Jules César (Shakespeare)/Traduction Montégut, 1870/Acte V

Traduction par Émile Montégut.
Texte établi par Émile Montégut, Hachette (Œuvres complètes. Tome VIIp. 474-487).



ACTE V.


Scène première.

La plaine de Philippes.


Entrent OCTAVE, ANTOINE, et leur armée.

Octave. — Eh bien, Antoine, voilà que notre espérance s’est réalisée : vous disiez que l’ennemi ne descendrait pas en plaine, mais qu’il resterait sur les collines et sur les hautes régions ; c’est le contraire qui arrive : leurs légions sont proches, et ils ont l’intention de nous défier ici à Philippes, nous répondant ainsi avant que nous les ayons questionnés.

Antoine. — Bah ! je suis dans leurs cœurs, et je sais pourquoi ils font cela : ils seraient fort contents d’aller visiter d’autres lieux ; ils descendent avec la vaillance des poltrons, pensant par cet étalage de bravoure nous forcer à croire qu’ils ont courage ; mais il n’en est pas ainsi,


Entre un messager.

Le messager. — Préparez-vous, généraux : l’ennemi s’avance en belle ordonnance ; leur sanglant étendard de guerre est déployé, et quelque chose doit être fait immédiatement.

Antoine. — Octave, conduisez doucement votre corps d’armée, sur le côté gauche de la plaine.

Octave. — J’irai sur la droite, moi ; prends la gauche, toi.

Antoine. — Pourquoi me contrecarrez-vous en ce moment critique ?

Octave. — Je ne vous contrecarre pas, mais je veux qu’il en soit ainsi. (Marche.)


Bruit de tambours. Entrent BRUTUS, CASSIUS, et leur armée ; LUCILIUS, TITINIUS, MESSALA et autres.

Brutus. — Ils font halte, et voudraient parlementer.

Cassius. — Halte, Titinius : il faut que nous nous avancions et que nous parlions.

Octave. — Marc Antoine, donnerons-nous le signal de la bataille ?

Antoine. — Non, César, nous attendrons qu’ils chargent. Avançons ; les généraux voudraient échanger quelques paroles.

Octave. — Ne bougez pas jusqu’au signal.

Brutus. — Les paroles avant les coups : est-ce votre avis, compatriotes ?

Octave. — Ce n’est pas qu’à votre instar nous préférions les paroles ?

Brutus. — Les bonnes paroles valent mieux que les mauvais coups, Octave.

Antoine. — Mais vous, Brutus, vous donnez de bonnes paroles avec de mauvais coups, témoin le trou que vous fîtes au cœur de César, en criant ; « Longue vie ! salut à César ! »

Cassius. — Antoine, la façon de vos coups est encore inconnue ; mais quant à vos paroles, elles volent les abeilles de l’Hybla, et les laissent sans miel.

Antoine. — Mais non pas sans aiguillons.

Brutus. — Oh, si, et sans musique encore ; car vous leur avez volé leur bourdonnement, Antoine, et vous menacez très-prudemment avant de piquer.

Antoine. — Scélérats, vous ne fîtes pas ainsi, lorsque vos vils poignards se plongèrent l’un après l’autre dans les flancs de César ; vous montriez vos dents comme des singes, vous étiez caressants comme des lévriers, vous vous courbiez comme des esclaves en baisant les pieds de César, tandis que le traître Casca, comme un dogue, venait par derrière frapper César au cou. Ô flatteurs !

Cassius. — Flatteurs ! À cette heure, Brutus, vous pouvez vous adresser des remercîments à vous-même : cette langue ne nous aurait pas insultés ainsi aujourd’hui, si Cassius avait été écouté.

Octave. — Voyons, voyons, au fait : si l’argumentation suffit pour nous mettre en sueur, quand nous en viendrons aux preuves, il nous en coûtera une rosée plus rouge. Voyez, je tire mon épée contre les conspirateurs ; quand croyez-vous que cette épée rentrera dans son fourreau ? Jamais, avant que les trente-trois blessures de César soient pleinement vengées, ou qu’un autre César ait fourni une nouvelle proie à l’épée des traîtres.

Brutus. — César, tu ne peux mourir des mains de traîtres, à moins que tu ne les amènes avec toi.

Octave. — C’est bien ce que j’espère ; je ne suis pas né pour mourir par l’épée de Brutus.

Brutus. — Jeune homme, quand bien même tu serais le plus noble de ta race, tu ne pourrais pas mourir d’une manière plus honorable.

