Jules Claretie (Cherville)

A. Quantin, imprimeur-éditeur (Célébrités contemporaines).

CÉLÉBRITÉS CONTEMPORAINES

J U L ES
CLARETIE


PAR


G. DE CHERVILLE



PARIS
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
7, RUE SAINT-BENOIT, 7
1883





JULES CLARETIE


La biographie d’un écrivain auquel vous attachent une profonde estime et une vieille amitié est certainement une tâche agréable, mais je n’en sais guère de plus ingrate.

Il ne faut pas se le dissimuler, le public ne se montre friand de ces sortes d’écrits que lorsqu’ils se présentent comme une critique, lorsqu’ils promettent quelques révélations piquantes. Auriez-vous la prétention de lui apprendre que X… est un littérateur de talent et Z… un garçon d’esprit ? Il le sait aussi bien que vous ; souvent même il le sait beaucoup trop, car ce n’est pas uniquement vis-à-vis des justes que nous nous montrons Athéniens.

Ce qui ne lui déplairait pas à ce public, ce serait d’entendre dire qu’une réputation est surfaite et qu’il est outrageusement volé. L’attrait d’une biographie se mesure un peu aux indiscrétions qu’elle promet ; quand elle arrive à friser le scandale ou à pratiquer « l’éreintement » son succès est assuré. Un pamphlétaire qui fit tapage, il y a quelque vingt-cinq ans, n’eut pas d’autre système, et il enrichit son éditeur.

Si vous n’avez que du bien à dire de votre sujet, regardez à deux fois avant d’entreprendre une œuvre de ce genre ; si justes que soient vos appréciations, on les taxera de banalités, si méritées que soient vos louanges, on n’y voudra voir que l’indulgence peu désintéressée de la camaraderie. Vous avez, il est vrai, la ressource de vous procurer un certain vernis d’impartialité en assaisonnant vos compliments de réserves désobligeantes, en promenant la loupe sur les plus menus travers ; mais peut-être alors votre conscience entrera-t-elle en révolte ; sa susceptibilité n’a pas besoin d’être excessive pour que vous reconnaissiez que mieux valait affronter l’indifférence du public et rester vrai.

Cependant, il faut être juste : par ce temps de dénigrement à outrance, de déchaînement, de sottes et plates envies, se livrant carrière avec le vocabulaire que vous savez, quelques noms, en bien petit nombre, ont le privilège d’une sympathie presque unanime. Celui de Jules Claretie est de ceux-là. Quoi que nous dicte notre respect pour son caractère et notre admiration pour son talent, nous sommes à peu près certains de ne pas rencontrer de contradicteurs, de n’avoir été que le porte-parole des sentiments de ses confrères aussi bien que du public. C’est cette considération qui nous a décidé à aborder un travail au-dessus de nos forces et tout à fait en dehors de nos thèmes de tous les jours.

Il y a déjà bien des années que nous avons, pour la première fois, rencontré Jules Claretie ; c’était aux alentours de 1860, à l’occasion d’une ouverture du Tir national de Vincennes.

L’auteur du Million était presque un adolescent, nous-mêmes un peu moins vieux.

Déjà sur le déclin de la vie, obscur collaborateur du plus fécond des romanciers, du plus irrésistible charmeur de son époque, j’avais de très bonnes raisons pour me croire parfaitement inconnu.

Malgré son extrême jeunesse, Claretie avait déjà conquis une notoriété assez grande pour qu’elle pénétrât dans la retraite où je vivais à la campagne. Cependant, ce fut lui qui vint à moi avec une affectueuse déférence qui me toucha d’autant plus qu’elle me surprenait davantage. Vingt-deux ans ont passé sur cette première poignée de main, sans effacer la sensation agréable qu’elle me causa.

Je pourrais vous dire que je fus séduit par sa physionomie fine et distinguée, attiré par son regard profond et singulièrement doux ; mais je suis de ceux qui estiment que les causes déterminantes de la sympathie échappent à l’analyse ; on la subit, on ne l’explique pas. Le système des atomes crochus n’était peut-être pas si fou.

J’appartenais, par mon âge, à cette génération si profondément insoucieuse de tout ce qui n’était pas les lettres, qui eut pour chefs de file Gérard de Nerval, Théophile Gautier, Murger, etc., qui avait alors pour derniers représentants Amédée Rolland, Jean Du Boys, Ch. Bataille et quelques autres, aujourd’hui disparus comme leurs aînés. J’avais subi et je gardais le reflet de leurs doctrines et de leurs idées. Après quelques causeries avec mon jeune et nouvel ami, je reconnus que nous n’aurions guère ressemblé à ceux qui étaient appelés à nous succéder.

