Jules César (Shakespeare)/Traduction Montégut, 1870/Acte IV

Traduction par Émile Montégut.
Texte établi par Émile Montégut, Hachette (Œuvres complètes. Tome VIIp. 458-474).


ACTE IV


Scène première.


Rome. — Un appartement dans la demeure d’Antoine.


ANTOINE, OCTAVE et LÉPIDUS sont assis autour d’une table.

Antoine. — Donc tous ceux-là mourront ; leurs noms sont marqués.

Octave. — Votre frère aussi doit mourir ; y consentez-vous, Lépidus ?

Lépidus. — J’y consens…

Octave. — Marquez-le, Antoine.

Lépidus. — Mais c’est à condition que Publius, qui est le fils de votre sœur, ne vivra pas, Marc Antoine.

Antoine. — Il ne vivra pas ; voyez quel gros pâté je fais pour le condamner. Mais, Lépidus, rendez-vous à la maison de César ; portez-y le testament, et nous verrons à décider ce que nous pourrons rogner dans les legs qu’il nous a laissés à charge.

Lépidus. — Mais vous retrouverai-je ici ?

Octave. — Ou ici, ou au Capitole. (Sort Lépidus.)

Antoine. — C’est un homme médiocre, sans mérite aucun, bon pour faire les commissions : est-il convenable que, le monde une fois divisé en trois parts, il soit un des trois qui bénéficieront de ce partage ?

Octave. — Vous l’en avez jugé digne vous-même, et vous avez pris sa voix pour savoir qui serait marqué de mort dans nos sinistres listes de proscription.

Antoine. — Octave, j’ai vu plus de jours que vous, et bien que nous entassions ces honneurs sur cet homme afin de nous éviter certains fardeaux déshonorants, cependant il ne doit les porter que comme l’âne porte l’or, pour suer et gémir sous sa charge, pour être conduit et poussé, selon la route que nous voudrons qu’il suive : une fois que nous aurons conduit notre trésor où nous le désirons, alors nous le débarrasserons de son fardeau et nous le renverrons comme l’âne à vide secouer ses oreilles et paître dans les terrains communaux.

Octave. — Faites comme il vous plaira ; mais c’est un soldat éprouvé et vaillant.

Antoine. — C’est ce qu’est aussi mon cheval, Octave, et c’est pour cela que je lui donne abondance d’avoine : c’est une créature que j’enseigne à combattre, à tourner, à s’arrêter, à courir droit vers un but, dont tous les mouvements corporels sont dirigés par mon esprit. À quelques égards, Lépidus n’est pas autre chose : il faut qu’on l’enseigne, qu’on le dirige, qu’on lui ordonne ses mouvements ; c’est un esprit stérile qui ne se nourrit que de restes, de loques et d’imitations ; lorsque les choses sont hors d’usage et surannées pour tout le monde, c’est alors que la mode en commence pour lui : ne parlez de lui que comme d’un objet qu’on possède. Et maintenant, Octave, écoutez de graves nouvelles : Brutus et Cassius lèvent des forces : il nous faut leur tenir tête immédiatement : par conséquent combinons notre alliance, assurons-nous de nos meilleurs amis, rassemblons nos meilleures ressources, et allons de ce pas tenir conseil pour décider les meilleurs moyens d’être instruits des choses cachées et de parer sûrement aux périls découverts.

Octave. — Allons, car nous sommes au poteau et entourés par de nombreux ennemis aboyant ; il y en a qui sourient, et qui, je le crains, ont dans leurs cœurs des milliers de sentiments pervers. (Ils sortent.)



Scène II.

Devant la tente de Brutus, au camp, près de Sardes.


Tambours. Entrent BRUTUS, LUCILIUS, LUCIUS et des soldats ; TITINIUS et PINDARUS viennent à leur rencontre.

Brutus. — Halte, holà !

Lucilius. — Holà, prononcez le mot de passe, et halte !

Brutus. — Eh bien ! qu’est-ce, Lucilius ? Cassius est-il proche ?

