Pierre R. Bisaillon, engr. (p. 58-69).
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VII


Depuis qu’il est établi à Macamic, petit village vieux de cinq ans à peine, situé le long du Transcontinental, dans la région québecquoise de l’Abitibi, les jours, pour Roberge, se sont suivis, rapides ; ils ont fait place aux semaines et aux mois, tous pareils, écoulés dans le travail quotidien au milieu d’un pays neuf frémissant d’activité.

Intéressé par un genre de vie différent, il s’est vite aperçu que son chagrin était moins grand qu’il ne le pensait : il ne songe plus à Pauline Dubois, étonné lui-même de la facilité avec laquelle il a oublié.

Comme il franchit la porte de son bureau pour se rendre à son hôtellerie le commissionnaire de la gare l’aborde, essoufflé.

— Un télégramme pour vous.

C’est Faubert qui lui demande d’être à Montréal au plus tôt, le lendemain si possible.

Il fait préparer par son commis tous les plans de l’usine de la Rivière Bell. Bien que le télégramme n’en fasse pas mention, c’est pour une conférence à ce sujet qu’on requiert sa présence.

L’écorceur de Villemontel est sur pied prêt à fonctionner aussitôt que les hommes auront fini la coupe du bois. Lapierre, toujours sur la route, achète sans répit le bois des colons, çà et là, à Natagan, à Nottaway, à Landrienne, à La Sarre et à La Reine, à cet endroit moins qu’aux autres, les colons travaillant en partie sur les limites de l’Abitibi Paper and Power.

Les premiers jours de son séjour dans le Nord, il a étudié les possibilités d’aménager le pouvoir d’eau du lac Chabogama, pour le convertir à des fins industrielles. Une semaine après l’envoi de son rapport, il apprenait que son ami avait acheté d’immenses limites à bois dans les alentours ainsi que le pouvoir d’eau lui-même.

Depuis, il n’a cessé de travailler soit pour remettre l’écorceur en bon état de fonctionnement, soit pour préparer les plans de l’usine. Il a fait plusieurs excursions à travers le pays. Ainsi dernièrement il a parcouru quelques centaines de milles en raquettes traversant dans leur entier les cantons de Barraute, La Morendière, Rochebeaucourt et Montgay.

Eut-il voulu songer encore à la cause brutale de son départ de la ville, que les paysages immenses dans leur monotonie qu’il avait constamment sous les yeux, les journées de fatigue qu’il vivait, le travail absorbant et reposant tout à la fois qu’il accomplissait, l’en aurait empêché.

Il est réjoui, épanoui, d’humeur toujours égale ; le teint bronzé de sa peau indique une santé excellente. Il garde pour son ami et patron une estime mêlée de reconnaissance. Sans lui, qui l’a forcé à des moyens radicaux de guérison, il serait aujourd’hui l’un des nombreux décavés qui traînent leur rêve mort par les rues et les tavernes, s’abrutissant graduellement jusqu’à la déchéance totale.

Sans volonté, ou presque, il aurait succombé. Infailliblement. Il est heureux qu’un autre ait voulu pour lui avec assez d’emprise pour s’imposer.

Dans sa place on le considère comme un grand homme. Son avis prime. Il s’est fait quelques relations agréables de gens cultivés dont le commerce fait oublier le manque d’amusement des pays neufs. Il aime la nature, la pêche, la chasse ; la forêt chaque fois qu’il y pénètre, l’enveloppe tout entier de quiétude et de bien-être.

À l’hôtel où il demeure on lui a donné la plus belle chambre ; chambre sommaire aux murs encore vierges de peinture, meublée aussi sommairement d’un lit et de deux bureaux très quelconque. Mais la propriété de ceux qui l’hébergent compense le luxe. Et puis… c’est la meilleure chambre. En comparaison c’est du luxe.

