Jules Livernois
Plusieurs personnes ont remarqué avec peine que les feuilles publiques n’ont fait presque aucune mention du nom de notre artiste-photographique, M. J. B. Livernois, à l’époque de sa mort. On ne peut nier cependant, qu’outre le mérite d’avoir accru, avec des moyens limités, l’importance de son établissement, il n’ait rendu des services réels par son art. La liste considérable des monuments historiques, dont il n’existait que de rares copies exposées à se perdre ou à être détruites, et qu’il a tirée de l’oubli et mise à la portée de tout le monde, en est la meilleure preuve. Il suffit de nommer la précieuse collection des anciennes vues de Québec, prises après le siège de 1759, et qui offrent une si intéressante physionomie de notre ville à cette époque ; celle de tous les Évêques du Canada, sans compter une foule d’anciens portraits extrêmement rares, de vieux manuscrits et d’anciennes cartes géographiques d’une valeur inappréciable.
Le zèle éclairé de notre habile photographe pour la conservation de ces reliques du passé est d’autant plus digne d’éloge qu’en y travaillant, il n’avait pas en vue la spéculation, mais l’amour de l’art ; et que non-seulement il s’y consacrait avec ardeur, mais que plus d’une fois il y fit des sacrifices réels.
En présence d’un mérite aussi incontestable, il serait injuste, croyons-nous, d’être entièrement oublieux de sa mémoire. D’ailleurs il y a de l’intérêt à connaître par suite de quels incidents, de quel enchaînement de circonstances et de vicissitudes, par quelle puissance d’activité et de volonté, un homme d’une faible éducation et sans fortune, est parvenu avec sa seule énergie à créer un des meilleurs et des plus florissants ateliers photographiques du Canada, et à acquérir des connaissances remarquables dans son art.
Tel est le motif qui nous engage aujourd’hui à réparer l’oubli dont il a été l’objet à l’époque de sa mort, et à lui consacrer ces quelques lignes de notice avant que l’anniversaire de cette date soit expiré.
Jules Livernois est né à Longueuil, le 22 octobre 1830, d’une famille de cultivateurs aisés et fort respectables. Ses parents lui donnèrent une éducation commerciale, et le destinaient à embrasser l’état de cultivateur, comme ses frères ; mais le caractère énergique et mobile du jeune homme, son esprit vif et pétulant, son besoin d’activité et d’entreprises, lui inspiraient un dégoût invincible pour ce genre de vie paisible et monotone. Il dit adieu à la maison paternelle, et descendit à Québec où il s’engagea en qualité de commis dans une maison de commerce.
Dès qu’il y eut fait quelques épargnes, et qu’il se fût initié aux affaires, il songea à s’établir. Il se maria en 1849, et vint se fixer, l’année suivante, à Saint-Zéphirin, près de la Baie du Febvre, où il ouvrit un magasin. Mais il s’aperçut bientôt qu’il ne ferait que végéter dans cet endroit isolé et sans mouvement, et jeta les yeux du côté de Richmond, dans les cantons de l’est, vers lequel la construction du chemin de fer du Grand Tronc dirigeait un courant de population et de commerce considérables. Il y construisit une grande boulangerie et ouvrit un vaste magasin.
Il n’avait alors que vingt ans. Tout alla d’abord à merveille ; les affaires augmentaient rapidement, et dans la même année il établit deux autres magasins sur la ligne du chemin de fer. Il put alors satisfaire amplement son besoin d’activité et de travail : ses divers établissements, situés à une grande distance les uns des autres étaient difficiles à surveiller, et il était jour et nuit sur le chemin, n’épargnant ni veilles ni fatigues, pour faire face à ses nombreuses occupations et mettre à profit toutes les chances de succès. Il avait déjà réalisé de beaux bénéfices, lorsque la disparition des entrepreneurs du chemin de fer et la malhonnêteté de quelques-uns de ses employés vinrent faire crouler tout à coup ses espérances. Il tomba anéanti, lorsqu’il vit se dresser devant lui le spectre hideux de la banqueroute. Découragé et voulant cependant à tout prix ne rien faire perdre à ceux qui, confiants dans son honorabilité, lui avaient fait de grandes avances, il prit la résolution de s’expatrier pour aller chercher à l’étranger les moyens de rétablir son nom en Canada.