Lucilius. — Il est tout près, et Pindarus est venu pour vous porter les salutations de son maître. (Pindarus donne une lettre à Brutus.)

Brutus. — Sa courtoisie est fort aimable. — Votre maître, Pindarus, soit par suite d’un changement de sa part, soit par la faute de mauvais officiers, m’a donné juste cause de désirer que certaines choses qui ont été faites soient défaites ; mais s’il est proche, j’obtiendrai des explications.

Pindarus. — Je ne doute pas que mon noble maître n’apparaisse tel qu’il est, plein d’honneur et de sentiments dignes d’estime.

Brutus. — Je ne doute pas de lui. — Un mot, Lucilius ; comment vous a-t-il reçu ? apprenez-moi cela.

Lucilius. — Avec passablement de courtoisie et de respect, mais non pas avec cet entrain familier, et avec cette expansion libre et amicale qui lui étaient habituels autrefois.

Brutus. — Tu viens de décrire un ami chaud qui se refroidit : remarque-le toujours, Lucilius, lorsque l’affection devient malade et commence à décroître, elle use toujours d’une politesse contrainte. Il n’y a pas de ces comédies-là dans la simple et franche loyauté : au contraire, les hommes au cœur creux, pareils à des chevaux ardents à la main, font vaillant étalage et vaillante promesse de leur courage ; mais lorsqu’il faut qu’ils endurent l’éperon qui ensanglante, alors ils baissent leur cimier, et comme des chevaux trompeurs, s’affaissent sous l’épreuve. Son armée arrive-t-elle ?

Lucilius. — Ils ont l’intention de prendre ce soir leurs quartiers à Sardes ; la plus grande partie, la cavalerie presque entière, marche avec Cassius. (Une marche dans le lointain.)

Brutus. — Écoutez ! il est arrivé : marchons noblement à sa rencontre.


Entrent CASSIUS et des soldats.

Cassius. — Halte, holà !

Brutus. — Halte, holà ! Faites passer cet ordre dans les rangs.

Une voix, à l’extérieur. — Halte !

Une voix, à l’extérieur. — Halte !

Une voix, à l’extérieur. — Halte !

Cassius. — Très noble frère, vous m’ayez fait injure.

Brutus. — Jugez-moi, ô vous Dieux ! Est-ce que je fais injure à mes ennemis ? et si cela n’est pas, comment ferais-je injure à un frère ?

Cassius. — Brutus, ces formes modérées que vous employez cachent des injures ; et lorsque vous les commettez…

Brutus. — Cassius, contentez-vous ; exprimez doucement vos griefs, — je vous connais parfaitement : — ne nous querellons pas aux yeux de nos deux armées qui ne devraient apercevoir chez nous rien qu’affection : ordonnez-leur de se retirer : puis, expliquez vos griefs sous ma tente, Cassius, et là je vous donnerai audience.

Cassius. — Pindarus, ordonne à nos capitaines de conduire leurs cohortes un peu plus loin d’ici.

Brutus. — Fais la même chose, Lucilius, et que personne ne s’approche de notre tente, jusqu’à ce que nous ayons achevé notre conférence. Que Lucius et Titinius gardent notre porte. (Ils sortent.)



Scène III.

Sous la tente de Brutus.


Entrent BRUTUS et CASSIUS.

Cassius. — Que vous m’avez fait injure, en voici la preuve : vous avez condamné et noté d’infamie Lucius Pella comme ayant reçu ici des présents des Sardes pour se laisser corrompre, et les lettres où j’intercédais pour lui, parce que je connaissais l’homme, ont été dédaignées1.

Brutus. — Vous vous êtes fait injure à vous-même en écrivant dans une telle affaire.

Cassius. — Dans un temps comme celui-ci, il n’est pas bon que le plus petit délit soit si scrupuleusement pesé.

Brutus. — Laissez-moi vous dire, Cassius, que vous-même vous êtes sévèrement condamné comme ayant une main crochue, comme vendant et conférant vos charges pour de l’or à des gens qui ne les méritent pas.

Cassius. — Moi, une main crochue ! Vous savez que vous, qui prononcez ces paroles, vous vous nommez Brutus ; sans cela, par les Dieux, ce discours serait le dernier de votre vie.