On a considéré la Bohème illustrée par Henri Murger comme une peinture excessive de quelques existences exceptionnelles. La vérité est que cette bohème représentait des tendances alors assez générales dans le monde des lettres et des arts. Les irréguliers n’ont pas précisément manqué dans la Grande Armée littéraire de 1830 ; nous ne serions pas embarrassé pour citer pas mal de ses illustres comme exemples. En fouillant dans l’existence des plus célèbres, on y retrouve un parfum très caractérisé des mœurs en honneur dans le petit cénacle du café Momus. Il est impossible de ne pas être frappé de la différence qu’affecte cette existence avec la vie positive et rangée, c’est-à-dire éminemment bourgeoise du « monde des lettres » d’aujourd’hui. Moins amusant pour la galerie, celui-ci a incontestablement gagné en considération comme en dignité.

Cette évolution se préparait dès 1860. Le mouvement d’opposition au régime impérial, qui devait éclater si énergiquement cinq ans plus tard, commençait à poindre chez la jeunesse et la rattachait à la politique que ses devanciers avaient un peu trop dédaignée. L’isolement dans lequel se produisaient ses aspirations à l’affranchissement, la perspective d’une lutte contre le colosse, dont personne, hors le Poète, n’avait entrevu les pieds d’argile, inspiraient à ces jeunes esprits une gravité précoce, leur imposait une sévérité d’études, de travaux, de tenue, présentant un très vif contraste avec le débraillé de sentiments, d’habitudes et d’allures que leurs prédécesseurs avaient affecté. C’est ce qui me frappa chez Jules Claretie.

Claretie écrivait alors au Diogène, ce journal qui, — suivant d’Hervilly, un autre de ses collaborateurs, — rétribuait sa rédaction « à beaucoup d’égards la ligne », et se trouvait néanmoins mieux servi que beaucoup de ses héritiers payant aujourd’hui en espèces plus trébuchantes.

Le petit journalisme d’alors, écrivant sous l’épée de Damoclès de la suspension, était exclusivement littéraire, nous n’avons pas besoin de le dire ; les succès faciles de la guerre des personnalités lui échappaient ; il n’en était que plus élevé par le fond et plus épuré par la forme de ses articles.

Ce passage au Diogène, où parfois il écrivait, sous divers pseudonymes, le numéro tout entier — pour rien, pour le plaisir — cet apprentissage fut loin d’être inutile à Claretie ; il le familiarisa avec la rapidité d’exécution qui est un des caractères du journalisme ; il confirma ses facultés natives et maîtresses : la fécondité et le don d’assimilation. Cependant il ne se laissa point, comme tant d’autres, absorber par la petite presse ; il eut beau s’y prodiguer, tout l’esprit, toute l’imagination dont il se mettait en frais ne le détournèrent pas un instant du but qu’il avait assigné à sa vie : le travail profond et fécond.

Ce but, Claretie l’a certainement visé à un âge où les jeux étaient, à nous autres, l’unique affaire — la jeunesse d’aujourd’hui a d’autres objectifs, les plaisirs ! — Il y eut en lui une de ces vocations puissantes qui, non seulement se jouent des obstacles, mais n’attendent pas l’âge où l’on raisonne pour entrer en action. Je jurerais que dans les vagues rêveries des premières années, où l’avenir se présente toujours avec les multiples miroitements du kaléidoscope, jamais l’idée qu’il pût être autre chose qu’un écrivain n’a traversé sa cervelle. Sa devise si caractéristique, Liber libro, « Libre par le Livre », doit dater du collège comme ses premiers essais.

À l’époque où nous le rencontrâmes, il avait déjà emmagasiné une dizaine de volumes. La maturité de son jugement le dissuada de leur donner la volée ; il les tenait pour œuvres d’apprenti, bonnes à le préparer à passer maître. Il les a gardées inédites, ces œuvres de jeunesse écrites en Périgord, chez son grand-père, car, né à Limoges, comme Noriac, Claretie est d’origine périgourdine. Sa famille est de Sainte-Alvère, près Bergerac.

Modeste avec ces essais, il sut également résister à l’entraînement de ses succès dans le petit journalisme ; il ne leur tailla, dans sa vie, qu’une part proportionnée à leur importance ; la plus grosse, il la réserva à l’étude. En attendant que l’observation lui livrât les secrets du document humain, il apporta à la recherche du document écrit une ardeur infatigable. La production énorme de Claretie a soulevé bien des étonnements ; l’universalité de ses lectures nous semble bien plus extraordinaire. Ce travailleur infatigable a quêté, fouillé, creusé tout ce qui, en histoire, en littérature, en beaux-arts, lui a paru digne d’intérêt. Curieux d’inédit, il n’a jamais hésité devant les voyages, devant les fatigues, devant les sacrifices pour se renseigner aux sources sûres, pour éclaircir un fait douteux. C’est à cet énorme bagage, classé avec une admirable méthode, qu’il doit d’avoir donné le spectacle d’un courriériste qui était aussi un érudit et d’avoir pu aborder les thèses historiques avec des aperçus pleins de nouveauté.