Cassius. — Il est bien indigne d’un tel honneur, cet insolent écolier associé à un danseur de mascarades et à un débauché !

Antoine. — Toujours le vieux Cassius !

Octave. — Viens, Antoine, partons ! Nous vous jetons le défi aux dents, traîtres ! si vous osez combattre aujourd’hui, engagez la bataille ; sinon, ce sera quand vous en aurez appétit. (Sortent Octave, Antoine, et leur armée1.)

Cassius. — Eh bien ! souffle, vent ; gonflez-vous, vagues ; flotte, barque ! La tempête s’est levée, et tout est remis au hasard.

Brutus. — Holà, Lucilius ! écoutez, j’ai un mot à vous dire.

Lucilius. — Seigneur ? (Brutus et Lucilius conversent ensemble.)

Cassius. — Messala !

Messala. — Que dit mon général ?

Cassius. — C’est aujourd’hui l’anniversaire de ma naissance ; c’est en ce jour-ci que Cassius naquit. Donne-moi ta main, Messala : sois-moi témoin, que, comme Pompée, c’est contre mon gré que je suis forcé de jouer toutes nos libertés sur la chance d’une seule bataille. Vous savez que j’ai toujours tenu fortement pour les opinions d’Épicure : maintenant j’ai changé de sentiment, et je crois en partie aux présages. Quand nous sommes venus de Sardes, deux aigles puissants se sont abattus sur le drapeau qui marchait à notre tête ; ils s’y sont perchés, mangeant et se gorgeant dans les mains de nos soldats, et ils nous ont accompagnés jusques ici, à Philippes : ce matin ils ont pris leur vol et sont partis ; et à leur place, les corbeaux, les corneilles et les milans volent au-dessus de nos têtes, et nous regardent d’en haut comme si nous étions une proie déjà marquée : leurs ombres font l’effet d’un dais fatal, sous lequel est étendue notre armée, prête à rendre le dernier souffle.

Messala. — Ne croyez pas cela.

Cassius. — Je ne le crois qu’en partie ; mais en tout cas, je me sens un courage tout frais, et disposé à affronter tout péril avec la plus grande fermeté.

Brutus. — C’est cela même, Lucilius. (Il s’avance vers Cassius.)

Cassius. — Maintenant, très-noble Brutus, puissent aujourd’hui les Dieux nous être propices, afin qu’il nous soit donné, amis en paix, de conduire nos jours jusqu’à la vieillesse ! mais puisque les affaires des hommes sont toujours incertaines, raisonnons sur ce qui peut arriver de pire. Si nous perdons cette bataille, cette conversation est la dernière que nous aurons ensemble : en ce cas, qu’êtes-vous décidé à faire ?

Brutus. — Je suis décidé à me conduire d’après les règles de cette philosophie qui me firent blâmer Caton pour la mort qu’il se donna à lui-même. Je ne sais pourquoi, mais il me semble qu’il est lâche et vil, d’abréger le temps de la vie par crainte de ce qui peut arriver : m’armant donc de patience, je me confierai à la providence des puissances suprêmes qui nous gouvernent ici-bas.

Cassius. — Alors, si nous perdons cette bataille, vous vous résignerez à être conduit en triomphe à travers les rues de Rome ?

Brutus. — Non, Cassius, non : ne crois pas, noble Romain, que Brutus paraisse jamais enchaîné dans Rome ; il porte pour cela une âme trop grande. Mais ce jour-ci doit terminer l’œuvre commencée aux Ides de Mars, et je ne sais si nous nous rencontrerons encore. Ainsi faisons-nous notre dernier adieu : pour toujours, et pour toujours, adieu, Cassius ! Si nous nous retrouvons encore, nous sourirons ; sinon, eh bien, nous aurons eu raison de prendre congé l’un de l’autre.

Cassius. — Pour toujours, et pour toujours, adieu, Brutus ! Si nous nous rencontrons encore, nous sourirons ; sinon, il est certain que nous aurons eu raison de prendre congé l’un de l’autre.

Brutus. — Eh bien, maintenant, marchons. Ah ! que ne peut-on savoir la fin de cette journée avant qu’elle soit venue ! mais il suffit de savoir que ce jour finira, et qu’alors l’issue de cette affaire sera connue. — Holà, venez ! en avant ! (Ils sortent.)



Scène II.

Philippes. — Le champ de bataille.


Alarme. Entrent BRUTUS et MESSALA.