Brutus. — Le nom de Cassius honore cette corruption, aussi le châtiment cache-t-il sa tête.

Cassius. — Le châtiment !

Brutus. — Rappelez-vous mars, rappelez-vous les Ides de mars ! Est-ce que le sang du grand Jules ne coula pas pour la justice ? Quel est le scélérat qui a touché son corps, qui l’a poignardé, pour autre chose que la justice ? Comment, un de nous, un de ceux qui ont frappé le premier homme de cet univers entier, simplement parce qu’il soutenait des voleurs, nous irons maintenant souiller nos doigts de vils présents, et nous vendrons le vaste champ de nos amples honneurs pour juste autant de vile monnaie qu’on en peut serrer en fermant ainsi la main ? J’aimerais mieux être un chien et aboyer à la lune que d’être un pareil Romain.

Cassius. — Brutus, n’aboyez pas après moi, je ne le souffrirai pas : vous vous oubliez vous-même en voulant me tracer des limites. Je suis un soldat, moi ; je suis plus vieux que vous dans la pratique, plus capable que vous ne l’êtes de décider quelles sont les conditions à faire.

Brutus. — Allez donc ; vous n’êtes rien de pareil, Cassius.

Cassius. — Je le suis.

Brutus. — Je dis que vous ne l’êtes pas.

Cassius. — Ne me poussez pas davantage, je finirai par m’oublier : pensez un peu à votre sûreté, ne me tentez pas.

Brutus. — Arrière, homme méprisable !

Cassius. — Est-ce possible ?

Brutus. — Écoutez-moi, car je parlerai. Dois-je céder place et terrain à votre colère téméraire ? Est-ce que je vais être effrayé parce qu’un fou me menace les yeux hors de la tête ?

Cassius. — Ô Dieux, ô Dieux, faut-il que j’endure tout cela ?

Brutus. — Tout cela ! oui, et plus encore : agitez-vous jusqu’à ce que votre cœur orgueilleux crève ; allez montrer à vos esclaves combien vous êtes emporté, et faites trembler vos serviteurs. Croyez-vous que je vais vous céder la place ? Faut-il par hasard que je vous fasse patte de velours ? Faut-il que je me taise et que je rampe sous votre mauvaise humeur ? Par les Dieux, vous avalerez le venin de votre rage, dussiez-vous en éclater ! et sur ma foi, à partir de ce jour, lorsque vous serez dans ces fureurs de guêpe, je me servirai de vous comme d’objet de gaieté ; oui vraiment, vous servirez à me faire rire.

Cassius. — Les choses en sont-elles venues là ?

Brutus. — Vous dites que vous êtes un meilleur soldat que moi ; faites-le voir, prouvez la vérité de votre fanfaronnade, cela me fera grand plaisir ; pour ma part, je serai toujours heureux d’être instruit par les hommes plus habiles que moi.

Cassius. — Vous me faites injure ; de toute façon, vous me faites injure, Brutus ; j’ai dit un plus vieux soldat, je n’ai pas dit un meilleur : ai-je dit un meilleur ?

Brutus. — Si vous l’avez dit, je n’en ai souci.

Cassius. — Lorsque César vivait, il n’aurait pas osé m’irriter ainsi.

Brutus. — Paix, paix ! vous n’auriez pas osé le provoquer ainsi.

Cassius. — Je n’aurais pas osé ?

Brutus. — Non.

Cassius. — Comment ! je n’aurais pas osé le provoquer ?

Brutus. — Par amour pour votre vie vous vous en seriez bien gardé.

Cassius. — Ne présumez pas trop de mon affection ; je pourrais faire ce dont je serais ensuite désolé.