Il embrassa ses enfants, s’arracha aux pleurs de sa femme et se dirigea vers New-York où il s’embarqua, le 24 Octobre 1853, sur le steamer Illinois en destination de la Nouvelle-Grenade.
Dans toute autre situation d’esprit, cette longue navigation eût été pour lui une jouissance ; car jusqu’au moment de l’arrivée, un temps superbe favorisa sans cesse la marche du navire. Après avoir côtoyé tout le littoral des États-Unis, reçu le baptême du tropique en traversant le Golfe mexicain, longé toute la côte de l’Amérique méridionale, et cette terre mystérieuse et inexplorée de la Patagonie, ils doublèrent sans danger le Cap Horn et la Terre de Feu, et entrèrent heureusement dans l’Océan pacifique. Ils purent contempler et admirer à loisir, en remontant le rivage occidental de l’Amérique du Sud, et toujours sous le même ciel éblouissant de lumière, la longue chaîne des Andes avec leurs cimes gigantesques couvertes de neiges éternelles, la Cordillière centrale avec ses volcans et leur panache de fumée, Lima l’antique cité péruvienne, dont la silhouette se dessine en lumière dans le lointain sur le dernier versant des montagnes, et Quito perché comme un nid d’aigle dans les airs. Mais au terme de cette heureuse navigation, — deux jours avant d’arriver — une tempête horrible assaillit le steamer ; l’équipage fut obligé de s’attacher sur le pont pour ne pas être emporté par les vagues. Le navire fut en partie désemparé et à deux doigts de sa perte ; mais enfin il put jeter l’ancre dans un des ports de la Nouvelle-Grenade.
De là, notre voyageur se rendit à Barbacas, d’où il fit le trajet par eau jusqu’à Cruzès. Il lui fallut ensuite louer un mulet et se joindre à une caravane qui s’engageait dans les montagnes pour atteindre Panama. Cette route affreuse, qui serpente au milieu des déchirures des Cordillières, escalade des pics immenses, côtoie des précipices insondables, descend jusqu’au fond de ravines si profondes et tellement obstruées par la végétation tropicale que les rayons du soleil ne peuvent en éclairer les épaisses ténèbres, lui causa des fatigues inouïes. Les mules haletantes sous les rayons d’un soleil vertical glissent plutôt qu’elles ne marchent sur des rochers environnés d’abîmes, puis descendant dans les savanes, s’enfoncent jusqu’au poitrail dans des marais inextricables. La chaleur étouffante et des pluies torrentielles qu’il eut à essuyer, jointes à la fraîcheur humide des nuits après ces journées de fatigues excessives, lui firent contracter le germe de la névralgie qui lui causa le reste de sa vie des tortures continuelles et abrégea ses jours de plusieurs années.
Lorsque venait l’heure du campement, le soir, après ces marches forcées, le sommeil fuyait ses paupières ; car ses sens étaient sans cesse tenus en éveil par la crainte des reptiles venimeux si nombreux dans les forêts de la zone torride, et par les rugissements des jaguars qui bondissaient dans l’obscurité sur les rochers au dessus de leur tête, à la recherche des carcasses de mules mortes de fatigue sur la route. À ces bruits sinistres se mêlait en outre celui des caïmans qui faisaient claquer par intervalles leurs énormes mâchoires en se vautrant parmi les joncs des marécages.
Enfin il arriva à Panama exténué de fatigue. Après quelques jours de repos, il prit passage sur le steamer California, qui partait pour San Francisco, et y mit pied à terre le 30 décembre, presque sans argent.
Après bien des peines et des démarches, il réussit à construire une usine très-considérable de blanchissage à la vapeur, comme cela se pratique sur une grande échelle en Californie. En peu de temps, il se trouva à la tête d’un établissement important, dont les profits lui donnèrent l’espoir de réaliser, après une année ou deux de travail, une somme assez forte pour lui permettre de retourner dans son pays et de faire honneur à ses affaires.
Sa part d’héritage de famille lui étant échue alors en Canada, il ne voulut en profiter que pour satisfaire au désir qu’il avait uniquement à cœur depuis son départ : il la fit remettre entièrement entre les mains de ses créanciers.
C’est vers cette époque qu’eut lieu un singulier incident de sa vie californienne.