Brutus. — À cheval, cours, Messala, cours, et remets ces ordres écrits aux légions qui sont de l’autre côté ! (Forte alarme.) Qu’elles donnent toutes à la fois, car je n’aperçois que froideur dans les mouvements de l’aile d’Octave, et une poussée soudaine les culbutera. Cours, cours, Messala ! qu’elles descendent toutes à la fois. (Ils sortent.)



Scène III.

Une autre partie du champ de bataille.


Alarme. Entrent CASSIUS et TITINIUS.

Cassius. — Oh ! vois, Titinius, vois, les gredins fuient ! je suis devenu moi-même un ennemi pour les miens : mon enseigne que voilà tournait le dos, j’ai tué le lâche, et je lui ai enlevé son drapeau.

Titinius. — Ô Cassius, Brutus a donné le signal trop tôt ; se voyant quelque avantage sur Octave, il s’est abandonné avec trop d’ardeur : ses soldats se sont jetés sur le butin, et pendant ce temps Antoine nous enveloppait tous.


Entre PINDARUS.

Pindarus. — Fuyez plus loin, mon Seigneur, fuyez plus loin ! Marc Antoine est dans vos tentes, Seigneur ! fuyez donc, noble Cassius, fuyez plus loin !

Cassius. — Cette colline est suffisamment éloignée. — Regarde, regarde, Titinius ; sont-ce mes tentes où j’aperçois le feu ?

Titinius. — Ce sont elles, Seigneur.

Cassius. — Titinius, si tu m’aimes, monte sur mon cheval, et enfonce tes éperons dans ses flancs jusqu’à ce qu’il t’ait conduit vers ces troupes là-bas et qu’il t’ait ramené, afin que je puisse savoir si ces troupes là-bas sont amies ou ennemies.

Titinius. — Je serai de retour en un clin d’œil. (Il sort.)

Cassius. — Va, Pindarus, monté plus haut sur cette colline ; j’ai toujours eu la vue basse ; observe Titinius, et dis-moi ce que tu remarques sur le champ de bataille. (Sort Pindarus.) C’est en ce jour que je respirai pour la première fois : le temps a marché en cercle, et je finirai au point même ou j’ai commencé ; ma vie a terminé sa course. Maraud, quelles nouvelles ?

Pindarus, d’en haut. — Oh, Seigneur !

Cassius. — Quelles nouvelles ?

Pindarus, d’en haut. — Titinius est entouré de toutes parts de cavaliers qui lui courent sus à force d’éperons ; cependant il tient encore la tête. — Maintenant, ils sont presque sur lui ; — courage, Titinius ! — Maintenant quelques-uns mettent pied à terre ; — ah ! il met pied à terre aussi : — il est pris — (acclamations) ; et écoutez ! ils crient de joie.

Cassius. — Descends, ne regarde pas davantage. Oh ! lâche que je suis d’avoir vécu si longtemps pour voir mon meilleur ami pris devant ma face ! (Pindarus descend.) Viens ici, maraud : je te fis prisonnier dans le pays des Parthes, et lorsque j’épargnai ta vie, je te fis prêter le serment que tout ce que je te commanderais tu essayerais de l’exécuter. Eh bien, à cette heure tiens ton serment ; sois maintenant un homme libre, et avec cette bonne épée qui traversa les entrailles de César, perce ce sein. Ne t’arrête pas à me répondre : ici, prends la poignée ; et dès que j’aurai couvert mon visage, — il l’est maintenant — dirige le fer. — César, tu es vengé par l’épée même qui te tua. (Il meurt.)

Pindarus. — Ainsi, je suis libre ; cependant je n’aurais pas voulu le devenir de la sorte, si j’avais pu faire ma volonté. Ô Cassius ! Pindarus va s’enfuir loin de cette contrée, dans des lieux où jamais Romain n’entendra parler de lui. (Il sort2.)


Rentre TITINIUS avec MESSALA.

Messala. — Les avantages sont simplement réciproques, Titinius ; car Octave est culbuté par les forces du noble Brutus, comme les légions de Cassius le sont par Antoine.

Titinius. — Ces nouvelles vont bien réjouir Cassius.

Messala. — Où l’avez-vous laissé ?

Titinius. — Ici, sur cette colline, en proie à la plus extrême douleur, avec Pindarus son esclave.

Messala. — N’est-ce pas lui qui est étendu là, sur la terre ?

Titinius. — Il n’est pas couché comme quelqu’un de vivant. Oh, mon cœur !

