et sauvage qui recèle des mines d’or, » paraît avoir produit une vive impression sur l’esprit toujours ouvert de Michelet, comme celle de tous les ouvrages qui l’ont initié à un ordre d’idées nouveau, comme l’Imitation, comme Virgile. « Je suis né, disait-il, de Virgile et de Vico. » L’ouvrage de Michelet n’eut cependant lors de son apparition et ne conserve aujourd’hui que peu de lecteurs. Ce fut son Précis d’histoire moderne qui jeta les fondemens de sa réputation. Ce livre répondait précisément à un besoin qui avait été signalé l’année même de son apparition par Augustin Thierry dans ses Lettres sur l’histoire de France : celui d’un ouvrage qui fît pénétrer dans les collèges les points de vue nouveaux que les études historiques avaient révélés depuis le commencement du siècle et qui dégageât l’enseignement classique du vêtement conventionnel où l’histoire demeurait drapée. « La critique des ouvrages historiques destinés à être mis entre les mains des étudians, disait Augustin Thierry, n’est pas la moins utile, car, si les écrits de ce genre ont moins d’originalité que les autres, ils exercent plus d’influence, et les erreurs qu’ils contiennent sont plus dangereuses parce qu’ils s’adressent à des lecteurs incapables de s’en préserver. » L’originalité est cependant le trait distinctif de ce précis de 300 pages, qui vous fait courir sans fatigue depuis la prise de Constantinople jusqu’à la révolution française. Beaucoup de méthode et d’art dans la manière de grouper les faits, une juste proportion donnée aux événemens, un choix heureux de traits et d’anecdotes, une mesure équitable dans les jugemens ; telles sont les qualités que Michelet ne devait pas conserver toujours et qui distinguent son premier ouvrage. Ajoutez à cela qu’on sent couver, sous toutes ces pages élégantes et sobres, cette chaleur contenue, cette flamme intérieure qui ne prête pas moins de charme aux écrits qu’aux personnes, et qui se trahit parfois dans le Précis d’histoire moderne par des traits hardis d’imagination et d’éloquence. Aussi ce petit ouvrage n’a-t-il pas vieilli d’un jour : on pourrait aujourd’hui comme alors le mettre avec fruit aux mains des écoliers, toutes les qualités de Michelet y brillent déjà, et ses défauts n’y apparaissent pas encore.

Le succès de ce Précis tira Michelet de son obscurité ; il fut chargé d’enseigner l’histoire et la philosophie à l’École normale. Mgr Frayssinous avait signé sa nomination, et, lorsque M. Guignaut fut nommé plus tard directeur de l’école, M. de Vatimesnil, ministre de l’instruction publique, rassura les personnes qu’inquiétaient les tendances du nouveau directeur, en leur promettant que son influence serait combattue par celle d’un jeune maître de conférences, sur lequel on comptait beaucoup pour maintenir dans l’enseignement de l’école les saines doctrines politiques et religieuses. Ce jeune maître de conférences était Michelet, alors membre de la Société des bons livres. Il ne devait pas tarder à devenir l’occasion de quelques déceptions pour ceux qui, trompés par la lecture de son Précis, avaient mis en lui cette singulière confiance. Ce fut dans ces leçons, adressées non plus à des écoliers, mais à des jeunes gens destinés à être le lendemain des maîtres, qu’il déploya comme professeur ses qualités les plus sérieuses. Il apportait déjà dans son cours la chaleur de son imagination, les hardiesses de son esprit et la poésie de son langage, sans se livrer aux élans de cette ardeur désordonnée qui devait compromettre un jour son enseignement au Collège de France. L’influence qu’il exerça sur son jeune auditoire fut profonde, et s’est fait longtemps sentir dans l’Université. Plus d’un parmi ses élèves l’a longtemps imité, jusque dans ses procédés de diction monotone et un peu chantante.

Sa nomination à l’École normale ne fut pas le seul avantage que lui procura le succès du Précis d’Histoire moderne. Il fut à cette même époque choisi pour donner des leçons d’histoire à l’aînée des filles du duc de Berry, qui était alors âgée de huit ans et qui devait être un jour la duchesse de Parme. Michelet trouva une intelligence ouverte à ses leçons dans la jeune princesse qui depuis a montré tant de modération dans l’exercice du pouvoir et tant de dignité dans l’exil. Aussi conserva-t-il toujours un souvenir attendri de sa royale et docile élève. « Elle a ému disait-il, mes entrailles de père. » Le souvenir de cette émotion ne suffit pas toutefois pour assurer à la famille auguste qui avait remis entre ses mains ce précieux trésor, le respect de Michelet devenu républicain. Un jour qu’il semblait accueillir avec crédulité je ne sais quelle ignoble calomnie dirigée contre les Bourbons de la branche aînée, quelqu’un lui dit brusquement : « Vous qui les avez vus de près, comment croyez-vous à ces sottises ? — Ces gens-là, répondit Michelet, n’ont jamais mis leur confiance en moi. »

Quoi qu’il en soit de ce grief, il est certain que Michelet ne professait point alors à l’endroit de la monarchie « ces haines vigoureuses » dont il crut plus tard devoir la poursuivre. Il s’était cependant, comme presque tous les hommes de lettres sous la restauration, rapproché vers la fin du parti de l’opposition, et il accueillit la révolution de juillet avec le même sentiment de confiance et d’enthousiasme un peu crédule qui animait alors tous les libéraux. On raconte même que, voyant du seuil de l’École normale des bandes d’ouvriers et d’étudians qui se rendaient au combat, il s’écria d’un ton inspiré : « Faites l’histoire, nous l’écrirons ! » Ce fut sous le coup de cet enthousiasme qu’il composa son Introduction à l’histoire universelle. Tel est le titre pompeux donné par lui à un petit opuscule « d’un vol rapide, d’un incroyable élan, » assurait-il lui-même, où il développait tout un système sur l’histoire du monde et sur la lutte de la liberté contre la fatalité, dont la révolution de juillet était à ses yeux le dernier terme. Il y aurait aujourd’hui peu d’intérêt à discuter les théories de Vico, que Michelet s’est en partie appropriées, sur le flux et le reflux des événemens (le corso et le ricorso, disait Vico), sur la triplicité des âges, sur l’éternel mouvement de la décomposition à la composition, et de l’analyse à la synthèse[1]. J’aime mieux tirer de cet écrit, aujourd’hui un peu oublié, une page brillante où se révèle déjà le futur historien de la France. « Ainsi, s’écrie-t-il dans un élan d’enthousiasme, s’accomplit en mille ans ce long miracle du moyen âge, cette merveilleuse légende dont la trace s’efface chaque jour de la terre et dont on douterait dans quelques siècles, si elle ne s’était fixée et comme cristallisée pour tous les âges dans les flèches et les aiguilles, et les roses, et les arceaux sans nombre des cathédrales de Cologne et de Strasbourg, dans les cinq mille statues de marbre qui couronnent celle de Milan. En contemplant cette muette armée d’apôtres et de prophètes, de saints et de docteurs échelonnés de la terre au ciel, qui ne reconnaîtra la cité de Dieu élevant jusqu’à lui la pensée de l’homme ? Chacune de ces aiguilles qui voudraient s’élancer est une prière, un vœu impuissant arrêté dans son vol par la tyrannie de la matière. La flèche qui jaillit au ciel d’un si prodigieux élan proteste auprès du Très Haut que la volonté du moins n’a pas manqué ! .. »