Il revenait un jour de visiter les placers d’or dans les montagnes de la Sierra Nevada, et cheminait tranquillement à cheval au fond d’un immense ravin profondément encaissé au milieu de rochers à pic et tout boisés. Ce défilé était infesté par les voleurs qui s’y donnaient rendez-vous pour épier le passage des mineurs chargés d’or à leur retour des mines.
Au moment où il traversait l’endroit le plus dangereux, il vit venir vers lui, à l’extrémité de la passe et suivant le même sentier étroit, un cavalier, vêtu d’un ample manteau, et portant un large chapeau à l’Espagnol.
Il ne douta pas que ce ne fût un brigand, et sondant ses pistolets à l’arçon de sa selle, il en fit jouer les batteries pour s’assurer de leur état, et s’avança lentement, prêt à toute éventualité. Au moment de la rencontre, il rangea sa monture à gauche du chemin, le long d’une futaie touffue, afin de forcer son ennemi à passer à sa droite en cas d’une lutte et conserver ainsi l’avantage en donnant à sa main droite toute liberté d’action. L’étranger s’avança jusqu’à une vingtaine de pas ; mais au lieu de passer outre, il s’arrêta et attendit.
Après quelques minutes d’arrêt, voyant notre voyageur bien décidé à ne pas bouger, il fit mine de passer ; mais au moment où les deux montures se croisaient, il s’arrêta court en face de Livernois et le fixa attentivement. Celui-ci mit la main à l’un de ses pistolets.
— Pouvez-vous me dire, fit l’étranger dans un mauvais anglais, si je suis sur la route qui conduit aux placers du Toualamé ?
— Oui, vous y serez dans six heures de marche.
— Merci, repartit l’étranger en continuant toujours à le regarder fixement.
— Vous n’êtes pas Anglais ni Américain, reprit-il en souriant ; je le vois à votre accent et à votre physionomie ?
— Ni vous non plus, répondit Livernois sur le même ton ; pour moi, je suis Canadien.
— Canadien ! fit le cavalier en trahissant une légère surprise, — et d’où ?
— De Montréal.
— Et moi aussi, mon ami, je suis Canadien de Montréal, et de plus, je suis prêtre et missionnaire ! À ces mots, les deux nouveaux amis se jetèrent dans les bras l’un de l’autre.
Après quelques minutes d’épanchement : — Descendons de cheval, dit Livernois, il y a longtemps que je n’ai pas rencontré de prêtre ; je suis exposé chaque jour à mille dangers ; vous allez me confesser.
Tous les deux s’agenouillèrent près du tronc d’un marronnier et conversèrent quelques instants avec Dieu.
Ils se dirent adieu ensuite en s’embrassant, — le cœur ému et consolé. Un rayon du soleil de la patrie venait de leur apparaître pendant cette reconnaissance inattendue.
À San Francisco, Livernois poussait son entreprise avec activité, et continuait à prospérer dans ses affaires, lorsqu’il reçut de Montréal une lettre de sa famille qui lui mandait de revenir au plus tôt en Canada. Cette lettre était accompagnée de raisons tellement pressantes qu’il ne put se refuser à tout abandonner pour voler auprès des siens. Il vendit sa propriété à son premier employé, et toujours confiant comme toutes les honnêtes natures canadiennes, il lui livra le titre de vente. C’était le 18 janvier et il devait être payé le lendemain ; mais au moment où il croyait toucher la somme dont il était convenu, il apprit avec stupeur que son homme avait disparu après avoir revendu l’établissement à une tierce personne.
M. Livernois mit en vain la police aux trousses du voleur ; celui-ci sut dérober sa trace à l’œil des plus fins limiers. Ce qu’il y avait de plus malheureux pour M. Livernois dans cette triste conjoncture, c’est qu’il devait une semaine de salaire à ses ouvriers, c’est-à-dire une somme de cent cinquante piastres. Dès que ceux-ci s’aperçurent de sa détresse, ils vinrent l’assaillir à mains armées dans l’espérance de lui arracher leur salaire, qu’ils le croyaient encore capable de payer. Il leur protesta en vain de son innocence et de son complet dénûment, ils lui mirent le pistolet sur la gorge. Cette scène se passait dans une cabane de mineurs où M. Livernois s’était réfugié. Celui-ci, poussé à bout par leurs menaces et leurs cris forcenés, malgré les assurances formelles qu’il leur faisait de les payer dès qu’il serait de retour en Canada, bondit, furieux, dans un coin de la cabane, et saisissant un pistolet à six coups dont il était armé, il déclare qu’il flamberait la cervelle au premier qui oserait faire un pas. Il n’avait pas fini de parler qu’une balle vint lui effleurer le crâne et se logea dans la paroi de la muraille. Il eut la présence d’esprit de ne pas tirer ; ses ennemis, frappés de sa contenance ferme et décidée, n’osèrent l’assaillir davantage et se retirèrent sans lui faire aucun mal. À peine se vit-il seul, qu’il se jeta à genoux pour remercier Dieu de l’avoir ainsi miraculeusement délivré. Il vendit sa montre d’or pour payer une pauvre veuve à qui il devait ; et donna les derniers cinq piastres qu’il possédait à une vieille femme qui vint le supplier dans un besoin extrême.