Messala. — N’est-ce pas lui ?

Titinius. — Non, c’était lui, Messala, car Cassius n’est plus. Ô soleil couchant, de même que tu te plonges dans les ténèbres au milieu de rouges rayons, ainsi la vie de Cassius s’éteint dans son sang pourpré ; — le soleil de Rome est couché ! Notre jour est passé : viennent les brouillards, les bruines et les dangers ; nous avons fini d’agir ! C’est en se trompant sur mon succès qu’il a été amené à cet acte.

Messala. — Une erreur à propos d’un heureux succès a commis cet acte, ô détestable erreur, enfant de la mélancolie, pourquoi montres-tu si souvent à la prompte imagination des hommes les choses qui ne sont pas ? Ô erreur, si vite conçue, tu n’apparais jamais à une heureuse naissance sans tuer la mère qui t’engendra !

Titinius. — Eh, Pindarus ! où es-tu, Pindarus ?

Messala. — Cherchez-le, Titinius, pendant que moi je vais aller trouver le noble Brutus, et blesser ses oreilles de cette nouvelle : je puis bien dire blesser, car l’acier perçant et les dards envenimés seront aussi bienvenus aux oreilles de Brutus que les nouvelles de ce spectacle.

Titinius. — Courez, Messala, et moi je vais pendant ce temps-là chercher Pindarus. (Sort Messala.) Pourquoi m’avais-tu envoyé en reconnaissance, brave Cassius ? Est-ce que je n’avais pas rejoint tes amis ? et n’avaient-ils pas placé sur mon front cette couronne de victoire, en me recommandant de te la donner ? N’avais-tu pas entendu leurs acclamations ? Hélas ! tu as tout mal interprété ! Mais, tiens, que ton front reçoive cette couronne ; ton Brutus m’avait ordonné de te la donner et j’exécuterai ses ordres. Brutus, accours vite, et vois en quelle estime je tenais Caïus Cassius. Avec votre permission, ô Dieux : — c’est là le rôle d’un Romain : — viens, épée de Cassius, et trouve le cœur de Titinius. (Il meurt.)


Alarme. Rentre MESSALA avec BRUTUS, le jeune CATON, STRATON, VOLUMNIUS et LUCILIUS.

Brutus. — Où, où, où gît son corps, Messala ?

Messala. — Là-bas, hélas ! avec Titinius qui pleure sur lui.

Brutus. — Le visage de Titinius est tourné vers le ciel.

Caton. — Il est tué.

Brutus. — Ô Jules César, tu es puissant encore ! ton âme erre dans les airs, et tourne nos épées contre nos propres entrailles. (Sourdes alarmes.)

Caton. — Brave Titinius ! Voyez, comme il a couronné Cassius mort !

Brutus. — Deux Romains pareils à ceux-là vivent-ils encore ? Adieu, toi le dernier de tous les Romains ! il est impossible que jamais Rome engendre ton pareil. Amis, je dois plus de larmes à cet homme ici mort, que vous ne me verrez lui en payer. Je trouverai un temps pour cela, Cassius, je trouverai un temps pour cela. — Allons, envoyez son corps à Thasos : ses funérailles ne se feront pas dans notre camp, de crainte que ce spectacle ne nous décourage. Viens, Lucilius ; — viens, jeune Caton ; — rendons-nous au champ de bataille. — Labéon et Flavius, faites avancer nos forces : il est trois heures ; — Romains, avant la nuit, nous tenterons la fortune dans un second combat. (Ils sortent.)



Scène IV.

Une autre partie du champ de bataille.


Alarme. Entrent en combattant des soldats des deux armées ; puis BRUTUS, le jeune CATON, LUCILIUS, et autres.

Brutus. — Encore, mes compatriotes, oh ! résistez encore !

Caton. — Quel bâtard ne le ferait pas ? Qui veut venir avec moi ? Je proclamerai mon nom sur le champ de bataille : holà ! je suis le fils de Marcus Caton ! Un ennemi des tyrans, un ami de mon pays ; je suis le fils de Marcus Caton, holà ! (Il charge l’ennemi.)

Brutus. — Et moi je suis Brutus, je suis Marcus Brutus, moi ! Brutus, l’ami de ma patrie ; reconnaissez-moi pour Brutus ! (Il sort en chargeant l’ennemi. Le jeune Caton est écrasé par le nombre, et tombe.)

Lucilius. — Ô jeune et noble Caton, es-tu donc tombé ? Vraiment, tu es mort aussi bravement que Titinius ; tu mérites d’être honoré comme le digne fils de Caton.

