Jud Allan, roi des gamins/p1/ch13

Jules Tallandier (14p. 207-226).

CHAPITRE XIII

LE SERMENT DU CHEVALIER VAGABOND


Ici, Grace fit entendre une exclamation de surprise :

— Une note singulière.

— Une note ? balbutia Lilian.

— Vois… En petite ronde, je lis ceci : « Jud Allan ignore que ces feuillets furent glissés à la place de ceux où, trop modeste, il s’évertuait à voiler son dévouement. C’est par ordre de celle qui l’aima avant sa naissance, de celle qui, invisible, l’a aidé à conquérir la foi des lads (gamins) que ceci a été fait. Miss Lilian peut être assurée que, pas un instant, on ne s’est, écarté de la vérité. »

— Après, après ? interrogea avidement la jeune fille.

Grace secoua la tête :

— C’est tout.

— Mais qui est celle qui l’aima avant sa naissance ? Quels sont les lads qui ont foi en lui ?

— Je n’en sais rien, ma chérie ; mais je suis satisfaite de l’explication. Il m’aurait déplu qu’il se vantât d’un dévouement que j’admire.

— Ah ! jamais il ne se fût vanté autant que je l’estime… Je voudrais comprendre, voilà tout.

— Je comprends qu’un autre a substitué ces pages à celles que Jud Allan avait préparées.

— Quel autre ?

— Tu es trop curieuse, ma belle Lilian. Au point où nous en sommes, un mystère de plus n’est pas pour nous déconcerter… Au surplus, neuf heures vont sonner… Plus de paroles inutiles, je continue.

Et sans s’inquiéter de l’air désappointé de sa compagne, l’aimable Grace se replongea dans la lecture du manuscrit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Jud était seul, prisonnier par l’ordre du « Crâne », de ce chef étrange qu’il ne connaissait pas. Il s’irrita contre lui-même.

— Stupide Jud, gronda-t-il. Comment as-tu supposé que l’on aurait tant de confiance en toi ? Certes, tu n’es pas maladroit ! des canailles ont pu voir en toi une recrue appréciable ; mais avant d’être le confident, il faut faire ses preuves…

Il eut un sourire :

— Il est vrai que je n’aurais guère pu agir autrement.

Puis, avec énergie :

— Seulement, je suis dans la nasse, il importe d’en sortir. Je me suis promis de défendre la petite victime ; je ne consentirai désormais à me serrer la main, que si j’ai conscience d’avoir tenté l’impossible.

Sur ces mots, il regarda autour de lui. La cabine prenait jour par un étroit hublot, ouverture ronde tout à fait insuffisante pour livrer passage à l’enfant, si mince qu’il fût.

— Bon, murmura-t-il, il faut d’abord sortir d’ici.

Puis, par réflexion :

— Oui, mais une fois dehors, que ferai-je ?

Il s’approcha du hublot, l’ouvrit et regarda au dehors.

La nuit des régions intertropicales n’est point sombre. Il semble que les choses restituent à l’atmosphère une partie des rayons qui les ont pénétrés durant le jour.

Une clarté bleuâtre régnait sur les eaux, rendant perceptible la côte rocheuse.

— Bigre ! Le rivage est au moins à un mille marin (1852 mètres). Bah ! si j’étais dans l’eau, j’en viendrais à bout… et puis, et puis, il n’y a pas à discuter, mes amis les bandits ne pousseront pas l’obligeance jusqu’à m’offrir une embarcation.

Ce fut tout.

Le gamin avait désormais son idée.

Un clou retiré sans bruit de la cloison, il l’introduisit dans la serrure.

Il tâtonna un instant ; le déclic du pêne l’avertit qu’il avait réussi.

— À la bonne heure, fit-il gaiement. Je me demandais pourquoi si souvent j’ai dû vivre côte à côte avec des voleurs. C’était pour apprendre à ouvrir les portes fermées.

Avec d’infinies précautions, il se glissa dans le couloir de la cabine. Personne ! aucun factionnaire.