Brutus. — Vous avez déjà fait ce dont vous devriez être désolé. Vos menaces n’ont aucune force de terreur, Cassius ; car je suis si solidement appuyé sur mon honnêteté qu’elles passent près de moi comme le vain souffle du vent que je ne remarque pas. Je vous ai envoyé demander certaines sommes d’or que vous m’avez refusées ; car je ne sais pas me procurer de l’argent par de vils moyens : par le ciel, j’aimerais mieux monnayer mon cœur et transformer mon sang en drachmes que d’arracher par des moyens illicites leur misérable pécule aux mains calleuses de paysans ! Je vous ai envoyé demander de l’or pour payer mes légions, et vous me l’avez refusé : était-ce là agir comme devait agir Cassius ? Est-ce ainsi que j’aurais répondu à Caïus Cassius ? Lorsque Marcus Brutus deviendra assez cupide pour garder sous clef les méprisables jetons de métal que ses amis lui demanderont, armez-vous de toutes vos foudres, ô Dieux, et brisez-le en éclats !

Cassius. — Je ne vous ai pas refusé.

Brutus. — Vous m’avez refusé.

Cassius. — Je n’ai pas refusé ; celui qui a rapporté ma réponse n’était qu’un imbécile. Brutus a déchiré mon cœur : un ami devrait savoir supporter les imperfections de ses amis, mais Brutus fait les miennes plus grandes qu’elles ne sont.

Brutus. — Non, jusqu’au moment où vous me les faites mesurer à moi-même en me les faisant sentir.

Cassius. — Vous ne m’aimez pas.

Brutus. — Je n’aime pas vos défauts.

Cassius. — L’œil d’un ami ne devrait pas voir de tels défauts.

Brutus. — L’œil d’un flatteur ne les verrait pas, quand bien même ils apparaîtraient aussi énormes que le haut Olympe.

Cassius. — Viens, Antoine, viens, jeune Octave, vengez-vous sur Cassius seul, car Cassius est fatigué du monde, haï qu’il est par celui qu’il aime, bravé par son frère, tenu en bride comme un esclave, toutes ses fautes observées, notées sur un registre, apprises par cœur, retenues, pour lui être jetées au visage ! Oh ! je pourrais pleurer mon âme entière ! Voici mon poignard, et voici ma poitrine nue : au dedans de cette poitrine est un cœur plus précieux que la mine de Plutus, plus riche que l’or : si tu es un Romain, arrache-le ; moi qui t’ai refusé l’or, je te donnerai mon cœur : frappe, comme tu frappas César ; car je sais bien qu’alors que tu le haïssais le plus, tu l’aimais davantage que tu n’aimas jamais Cassius.

Brutus. — Rengainez votre poignard : mettez-vous en colère quand vous voudrez, vous en aurez pleine liberté. Faites ce que vous voudrez, une action déshonnête passera pour un effet de votre humeur personnelle. Ô Cassius, vous êtes associé à un agneau qui contient la colère comme le caillou contient le feu : en le frappant beaucoup, le caillou donne une étincelle rapide, puis sur-le-champ il redevient froid comme devant.

Cassius. — Cassius n’a-t-il donc vécu que pour servir de plastron et de risée à son Brutus, aux heures où l’humeur sanguine et l’humeur mélancolique ne sont pas chez lui en bon équilibre ?

Brutus. — Lorsque j’ai parlé comme j’ai fait, j’étais moi-même en mauvaises dispositions.

Cassius. — En avouez-vous autant ? donnez-moi votre main.

Brutus. — Et mon cœur aussi.

Cassius. — Ô Brutus…

Brutus. — Qu’y a-t-il ?

Cassius. — N’avez-vous pas assez d’amitié pour me supporter, lorsque cette humeur emportée que ma mère m’a donnée, me pousse à m’oublier ?

Brutus. — Si, Cassius ; par conséquent, lorsque vous serez dorénavant par trop bouillant avec votre Brutus, il supposera que c’est votre mère qui gronde et vous laissera tranquille.

Un poëte, de l’extérieur. — Laissez-moi entrer pour voir les généraux ; il y a quelque pique entre eux, il n’est pas bon qu’ils soient seuls.

Lucilius, de l’extérieur. — Vous n’irez pas les trouver.

Le poëte, de l’extérieur. — La mort seule pourrait m’arrêter.


Entre le poëte, suivi de LUCILIUS et de TITINIUS.