L’Introduction à l’Histoire universelle se terminait par l’esquisse d’un vaste plan où Michelet semblait se proposer, avant d’entreprendre l’histoire de son pays, de raconter celle de la puissance romaine, qui lui paraissait « le nœud du drame immense dont la France dirige les péripéties. » De ce plan grandiose, nous n’avons eu que les débris : deux volumes sur l’Histoire de la république romaine, qui, commencés en 1828, ne parurent qu’en 1831. Michelet avait amassé durant un séjour de quelques mois en Italie les matériaux indispensables à cette œuvre de longue haleine. L’histoire en effet, telle qu’il la comprenait, avec la poésie et la réalité qu’il entendait y mettre, ne se séparait pas pour lui de l’aspect et de la description des lieux qui en ont été le théâtre. Qui oserait d’ailleurs raconter l’histoire de Rome, qui serait même en état d’en comprendre la grandeur, la grâce et la tristesse, s’il n’a foulé aux pieds la poussière qui recouvre ses ruines, s’il n’a égaré ses rêveries dans le petit champ de vigne où l’on découvre avec peine l’entrée du tombeau des Scipions, et s’il n’a vu les amandiers fleurir sur les décombres du palais des césars ? Ces aspects d’une éternelle majesté ont été décrits par Michelet avec la vérité d’un peintre et l’imagination d’un poète, dans les quelques pages qui ouvrent le premier volume : « Quoique Rome soit toujours une grande ville, le désert commence dans son enceinte même. Les renards qui se cachent dans les ruines du Palatin vont boire la nuit au Velabre. Les troupeaux de chèvres, les grands bœufs, les chevaux à demi sauvages que vous y rencontrez, au milieu même du bruit et du luxe d’une capitale moderne, vous rappellent la solitude qui environne la ville. Si vous passez les portes, si vous vous acheminez vers un des sommets bleuâtres qui couronnent ce paysage mélancolique, si vous suivez à travers les Marais-Pontins l’indestructible voie Appienne, vous trouverez des tombeaux, des aqueducs, peut-être encore quelque ferme abandonnée avec ses arcades monumentales ; mais plus de culture, plus de mouvement, plus de vie. De loin en loin, un troupeau sous la garde d’un chien féroce, qui s’élance sur les passans comme un loup, ou bien encore un buffle sortant du marais sa tête noire, tandis qu’à l’orient des volées de corneilles s’abattent des montagnes avec un cri rauque…

« Au milieu de cette misère et de cette désolation, la contrée conserve un caractère singulièrement imposant et grandiose. Ces lacs sur des montagnes encadrés de beaux hêtres, de chênes superbes, ce Nemi, le miroir de la Diane taurique, cet Albano, le siège antique des religions du Latium, ces hauteurs, dont la plaine est partout dominée, font une couronne digne de Rome. C’est du mont Musino, c’est de son bois obscur qu’il faut contempler ce tableau du Poussin. Dans les jours d’orage surtout, lorsque le lourd sirocco pèse sur la plaine et que la poussière commence à tourbillonner, alors apparaît dans sa majesté sombre la capitale du désert. »

On m’accusera peut-être de complaisance, mais j’avoue ne rien trouver dans la fameuse lettre de Chateaubriand à Fontanes qui soit peint avec des couleurs plus exactes et plus vives. En revanche, ce qui manque peut-être un peu à cette histoire, c’est la vie des personnages. La rapidité avec laquelle le récit est conduit (toute la république romaine tient en moins de six cents pages) contraint l’auteur à ne mettre en relief que les faits sans s’arrêter aux hommes. Cette allure précipitée ne lui permet pas de nous initier aux mœurs de la société romaine et de nous donner le spectacle de sa lente transformation. Il ne fait point vivre ses lecteurs dans la société de ces patriciens lettrés qui se groupaient autour du dernier des Scipions et qui, sans avoir complètement dépouillé les vertus de leurs pères, avaient acquis cependant, au contact de la Grèce, ce je ne sais quoi de raffiné qu’ajoute à la culture de l’esprit la corruption naissante. Lui qui devait consacrer un jour des pages émues à l’éducation des femmes au moyen âge, il n’a rien trouvé à nous dire de ces matrones romaines, premiers types de la beauté décente et de la grâce sévère, qui vivaient à la maison, faisaient de la laine et ne connaissaient point d’autre ambition que de reposer un jour avec leur époux dans un tombeau commun sur les parois duquel leur double image serait sculptée, la main dans la main, l’époux fixant devant lui un fier regard, l’épouse tournant humblement ses regards vers son époux. Pour faire de ces deux volumes une œuvre accomplie, il ne lui a manqué peut-être que d’avoir, comme l’auteur de l’Histoire romaine à Rome, passé des heures patientes dans les froides galeries du Vatican ou du Capitole, et d’avoir demandé le secret de leur vie à ces bustes massifs, à ces lourdes statues Qu’on croit cependant, sous un long regard, voir palpiter d’un souffle intérieur ; mais s’il a été dépassé par Ampère dans l’étude des mœurs romaines, Michelet l’emporte sur lui par la sévérité de la manière historique. Peut-être même a-t-il franchi la mesure lorsque rejetant, sur la foi de Niebuhr, « comme un insipide roman, » toute la légende des premiers siècles de Rome, il s’est astreint à l’aride besogne de chercher dans les monumens du vieux droit l’unique source de son histoire, remplaçant des traditions incertaines par des hypothèses plus incertaines encore. Je n’ai pas qualité pour m’immiscer dans cette querelle entre érudits ; mais je dois rapporter ici ce qui m’a été affirmé par des juges compétens, c’est que sur plus d’un point alors obscur, aujourd’hui mis en pleine lumière, Michelet a fait preuve d’une divination véritable. Beaucoup de ses conjectures ont été vérifiées par les découvertes de l’épigraphie, et son instinct lui a en quelque sorte révélé ce que Mommsen a établi depuis. Les dons les plus rares de l’historien ne faisaient donc point défaut à Michelet. Nous verrons l’usage qu’il en a fait.


II

Les deux volumes de Michelet avaient paru avec cette mention : Première partie. République. Deux ans ne s’étaient pas écoulés qu’il faisait déjà paraître le premier volume de son Histoire de France. Celle des empereurs romains était sacrifiée, et il renonçait au plan grandiose qu’il avait développé à la fin de son Introduction à l’Histoire universelle, lorsqu’il annonçait l’intention de « se placer sur le sommet du Capitole pour embrasser du double regard de Janus le monde ancien et le monde moderne. » Michelet, il faut le dire et mettre ici le doigt sur une de ses faiblesses, n’était pas homme à s’absorber longtemps dans des travaux où la faveur publique ne l’aurait pas encouragé. La France désirait alors, il le crut du moins, un historien national, et pour répondre plus tôt à cette attente, il sauta par-dessus cette Histoire de l’empire romain qu’il avait déclarée l’introduction nécessaire à l’Histoire de France. Ce fut son premier sacrifice aux exigences de la popularité littéraire, son premier pas dans une voie où il ne devait pas connaître de temps d’arrêt.