Pendant qu’il se prépare au voyage il revit son existence depuis l’été ; son odyssée au travers d’un pays de désolation, l’impression désagréable que les premiers postes habités lui ont causée, son découragement quand il s’est trouvé seul sans autre connaissance que l’agent de son patron. Ensuite ce fut le travail ardu qui absorbe tout. Il s’acclimata à la région, y découvrit des charmes et des beautés, chaque jour, pendant que rapidement guérissait la blessure, qu’il avait là, au cœur.

Il ne ressent plus ni amour ni haine pour Pauline ; elle lui apparaît comme une amie qu’il a connue et quittée, tel qu’il arrive souvent dans ce mélange d’incidents grands et petits qu’est la vie.

La conscience qu’il a d’être associé à une œuvre formidable le stimule. Car l’entreprise projetée est formidable. Emmagasiner de l’eau pour en développer de l’énergie ; avec cette énergie activer une usine qui donnera de l’ouvrage à des centaines d’ouvriers, cela à quelque cinquante milles de la voie ferrée. C’est suffisant pour donner une signification à son existence. Et puis surveiller les intérêts d’un ami, intérêts immenses, tellement, qu’il se demande parfois comment celui-ci peut faire pour tout mener à bien quand à cinq ou six endroits du pays le même travail gigantesque doit s’accomplir.

D’être débarrassé de ses tracas sentimentaux, de ne plus sentir l’aiguillon de la souffrance morale le darder, continuellement, à l’endroit le plus sensible de son être, lui fait trouver la vie bonne à vivre.

Macamic, bien qu’encore récent, est un joli village. Traversé par la voie ferrée, il s’étend en amphithéâtre, autour de son lac aux eaux jaunâtres que des îlots de verdure et de roches agrémentent.

Il s’est fait des amis dans la personne du notaire, du curé, et de quelques marchands dont l’un M. Stanislas Bertrand a une jolie fille de 22 ans qui le trouve bien de son goût.

Qui sait s’il ne partage pas les sentiments de Suzette ?

Polie, élevée dans un couvent, chez les Ursulines de Québec, jusqu’à sa dix-huitième année, elle est agréable de manières avec suffisamment de culture pour comprendre et apprécier ce qu’il y a beau. De vivre en pleine campagne a fait ses joues plus rosées, où l’on devine sous l’épiderme soyeux un sang vif et clair.

Quelques fois, quand, chez son père, les soirs de fermeture, il va griller une cigarette en discutant des besoins principaux de la région et du village, il a surpris ses yeux candides, portés sur lui, lumineux et purs…

On frappe à la porte de sa chambre.

M. Roberge si vous voulez prendre le train vous n’avez que cinq minutes.

Heureusement l’hôtel n’est qu’à quelques pas de la gare.


Dans le fumoir de la nouvelle résidence de Faubert, Lucien Noël est installé dans l’un des fauteuils de cuir où sa taille exigüe disparaît presque.

Sur la table un cognac de vingt ans à la bouteille poussiéreuse, et une boîte de cigares entr’ouverte composent une nature morte très attrayante.

À part Noël, il y a aussi le secrétaire de Faubert, Pierre Tremblay jeune homme de 23 ans à la figure rubiconde, joviale, avec deux gros yeux naïfs toujours étonnés.

Quant au maître de céans il fait la partie de billard avec un agent de publicité, promoteur de compagnie à l’occasion, Émile Beaudry, homme très actif, doué d’une grande faconde.

Noël fume sans dire un mot, tenant à la main son verre qu’il vide à petites lampées, oh ! très petites, et qu’il savoure en connaisseur.

Tremblay dépose sur la table des papiers qu’il a sortis d’une serviette, quand la sonnette annonce un nouveau venu.

— Ce doit être Roberge.

Quelques minutes plus tard, l’ingénieur civil fait son apparition dans la pièce en compagnie des deux joueurs de billard.

En voyant la bouteille longue au col fluté, il a un sourire satisfait : une flamme de convoitise brille dans son œil.

— Tu dois être fatigué… un verre ?

— Il y a assez longtemps que j’en ai bu. Dans mon nouveau pays, c’est sec. Je ne refuse pas.