Les marins, restés à bord, n’avaient évidemment pas jugé opportun de surveiller le prisonnier.

Ils avaient toute confiance dans la solidité de la porte en chêne, que, si cavalièrement, Jud venait de forcer.

À pas de loup, l’enfant gagna l’escalier accédant au pont.

Une à une il gravit les marches.

Mais en arrivant sur la dernière, il se rejeta brusquement dans l’ombre.

Un groupe de marins lui barrait le passage.

Ils ne se doutaient point que le prisonnier fût si près d’eux. Tous écoutaient un de leurs camarades qui leur contait une histoire de bord.

— Ah ! fit le gamin avec désespoir, s’ils restent là une heure, il sera trop tard !

Et rongeant son frein, il attendit.

Il faut croire que le destin avait marqué la voie de l’enfant, car soudain l’organe rude du capitaine se fit entendre :

— Tout le monde à l’avant, les crochets à squales à la mer.

La pêche du squale ou requin est une distraction dont les gens de mer sont friands.

En toute hâte, les matelots coururent vers l’endroit indiqué.

Mais un nouvel obstacle, plus terrible que les hommes, se dressait en face de Jud Allan.

Des squales rôdaient autour du navire.

Un instant, il demeura immobile, puis il eut un grand geste de résolution.

— Tant pis… j’ai mon couteau… Et puis, pour ce que la vie est amusante.

Il sortait du panneau tout en parlant. L’arrière du navire lui apparut désert.

Ainsi qu’une ombre, il se glissa jusqu’auprès des palans supportant l’un des canots.

Une corde déroulée baignait son extrémité ; dans les flots.

Elle avait servi aux compagnons d’expédition du « Crâne » à embarquer dans la chaloupe venue de terre, et les marins n’avaient point jugé utile de la ramener sur le pont.

À l’avant, on entendait les cris des matelots, amorçant les crochets destinés à la pêche du squale.

Jud s’accrocha au filin du palan, se laissa glisser dans l’eau.

Peut-être, avant d’y plonger, interrogea-t-il la surface des flots avec une vague inquiétude mais ses mouvements n’en furent pas ralentis.

L’onde se referma sur lui. L’enfant nageait entre deux eaux.

Sa tête, point noir déjà presque invisible du pont, émergea à quelque distance, puis disparut de nouveau.

Il répéta à plusieurs reprises la même manœuvre.

Enfin, se jugeant assez éloigné de sa prison flottante, il commença à tirer régulièrement sa coupe.

Il oubliait les requins. Les voraces carnassiers marins devaient être absorbés par les appâts que les hommes du bord mettaient à leur disposition.

Aussi nageait-il avec calme, sans se presser, ménager de ses forces.

Tous les deux ou trois cents mètres, il se reposait un instant en faisant la planche. Après quoi il repartait.

À l’estime, il avait parcouru la moitié de la distance qui le déparait de la côte, quand un frisson le secoua tout entier.

À quelques brasses de lui, il venait de distinguer un objet triangulaire, ressemblant à une petite voile latine, qui courait à la surface des eaux.

L’aileron dorsal d’un requin, se dit-il avec angoisse.

Mais, malgré l’imminence du danger, son sang-froid ne l’abandonna pas.

Le requin voit mal, si mal que parfois un petit poisson, dénommé remora, le guide, remplissant les fonctions du caniche pour l’aveugle.

Mais, par contre, il a l’ouïe très développée.

Le moindre bruit insolite attire son attention, détermine la direction de sa course. Il nage au son avec une certitude absolue.

Jud s’allongea sur l’eau, se laissant flotter ainsi, qu’un corps mort.

Malheureusement, dans cette position, il ne lui était plus possible de surveiller les mouvements du squale. D’une seconde à l’autre, il pouvait être happé par la gueule formidable de l’ennemi.

Deux, trois minutes passèrent ainsi, minutes d’épouvante et d’horreur.