Les deux premiers volumes de l’Histoire de France parurent en 1833. Ils conduisent le lecteur jusqu’à la fin du règne de saint Louis. Aussi ne faut-il pas y chercher un récit détaillé des faits dont l’enchaînement constitue notre histoire. D’abord Michelet a toujours entretenu un certain dédain pour les faits. C’est affaire au lecteur de s’en être renseigné d’avance ; pour lui, son métier est de disserter sur les origines ou les conséquences de ces faits. Il a d’ailleurs une tendance visible à réduire l’importance de ceux que les historiens se sont plu jusqu’alors à considérer comme décisifs. On dirait aussi qu’il est un peu jaloux des grands hommes, comme s’il avait pour qu’ils ne fassent oublier leur historien. A quoi bon au surplus parler des hommes ? Ce ne sont point eux qui conduisent les événemens ; ce sont des lois fatales aperçues par Vico, éclaircies par Michelet. Voyons donc quelle est aux yeux de Michelet la philosophie de l’histoire de France, et comment au début de sa carrière il en conçoit le développement.

Ce qui a fait la France telle que nous la voyons aujourd’hui, c’est la double puissance de l’église et de la monarchie. L’église a tiré la France de la barbarie, la monarchie a fait son unité et préparé l’égalité civile. Telle est la conception très nette, très simple, et, suivant moi, très juste, qui découle de la lecture du Précis d’histoire moderne et des premiers volumes de l’Histoire de France. Cette théorie est en opposition, sinon directe, du moins latente avec celle des écrivains qui appartenaient sous la restauration à l’école libérale. Pour battre en brèche dans leurs prétentions les partisans du pouvoir monarchique absolu, ces écrivains s’étaient efforcés de mettre en lumière dans notre histoire les moindres vestiges de liberté ou d’indépendance locale, et de montrer par là que le passé de la France n’était pas un passé de despotisme ni d’arbitraire. C’était, il en convenait lui-même, « avec le vif désir de contribuer pour sa part au triomphe des opinions constitutionnelles, » qu’Augustin Thierry avait commencé ses premières recherches historiques. Aucune préoccupation de cette nature ne paraît avoir inspiré Michelet. Il résume en trois petites pages l’histoire de l’affranchissement des communes qui a inspiré à Thierry de si beaux récits ; mais nul écrivain n’a trouvé des accens aussi émus pour peindre à cette première époque l’influence bienfaisante de l’église. « L’église était alors le domicile du peuple. La maison de l’homme, cette misérable masure où il revenait le soir, n’était qu’un abri momentané. Il n’y avait qu’une maison à vrai dire, la maison de Dieu. Ce n’est pas en vain que l’église avait le droit d’asile, c’était alors l’asile universel ; la vie sociale y était réfugiée tout entière. L’homme y priait, la commune y délibérait ; la cloche était la voix de la cité. Elle appelait aux travaux des champs, aux affaires civiles, quelquefois aux batailles de la liberté. » Les pages qu’il a consacrées à la description des cathédrales gothiques sont demeurées célèbres. On dirait par momens qu’il a vécu de la vie de ces maçons pieux « qui du marteau païen sanctifié dans leurs mains chrétiennes continuaient par le monde le grand ouvrage du temple nouveau. » — « Avec quel soin, continuait-il dans son enthousiasme, avec quelle abnégation d’eux-mêmes ils ont travaillé, il faut, pour le savoir, parcourir les parties les plus reculées, les plus inaccessibles des cathédrales. Élevez-vous, dans ces déserts aériens, aux dernières pointes de ces flèches où le couvreur ne se hasarde qu’en tremblant, vous rencontrerez souvent, solitaires sous l’œil de Dieu, aux coups du vent éternel, quelque ouvrage délicat, quelque chef d’œuvre d’art ou de sculpture, où le pieux ouvrier a usé sa vie. Pas un nom, pas un signe, une lettre, il eût cru voler sa gloire à Dieu. Il a travaillé pour Dieu seul, pour le remède de son âme. » — À ces pages célèbres, qui tombent cependant un peu dans le défaut de ce qu’on appelait alors le gothique flamboyant et que la mode romantique du jour lui a visiblement dictées, je préfère celles, plus simples et plus sobres, par lesquelles s’ouvre le second volume. Il développe cette idée très juste que dans les temps barbares l’action de la nature agit plus fortement sur les peuples que dans les temps civilisés, et avant de s’engager dans la période où l’histoire de France commence à se localiser en se séparant de l’histoire germanique, c’est-à-dire l’époque des premiers Capétiens, il nous fait faire avec lui un véritable tour de France. Il part de la pauvre et dure Bretagne, « grand écueil placé au coin de la France pour porter le coup des courans de la Manche, et où il s’est trouvé, lorsque la patrie était aux abois et qu’elle désespérait presque, des poitrines et des têtes plus dures que le fer de l’étranger. » Il traverse la noire ville d’Angers, « qui dort au bord du triple fleuve de la Maine, et dont la cathédrale avec ses flèches boiteuses, l’une sculptée et l’autre nue, exprime suffisamment la destinée incomplète de l’Anjou. » De là il gagne « le pays du rire et du rien-faire, les bords de la molle Loire, où le saule vient boire dans le fleuve, où les îles fuient parmi les îles, molle et sensuelle contrée que les favoris et favorites des rois avaient choisie pour y établir leurs châteaux, et où vint aussi pour la première fois l’idée de faire la femme reine des monastères, et de vivre sous elle dans une voluptueuse obéissance mêlée d’amour et de sainteté, comme dans cette abbaye de Fontevrault à laquelle Richard Cœur-de-Lion avait légué son cœur, espérant que ce cœur meurtrier et parricide finirait par reposer peut-être dans une douce main de femme et sous la prière des vierges. » Je voudrais pouvoir le suivre à travers les belles collines granitiques et les vastes forêts de châtaigniers du Limousin, à travers l’Auvergne et les Cévennes, « vaste incendie aujourd’hui éteint, paré presque partout d’une forte et rude végétation, » jusqu’à l’entrée de l’étroite vallée de Cahors, par laquelle il pénètre dans la grande vallée du Midi ; « Là, tout se revêt de vignes. Les mûriers commencent avant Montauban. Un paysage de 30 ou 40 lieues s’ouvre devant vous, vaste océan d’agriculture, masse animée, confuse, qui se perd au loin dans l’obscur ; mais par-dessus s’élève la forme fantastique des Pyrénées aux têtes d’argent… Le bœuf attelé par les cornes laboure la fertile vallée. La vigne monte à l’orme. La chèvre est suspendue au coteau aride, et le mulet, sous sa charge d’huile, suit à mi-côte le petit sentier. » Je voudrais aussi l’accompagner dans ses courses au travers de la Provence, pays aux destinées incomplètes, « dont la végétation africaine, est bientôt bornée par le vent glacial des Alpes. Le Rhône court à la mer et n’y arrive pas. Les pâturages font place aux sèches collines, parées tristement de myrte et de lavande, parfumées et stériles. » Mais le voyage serait trop long, d’autant que, pour l’accompagner jusqu’au bout, il faudrait frayer avec lui sa route vers le nord, aux sapins du Jura, aux chênes des Vosges et des Ardennes, pour redescendre vers les plaines décolorées de la Champagne et du Berry. Qu’il me suffise de dire que Michelet n’avait pas tiré de son imagination ou des livres les couleurs de ce brillant tableau. Il avait accompli lui-même ce pèlerinage aux lieux témoins des principaux événemens de notre histoire, et il avait consacré à ce voyage les loisirs annuels que lui créaient les vacances de l’enseignement. Ce temps n’était cependant pas perdu pour l’enseignement lui-même, et une de ses élèves avait le privilège d’en partager avec lui le profit. La révolution de 1830 avait enlevé à Michelet sa royale écolière, la future duchesse de Parme ; mais il conserva cette même qualité de professeur d’histoire auprès de l’une des filles du nouveau souverain, la princesse Clémentine d’Orléans, aujourd’hui duchesse de Saxe-Cobourg. Pendant l’intervalle forcé que mettaient entre les leçons les voyages du maître, celui-ci continuait par lettres son enseignement, mêlant le récit des principaux événemens de notre histoire à la description des lieux où ces événemens s’étaient passés. Ces lettres étaient dignes, on a bien voulu m’en faire parvenir l’assurance, du talent de celui qui les écrivait, et j’ajoute de la haute intelligence de celle à laquelle elles étaient adressées. Malheureusement le pillage des Tuileries en 1848 les a fait disparaître, et nos discordes civiles ont ainsi privé l’avenir de documens précieux dont la communication bienveillante n’aurait peut-être pas été refusée aux amis de Michelet.