Il va tour à tour à l’Artiste, avec Arsène Houssaye, et à la France où il signe « Olivier de Jalin »; puis il entra dans cette forge d’où sont sorties les plumes les plus finement trempées de ce temps-ci, au Figaro. Il passa de là à l’Illustration, à l’Indépendance belge, à l’Avenir national, dans bien d’autres journaux encore ; enfin, en pleine maturité de son talent, il prit au journal le Temps possession de la Vie à Paris, dont il fit, du premier coup, la chronique la plus lue et la plus répétée de la presse parisienne.

Malgré les qualités solides et brillantes qu’il y apportait, la profondeur et la finesse de ses aperçus, la verve et la grâce de son style, le journalisme ne fut cependant qu’une des faces et la moindre de cette carrière multiple. L’œuvre de prédilection de Claretie, celle à laquelle l’attachaient ses préférences aussi bien que son aptitude, celle à laquelle il tailla la plus large part de son écrasant labeur, ce fut, — après l’histoire, — le roman.

Nous avons dit que ses débuts dataient de 1862. Né le 3 décembre 1840, il avait alors vingt-deux ans, De cette époque à 1880, il a publié successivement : Pierrille, histoire de village qui lui valut les suffrages de George Sand ; Robert Burat, son premier succès, loué par Sainte-Beuve ; Une Femme de Proie ; Madeleine Bertin, dont l’effet fut profond ; les Muscadins ; le Beau Solignac ; le Train 17 ; la Maison vide ; le Troisième dessous ; un roman politique intitulé Michel Berthier, et enfin, — avant le Million et les Amours d’un interne, — son roman « sensational », Monsieur le Ministre.

Nous en oublions probablement ; nous négligeons volontairement les œuvres patriotiques, les travaux purement historiques, les recherches sur Camille Desmoulins, sur les Derniers Montagnards, sur un Enlèvement au xviiie siècle, sur les Quatrains de Pibrac et sur Molière, sa vie et ses œuvres. Nous ne voulons peindre ici que le romancier, physionomie très distincte dans le groupe des écrivains de ce genre et de ce temps.

Quel que soit le volume que vous choisissiez dans ce bagage déjà énorme, vous y retrouverez les qualités maîtresses de l’écrivain : l’originalité de l’invention, la solidité dans l’action, la finesse dans l’observation, la fidélité et le trait dans la peinture des caractères. Ces fictions sont aussi exemptes de banalité que de trivialité ; aucune ne cherche l’intérêt aux dépens ou de la vraisemblance ou du bon goût ; ces romans traduisent la passion sans jamais perdre ce cachet de distinction qui est un des caractères les plus saillants de l’auteur.

On a dit, à propos de Monsieur le Ministre, que Claretie s’était résumé et concentré dans ce roman. Cependant il avait déjà fourni une note singulièrement personnelle lorsque, passant du roman historique qu’il avait abordé dans les Muscadins et dans le Beau Solignac, il avait donné coup sur coup le Troisième dessous de la Maison vide et le Train 17.

Le Troisième dessous, vraiment remarquable, notait point parfait, mais il reste cependant pour nous une des œuvres les plus « empoignantes » qu’ait écrites la plume de Claretie. L’action se noyait un peu dans les descriptions du concours du Conservatoire et de l’ouverture du Salon ; quelle que fût l’originalité de ces tableaux si essentiellement parisiens, ils avaient le tort grave de suspendre l’intérêt déjà éveillé par ce sombre drame. Claretie s’est guéri depuis de ces descriptions à outrance dans lesquelles le roman contemporain se complaît vraiment un peu trop. Quelques personnages du Troisième Dessous eussent pu encore être élagués sans dommage ; mais le grand tort du livre fut son titre, incompréhensible pour beaucoup de lecteurs et pris dans l’argot des coulisses, une langue qui ne franchit guère le contrôle du théâtre. Claretie l’eût intitulé la Comédienne, que son succès décisif eût daté de là.

Il avait, d’ailleurs, si bien compris l’inconvénient de ces mises en scène ne se rattachant qu’indirectement à l’action, même quand ils arrivent à leur place de hors-d’œuvre, qu’en décrivant le foyer de la danse, dans Monsieur le Ministre, il a eu grand soin de le rattacher à son drame.