Quand on lui eut versé la liqueur reluisante comme de l’or liquide et qu’il y eut trempé ses lèvres, il dit émerveillé :

— Mais c’est de la fine celle-là.

— Vingt années d’existence… Tu as apporté tous les plans de nos installations…

— Oui, j’ai tout cela dans ma sacoche.

Il va serrer la main des personnes présentes. On le félicite de son air radieux, de sa santé débordante ; avec sa figure tannée que les froids et le grand air des pays du nord ont fouettée, il paraît solide et en excellente condition surtout à côté du journaliste dont les cheveux d’un noir éclatant font ressortir davantage la pâleur du visage.

— Comment te plais-tu là-bas ?

— À merveille. C’est un pays jeune ; les distractions y manquent un peu, mais je m’y plais. Plus qu’à la ville. Et toi Faubert, ça va ?

— Je n’ai jamais été en meilleure forme.

— Tes affaires ?

— Elles vont bien. Je viens de recevoir un télégramme d’Amqui dans la Matapédia. J’ai tout le bois de pulpe qu’il me faut. J’ai répondu de forcer l’achat des « dormants. » Il m’en manque encore une vingtaine de mille.

— Avant de commencer la discussion de nos projets, lance Beaudry, le promoteur, je propose de boire à nos succès.

Grave, solennel, chacun s’approche. Les verres s’entrechoquent.

— À la nôtre !

— À la santé de Faubert, le roi du papier.

Il sourit, et à l’encontre des autres qui dégustent leur cognac, vide son verre d’une traite.

Les fauteuils se rapprochent de la table. Le secrétaire prend place au centre ayant devant lui tous les documents nécessaires qu’il lit ou fait circuler selon l’occasion.

Faubert forme sa compagnie financière et industrielle.

La loi québecquoise concernant l’incorporation de compagnies anonymes à fonds social qu’on appelle vulgairement « compagnies limitées » exige au préalable un comité provisoire composé de cinq actionnaires.

Faubert vend personnellement à la « Compagnie canadienne de pâte à papier » au capital actions de deux millions et demi de dollars son commerce ses propriétés et sa clientèle pour la somme de un million cinq cent mille dollars payables en parts acceptées dans la dite compagnie. Beaudry, Roberge, Noël et Tremblay reçoivent chacun cinq cents parts en don.

Un député, ami de Beaudry, s’est engagé à leur faire octroyer une charte par la législature.

Quand tout fut discuté, le financier explique à chacun ce qu’il attend d’eux dans l’avenir. Il veut leur communiquer un peu de la conviction qui l’anime, assuré que plus cette conviction sera grande, plus grande aussi sera la somme de travail… et le résultat s’en suivra… proportionnellement.

— Quant à toi, Noël, voici ton programme pour ces temps-ci. J’ai besoin de tes services. Notre journal — il avait acheté « l’Espoir, » il y a quelques mois — a une circulation assez considérable pour exercer une pression sur le gouvernement, par une campagne bien menée. Notre usine de la Rivière Bell va avoir besoin d’être alimentée. À part du bois le long du grand lac Victoria qu’on y peut « draver » il me faut aussi le bois des colons. On peut l’acquérir à des prix raisonnables. Si les compagnies américaines trouvent leur profit à acheter la matière première en Abitibi et à la transporter à leur moulin malgré le haut coût du freight, avec notre usine là-bas, nous allons réaliser immédiatement, en surplus de bénéfices, la différence du coût de transport entre le bois brut et la pâte à papier, même le papier. Ce qui est énorme. Tout cela est fort beau. Il y a le revers de la médaille. La chute que j’ai obtenue est à une cinquantaine de milles du Transcontinental. Dans les conditions actuelles, c’est un gros numéro contre nous. J’ai pensé à une solution. Il y a au nord de la rivière Natagan deux cantons que les feux de forêts ont complètement ravagés, ceux de La Morandière et de Rochebeaucourt…

— Un homme peut suffire à ramasser le bois avant la charrue remarque Roberge qui les a parcourus en tous sens.