Pour la préparation de ces deux volumes et des quatre suivans, dont la publication s’échelonne dans un espace de dix années, Michelet avait eu à sa disposition une mine de documens moins complètement inexplorée qu’il ne se plaisait peut-être à le dire, mais riche et inépuisable. Il avait été nommé en 1831 chef de la division historique aux Archives nationales. Lorsqu’il pénétra pour la première fois dans ces salles, où les manuscrits et les lettres dorment dans leur poussière, il dut sentir se réveiller l’impression qu’il avait autrefois ressentie lorsqu’il errait, encore enfant, dans le musée des Monumens français. « C’est dans ce musée, disait-il, et nulle autre part que j’ai reçu d’abord la vive impression de l’histoire. Je remplissais ces tombeaux de mon imagination ; je sentais ces morts à travers les marbres, et ce n’était pas sans quelque terreur que je pénétrais sous les voûtes basses où dormaient Dagobert, Chilpéric et Frédegonde. » Il n’y a rien en effet qui fasse davantage sentir les morts que de tenir entre, ses doigts les feuilles où leur pensée passagère s’est inscrits en traits ineffaçables. N’avez-vous pas ressenti une tristesse plus pénétrante à rassembler les lettres d’un être aimé qui n’est plus, qu’à vous agenouiller sur son tombeau, tant le contraste est poignant entre la durée de ces documens éphémères et la mort prématurée de celui qui leur a donné la vie ? Mais lorsque ces feuilles jaunies ne vous apportent que la voix des générations passées, lorsqu’on peut sans émotion les sentir palpiter sous ses doigts, on croit entendre les morts eux-mêmes qui vous parlent et qui vous reprochent de soulever le voile de leurs secrets. — De tels scrupules ne sont point faits heureusement pour arrêter les historiens, et Michelet moins que tout autre. Ce fut avec une joie sans mélange qu’il pénétra le mystère des vieux cartons et qu’il secoua la poudre des dossiers oubliés. Volontiers se serait-il écrié, comme cet empereur d’Allemagne qui ne voulait plus quitter une abbaye où il s’était arrêté pour prier : « Voici l’habitation que j’ai choisie et mon repos aux siècles des siècles. » Pendant vingt ans, Michelet fut un des hôtes assidus de ce monastère historique, et il tira de ces richesses enfouies les matériaux de ses premiers volumes. C’est aux fouilles entreprises par lui dans nos archives nationales qu’il doit d’avoir su donner à son histoire ce qui manque peut-être à des œuvres d’une méthode plus sévère : la vie. « J’ai appelé l’histoire résurrection, » disait-il, et c’est bien en effet une résurrection que cet art de rendre la parole à la foule inconnue de nos pères en nous apportant l’écho de leurs joies, de leurs colères, de leurs souffrances et de leurs rêves.

Il y a dans la longue et confuse histoire du moyen âge trois époques décisives, où cette masse muette et souffrante qui s’appelait alors le peuple fut soulevée en quelque sorte au-dessus de sa condition grossière par un souffle puissant dont les pages de Michelet semblent palpiter encore. Lorsque les tribus barbares, qui promenaient leur course errante des forêts de la Germanie aux rivages de l’Océan, eurent été l’une après l’autre tirées de leur ignorance et façonnées à la civilisation par les enseignemens de l’église, lorsque les Gaulois belliqueux, les Francs sanguinaires, les Goths dissolus, eurent adouci leurs mœurs et confondu leurs usages sous la main des premiers évêques et des premiers rois, tout à coup une immense tristesse saisit ce monde naissant et vigoureux. Fatigué, il s’assit sur le bord de la route et se prit à désirer la mort. « La fin du monde est proche, » telle est, à la veille de l’an mil, la croyance universelle, que l’église n’approuve ni ne désavoue, qui jette dans les cœurs la crainte et l’espérance, qui remet pendant la trêve de Dieu les épées au fourreau, qui dicte le pardon des injures et l’affranchissement des esclaves. De même, disait Leopardi, qu’un jeune homme, dont le cœur profond a pour la première fois connu l’amour, éprouve une fatigue et une langueur qui lui font désirer de mourir, de même ce jeune monde se sentait défaillir sous le poids de son amour déçu. A l’aurore du christianisme, « une immense espérance » avait traversé la terre ; le peuple avait cru à l’avènement de cet ordre de choses nouveau que promettaient les vers obscurs du poète latin, il avait cru qu’à une ère de rigueur et de calamités allait succéder une ère de prospérités et de douceur. Il avait cru et il avait attendu ; mais l’attente avait été longue autant que vaine, et l’ordre ancien durait toujours. Les malheurs succédaient aux malheurs, les famines aux famines, les injustices aux injustices, et cette multitude plaignante et souffrante ne conservait d’autre espérance que cette promesse inscrite sur la pierre du caveau où dormaient ses morts : Donec veniat immutatio, jusqu’au jour du changement ; mais si ce changement lui-même ne devait jamais venir ? « Oh ! qu’il se hâte plutôt, et que la fin de ce monde si triste, que cette seconde mort de la résurrection vienne les faire sortir de leur ineffable tristesse et les faire passer du néant à l’être, du tombeau à Dieu… Le captif l’attend dans le noir donjon, dans le sépulcral in pace, le serf l’attend sur son sillon, à l’ombre de l’odieuse tour ; le moine l’attend dans le silence du cloître, au milieu des tumultes solitaires du cœur. »