C’était le théâtre indiqué pour les débuts d’un provincial si fraîchement transformé en Excellence ; il était impossible de mieux choisir une occasion de montrer le papillon se brûlant aux feux de la rampe, un meilleur cadre pour mettre en valeur les traits du personnage. Je regrette qu’il n’ait pas entièrement persévéré dans cette saine appréciation de la sobriété nécessaire en cette matière. La scène des magasins du Louvre, où Marianne Kayser se rend pour jeter dans la boîte aux lettres un billet à son amant, pouvait être supprimée. Cette fois le hors-d’œuvre arrive au second service.

Avant de devenir un roman, Monsieur le Ministre devait être une comédie. Il y avait longtemps que Claretie y songeait, lorsqu’il apprit que Sardou méditait une pièce devant s’intituler Arrivé !… et dont le principal personnage devait être un ministre ; cela le décida à donner au sien un roman pour cadre.

Mais il faut croire que les idées ont leur fatalité comme les êtres ; celle-là était probablement dans l’air, parce qu’elle était bonne, et Sardou n’était pas seul à songer à l’exploiter.

Claretie avait déjà écrit la moitié de son livre lorsqu’on l’avertit qu’Alphonse Daudet terminait Numa Roumestan, dont le sujet présentait avec le sien de frappantes analogies. Un autre se fût peut-être découragé, mais lui, il y avait tant d’années qu’il creusait, qu’il fouillait ce thème, qu’il s’en était passionné !… Il ne voulut pas l’abandonner, le termina avec fièvre et le donna à l’éditeur, malgré le succès très grand des Amours d’un interne, qui venaient de paraître chez Dentu et que la mise en vente de Monsieur le Ministre fit trop vite oublier ou plutôt dépassa rapidement.

On a cherché l’original couvert par ce ministre Vaudrey auquel sa maîtresse dit narquoisement : « Êtes-vous assez Sulpice, mon cher ? » Claretie se défend énergiquement d’avoir fait le portrait d’aucun des titulaires, assez nombreux cependant, qui ont passé par le pouvoir depuis quelques années.

« J’ai commencé à m’occuper de Monsieur le Ministre il y a neuf ans, nous écrivait-il ; mes premières notes datent de 1872. Depuis ce temps-là, il y a eu assez de ministres pour que j’aie pu emprunter des traits à l’un et à l’autre et quelque chose à tous ; mais je n’ai absolument visé personne. Ce n’est pas un homme politique que j’ai étudié, c’est la politique ; ce n’est pas le Ministre, c’est le Ministère. »

L’entourage d’un honnête homme arrivé au pouvoir, la tourbe des quémandeurs, des solliciteurs, des moustiques, des frelons encombrant son antichambre, voilà le véritable sujet du livre. Il y a un joli mot pour caractériser la misère de cette éphémère puissance : « — Oui c’est une belle position, le ministère, mais cela ressemble trop à un cerf-volant ; cela va très haut, seulement c’est presque toujours quelque galopin qui tient la ficelle !… »

Je ne sais qui a reproché à Claretie sa faculté d’assimilation dont je le louais tout à l’heure ; or ce qui est frappant, dans son œuvre, c’est qu’il a devancé, dans ses trouvailles, plus d’un écrivain ; son Robert Burat a précédé l’Affaire Clemenceau (1866) ; Une Femme de Proie (1867) est venue près de dix ans avant Nana ; le roman politique contemporain était abordé par lui dès 1868 avec Madeleine Bertin. Et cette hystérie, ces névroses dont on abuse dans la littérature actuelle, le premier, Claretie les a étudiées dans les Amours d’un interne. On a tant répété ces mots : modernisme, vie moderne, etc. ! Or comment Jules Claretie appelait-il, en les réunissant en volumes, les feuilletons de critique dramatique qu’il publiait dans l’Opinion nationale ? Deux volumes : la Vie Moderne au Théâtre ! Et ce titre était pour lui comme un programme. Ni naturaliste acharné ni idéaliste quand même : vivant et moderne, voilà son mot d’ordre.

Là, comme partout, ce que Claretie cherche visiblement, en même temps que l’étude des caractères, ce sont les drames de la « vie moderne » et leurs multiples émotions. Il veut toujours rester « vrai », mais il doit être convaincu que l’observation seule ne suffirait pas, qu’il faut créer, composer, dramatiser sans sortir de la vérité, pour l’enchâsser dignement.

Il applique à ce programme l’énergique et scrupuleuse curiosité qu’il avait mise au service de ses études historiques ; il ne « peint jamais de chic », comme disent les artistes. Dans le Train 17, il avait à décrire une scène de chemin de fer ; il ne s’est point fié aux renseignements, il ne s’est pas contenté d’avoir vu : il a tenu à conduire une locomotive de Paris à Chantilly ; il y a figuré en blouse, noir de poussière et de fumée, regardant, interrogeant, mettant la main aux pièces du mécanisme, ne s’interrompant que pour prendre des notes, et c’est grâce à cette transformation du romancier en chauffeur que la scène si dramatique où Martial est tenté de perdre le train qu’il conduit et où se trouve l’amant de sa femme, a dû d’être prise sur le vif.