Cassius. — Qu’est-ce donc ? qu’y a-t-il ?

Le poëte. — Par pudeur, généraux ! à quoi pensez-vous ? aimez-vous, soyez amis comme doivent l’être deux hommes tels que vous ; car, j’en suis sûr, j’ai vu plus d’années que vous.

Cassius. — Ah, ah ! comme ce cynique rime misérablement !

Brutus. — Partez d’ici, maraud : impertinent compère, hors d’ici !

Cassius. — Supportez-le, Brutus : c’est sa façon d’être,

Brutus. — Je m’informerai de son humeur, lorsqu’il s’informera mieux de l’heure : qu’est-ce que les choses de la guerre ont à faire avec ces sots rimailleurs ? Hors d’ici, camarade !

Cassius. — Allons, allons, décampe2 ! (Sort le poëte)

Brutus. — Lucilius et Titinius, ordonnez aux capitaines de préparer des logements à leurs compagnies pour cette nuit.

Cassius. — Puis revenez vous-mêmes, et amenez-nous Messala immédiatement. (Sortent Lucilius et Titinius.)

Brutus. — Lucius, une coupe de vin !

Cassius. — Je n’aurais pas cru que vous pussiez vous mettre en semblable colère.

Brutus. — Ô Cassius, je suis malade de plus d’une douleur.

Cassius. — Vous ne faites pas usage de votre philosophie, si vous accordez influence aux maux accidentels.

Brutus. — Nul homme ne supporte mieux la douleur : — Portia est morte.

Cassius. — Ah ! Portia ?

Brutus. — Elle est morte.

Cassius. — Comment, ai-je évité d’être tué, lorsque je vous ai contrarié ainsi ? Ô perte écrasante et navrante ! — De quelle maladie ?

Brutus. — L’impatience de mon absence, et la douleur de voir que le jeune Octave et Marc Antoine étaient à ce point devenus forts ; — car ces dernières nouvelles me sont venues avec celle de sa mort : — alors sa tête s’est égarée, et en l’absence de ses suivantes, elle a avalé du feu3.

Cassius. — Et elle est morte ainsi ?

Brutus. — Ainsi même.

Cassius. — Ô Dieux immortels !


Entre LUCIUS avec du vin et des flambeaux.

Brutus. — Ne me parlez plus d’elle. Donnez-moi une coupe de vin. Je noie dans cette coupe tout ressentiment, Cassius. (Il boit.)

Cassius. — Cette santé si noblement portée altère mon cœur. Remplis, Lucius, jusqu’à ce que le vin déborde de la coupe ; je ne puis trop boire à l’amitié de Brutus. (Il boit.)

Brutus. — Entre, Titinius !


Rentre TITINIUS avec MESSALA.

Brutus. — Vous êtes le bienvenu, mon bon Messala. Maintenant asseyons-nous autour de ce flambeau, et discutons notre situation et ce qu’elle exige.

Cassius. — Portia, es-tu donc partie ?

Brutus. — Assez, je vous prie. — Messala, j’ai reçu des lettres m’informant que le jeune Octave et Marc Antoine arrivaient sur nous avec une force puissante, et dirigeaient leur expédition du côté de Philippes.

Messala. — J’ai reçu moi-même des lettres de la même teneur.

Brutus. — Et qu’ajoutent vos lettres ?

Messala. — Que par les décrets de proscription et de mise hors-la-loi, Octave, Antoine et Lépidus ont mis à mort cent sénateurs.

Brutus. — En ce cas nos lettres ne s’accordent pas bien : les miennes parlent de soixante-dix sénateurs qui sont morts par le fait de leurs proscriptions, et dans ce nombre est Cicéron.

Cassius. — Cicéron est du nombre !

Messala. — Cicéron est mort, et par cet ordre de proscription. Avez-vous reçu des lettres de votre épouse, Seigneur ?

Brutus. — Non, Messala.

Messala. — Et dans vos lettres on ne vous dit rien d’elle ?

Brutus. — Rien, Messala.

Messala. — Cela me semble étrange.