Cependant la fin du monde ne vient pas, et l’époque fatale de l’an mil s’écoule sans répondre à cette espérance mêlée de terreur. Alors ce pauvre monde du moyen âge, ce monde des pauvres, des humbles, des souffrans, qui a soif d’un idéal terrestre, s’éprend d’une nouvelle passion et d’une nouvelle espérance : celle de délivrer Notre-Seigneur captif dans son tombeau et d’arracher son sépulcre aux mains des infidèles. « Dès que la croisade fut prêchée, le peuple partit sans rien attendre, laissant les princes délibérer, s’armer, se compter, hommes de peu de foi ! Les petits ne s’inquiétaient de rien de tout cela : ils étaient sûrs d’un miracle. » Ils comptaient d’ailleurs que Charlemagne viendrait lui-même se mettre à la tête de l’expédition et remplacer les chefs inexpérimentés qui les conduisaient, Pierre l’Ermite et Gauthier sans Avoir. Aussi personne ne voulait-il rester en arrière. « Le paysan ferrait ses bœufs, attelait son chariot ; sa femme et ses enfans s’y installaient avec lui. La famille cheminait ainsi de compagnie, et à chaque cité nouvelle dont ils apercevaient les murailles les enfans s’écriaient dans un transport de joie : N’est-ce pas là cette Jérusalem où nous allons ? » Qui de nous n’avait ainsi à l’entrée de la vie sa Jérusalem idéale, dont il croyait toujours atteindre les murailles et qui s’est évanouie devant ses yeux ? Heureux furent-ils, parmi ces hardis et naïfs pèlerins de l’idéal, ceux qui n’atteignirent pas la terre désirée et dont les ossemens blanchirent dans la plaine de Nicée ! Ils n’eurent pas la douleur de trouver la terre-sainte déjà occupée par leurs tyrans féodaux, les barons du Saint-Sépulcre, les marquis de Jaffa, les princes de Galilée. Ils ne virent point le héros de la croisade, Godefroy de Bouillon, mélancoliquement assis sur la terre nue et soupirant après l’instant où il rentrerait dans son sein. Amère déception de ceux qui parvinrent au terme de leur pèlerinage ! Leurs yeux virent Jérusalem, et ils n’en furent point éblouis ; leurs mains malades touchèrent les parois du saint-sépulcre, et ils ne furent point guéris. A genoux au pied du Calvaire, ils se frappèrent la poitrine, et ils ne furent point consolés. « Ils s’aperçurent alors que la patrie divine n’était point au torrent de Cédron ni dans l’aride vallée de Josaphat. Ils regardèrent plus haut et attendirent dans un mélancolique espoir une autre Jérusalem ; mais ce fut une grande tristesse pour ces hommes du moyen âge lorsqu’ils furent arrivés au bout de cette aventureuse expédition. » Le flot populaire n’en coula pas moins sans interruption à travers l’Allemagne pendant près d’un siècle, suivant dans sa course la vallée du Danube, pour aller le plus souvent se perdre dans les eaux du Bosphore. Tandis que l’ambition seule ou l’intérêt continuait d’entraîner vers l’Orient le grand seigneur ou le marchand, plus d’un serf penché sur la glèbe versait encore des larmes en pensant au tombeau de Jésus-Christ. Peu à peu cependant le souvenir même des croisades commença de s’effacer dans la mémoire confuse du peuple ; mais il conçut de cette déception nouvelle une incurable tristesse et il demeura étranger au pénible enfantement qui, du sein du moyen âge, devait faire sortir la société moderne. Le peuple laissa dans son indifférence cette société nouvelle s’organiser au-dessus de sa tête ; il laissa le bourgeois s’isoler dans les privilèges de sa commune ou de sa corporation, le baron se fortifier dans sa tour féodale, la royauté recruter l’armée des légistes pour entrer en lutte avec les barons. Le peuple pleurait sa légende, et il ne voulait pas être consolé parce qu’elle n’était plus.

Cette légende fut retrouvée cependant le jour où du sol national, foulé aux pieds par les Anglais, germa comme une plante vivace et indestructible l’amour de la patrie, le jour où l’imagination du peuple s’éprit d’un pauvre roi fou, captif, délaissé, dont il apercevait de temps à autre le pâle visage collé aux vitres de l’hôtel Saint-Paul. Ce jour-là est née la France, et du premier coup elle trouve ses héros : le grand Ferré, qui abat six Anglais avec sa massue, et ce paysan inconnu qui se laisse précipiter dans la mer du haut d’une tour plutôt que de prêter serment aux Anglais, Jeanne d’Arc enfin, dont Michelet a fait la véritable héroïne de ce roman du peuple (un peu trop roman peut-être), dont il s’est complu à écrire et à dramatiser l’histoire. La fille de Jacques Darc et d’Isabelle Rémi, élevée dans la Marche dévastée de Lorraine et de Champagne sur la lisière du bois chenu, au bord de la fontaine des fées, qui la première s’émut « de la grande pitié qu’il y avait au royaume de France » et partit pour le délivrer, apparaît aux yeux de Michelet comme l’incarnation du peuple dans sa simplicité héroïque, et réalise selon lui ce rêve que les générations souffrantes du moyen âge avaient si longtemps caressé. « Cette idée, poursuivie de légende en légende, se trouva à la fin être une personne ; ce rêve, on le toucha. La Vierge secourable des batailles que les chevaliers appelaient, attendaient d’en haut, elle fut ici-bas… en qui ? Dans ce qu’on méprisait, dans ce qui semblait le plus humble, dans une enfant, dans la simple fille des campagnes, du pauvre peuple de France… car il y eut un peuple, il y eut une France… Cette dernière figure du passé fut aussi la première du temps qui commençait. En elle apparurent à la fois la Vierge et déjà la Patrie. »

Cette histoire de Jeanne d’Arc, reprise et publiée séparément depuis, désarmait la sévérité de Sainte-Beuve, qui n’aimait pas Michelet, et qui disait finement : « Il faut le corriger par un peu de Voltaire. » Force lui fut, après ce coup, de reconnaître dans Michelet une puissance « avec laquelle il fallait capituler. » Peut-être mettrais-je cependant au-dessus de son Histoire de Jeanne d’Arc celle des premières guerres de Flandre. Quoi de plus fin, de plus poétique et de plus vrai que cette peinture de la vie du tisserand des Flandres, qui « seul dans l’obscurité de l’étroite rue et de la cave profonde, créature dépendante des causes inconnues qui allongent le travail, diminuent le salaire, se remet de tout à Dieu. Sa foi c’est que l’homme ne peut rien par lui-même, sinon aimer et croire. On appelait ces ouvriers beghards (ceux qui prient), ou lollards, d’après leurs pieuses complaintes, leurs chants monotones, comme d’une femme qui berce un enfant. Le pauvre reclus se sentait bien toujours mineur, toujours enfant, et il se chantait un chant de nourrice pour endormir l’inquiète et gémissante volonté aux genoux de Dieu. Doux et féminin mysticisme. Aussi y eut-il encore plus de béguines que de beghards. Ces béguinages étaient d’aimables cloîtres, non cloîtrés. Point de vœux, ou très courts. La béguine pouvait se marier, elle passait sans changer de vie dans la maison d’un pieux ouvrier. Elle la sanctifiait. L’obscur atelier s’illuminait d’un doux rayon de la grâce. Il ne faut pas que l’homme soit seul. Cela est vrai partout, bien plus en ces contrées, dans ce nord pluvieux qui n’a pas la poésie du nord des glaces, sous ces brouillards, dans ces courtes journées… Qu’est-ce que les Pays-Bas, sinon les dernières alluvions, sables, boues et tourbières, par lesquelles les grands fleuves, ennuyés de leur trop long cours, meurent comme de langueur dans l’indifférent Océan ? »