Premier soldat. — Rends-toi, ou tu es mort.

Lucilius. — Je ne me rends que pour mourir (il lui offre de l’argent) : je te donne tout cela, si tu veux me tuer sur-le-champ ; tue Brutus et tire honneur de sa mort.

Premier soldat. — Nous ne le devons pas. — Un noble prisonnier !

Second soldat. — Place, holà ! dites à Antoine que Brutus est pris.

Premier soldat. — Je vais lui porter cette nouvelle. Ah ! voici venir le général.


Entre ANTOINE.

Premier soldat. — Brutus est pris, Brutus est pris, Seigneur !

Antoine. — Où est-il ?

Lucilius. — En sûreté, Antoine ; Brutus est suffisamment en sûreté : j’ose t’assurer qu’aucun ennemie ne prendra jamais le noble Brutus vivant : les Dieux le préserverait contre une si grande honte ! Quand vous le trouverez, vivant, ou mort, vous le trouverez égal à Brutus, égal à lui-même.

Antoine. — Ce n’est pas Brutus, mon ami, mais ce n’est pas une prise de moindre valeur, je vous assure : gardez cet homme avec soin, et traitez-le avec toute déférence : j’aimerais mieux avoir de tels hommes pour mes amis que pour mes ennemis. Allez et voyez si Brutus est vivant ou mort ; puis venez nous apprendre sous la tente d’Octave comment toutes choses se seront passées. (Ils sortent.)



Scène V.

Une autre partie du champ de bataille.


Entrent BRUTUS, DARDANIUS, CLITUS, STRATON, et VOLUMNIUS.

Brutus. — Venez, pauvres débris de mes amis, reposons-nous sur ce rocher.

Clitus. — Statilius a montré sa torche allumée ; mais, Seigneur, il n’est pas revenu : il est pris ou tué.

Brutus. — Assieds-toi, Clitus ; tuer est le mot d’ordre : c’est un acte à la mode. Écoute ici, Clitus. (Il lui parle à l’oreille.)

Clitus. — Comment ! moi, Seigneur ? pas pour le monde entier.

Brutus. — Paix, en ce cas, pas une parole.

Clitus. — J’aimerais mieux me tuer moi-même.

Brutus. — Écoute, toi, Dardanius. (Il lui parle à l’oreille.)

Dardanius. — Commettrai-je un tel acte ?

Clitus. — Ô Dardanius !

Dardanius. — Ô Clitus !

Clitus. — Quelle méchante demande Brutus t’a-t-il faite ?

Dardanius. — Il m’a demandé de le tuer Clitus. Regarde, il médite.

Clitus. — Le chagrin remplit tellement ce noble vase qu’il jaillit même de ses yeux.

Brutus. — Viens ici, mon bon Volumnius ; un mot.

Volumnius. — Que dit mon Seigneur ?

Brutus. — Ceci, Volumnius : le fantôme de César m’est apparu à deux reprises différentes pendant la nuit ; une fois à Sardes, et la dernière nuit, ici, dans le champ de Philippes. Je sais que mon heure est venue.

Volumnius. — Il n’en est pas ainsi, Seigneur.

Brutus. — Non, je suis sûr que cela est, Volumnius. Tu vois, Volumnius, comment marchent les choses ; les ennemis nous ont poussés jusques aux bords du gouffre (fortes alarmes) : il est plus digne d’y sauter nous-mêmes que d’attendre qu’ils nous y précipitent. Mon bon Volumnius, tu sais que nous avons été camarades d’école : eh bien, au nom de cette ancienne amitié, je t’en prie, tiens-moi mon épée, pendant que je me précipiterai sur elle3.

Volumnius. — Ce n’est pas là un office pour un ami, Seigneur ; (Nouvelles alarmes.)

Clitus. — Fuyez, fuyez, Seigneur ! il n’y a pas à s’attarder ici.

Brutus. — Adieu à vous, — et à vous, — et à vous, Volumnius. Straton, tu as été tout ce temps endormi ; adieu aussi à toi, Straton. Compatriotes, mon cœur se réjouit, puisque dans toute ma vie je n’ai pas encore trouvé un homme qui ne fût loyal envers moi. La défaite de cette journée me procurera plus de gloire que n’en acquerront Octave et Marc Antoine par cette vile victoire. Maintenant, adieu à tous à la fois ; car la voix de Brutus a presque terminé l’histoire de sa vie : la nuit s’étend sur mes yeux ; mes os voudraient se reposer, mes os à moi qui n’ai travaillé que pour atteindre cette heure. (Alarmes. Cris à l’extérieur, fuyez, fuyez, fuyez !)