Brutus. — Pourquoi me parlez-vous d’elle ? Vos lettres contiennent-elles quelque chose la concernant ?

Messala. — Non, Seigneur.

Brutus. — Voyons, par votre titre de Romain, dites-moi la vérité.

Messala. — En ce cas, supportez comme un Romain la vérité que je vais vous dire : elle est morte pour sûr, et d’une étrange façon.

Brutus. — Eh bien alors, adieu, Portia ! Nous devons mourir, Messala : comme j’avais réfléchi qu’elle devait mourir un jour, je me trouve la patience de supporter sa perte maintenant.

Messala. — C’est ainsi que les grands hommes devraient supporter les grandes pertes.

Cassius. — J’ai appris autant de cette philosophie que vous ; mais cependant ma nature ne pourrait pas supporter ainsi une telle perte.

Brutus. — Bon ! vivement à notre besogne qui est vivante, elle. Si nous marchions immédiatement sur Philippes ; qu’en pensez-vous ?

Cassius. — Je n’approuve pas ce projet.

Brutus. — Votre raison ?

Cassius. — La voici : il vaut mieux que l’ennemi nous cherche : par là il épuisera ses ressources, fatiguera ses soldats, et se blessera lui-même ; tandis que nous, ne bougeant pas, nous restons reposés, agiles, et pleins de vigueur pour la défense.

Brutus. — Les bonnes raisons doivent de toute nécessité céder la place à de meilleures. Les populations entre Philippes et cet endroit-ci n’ont pour nous qu’une affection contrainte ; car elles ont rechigné pour nous accorder des subsides : l’ennemi, en les ramassant tout le long de sa marche, accroîtra démesurément ses forces, il nous arrivera rafraîchi, renforcé, encouragé ; tandis que nous le coupons de tous ces avantages, si nous allons à Philippes le regarder en face, en ayant ces populations derrière nous.

Cassius. — Écoutez-moi, mon bon frère.

Brutus. — Veuillez m’excuser. Vous devez faire attention, en outre, que nous avons enrôlé tout ce que nous pouvons enrôler de partisans ; nos légions sont au complet autant qu’elles le seront jamais, notre cause a désormais réuni toutes ses ressources : l’ennemi s’accroît chaque jour ; nous, parvenus à l’apogée, nous sommes prêts à décliner. Dans les affaires des hommes, il y a une voie qui, lorsqu’on sait prendre le flot, conduit à la fortune ; s’ils la négligent, tout le voyage de leur vie se passe au milieu de bas-fonds et dans des misères. C’est sur une telle mer montante, que nous sommes maintenant à flot, et il nous faut suivre le courant qui se présente, ou perdre nos chances.

Cassius. — Eh bien ! qu’il en soit selon votre désir, marchez ; nous marcherons nous aussi, et nous les rejoindrons à Philippes.

Brutus. — Le milieu de la nuit est survenu doucement pendant notre entretien, et la nature est obligée d’obéir à la nécessité ; nous allons lui faire l’aumône d’un peu de repos. Vous n’avez rien de plus à dire ?

Cassius. — Rien de plus. Bonne nuit ; demain de bonne heure nous serons sur pied, — et en route !

Brutus. — Lucius, ma robe. (Sort Lucius.) Adieu, mon bon Messala : — bonne nuit, Titinius : — noble, noble Cassius, bonne nuit et bon repos.

Cassius. — Ô mon cher frère ! cette nuit avait eu un mauvais commencement ; que jamais plus nos deux âmes ne connaissent une telle division ! que cela ne soit plus, Brutus !

Brutus. — Tout est bien.

Cassius. — Bonne nuit, Seigneur.

Brutus. — Bonne nuit, mon bon frère.

TITINIUS et Messala. — Bonne nuit, Seigneur Brutus.

Brutus. — Adieu à tous. (Sortent Cassius, Titinius et Messala.)


Rentre LUCIUS avec la robe.

Brutus. — Donne-moi la robe. Où est ton instrument ?

Lucius. — Ici dans la tente.