Enfin, la tension de ses nerfs devint telle, qu’au risque d’attirer le requin, le gamin voulut voir. Il reprit la position du nageur, non sans avoir glissé entre ses dents son couteau ouvert.

L’aileron avait disparu.

Le squale s’était éloigné, sans avoir éventé la proie si proche de lui.

Jud poussa un soupir de satisfaction profonde. On a beau être brave, avoir fait le sacrifice de sa vie, la pensée d’être dépecé par un monstre marin ne saurait être accueillie comme une perspective agréable.

Mais l’heure ne permettait pas les longues auto-congratulations. Le gamin recommença à nager vers la terre.

Maintenant, il était assez rapproché pour discerner nettement la côte où il voulait aborder.

Elle semblait formée de falaises verticales tombant à pic dans la mer. En face de Jud, deux petites baies se creusaient dans la muraille rocheuse.

L’une totalement couverte par les eaux et entourée d’une muraille perpendiculaire de rochers ; l’autre, gardant à découvert une étroite plage de sable aboutissant à une faille de la falaise, où se déroula sans doute une sente permettant d’escalader la masse granitique.

Pour atterrir, cette dernière crique semblait la seule favorable.

Seulement, elle était interdite au courageux petit bonhomme, par ce fait que la chaloupe des bandits y avait abordé, et que son équipage comptait sur la grève, pour attendre plus commodément le retour des sinistres passagers au service du Crâne.

La constatation n’avait rien de réjouissant.

Un instant, Jud cessa de progresser, se bornant à se maintenir à flot. Il réfléchissait.

La côte se montrait rébarbative, et le seul point abordable était gardé.

— Tant pis, fit-il enfin, je vais explorer la crique voisine. Parfois les rochers semblent impraticables à distance, et de près on reconnaît l’escalade possible… D’ailleurs, conclut-il, je n’ai pas d’autre parti à prendre.

Mais un regard, jeté encore sur ses ennemis, lui arracha une exclamation.

— Sapristi, j’ai fait du chemin sans remuer les bras… Je dérive, et vite même… Je suis tombé dans un courant qui a l’air de me conduire justement là où je ne veux pas aller.

Vigoureusement, il se prit à battre l’eau pour couper le courant. Mais après quelques minutes d’efforts surhumains, il dut s’arrêter pour souffler.

— Terrible, murmura-t-il, il faudrait une chaloupe pour lutter… Maudit courant, il va me jeter dans les bras des matelots.

En effet, il était emporté sans pouvoir résister vers l’endroit où l’embarcation des bandits se montrait engravée dans le sable du rivage.

Dans un quart d’heure à peine, il y serait amené. Les matelots le verraient, le prendraient. Son expédition se terminerait lamentablement.

À cette minute douloureuse, ce ne fut point sur lui qu’il s’apitoya, bien que son sort ne fût point douteux. Il soupira :

— Pauvre petite mignonne !

Il songeait seulement à l’infortuné bébé, que la fatalité cruelle allait priver de son unique défenseur !

Mais l’imminence du danger ranima son courage. Il tendit tout son être dans la volonté de s’écarter de la ligne dangereuse. Ses bras, ses jambes se détendirent comme des ressorts d’acier.

Soudain, une sensation agréable le pénétra tout entier.

— Bizarre ! On dirait que le courant me pousse moins fort !

Il demeura sur place pour contrôler cette impression, née peut-être de son désir d’échapper à l’étreinte de l’eau.

Non, il ne se trompait pas. Le courant devenait imperceptible. On eût dit qu’il s’arrêtait. Les houles elles-mêmes s’apaisaient.

Cette dernière observation fut un trait de lumière pour le gamin.

— Je comprends, se confia-t-il ; la marée est pleine, la mer devient étale ; le courant venant du large cesse en même temps.

Puis, par réflexion :

— Il faut donc que, dans une dizaine de minutes, je sois accroché à la falaise, car alors le courant se manifestera en sens inverse ; il ne serait pas plus avantageux pour ma protégée que je sois entraîné en pleine mer.