Qu’on dise ce que l’on voudra, qu’on exige de l’historien un style plus sobre, une critique plus exacte, une discussion plus scrupuleuse des faits ; mais celui qui a écrit ces pages n’était pas seulement un peintre admirable de la nature et des sentimens, il avait aussi un sens historique profond. Si l’intelligence est en effet, comme a dit M. Thiers, la première qualité de l’historien, l’imagination est certainement la seconde. A quoi sert de raconter le passé, si ce n’est pas pour le faire revivre ? A quoi sert d’évoquer les morts, si ce n’est pas pour leur rendre le souffle et la parole ? Qu’on veuille bien, de grâce, ne pas bannir la poésie de l’histoire et nous condamner à chercher uniquement dans des fictions frivoles cet aliment indispensable de nos âmes. C’est comme si on voulait nous contraindre à ne demander qu’aux créations de l’art les émotions du beau, et si l’on nous refusait le droit de ressentir ces émotions en présence de la nature et des œuvres directes de Dieu. Qu’on nous permette donc de chercher aussi la poésie là où elle est, là où elle déborde, dans la réalité, dans la vie, dans l’histoire, et de la découvrir sous la poussière des faits comme l’antiquaire découvre sous la poussière entassée par les siècles l’inaltérable beauté d’une statue antique. Celui qui a su rendre avec une éloquence aussi merveilleuse la pensée des siècles passés, celui qui a su faire vibrer son cœur et le nôtre à l’unisson des joies et des douleurs de nos pères, celui qui a fait parler jusqu’aux pierres et traduit le langage des statues et des cathédrales, celui-là n’était pas seulement un peintre et un artiste, c’était aussi un historien, et il aurait pu devenir le premier de tous, s’il avait su respecter en lui-même les dons variés de son génie.


III

Le premier volume de l’Histoire de France avait paru en 1833. Le sixième, qui s’arrête à la mort de Louis XI, fut publié en 1843. Durant les dix années qu’il avait consacrées à cette immense labeur, Michelet avait mené l’existence solitaire d’un érudit. Il avait repoussé les avances d’une société brillante où sa réputation lui aurait assuré un accès facile : « Les salons demi-catholiques, bâtards, dans la fade atmosphère des amis de M. de Chateaubriand, auraient été pour moi peut-être un piège plus dangereux. Le bon et aimable Ballanche, puis M. de Lamartine, plusieurs fois voulurent me conduire à l’Abbaye-aux-Bois. Je sentais parfaitement qu’un tel milieu, où tout était ménagement et convenance, m’aurait trop civilisé. Je n’avais qu’une seule force, ma virginité sauvage d’opinion et la libre allure d’un art à moi et nouveau. »

Cette crainte de la civilisation et ce souci de sa virginité sauvage n’étaient pas les seuls motifs qui tenaient Michelet à l’écart d’un monde dont la fréquentation ne lui aurait peut-être pas été aussi nuisible qu’il a semblé le croire. Des scrupules très honorables de piété conjugale l’enchaînaient également à son foyer que la mort rendait chaque jour plus solitaire. De bonne heure, Michelet avait vu la mort frapper autour de lui, et à chacune de ces brusques apparitions son imagination d’enfant ou son cœur de jeune homme avait ressenti un ébranlement profond. Le premier atteint dans cette nombreuse famille dont tous les membres avaient concentré sur lui leurs affections, leurs ressources et leurs espérances, fut son grand-père, l’humble vieillard qui faisait autrefois glisser les presses sur les caractères composés par son petit-fils. « Je me rappelle comme d’hier, écrivait-il bien des années après, que le lendemain du jour où l’on enterra mon grand-père, il s’éleva un grand orage, et ma grand’mère, avec un accent qui m’arrache encore des larmes au bout de quarante années, dit : « Mon Dieu ! il pleut sur lui. » Sa mère suivit de près ; ce fut en la contemplant qu’il eut pour la première fois le sentiment direct de la mort et de son horrible réalité. « Lorsqu’en m’éveillant le matin mon père en pleurs me dit : Ta mère est morte, cela me semblait impossible. Je passai la journée les yeux fixés sur maman, et lisant de temps en temps les prières des morts. » — « Elle a eu, disait-il plus tard, mon mauvais temps, elle n’a pu profiter de mon meilleur. Jeune, je l’ai contristée, et je ne la consolerai pas. Je ne sais pas même où sont ses os ; j’étais trop pauvre alors pour lui acheter de la terre. » A défaut d’une place certaine au cimetière, la mère de Michelet n’a du moins jamais perdu celle qu’elle occupait dans les souvenirs de son fils, et l’on a trouvé sur un petit cahier, où il jetait ses pensées familières, cette ligne touchante : « Déposé une couronne sur la tombe où peut-être repose ma mère ! »

Demeuré seul avec son père durant ces années rêveuses de l’adolescence, où, pour parler avec saint Augustin, le cœur aime à aimer, Michelet avait trouvé un ami. Avec lui, il partageait ses pensées, ses études et ses austères plaisirs ; avec lui, il lisait la Bible et Virgile. A vingt ans, la mort vint le lui ravir. Michelet conduisit lui-même son ami à sa dernière demeure. « A onze heures, nous arrivions au cimetière. Comment dire tout ce qui me venait pendant que nous montions lentement cette allée funèbre ? La vue des arbres demi-voilés par le brouillard et hérissés de glaçons me déchira ; mais ce qui me perça, ce fut d’entendre cette terre glacée qu’on faisait tomber sur la bière. « Votre ami, dis-je à Pauline en rentrant, a maintenant six pieds de terre sur le cœur. »

Sur ces premières douleurs que, dans sa robuste ignorance, la jeunesse croit éternelles, la vie, qui est faite d’oubli, prend bien vite le dessus. A vingt-deux ans, Michelet contracta le mariage dont j’ai parlé. Il avait vécu depuis lors d’une vie intime et retirée, lorsqu’en 1839 sa femme mourut laissant dans sa maison ce vide que laisse toujours dans des lieux habités longtemps en commun l’absence d’un être familier. « Je disais, dans mes premières et bien moins amères tristesses : Æquum, bonum et justum est, œquum et salutare… Je n’ai plus la force de le dire… Reprenez-moi donc, puissance inconnue… Je n’ai plus de résignation. » Peu après, son fils alla s’établir loin de lui, sa fille se maria, et il demeura seul avec son père dans le grand appartement désert. Un jour qu’il revenait des Archives, on l’arrêta sur le seuil avec ces mots : « Votre père est mort ! » — « Je ne l’ai pas quitté, écrivait-il trois jours après, pendant quarante-huit ans, et je l’ai quitté hier ; il m’a fallu mettre dans la terre celui qui m’aima uniquement. Aujourd’hui nous voilà à part, lui dans la terre où il a déjà reçu la froide pluie de novembre, moi, près du feu, à cette table où j’écris ceci. Me voilà vieux d’aujourd’hui. C’est moi, disait Luther dans un jour semblable, c’est moi qui aujourd’hui suis le vieux Luther. »