Voilà donc notre malheureux exilé sans un seul sou dans un pays qui ne connaît d’autre loi que celle de l’égoïsme, séparé par un continent de tout ce qui lui est cher et de tous ceux qui pourraient s’intéresser à son sort.
Au milieu de sa détresse, il se souvint d’un ami qui résidait à quelques lieues de San Francisco, et qui lui avait écrit, peu de temps auparavant, qu’il pourrait lui faire quelques avances d’argent.
Prenant son courage à deux mains, il se mit en route pour la résidence de cet ami ; mais en frappant à sa porte, il apprit qu’il était parti depuis quelques jours pour les mines.
Après avoir vu ainsi s’évanouir sa dernière lueur d’espérance, il reprit tristement le chemin de San Francisco. Pendant qu’il cheminait, vers 9 heures du soir, par un petit sentier qui serpentait à travers d’épais fourrés, il entendit soudain remuer le feuillage, et aperçut dans une clairière, aux rayons de la lune, un animal féroce, tigre ou jaguar, qui s’avançait à environ vingt pas de lui. Pétrifié de terreur, n’ayant sur lui aucune arme de défense, il attend immobile, les yeux fixés sur le terrible hôte des bois.
Mais soit que celui-ci eût assouvi sa faim, soit qu’il fût intimidé par la présence de l’homme, il s’éloigna tranquillement et disparut sous l’ombre des arbres.
À quelques pas plus loin, Livernois comprit la cause de cette visite nocturne d’un animal carnassier. Comme il passait sous un taillis de lièges et de sumacs, le bruit de ses pas fit envoler une troupe de vautours de dessus un objet informe. En s’approchant, il fut frappé d’une scène d’horreur. Plusieurs cadavres d’indiens en putréfaction, victimes des cruelles représailles des blancs, étaient pendus aux branches des arbres, et se balançaient au gré du vent. Il s’éloigna avec effroi et précipitation de ce lieu souillé de crime et de sang.
Arrivé à San Francisco, il obtint son passage en qualité de mousse à bord du steamer Uncle Sam qui devait faire voile le 12 février. Mais il fallait vivre pendant les onze jours qui restaient à s’écouler avant le départ du bateau.
Il n’avait ni gîte, ni connaissances, ni argent. Le jour il portait des circulaires, vendait des gazettes par les rues ; la nuit, fatigué mais non découragé, il se couchait dans quelque masure déserte ou dans quelque maison en construction, dormant sur le plancher nu, un madrier sous la tête.
Deux jours avant de laisser San Francisco, il reçut l’offre d’une place de commis-voyageur pour la Chine ; mais il ne songeait plus qu’à revenir au plus tôt en Canada.
Le trajet de San Francisco à Panama dura quinze jours ; pendant tout ce temps, il eut à subir un travail de dix-sept heures par jour, fatigue bien au-dessus des forces d’une constitution faible et ruinée par la maladie.
Il était cependant encore loin d’être au bout de ses traverses ; de Panama, il lui fallait franchir l’isthme à pied, sous un ciel en feu, par des montagnes qui touchent aux nues, coupées de torrents, de savanes, de précipices qui semblent infranchissables.