Et il se remit à nager.

À présent, il avance rapidement sur une mer devenue momentanément d’huile, selon l’expression maritime. La certitude de disposer de quelques brèves minutes le fait se presser. Dans les moments de hâte, on néglige les menues précautions comme autant de causes de retard.

Le résultat de cette imprudence inévitable est que sa présence est signalée par l’un des marins de l’équipage de la chaloupe.

Jud va atteindre le cap rocheux qui sépare la déchirure de la falaise, où il pense se réfugier, de la plage occupée par ces hommes, quand une voix rude parvient jusqu’à lui.

— Voyez donc, garçons, qu’est-ce qui nage là-bas ?

— Bon, un marsouin probablement, riposte un organe non moins rauque. Il n’y a que les marsouins pour remuer l’eau comme cela.

— Peut-être vrai. Seulement m’est avis que l’on en serait plus sûr si on y allait voir… Après tout, cela nous distraira tout en nous dégourdissant les bras.

Jud sent son cœur sauter éperdument dans sa poitrine. L’embarcation va se mettre à sa poursuite. Il sera pris dans l’anfractuosité rocheuse comme un lapin en son terrier.

Et des bruits menaçants arrivent à ses oreilles.

C’est celui de lourds souliers frappant le fond de bois du canot ; celui des avirons armés sur les tolets.

Un effort désespéré le porte en avant. Il dépasse la pointe de granit. Ses persécuteurs ne peuvent plus le voir.

Mais qu’importe ! Ils approchent. Eux aussi vont doubler le cap escarpé ; le son rythmé des rames frappant l’eau l’avertit de leurs, mouvements.

Et il promène autour de lui un regard éperdu, cherchant vainement un trou, une fissure, ou il se puisse dissimuler. Durant quelques secondes, il connaît toutes les tortures du désespoir.

Profonde d’une trentaine de mètres, large de dix, la coupure, où il est enfermé, s’entoure de falaises verticales, hautes de cent pieds au moins.

Et dans l’obscurité, plus profonde en cet espace resserré, il semble que les flancs du rocher sont polis ; les aspérités se fondent, sont absorbées par les ténèbres.

Le bruit des rames devient plus distinct. L’ennemi va se montrer.

Est-ce que vraiment l’effort du gamin est destiné à demeurer inutile ? Est-ce qu’il va succomber, entraînant avec lui, dans la mort, la mignonne inconnue à laquelle il s’est dévoué ? Cette pensée le galvanise. Il s’enfonce dans le fjord sombre.

— Ah !

C’est un soupir d’espérance. La paroi n’est pas aussi régulière qu’elle le paraissait.

Voici un point où l’on pourrait peut-être se hisser… en risquant de se rompre les reins, cela est vrai ; mais, aux heures tragiques, on saisit la chance qui se présente, si faible, si aléatoire qu’elle soit.

Jud se cramponne au rocher. Il rampe, se hisse, utilisant comme points d’appui les moindres aspérités de la falaise.

Pourvu qu’il ait le temps d’atteindre un renflement rocheux qu’il discerne à quelques mètres au-dessus de sa tête.

Dans son désir de rester libre, il réalise des prodiges d’équilibre. Il réussit dans son invraisemblable ascension.

Il s’est glissé sur la protubérance remarquée. C’est un bloc rocheux s’avançant sur la façade de la falaise. Il est juste allez long, assez large, pour que le petit puisse s’y allonger ; mais il constitue la cachette inespérée. De la surface des eaux, on ne peut plus apercevoir le frêle héros que la roche compatissante abrite contre les yeux des hommes.

Il était temps. La chaloupe se montrait à l’orifice de la baie.

Les matelots ont allumé une torche, dont la lueur rougeâtre éclaire sinistrement l’étroit chenal, jetant des teintes sanglantes sur les rocs et sur tes eaux. Ils font le tour de la crique, ramant avec lenteur, échangeant des plaisanteries.