La préparation des Amours d’un interne ne fut pas l’objet de moins minutieuses investigations. M. Pailleron avait présenté Claretie au docteur Charcot, qui l’introduisit à la Salpêtrière, ou le romancier put étudier les phénomènes si bizarres et si variés de l’hystérie pour composer cette poétique Jeanne Barral, la fille de salle enfermée volontairement avec des aliénés et des malades pour soigner sa mère devenue folle.

Il avait fait une plus large part à l’imagination dans la Maison vide. Il s’agit là d’un mari qui a tué sa femme. Le jury l’acquitte, il reparaît dans un salon : c’est la rentrée d’Othello dans le monde. Rien de plus poignant que la situation de ce mari justicier qui s’éprend d’une femme ressemblant à la morte et retrouve pour rival l’amant qu’il aurait pu tuer et qu’il n’a plus le droit de frapper. Il y aurait là un drame tout fait.

Le sujet de la Maîtresse est plus simple : un fait divers, rien de plus. C’est une femme plaidant contre son mari qui l’a trahie et finissant par lui pardonner à cause de ses enfants. La peinture des sentiments est singulièrement touchante dans le terre à terre de l’action ; et puis, il y a là une très curieuse étude de la vie des cafés-concerts et de ce que Claretie appelle « la bohème bourgeoise. »

Tout écrivain a pour objectif son but, son désir. Celui de Claretie est très aisément perceptible. Il croit, non sans raison, qu’entre l’idéalisme et le naturalisme absolus il y a place pour le roman vraiment humain, touchant à la fois à l’un et à l’autre. « Ni ange ni bête, voilà l’homme. » Ce mot de Pascal pouvait servir de devise à l’auteur de Monsieur le Ministre.

Le grand paysagiste Jules Dupré, le cousin de Claretie, lui disait un jour :

— N’oublie jamais que, pour qu’une œuvre d’art soit bonne, il faut la traiter comme Dieu a traité ses arbres : les racines dans la terre et la cime dans le ciel.

Trop de terre, on devient banal, trop de ciel, le regard humain se brouille. Claretie a parfaitement profité du conseil. Parisien de goût, attiré par toutes choses, — par trop de choses, peut-être, — il veut désormais se mettre tout entier dans ses romans. Il a fait de l’histoire, de la causerie, des conférences, il s’est prodigué, sans s’être cependant dépensé : il nous annonce maintenant qu’en dehors de ses romans et du théâtre il n’écrira plus que ses causeries sur la Vie à Paris, dont le succès en volume égale celui qu’elles rencontrent dans le journal. La troisième année en a paru naguère, et on recherchera un jour ces notes parisiennes comme nous consultons les lettres de Grimm.

Ainsi Claretie se veut concentrer, comme on dit. Nous l’en félicitons. Depuis qu’on l’appelle « l’auteur de Monsieur le Ministre », depuis que le théâtre a consacré la valeur de son roman, on ne lui conteste plus ce que d’aucuns lui refusaient jadis : cette concentration même, la pensée, le soin, la force. Il doit considérer son talent comme arrivé à son apogée ; ce n’est plus l’heure de se dépenser sans compter dans le métier ingrat dont il est un des maîtres.

« Voilà notre sort, à nous qui fabriquons les autres, dit le vieux Ramel, un des personnages du roman de Claretie : on nous dispute le droit de produire des œuvres profondes, parce que nos canevas, nous les écrivons gaiement et sans façon. »

Sans façon, voilà bien ce que Jules Claretie voudrait être. Il hait la pose et l’affectation, dans le style comme dans la vie.

« Le style, nous disait-il, c’est la clarté. Je voudrais qu’il fût clair comme une vitre laissant entrer le jour, ou comme une eau de source. L’eau claire rafraîchit ; l’essence trop concentrée donne la migraine. La vraie couleur, c’est la lumière !

Du reste, il s’est peint lui-même, avec une franchise aimable, dans une notice sous forme de lettre accompagnant un portrait de lui gravé à la pointe sèche par Mlle  Abbema (2e livraison des Croquis Contemporains.) Cette confession vaut peut-être la peine d’être citée. C’est un document, comme ils disent :

Faire avec plaisir et honnêtement un travail qui vous plaît, écrivait Claretie, c’est le bonheur tout simplement. Ajoutez à cela des livres curieux, de rares tableaux, un enfant qui court sur le tapis, et la liberté de vivre donnée par le travail, voilà qui console de perdre beaucoup de ses cheveux, et quelque peu de ses illusions, tout en gardant, je crois, tous les amis de sa jeunesse, excepté ceux qui sont tombés.