Brutus. — Comment ! tu parles tout endormi ? Pauvre bambin ! je ne te blâme pas ; tu es fatigué de trop veiller. Appelle Claudius et quelque autre de mes gens ; je veux qu’ils sommeillent sur des coussins dans ma tente.

Lucius. — Varron et Claudius !


Entrent VARRON et CLAUDIUS.

Varron. — Mon Seigneur appelle ?

Brutus. — Je vous en prie, mes amis, couchez-vous sous ma tente, et dormez ; il se peut que j’aie besoin de vous faire lever pour quelque affaire avec mon frère Cassius.

Varron. — S’il vous plaît, nous allons nous tenir ici debout, et nous veillerons en attendant vos ordres.

Brutus. — Je ne veux pas qu’il en soit ainsi : couchez-vous, mes bons amis : il se peut que je change d’avis. (Varron et Claudius se couchent.) Regarde, Lucius, voici le livre que je cherchais ; je l’avais placé dans la poche de ma robe.

Lucius. — J’étais sûr que Votre Seigneurie ne me l’avait pas donné.

Brutus. — Sois endurant avec moi, mon cher enfant, je suis très-oublieux. Est-ce que tu peux tenir encore un instant ouverts tes yeux gros de sommeil, et toucher ton instrument pendant une ou deux mesures ?

Lucius. — Oui, Seigneur, si cela vous fait plaisir.

Brutus. — Cela me plairait ; mon enfant, je te cause beaucoup trop d’ennui, mais tu es de bonne volonté.

Lucius. — C’est mon devoir, Seigneur.

Brutus. — Je ne devrais pas pousser ton devoir au-delà de ta force : je sais que les jeunes sangs sont impatients de leur temps de repos.

Lucius. — J’ai dormi déjà, Seigneur.

Brutus. — Tu as fort bien fait, et tu vas dormir encore ; je ne te retiendrai pas longtemps : si je vis, je serai bon pour toi. (Musique et chant.) Voici un air assoupissant : ô sommeil meurtrier ! c’est ainsi que tu laisses tomber ta masse de plomb sur mon petit serviteur qui te joue de la musique ? Bonne nuit, gentil bambin ; je ne veux pas te causer le chagrin de te réveiller : si tu fais seulement un mouvement de tête, tu vas briser ton instrument ; je vais te le retirer : bonne nuit, mon bon enfant. — Voyons, voyons ; — est-ce que la page n’est pas pliée à l’endroit où j’avais cessé de lire ? C’est ici, je crois. (Il s’assied)


Le fantôme de César apparaît.

Brutus. — Comme ce flambeau brûle mal4 ! — Ah ! qui vient ici ? Je suppose que ce sont mes yeux affaiblis qui donnent forme à cette apparition extraordinaire. Elle s’avance sur moi ! — Es-tu quelque chose de réel ? es-tu un Dieu, un génie, un démon, toi qui glaces mon sang et fais dresser mes cheveux ? Dis-moi ce que tu es ?

Le fantôme. — Ton mauvais génie, Brutus.

Brutus. — Pourquoi viens-tu ?

Le fantôme. — Pour te dire que tu me verras à Philippes.

Brutus. — Bon : ainsi je te reverrai encore ?

Le fantôme. — Oui, à Philippes.

Brutus. — Eh bien, en ce cas, je te reverrai à Philippes. (Le fantôme disparaît.) Maintenant que j’ai repris cœur, voilà que tu t’évanouis : mauvais génie, je voudrais converser plus longtemps avec toi. — Enfant ! Lucius ! — Varron ! Claudius ! réveillez-vous, mes amis ! Claudius !

Lucius. — Les cordes sont fausses, Seigneur.

Brutus. — Il se croit encore à son instrument. — Lucius, réveille-toi !

Lucius. — Mon Seigneur ?

Brutus. — Tu rêvais donc, Lucius, pour crier comme tu l’as fait ?

Lucius. — Seigneur, je ne sais pas si j’ai crié.

Brutus. — Oui, tu as crié : avais-tu vu quelque chose ?

Lucius. — Rien, Seigneur.

Brutus. — Rendors-toi, Lucius. — Maraud de Claudius ! eh, camarade, réveille-toi !