Il se joignit à une troupe de mineurs qui s’en revenaient au Canada. La chaleur était si intense qu’ils furent obligés d’ôter leurs chaussures et de garder le moins de vêtements passibles. À la nuit tombante, ils firent halte et campèrent au pied d’une touffe de bananiers, de platanes et de palmiers qui croissaient au fond d’une gorge de montagne, où les mêmes appréhensions qu’il avait déjà éprouvées dans ces parages — le voisinage des bêtes féroces, des reptiles, des alligators, les cris effrayants des singes hurleurs ou carayas qui se répondaient en chœur de tous les points de l’horizon, et plus encore le danger d’être attaqué par les Indiens qui, la semaine précédente, avaient surpris et volé une caravane de mineurs, dont quinze avaient été tués, — l’empêchèrent de clore l’œil une partie de la nuit. Mais enfin accablé de lassitude, il s’endormit d’un sommeil de plomb sur le sol humide et sous une pluie de rosée glaciale et malsaine.
Chaque voyageur devait faire le quart à tour de rôle à chaque heure de la nuit ; mais ses compagnons, prenant en pitié sa faiblesse, le laissèrent dormir jusqu’au jour. Cette bienveillance lui fut fatale, car pendant ce sommeil prolongé, le froid humide le saisit et redouble les douleurs névralgiques dont il avait déjà ressenti les premières atteintes.
Le lendemain, à peine le soleil levant avait-il dissipé les brouillards de la nuit et éclairé de ses rayons vermeils la cime des palmiers et des cocotiers dont les parasols gigantesques s’étendaient au-dessus de leur tête, que nos voyageurs étaient sur la route, gravissant les pentes escarpées, arrêtés sans cesse dans leur marche pénible, par les buissons, les cactus, les aloès et les mille plantes rampantes et grimpantes que la nature intertropicale prodigue avec une exubérance dont la végétation de nos forêts primitives ne peut nous donner qu’une idée imparfaite. Ce fut la journée la plus pénible du voyage ; car l’atmosphère était devenue une vaste fournaise que les rayons du soleil équatorial tenaient dans une continuelle ébullition.
Malgré les excessives fatigues de la marche, le futur photographe, admirateur passionné des beaux paysages, des sites pittoresques, ne pouvait s’empêcher de s’extasier devant les sublimes perspectives qui s’étendaient, à chaque pas devant lui, à perte de vue, à travers les déchirements de la charpente montagneuse. À côté des pics dépouillés, arides, battus des vents, se déployait toute la magnificence végétale, des mamelons richement boisés, des vallées comblées de verdure, à l’extrémité desquelles s’ouvraient de larges échappées par où l’œil plongeait au loin jusqu’à l’Océan pacifique, de gracieuses collines, d’immenses champs de gazon chatoyant de lumière, où tournoyaient des bandes de cigognes, de hérons blancs et de flamingos dans l’azur du ciel le plus pur et le plus éclatant. Çà et là des lacs limpides, aux bords tapissés de joncs touffus, ou de riches graminées au-dessus desquelles bourdonnaient des myriades d’insectes, et venaient voltiger et se poser les colibris étincelants comme des rubis et des topazes ; — le long des filets d’eau, des essaims de papillons innombrables, qui formaient comme des nuages mobiles d’azur, de pourpre et d’or. Plus loin dans les savanes, des troupes de caïmans, baillant au soleil et montrant leurs longues rangées de dents et leurs écailles ternes et rugueuses.
Vers trois heures de l’après-midi, ils arrivèrent à Spinner Station, terminus temporaire du chemin de fer de Panama, alors en construction. Un voyageur, par une complaisance inespérée, lui prêta la somme de douze piastres pour payer son passage dans les chars. Arrivé à Aspinwall, écrasé de fatigue, il put à peine se traîner jusqu’à l’hôtel Franklin, où il s’étendit dans un coin sur le plancher nu, incapable de faire un mouvement, et à demi-mort de souffrance.
Le North Star partait le lendemain pour New-York : il se présenta à bord et demanda au capitaine une place quelconque. Le capitaine lui répondit qu’il n’y en avait plus de libre. Alors, plutôt que de rester en arrière, il s’offrit de faire l’ouvrage de deux matelots ; il fut accepté.
Ce fut alors une lutte désespérée entre la force de sa volonté et sa faible charpente pour faire face à des occupations incessantes. L’excès du travail fit éclater la terrible maladie de nerf qu’il couvait depuis plusieurs mois. Mais il touchait au terme de son long voyage ; il vainquit la douleur, soutenu par l’espérance de revoir son pays et sa famille.
À peine était-il débarqué à New-York, qu’il prit la route de Québec, où il arriva dans l’automne de 1854.