Une solitude aussi complète n’était pas saine pour Michelet. L’excès du travail et la continuelle tension de l’esprit développaient chez lui une surexcitation dont on aperçoit déjà le germe dans son histoire de Jeanne d’Arc et de Louis XI. La solitude ne serait cependant point une mauvaise conseillère pour l’historien qui prendrait pour règle cette réponse d’un pieux ermite : Cogitavi dies antiquos et annos œternos in mente habui ; j’ai songé aux jours antiques et j’ai eu dans ma pensée les jours éternels. Mais cette disposition sereine que Michelet avait portée dans ses premières études n’était point demeurée à l’abri des orages. S’il tenait sa porte fermée au monde, en revanche il l’ouvrait de plus en plus grande aux préjugés et aux passions de la foule. Michelet était entré depuis quelques années en relation directe avec le grand public, non pas seulement par le succès populaire de son histoire, mais par son enseignement. Après avoir de 1833 à 1835 occupé comme suppléant la chaire de M. Guizot à la Sorbonne, il fut appelé en 1838 à remplir au Collège de France la chaire d’histoire et de morale. Le succès de ses premiers cours fut grand et ne tarda pas à réunir un public animé dont les étudians ne formaient pas la majeure partie. A des qualités essentielles, l’amour des jeunes gens, la confiance en leur bienveillance, ce que lui-même appelait « la foi dans l’ami inconnu, » Michelet joignait cependant, par une contradiction singulière, les défauts les plus contraires à l’idéal du professeur : d’abord la difficulté de la parole. A cet écrivain abondant et plutôt prolixe, les mots en parlant venaient rares et pénibles. Ils ne répondaient pas avec docilité à l’appel de la pensée. L’expression se faisait longtemps attendre. Elle arrivait cependant, souvent juste et brillante ; mais la lenteur qu’imprimait à sa diction cette lutte entre la parole et la pensée rendait plus étranges encore par le contraste les écarts de son enseignement. Ce qui manquait en effet par-dessus tout à Michelet, c’était le respect de sa chaire. Sous prétexte de morale et d’histoire, tout sujet lui était bon. Parfois il tirait le sujet de sa leçon du jour d’un événement futile qui avait attiré son attention, d’un fait insignifiant dont il avait été témoin en se rendant à son cours. « L’enfant est né, s’écriait-il un jour avec solennité ; la femme le nourrit, elle fait cuire sa bouillie… C’est ici le mystère, la chose superbe… Voyez-la ; elle prend du bout du doigt la bouillie nourrissante et la met sur la langue de son enfant. Il y a dans cet acte une révélation profonde. »

Toutes ces leçons n’étaient cependant point sur ce ton ridicule. J’ai tenu entre mes mains les notes prises à quelques-uns de ses cours par un élève destiné à devenir lui-même un maître, M. Gaston Boissier. Rien ne m’a fait mieux comprendre l’action qu’a exercée l’enseignement de Michelet. L’abondance des idées, l’éclat de la forme, la diversité des sujets, devaient être un grand attrait pour des jeunes gens auxquels on ne saurait demander de donner à leurs professeurs des leçons de goût et de sobriété. L’attention publique se tournait alors avec curiosité vers le Collège de France, où Michelet n’était pas seul à attirer la foule. A côté de lui, Edgar Quinet enseignait l’histoire des littératures du midi de l’Europe. On venait de créer la chaire de langue et de littérature slaves pour Miçkiewicz, le poète polonais, l’auteur des Pèlerins. L’éloquence chaleureuse de Quinet (bien supérieur à Michelet comme professeur), celle tourmentée mais puissante de Miçkiewicz, dont on disait : il cherche le mot, mais il le trouve toujours, — celle enfin, bizarre, incohérente, riche en idées et en images, de Michelet, attiraient au pied de leurs chaires un auditoire remuant. « Ces trois professeurs se croyaient appelés, dit avec justesse M. Monod, à une sorte d’apostolat philosophique et social. » Ce qui était plus grave, c’est que la jeunesse le croyait aussi ; mais la nature de cet apostolat nouveau ne laissait pas d’exciter quelques ombrages chez ceux qui se tenaient, à meilleur droit peut-être, pour les vrais successeurs des apôtres.

C’était précisément le moment où la liberté de l’enseignement était pour la première fois ouvertement réclamée par les ministres de l’église catholique, au nom de la liberté de conscience et des principes de leur foi menacée. Poliment débattues entre l’archevêque de Paris, Mgr Affre, et le ministre de l’instruction publique, M. Villemain, ces hautes questions trouvaient au degré inférieur de l’échelle des champions moins courtois. Un certain chanoine de Lyon, l’abbé Desgarets, dont le nom aujourd’hui oublié eut à cette occasion son quart d’heure de célébrité, avait fait paraître sous ce titre, le Monopole universitaire dévoilé, une série d’articles où des attaques violentes jusqu’à l’injure étaient dirigées contre les professeurs les plus éminens du Collège de France et de la Sorbonne, Quinet, Lerminier, Lacretelle, mais en particulier contre Michelet. En vain ce pamphlet fut-il désavoué par les supérieurs hiérarchiques du malencontreux chanoine, Michelet ressentit vivement l’injure. La stupéfaction se mêlait chez lui à la colère. Quoi ! on s’attaquait à lui ! à lui qui avait eu vis-à-vis de l’église catholique des procédés et des ménagemens dont elle avait eu si fort à se louer, à lui qui (ce sont ses propres expressions) avait remué avec tant de précaution ses membres endoloris comme on remuerait les membres de sa mère malade, à lui qui avait célébré les merveilles des églises gothiques et, volontiers en aurait-il juré, appris au monde étonné l’existence des cathédrales de Strasbourg ou de Reims ? Tant d’ingratitude justifiait toutes les représailles. Ce furent les jésuites qui payèrent pour le chanoine.

C’était en effet sur les jésuites, sur la constitution de leur ordre, sur son passé, sur ses tendances, que portait à cette date l’effort de la polémique universitaire, car on les considérait comme étant les premiers et peut-être les seuls intéressés à la liberté de l’enseignement. Par une coïncidence toute fortuite, assure Michelet, et dont il n’aurait même pas été prévenu, Edgar Quinet avait annoncé l’intention de prendre les jésuites pour objet de son cours. Le prétexte que Quinet, professeur de littérature méridionale, avait choisi, c’était de rechercher les causes de la décadence littéraire des peuples du Midi. Le prétexte que Michelet, professeur de morale et d’histoire, mit en avant, ce fut de montrer par un exemple éclatant en quoi diffère l’organisme vivant du mécanisme stérile. La vérité c’est que l’un et l’autre s’étaient sentis injustement atteints ; c’est qu’ils avaient voulu rendre coup pour coup et qu’ils avaient pensé non sans raison que leurs coups tomberaient d’autant plus rudes qu’ils seraient assénés de plus haut. Aussi le Collège de France fut-il transformé pendant quelques leçons en un véritable champ de bataille. Au cours de Michelet comme au cours d’Edgar Quinet, ceux dont ces attaques froissaient les convictions s’étaient donné rendez-vous, et ils s’efforçaient par leurs murmures de fermer la bouche aux deux professeurs. Les partisans de Michelet et de Quinet, beaucoup plus nombreux, voulaient de leur côté imposer silence aux interrupteurs. Ce n’était plus un cours, c’était une bagarre. L’affaire devint grosse ; les journaux s’en mêlèrent et la presse libérale prit parti pour celui qui se posait en adversaire des jésuites ; mais la presse rendit à Michelet un service encore plus signalé, ce fut de reproduire ses cours. Le lendemain du jour où sa leçon, maintes fois interrompue, poursuivie au milieu du bruit, était en réalité perdue pour ses auditeurs, quelle que fût leur opinion, cette même leçon, recueillie par la sténographie, paraissait dans une des feuilles du matin, et faisait le tour de la France. Ce procédé nouveau, de transformer les leçons d’un cours en articles de journaux, assura le triomphe de Michelet. Ses adversaires renoncèrent de guerre lasse à empêcher la continuation d’un enseignement dont ils ne faisaient qu’augmenter la publicité. Laissons-le raconter lui-même son triomphe. « Quand ma chaire assiégée me fut presque interdite et la parole disputée par une cabale fanatique, le soir même je cours à la presse ; elle haletait sous la vapeur, l’atelier n’était que lumière, brillante activité ; la machine sublime absorbait du papier et rendait des pensées vivantes… Je sentis Dieu ; je saisis cet autel. Le lendemain j’étais vainqueur. »