Ah ! que de morts déjà, quand j’y songe !

Lorsque, à mes débuts, j’allais voir un homme à qui M. Sarcey s’obstine à me comparer, — croyant me railler peut-être et me faisant, en réalité, grand honneur, — Jules Janin me dit :

« Mon enfant, il faut songer à avoir un bel enterrement !… »

Au fond il était sérieux. Avoir un bel enterrement, c’est avoir, par son travail et la dignité de sa vie, mérité le regret de ceux qui demeurent ; c’est avoir été aimé et estimé ; c’est n’avoir jamais repoussé une main tendue, un espoir tremblant, n’avoir point fermé l’oreille à une plainte, la porte à un malheur, l’espérance à un début, la pitié à un vaincu.

Pauvre et bon Janin, qui ne fut rien qu’un grand homme de lettres à l’heure où tant de gens sont affamés de pouvoir, de plaisir, d’argent, de gloriole officielle, bibliophile Janin, Janin qui fut un sage, et dont le buste souriant est toujours là-bas, entouré de vigne vierge, posé dans la muraille du chalet de Passy, vous aviez raison, mon ancien, et je dirai après vous à ceux qui me demanderont un conseil :

— Il faut songer à une seule chose : avoir un bel enterrement !

Mais, en attendant, me dira-t-on, qui êtes-vous ? Moi ? je suis comme tout le monde, fait de contrastes. Je passe pour être l’homme le plus ordonné de la terre, et je serais bien embarrassé de trouver un livre, du premier coup, dans une bibliothèque encombrée. Je prends des notes et ne sais où je les range. Je suis timide au point de ne pas entrer dans un magasin où je vois un bibelot qui me tente et j’ai fait des conférences devant deux mille personnes, sans la moindre émotion. Au théâtre, j’ai donné des pièces dont je voyais parfaitement certains défauts que je ne corrigeais point pour ne pas déplaire à tel directeur, qui attendait la première pour sa fin de mois, ou qui m’attendrissait en me disant qu’il avait fait beaucoup de dépenses. Je suis dupe en sachant que je suis dupé ! Je me promets d’ailleurs de ne plus l’être et je recommence. Je dois passer pour habile aux yeux des envieux et je suis tout le contraire de l’homme habile. N’osant pas aller dans les bureaux de journaux, je mettais, jadis, furtivement mes premiers articles à la poste. Aujourd’hui même, au Temps, où je suis de la maison, je n’entre jamais dans le cabinet de rédaction sans un certain trouble. J’ai l’air d’un mondain et je suis un sauvage. On me voit un peu partout, et je ne me sens à l’aise que la plume à la main, devant une table de travail. Ah ! le travail ! c’est là ma vie !

J’ai fait du roman et j’ai tâché de dégager de la stricte réalité humaine ce qu’elle a de consolant et de progressif. J’ai fait de l’histoire et j’y ai cherche, après mon maître, Michelet, l’âme même de la patrie. Je serais, au besoin, chauvin ; c’est un ridicule honorable. J’ai fait de la critique et j’ai toujours parlé des gens comme si je leur parlais, selon un bon mot qui est, je crois de Fiévée. J’ai fait du théâtre… Mais non, je veux et vais faire du théâtre, cela est plus juste, et j’espère là prendre mon rang.

J’ai fait de tout, enfin, me sentant attiré par tout ce qui parle à mes instincts d’historien ou d’artiste, allant aujourd’hui visiter les champs de bataille d’Alsace ou dorment nos morts, et demain courant au Salon ou la statue nouvelle et le tableau m’appellent. J’ai beaucoup voyagé, aimant à la fois l’action et la solitude, me reposant d’un labeur par un autre et chassant la fièvre du travail par la fièvre du chemin de fer. Au fond, je suis de ceux qui aspirent toute leur vie au repos, ayant en eux un paresseux éperonné, ne se reposant jamais et continuant à piocher toujours, et avec délices, en se répétant cependant : Ce serait si bon de ne rien faire ! Et si facile ! Et si agréable aux camarades !

Claretie dit là qu’il « n’a point fait de théâtre. » Ce qu’il ne faut pas oublier pourtant, c’est que lorsque Castellano monta les Muscadins au Théâtre-Historique, il n’avait point d’argent et loua, pour meubler et vêtir les héros de Claretie, les meubles et les costumes des Merveilleuses de Sardou à la direction des Variétés. La pièce réussit, elle alla à cent, comme on dit, ainsi que le Régiment de Champagne du même auteur, et Castellano se retira avec une belle fortune dont les Muscadins de Claretie furent l’origine. Il avait désensorcelé la place du Châtelet, disait alors Banville dans son feuilleton du National.