À quoi lui avait servi ce long exil auquel il s’était condamné dans une heure de découragement ? Une année de perdue sans aucun fruit, une santé délabrée pour le reste de ses jours, plusieurs années de vie de moins, et des difficultés plus grandes pour gagner sa vie et celle de sa famille.
Voilà cependant l’histoire d’un grand nombre d’infortunés compatriotes qui, chaque année, abandonnent si imprudemment leur pays, et vont grossir le flot des Canadiens errants.
Ah ! si ce nouvel exemple, si ce récit des ennuis, des dangers, des misères de l’exil, que nous avons rapporté en détail, à dessein, pouvait du moins en convaincre quelques-uns de la folie qu’ils commettent en s’expatriant volontairement, pour aller courir après une fortune qui les fuira presque toujours, et qui, si elle leur sourit parfois, ne leur rendra jamais, sur une terre étrangère, la douceur et les charmes du ciel natal, ce premier des biens de la vie, et le regard sympathique de leurs concitoyens.
Livernois essaya d’abord plusieurs branches d’industrie, entre autres un commerce de librairie, qui ne lui réussit pas. Il put cependant remplir l’engagement qu’il avait pris vis-à-vis de ses ouvriers californiens. Ce fut à l’acquittement de cette dette, regardée par lui comme sacrée, qu’il employa les premiers deniers qu’il toucha.
Il se tourna enfin vers la Photographie, dont il avait déjà acquis quelques connaissances.
Cet art si merveilleux venait de faire un pas immense par la découverte de l’impression photographique sur papier.
Il se mit à l’étudier sérieusement, tout en faisant de cette profession un moyen de subsistance. Le peu de ressources dont il pouvait disposer lui créèrent des obstacles sans nombre, avant qu’il pût obtenir un succès définitif. Mais enfin après bien des essais, des tâtonnements, des tentatives infructueuses, il parvint à acquérir une habileté remarquable, et à monter un atelier égal sinon supérieur à tout ce qui existait en ce genre en Canada.
Cependant, la photographie n’eût été pour lui, comme pour bien d’autres, qu’un métier, s’il n’avait eu l’intelligence d’en relever la pratique par des recherches plus désintéressées. Il se mit avec ardeur à la poursuite de tous les tableaux, portraits, vues, gravures, peintures antiques qui pouvaient offrir quelque intérêt. C’est ainsi qu’il a acquis un mérite réel en popularisant une foule d’objets précieux, ensevelis dans la poussière, exposés à périr, et dont il a assuré la conservation.
Cette belle collection, qu’il eût été naguère impossible de se procurer, se trouve maintenant dans les albums de tous les amateurs.
En 1863, il fit un voyage en Europe pour achever de se perfectionner dans son art et se mettre à la hauteur de tous les perfectionnements photographiques, en même temps que pour rétablir sa santé toujours minée par la maladie. Il visita l’Angleterre et l’Écosse et séjourna quelque temps à Paris. L’ennui de sa famille lui fit cependant abréger son séjour. Il vint prendre la mer à Liverpool ; mais toujours poursuivi par sa malencontreuse étoile, il faillit périr dans la traversée.
Une tempête furieuse, qui dura deux jours et trois nuits, mit en pièce et emporta toutes les hautes œuvres du vaisseau. L’eau inondait toutes les cabines ; et les matelots ne fournissant plus aux pompes, le navire menaçait de sombrer.
Il crut, pendant quelque temps, ne plus revoir sa famille ; mais le matin du troisième jour, la tempête se calma ; et le reste de la traversée se fit sans accident.
La joie de revoir les siens fut de courte durée, car sa santé qui s’était beaucoup améliorée pendant le voyage, s’affaiblit avec une rapidité effrayante.
Les médecins lui conseillèrent de se rendre à Florence, dans les États-Unis, pour s’y soumettre à un traitement. Il partit, mais au lieu du rétablissement de sa santé, il reçut, de la part des médecins, l’annonce d’une mort prochaine.
Il est revenu mourir dans sa famille, le 11 octobre 1865.
Citoyen honnête et religieux, époux et père chrétien, caractère intègre et affable, son modeste mérite est aussi digne d’éloge que bien d’autres plus retentissants, mais dont la source est souvent moins pures, et le cours moins rempli.
L’oubli complet qui a accompagné sa mort devait être réparé ; et cette courte notice, qui offre plus d’une leçon, n’est qu’une œuvre de justice.