Il était vainqueur sans doute, mais à quel prix ! Au prix d’une bataille livrée dans une demeure pacifique où il avait eu le tort d’introduire le tumulte et les passions du dehors, et, ce qui était plus grave, au prix d’un sacrifice offert sur l’autel de ce dieu nouveau qu’il avait saisi, de ce dieu populaire devant lequel il devait désormais brûler l’encens. J’ai insisté sur cet épisode, aujourd’hui un peu oublié, et qui pourrait paraître insignifiant de la vie de Michelet, parce qu’à mon sens cet épisode marque au contraire un moment décisif dans sa carrière. Il y a dans la vie de tout homme une heure, un instant fatal en quelque sorte, où le tournant se prend, où le pli se contracte et qui partage en deux sa destinée. Pour moi, cette heure, cet instant fatal dans la vie de Michelet fut le jour où, sous l’empire d’une rancune légitime, il transforma son talent en un instrument de vengeance, et où il opposa aux passions déchaînées contre lui le déchaînement de passions non moins violentes. Il faut, la vie publique en fournit chaque jour la preuve, avoir le caractère bien trempé pour résister aux séductions de la popularité même passagère. Il faut avoir la tête forte pour ne pas se laisser enivrer par les applaudissemens de la foule, et celui qui a, ne fût-ce qu’un instant, trempé ses lèvres dans ce vin grossier, celui qui s’est abandonné, ne fût-ce qu’un jour, à cette ivresse, celui-là en conserve parfois une sorte de vertige qui rend désormais ses pas toujours chancelans. Sans doute cette recherche du succès populaire ne date pas pour Michelet de son cours de 1843, et il serait facile de relever dans chacun des volumes publiés par lui les progrès de cette préoccupation croissante ; mais on peut dire qu’à partir de cette époque le souci de la popularité démocratique l’envahit tout entier et devient la source permanente de son inspiration. À ce nouvel emploi de ses facultés, Michelet n’a pas perdu seulement cette sérénité du caractère et de l’esprit, qui relève singulièrement le rôle de l’historien ; il a, par un lent retour de justice, compromis et diminué peu à peu son talent. Il se connaissait bien lui-même lorsqu’il disait que c’était un talent de sympathie, et lorsqu’il voulut en faire un talent d’invectives, l’instrument faussé se mit à rendre des sons discordans et criards. C’est à peine si à de rares intervalles une note mélodieuse et pure rappellera l’ancienne harmonie.

Michelet ne négligea rien pour assurer la durée de cette popularité brusquement conquise. Je tiens d’un témoin oculaire le récit d’une scène curieuse qui intervint un jour entre le professeur et quelques étudians délégués auprès de lui (c’était du moins leur prétention) par la jeunesse des écoles. Michelet avait dit dans son cours que la France avait été sauvée malgré la terreur. C’était par la terreur qu’il aurait fallu dire au gré de ces jeunes gens. Michelet, fort troublé, s’excusait, cherchait à se faire pardonner en expliquant sa pensée à ses élèves, devenus ses juges, et il fallut, pour lui rendre un peu de courage, que celui dont je tiens ce récit (il était alors élève à l’École normale), se mêlant à la conversation, l’assurât que la jeunesse des écoles n’était pas unanime sur ce point, et qu’aux yeux de beaucoup la terreur avait plus fait pour perdre la France que pour la sauver.

Ce n’était pas seulement comme professeur, c’était aussi comme écrivain que Michelet descendait à ces complaisances. Ce qu’il n’osait pas dire dans sa chaire, il le mettait dans ses livres. C’est ainsi qu’il publiait en 1845 le Prêtre, la Femme et la Famille, « livre d’analyse psychologique fine et profonde, » dit M. Monod. j’en demande pardon à M. Monod, d’ordinaire si judicieux dans ses jugemens, mais je ne puis trouver ni profondeur dans cette étude superficielle des procédés de direction des jésuites, ni finesse dans ces déclamations banales sur les dangers de la confession et du célibat des prêtres, qu’il voudrait voir tous « mariés ou mieux encore veufs, » dernière condition dont en bonne justice l’accomplissement ne dépendrait pas d’eux seuls. J’appliquerais plutôt cet éloge à un petit livre, manifestement publié par lui sous cette même préoccupation démocratique, et qu’il intitule un peu pompeusement le Peuple. Le Peuple ! mot plein d’anxiété et de mystères, que les uns prononcent avec crainte et les autres avec espérance, comme on prononcerait le nom d’un maître inconnu aux volontés capricieuses et toutes-puissantes. Ce roi du monde moderne a des flatteurs comme il a des ennemis, il a ses courtisans comme il a ses détracteurs ; mais chez qui trouvera-t-il un juge ou un guide ? Quel homme, ballotté comme nous sur les vagues de cette mer sans limites, aura le regard assez perçant et le bras assez ferme pour naviguer entre les écueils qui se cachent sous ses flots troublés et profonds ?

Il ne faut pas demander à Michelet pareille clairvoyance. Sa théorie de l’affranchissement par l’amour fait plus d’honneur à son bon cœur qu’à son jugement. Cependant à côté de ces rêveries on rencontre beaucoup d’aperçus vrais sur l’état moral des classes laborieuses en France, et surtout des classes agricoles. Michelet n’a pas ce mépris du paysan, qui a été si longtemps l’erreur de nos orgueilleux démocrates. Il connaissait à merveille l’existence de ces classes rurales aux habitudes sobres, à l’ardeur économe, à l’activité silencieuse, qui forment aujourd’hui l’élément le plus sain de la France. Il y a de fines pages sur l’amour du paysan pour la terre, sa maîtresse, qu’il cultive avec passion toute la semaine et qu’il va voir encore à la dérobée le dimanche pendant que sa femme est aux vêpres, — sur cette armoire à linge, orgueil de la campagnarde, qu’une partie de l’épargne domestique s’emploie à garnir, — sur la robe d’indienne à fleurs qui a remplacé la vieille étoffe de bougran bleu rapiécé en maint endroit, et qui permet à l’ouvrier de conduire sa femme avec fierté à la promenade, enfin sur le jardinet, qui dans la vie toute matérielle du travailleur, est le petit coin où se réfugie la poésie. Si son livre ressemble peut-être un peu trop à une berquinade et pourrait être aussi bien intitulé : « le Paysan ou l’Ouvrier vertueux, » si, deux ou trois ans avant la terrible explosion de 1848, il n’a pas su discerner les chimères, les passions, les appétits qui couvaient sous cette régularité apparente, du moins n’a-t-il pas caressé les utopies socialistes, ni prodigué au dieu populaire de trop grossières flatteries. Je ne pourrai, dans une prochaine étude, accorder le même éloge à son Histoire de la révolution française.


OTHENIN D’HAUSSONVILLE.

  1. Les théories de Michelet sur la philosophie de l’histoire ont été ici même l’objet d’une analyse et d’une critique très judicieuse de la part de M. Cochut. — Voyez la Revue du 15 janvier 1842.