Claretie nous racontait aussi comment Théophile Gautier avait assisté à la première représentation de sa première pièce, la Famille des Gueux, un drame plein de qualités, donné en 1868, à l’Ambigu : « On me reproche parfois d’être trop indulgent. J’aurais mauvaise grâce à ne pas l’être. J’ai toujours rencontré des gens aimables, surtout parmi les maîtres. À mes débuts, Alfred de Vigny, me voyant timide, me poussait à m’engager dans un régiment pour vaincre cette timidité-là. J’aurais peut-être dû suivre son conseil. Janin a été excellent pour mes débuts. Et ce bon Théophile Gautier, savez-vous ce qu’il a fait ? Je donnais un drame, la Famille des Gueux, un épisode de la guerre des Flandres, qui eut le grand tort de se produire en même temps que Patrie, de Sardou, un chef-d’œuvre. Et mis en scène ! Et joué ! J’avais vingt-huit ans : je croyais qu’on n’avait qu’à monter sur la scène pour y réussir. Mon ami Maurice Dreyfous, l’éditeur, grand ami de Gautier, le pria de venir au théâtre. « Certainement « j’irai, dit l’auteur de Fortunio. Toutes les « pièces des jeunes m’intéressent. » Gautier attend son service ; la direction ne le lui envoie pas. Tant pis ! Le bon Gautier a promis d’aller voir la pièce ; il ira. Il se présente au contrôle, demande un fauteuil. Plus de fauteuils. Tout est loué. Une stalle ? Plus de stalles. — « Alors donnez-moi ce que vous aurez ! » dit le poète. — On n’avait plus qu’un strapontin de deuxième galerie, sous le poulailler. Théophile Gautier, le maître critique du Moniteur universel, prend le strapontin, le paye, monte au deuxième et, de là-haut, écoute tout entière et applaudit l’œuvre du débutant qu’il comparait, le lendemain, dans son feuilleton, « à un tableau de Zurbaran, avec trop de touches sombres et pas assez de ciel bleu, mais d’une peinture puissante. » Aujourd’hui, le moindre journaliste se croirait déshonoré s’il faisait ce que, le plus simplement et le plus cordialement du monde, a fait pour moi Théophile Gautier, bravant l’apoplexie ou le torticolis sur les hauteurs de l’Ambigu. Eh bien ! j’ai été élevé à l’école de ces maîtres affables, accueillants et sans morgue. Par là, du moins, je voudrais leur ressembler. Du reste, la bienveillance est pour moi une des preuves et une des formes du talent. Les roquets ou les ratés seuls sont hargneux. »

« Cela m’amuse, dit encore Claretie, lorsque les nouveaux me disent : « Enfin, vous avez fait une œuvre ! » Il y a douze ans que Michelet écrivait en parlant de moi : « Son livre m’a fait frissonner ! » Cela prouve que mes jeunes critiques, d’ailleurs aimables généralement n’ont pas lu Michelet. »

Il y a quinze ans, en effet, que Michelet louait Claretie dans la préface définitive de son Histoire de France, et quinze ans que Sainte-Beuve écrivait, à propos de Robert Burat et de Madeleine Bertin. « M. Claretie a touché la fibre vraie : la Vie moderne est là. » Quinze ans pendant lesquels le vaillant écrivain n’a jamais cessé un seul jour de produire, et il a fallu un roman à tapage et à sensation pour que le journaliste fût sacré romancier. Il a fallu, pour que la notoriété fût éclatante, que le succès de l’œuvre eût été confirmé par le succès au théâtre, encore plus laborieux à conquérir.

Ce succès, Jules Claretie vient de l’avoir. Il n’en est que plus éperonné pour se vouer à des œuvres nouvelles, fortement mûries et profondes, entre autres une sorte de Gil-Blas d’aujourd’hui, où il veut mettre, tour à tour, ses impressions, ses souvenirs, ses tristesses (car il en a), ses déceptions et ses confidences. Car ce « sympathique » n’est pas un satisfait, dans le sens insolent du mot, et il s’est même trouvé des gens pour le railler de cette « sympathie. » Il est convenu en effet qu’un honnête garçon qui suit son chemin droit, indulgent aux nouveaux, respectueux envers les anciens, saluant le talent quand il le rencontre, l’encourageant quand on le nie, préférant la bienveillance à l’insulte, les statues qu’on vénère aux piédestaux qu’on dégrade, doit être bombardé et comme écrasé sous cette épithète de sympathique dont ce temps-ci, par une ironie singulière, finirait presque par faire une injure.