— Au nord d’Amos, il y a le canton de Dalquier dans lequel il y a du beau bois, mais que les colons ne peuvent exploiter à cause du cours de l’Harricanaw qui se jette dans la baie James. Passé les deux cantons que je t’ai nommés tantôt et en gagnant le lac Chabogama, il y en a d’autres, tels que Montgay, très boisés eux aussi… Tu suis mon idée ?

— Continue, je t’écoute.

— Or, ces cantons deviendront colonisables si on construit un embranchement de chemin de fer entre Amos et notre usine. Le terrain est peu accidenté, ce qui rendra les travaux faciles. Cet embranchement à tous points de vue, présente de très grands avantages. Il permet le défrichement de cantons fertiles et la mise en culture de grandes et riches étendues de terre qui ne demandent que d’être labourées pour produire ; de plus, il nous offre un débouché économique… et indispensable.

— La solution est simple. Il n’y a qu’à augmenter la capitalisation de la compagnie et construire le chemin de fer, suggère Beaudry. Je me fais fort de lever les fonds.

— Mauvais procédé. Surtout mauvais principe d’affaires. L’administration d’un chemin de fer est coûteuse. C’est l’entreprise la plus difficile à maintenir sur une base payante.

Ce n’est pas là ma solution au problème. Je suis d’avis qu’il faut commencer la construction de cet embranchement au plus tôt et nous la commencerons. Voici mon plan. Je fais approcher des ministres et quelques députés influents ces jours-ci : d’abord pour obtenir une subvention en argent. Je crois y avoir droit. En faisant ce que je projette, je travaille au développement de la province. Ensuite me faire accorder tous les terrains dans les cantons défrichés, là où le feu a passé, sur une largeur de deux milles du chemin de fer. Ces terres, par le seul fait que nous les rattacherons au reste de la province n’auront plus seulement une valeur nominale, mais une valeur réelle. Nous pourrons les transiger à bon prix. Ils nous aideront à subvenir aux lourdes charges qui vont nous incomber. Pour gagner mon point, il va falloir batailler. Vous savez comme le gouvernement de Québec sur certains points est routinier ; vous savez aussi que lorsqu’il n’y a pas un étranger en tête d’un mouvement, on ne veut rien entendre. Il faut donc préparer le terrain. C’est la tâche de Noël. Avec les idées que je viens d’énoncer il y a matière à un Premier-Montréal, samedi prochain, dans « l’Espoir ». Surtout n’y va pas de main morte. Laisse entendre que nous montrerons les dents. Demain, j’invite à dîner, Gingras, le rédacteur de l’Ordre. Il a un faible pour les vins. J’en ai d’excellents, comme mon cognac d’ailleurs… sers-toi, Roberge, tu louches depuis dix minutes du côté de la bouteille… une fois bien repu, je le chauffe à blanc, et je garantis qu’avant deux jour, l’Ordre à son tour entre en branle.

L’opinion publique peut avoir une certaine influence sur la députation. Avec une petite campagne comme celle-là, nos gens, seront plus conciliants, et j’obtiendrai mieux ce que je désire…

— L’idée est bonne. Tu peux compter sur moi en autant que je suis concerné.

— Toutes nos ressources naturelles sont aux mains d’étrangers qui les ont obtenues à vil prix. Il est temps que nous ayons notre part dans notre propre province. Si nous ne réagissons pas, nous serons ce que veut le dicton : « des scieurs de bois et des porteurs d’eau. »

— Et lorsque tu auras obtenu…

— Je demanderai l’octroi d’une charte pour une autre compagnie, différente de celle que nous venons de fonder. De cette façon si l’une vient à traverser une crise, l’autre n’est pas affectée… Ce n’est pas tout. Une fois l’embranchement Amos-Chabogama terminée, nous ferons l’autre, Amos-Mont-Laurier qui devrait exister depuis longtemps…