Clitus. — Fuyez, Seigneur, fuyez !

Brutus. — Partez ! je vous suis. (Sortent Clitus, Dardanius et Volumnius) Je t’en prie, Straton, reste auprès de ton Seigneur : tu es un garçon qui jouis d’une bonnes estime ; ta vie a conquis quelque parcelle d’honneur : eh bien, tiens mon épée, et détourne ton visage, pendant que je me précipiterai sur elle. Veux-tu Straton ?

Straton. — Donnez-moi d’abord votre main. Adieu, Seigneur.

Brutus. — Adieu, mon bon Straton. César, sois apaisé à cette heure ! je ne te tuais pas de moitié d’aussi bon cœur. (Il se précipite sur son épée et meurt.)


Alarme, Retraite. Entrent OCTAVE, ANTOINE, MESSALA, LUCILIUS, et l’armée.

Octave. — Quel est cet homme ?

Messala. — Le serviteur de mon maître. — Straton, où est ton maître ?

Straton. — Libre de l’esclavage dans lequel vous êtes, Messala : tout ce que les conquérants peuvent faire de lui, c’est de le brûler : car c’est Brutus seul qui a triomphé de lui-même, et personne d’autre que lui n’a l’honneur de sa mort.

Lucilius. — C’est bien ainsi qu’on devait trouver Brutus. — Je te remercie, Brutus, tu as prouvé que Lucilius avait dit vrai.

Octave. — Je prendrai à mon service tous ceux qui ont servi Brutus. Camarade, veux-tu passer ta vie avec moi ?

Straton. — Oui, si Messala veut me présenter à vous.

Octave. — Faites cela, mon bon Messala.

Messala. — Comment est mort mon maître, Straton ?

Straton. — J’ai tenu l’épée, et il s’est précipité sur elle.

Messala. — En ce cas, Octave, prends pour t’accompagner celui qui a rendu le dernier service à mon maître.

Antoine. — C’était le plus noble Romain d’eux tous. Tous les conspirateurs, sauf lui, firent ce qu’ils ont fait, par envie contre le grand César ; lui seul fit partie de leur bande dans une honnête pensée patriotique, et pour le bien commun de tous. Sa vie fut noble, et les divers éléments étaient si bien mêlés en lui que la nature pouvait se lever, et dire à l’univers entier : « Celui-là était un homme ! »

Octave. — Traitons-le comme le réclame sa vertu, avec un plein respect, et selon tous les rites des funérailles. Ses os dormiront sous ma tente cette nuit, environnés des honneurs qui conviennent à un soldat. Appelons l’armée au repos, et partons pour aller distribuer à chacun la part qui lui revient dans la gloire de cette heureuse journée.

(Ils sortent.)



Notes

1. Cette scène où les généraux romains s’invectivent à la manière des guerriers grecs ou des barbares germains avant le combat et en tête de leurs armées, est la seule de cet admirable drame où Shakespeare n’ait pas observé la couleur de son sujet, et ait commis un véritable anachronisme moral.

2. Plutarque raconte en effet qu’on ne revit jamais Pindare et que plusieurs soupçonnèrent qu’il avait tué son maître sans en avoir reçu l’ordre. Ce qui le ferait croire, c’est qu’on trouva la tête séparée du tronc, ce qui semble indiquer un assassinat commis d’une manière cruelle plutôt qu’un meurtre par amour et par devoir. Cassius, un des plus détestables caractères de toute l’histoire, devait être en effet un maître fort dur, et il est probable que Pindare aura profité de l’absence de Titinius pour débarrasser l’univers de ce puissant malfaiteur qui l’avait sans doute fait rosser de coups plus d’une fois. La conscience de tout homme de bien aime à penser que cet odieux scélérat n’aura pas échappé à la justice divine, et qu’il aura payé son grand forfait en remettant sa vie néfaste au poignard de son esclave.

3. Ce Volumnius était un philosophe qui se trouvait dans le camp de Brutus. Il ne faut pas le confondre avec un autre Volumnius qui se trouvait parmi les prisonniers faits du côté de Cassius, et que le soir de la première journée de Philippes, Brutus laissa massacrer avec un bouffon du nom de Saculion, par suite d’un cruel malentendu.