Jules Claretie n’en reste pas moins ce qu’il est. Il y a douze ans, je le répète, que Michelet l’appelait « un chaleureux jeune homme bien digne de toucher aux reliques de l’histoire. » Aujourd’hui, à quarante-deux ans, l’homme est toujours « le chaleureux » écrivain épris de toute noble cause et qui met son talent toujours au service de la justice, des faibles, des inconnus, de la littérature sans pose et sans haine, et de cette chose oubliée et qu’il adore, dans sa langue et dans son âme : la patrie.

Cette revue à bâtons rompus de l’œuvre de Jules Claretie est terminée, mais je ne la quitterai pas sans m’arrêter à l’homme. À celle-ci, il doit son éclatante notoriété, ses amitiés à celle-là. Elles sont nombreuses, elles sont profondes, elles sont sincères.

Prétendre que jamais il n’a été en butte à quelque malveillance, ce serait méconnaître le tempérament humain.

À un jour donné, Claretie a embêté Pierre ou Paul, comme tant d’autres ; c’est le revers de cette médaille qu’on appelle le succès ; il a sur eux cet avantage que ces malveillances n’ont jamais chez lui dépassé la surface. Si elles se sont quelquefois traduites par une boutade, elles se sont toujours terminées par un sourire. Très en vue, très envié, nous ne lui savons pas un ennemi ; nous ne croyons pas que l’on puisse faire d’un homme un plus bel éloge. Et pourtant il a eu ses heures de polémique et de protestation, et naguère, à propos de la comédie de Monsieur le Ministre, un maître de la critique contemporaine, M. J.-J. Weiss, écrivait dans le Journal des Débats :

Le roman est un beau livre et une belle action. Pour l’écrivain, il a fallu l’accord du talent et du caractère. Un républicain qui souffre de son idéal qu’on ternit ou qu’on déshonore ; un patriote que blessent les vices du temps ; un honnête homme aux mains nettes ; un chef de famille aux mœurs probes ; la haute impartialité de l’artiste ; le coup d’œil investigateur, l’indifférence courageuse et l’exhaussement de soi-même par-dessus les réclamations injustes des amitiés mesquines, voilà ce qui fait le prix de ce livre rare.

Claretie eût pu mettre comme épigraphe à son livre cette parole qui est de lui : « Mon idéal, à vingt ans, a été de vivre sous la République et non, comme tant d’autres, de vivre de la République. »

Ces bons mots sont fréquents dans ses écrits, mais ce sont vraiment des bons mots, c’est-à-dire sans méchanceté et qui ne déchirent ni ne calomnient personne. Il ne faut pas être trop sévère, d’ailleurs, pour les journalistes dont on dit : qu’ils sont toujours prêts à sacrifier un ami à un de ces bons mots. Il y a dans le labeur qui consiste à amuser, coûte que coûte, un public blasé, une fatalité à laquelle on ne se soustrait pas aisément, dans les applaudissements de ce public une ivresse à laquelle les meilleurs ne résistent pas ; mais c’est une raison de plus pour honorer ceux qui savent tenir bon contre cette griserie, ne pas céder aux entraînements de la situation, exciter l’intérêt, recueillir l’approbation de la foule sans avoir jamais coûté une larme à ceux qu’ils aiment, causé un dommage aux objets de leurs respects. Dans son énorme production, Claretie ne s’est jamais départi de ces principes.

Les amitiés dévouées dont nous parlons plus haut, il les doit sans doute à son humeur ouverte, affable et pour tous bienveillante, mais bien plus encore à l’élévation de ses sentiments. Il est de ceux dont on sent le cœur vibrer à toute idée noble et généreuse ; on peut être séduit par son esprit, on est sûrement conquis par son honnêteté et sa droiture ; on veut lui rester éternellement fidèle quand, admis dans son intérieur, on a pu en admirer la sérénité.

Ce brillant écrivain, ce travailleur acharné est encore le plus tendre et le plus dévoué des pères de famille. On reconnaît dans son amour du foyer l’influence de la femme supérieure qui l’a élevé. À tous les tapages extérieurs, il préfère une causerie intime. Jamais il ne lâche pied devant l’ennui ou la fatigue de ses obligations professionnelles ; fêtes, premières représentations, il est partout ; mais, soyez-en certain, jamais ces joies bruyantes, jamais même les bravos jetés à son nom par une salle entière n’ont valu pour lui quelque soirée paisible, entre sa charmante femme, le petit garçon qu’il adore et quelques amis, dans son salon de la rue de Douai, ou sous les saules de son cottage de Viroflay.

Ce spectacle du bonheur parfait d’un esprit qu’on aime, d’un homme qu’on estime, n’est point à dédaigner par le temps qui court. Je n’en sais pas de plus réconfortant.