Varron. — Mon Seigneur ?

Claudius. — Mon Seigneur ?

Brutus. — Pourquoi avez-vous crié ainsi dans votre sommeil, mes amis ?

Varron et Claudius. — Est-ce que nous avons crié, Seigneur ?

Brutus. — Oui : aviez-vous vu quelque chose ?

Varron. — Non Seigneur, je n’avais rien vu.

Claudius. — Ni moi, Seigneur.

Brutus. — Allez, et recommandez-moi à mon frère Cassius ; invitez-le à faire mettre ses troupes en marche de bonne heure, et nous le suivrons.

Varron et Claudius. — Cela sera fait, Seigneur. (Ils sortent.)



Notes

1. Ce fut Brutus lui-même, qui jugea et condamna Lucius Pella, le lendemain même de la scène que Shakespeare va nous montrer. Cette condamnation ne précéda donc pas la dispute de Cassius et de Brutus, mais la suivit au contraire. Du reste Cassius, nous apprend Plutarque, s’en montra fort affligé, et fit valoir pour excuser Pella les mêmes excuses qu’il présente dans Shakespeare.

2. Ce grotesque incident est historique ; seulement ce faiseur d’embarras n’était pas un poëte, mais un philosophe, et s’appelait Favonius. Voici comment Plutarque raconte cette anecdote : « Bientôt ils (Brutus et Cassius) se laissent emporter aux larmes et aux mots blessants : leurs amis étonnés de leur violence et de leur ton de colère, craignent qu’il n’en résulte quelque chose de fâcheux ; mais l’entrée de la chambre leur est interdite. Marcus Favonius, ce partisan zélé de Caton, philosophe moins par raison que par une fougue et une passion furieuses, veut entrer et est arrêté par les esclaves. Mais c’était toute une affaire de contenir Favonius quand il s’était mis quelque chose en tête : il était en tout violent et emporté. Il considérait comme rien d’être sénateur romain ; et la liberté cynique de son langage ne servait point à le relever, ses boutades intempestives n’étant presque jamais accueillies que par des rires. Il écarte en ce moment avec violence les mains de ceux qui le repoussent, entre, et grossissant sa voix, il récite les vers que Nestor prononce dans Homère :

Mais écoutez, votre âge est au-dessous du mien,


et le reste. Cassius se met à rire, mais Brutus le chasse en l’appelant faux chien et franc cynique. Cependant ils ne poussent pas plus loin leurs contestations et se retirent. Cassius donnait un dîner ; Brutus s’y rend avec ses amis. On était assis, quand Favonius arrive en sortant du bain. Brutus proteste qu’il ne l’a pas invité et ordonne qu’on le mette au haut bout de la table : Favonius se place de force au milieu. Il règne dans le repas une aimable gaieté qui n’exclut pas la philosophie. » (Plutarque, Vie de Brutus. Traduction Talbot.)

3. Selon quelques historiens, Portia serait morte non avant mais après Brutus. Voici comment Plutarque résume les diverses traditions qui avaient cours sur cette mort. « Antoine renvoya les cendres de Brutus à Servilia, sa mère. Quant à Portia, femme de Brutus, Nicolas le philosophe et Valère Maxime rapportent que voulant mourir, mais détournée de ce dessein par ses amis qui s’y opposaient et la gardaient à vue, elle prit un jour au feu des charbons ardents, les avala, tint sa bouche complètement fermée et s’étouffa ainsi. Il existe cependant une lettre de Brutus, dans laquelle il adresse des reproches à ses amis et déplore le sort de Portia, qu’ils ont négligée et laissée se donner la mort pour la délivrer d’une maladie. Il semble donc que Nicolas ait commis un anachronisme ; car on voit et la maladie de Portia, et son amour pour son mari, et le moyen qu’elle employa pour se donner la mort, nettement exposés dans cette lettre si elle est vraiment de Brutus. (Plutarque, Vie de Brutus.)

4. C’était une ancienne croyance qu’à l’approche des spectres la lumière des flambeaux s’obscurcissait ou brûlait bleue.