— Austin sentait que la chance tournait aux cartes, alors il a vu le marsouin qui interrompt la partie.

— Non, j’ai bien vu l’animal disparaître dans cette rue d’eau (expression californienne).

— Eh bien, où est-il ?

— Où il a pu aller… Un poisson n’est pas une breloque, il est plus difficile à mettre sous les yeux des curieux.

Jud ne perd pas une parole. Il frissonne à la pensée qu’un faux mouvement peut le faire découvrir. Enfin, il respire. Le patron du canot s’écrie :

— Austin offrira un gin général… Cela lui apprendra à nous mettre à la mare sans nécessité.

Ce à quoi l’interpellé riposta par des jurons.

Mais la barque regagne l’entrée de la crique, elle contourne le cap qui la sépare de la minuscule plage où elle se tenait tout à l’heure. Elle n’est plus en vue. Jud n’a point été découvert. Le gamin, champion suscité par la Providence, pourra continuer son œuvre de salut.

— Il s’agit maintenant de me tirer d’ici.

C’est dans un souffle que l’enfant exprime cette proposition.

Certes, il a échappé aux regards des hommes, mais sa tâche est loin d’être terminée. Ses forces le conduiront-elles jusqu’au bout ? C’est ce qu’il se demande avec angoisse, en sentant ses membres raidis. L’immobilité, à laquelle il a été condamné durant quelques minutes, l’a brisé. Ses vêtements mouillés se sont collés à son corps, amenant le refroidissement qui ankylose et paralyse.

Mais dans ce corps de gamin existe une volonté de fer. Il se relève, et sur l’étroite corniche, suspendu à mi-hauteur de la falaise, au risque d’être précipité dans les flots, il se contraint à des mouvements d’assouplissement.

Bientôt la chaleur revient à ses membres engourdis ; le sang circule plus rapide en ses veines, son corps recouvre son élasticité.

— En route !

Jud reprend la lutte contre le rocher. S’accrochant de-ci de-là, manquant vingt fois d’être précipité, il rampe sur la paroi, s’agrippe à des protubérances presque invisibles… Hors d’haleine, ruisselant de sueur, il atteint le sommet.

Le promontoire se termine par une étroite plateforme triangulaire, que tapissent des mousses et des ajoncs brûlés par le soleil.

De ce point, Jud domine la petite plage où campe l’équipage de la chaloupe. Mais s’il voit ses adversaires, ceux-ci pourraient également l’apercevoir.

Alors, sans souci des piqûres, il se couche parmi les ajoncs ; il rampe sans bruit jusqu’à l’endroit où le plateau élargi lui permet de reprendre la position verticale, sans crainte de se trahir.

Il a le corps couvert de ces piqûres agaçantes causées par les ardillons des ajoncs ; mais il n’en a cure. Une seule pensée le tient : rejoindre le sentier qui relie la plage au sommet, et là, retrouver les traces de ceux qu’il veut atteindre à tout prix.

— C’est ici.

Oui, le sentier se coule entre deux rochers, dessinant ses sinuosités blanchâtres sur le ton sombre de l’escarpement. Les plantes sont foulées par le passage de plusieurs hommes.

La piste est claire. Un citadin, ignorant du désert, ne la perdrait point. Pour Jud, qui a toujours vécu en plein air, la suivre n’est qu’un jeu.

Bientôt, une colline sablonneuse se présente. Le gamin l’escalade, comme l’ont gravie, une heure plus tôt, ceux qu’il cherche.

Au sommet, il a une exclamation de surprise. À la bande de terrains incultes bordant le rivage, succèdent brusquement des cultures.

Ce sont de hauts palmiers, dont les panaches en rosaces s’étalent, ainsi que de verdoyants parasols, au-dessus d’arbres fruitiers d’origine européenne, lesquels, grâce à eux, supportent sans être grillés les ardeurs du soleil mexicain.

Plus loin, des « prairies » entourées de barrières rustiques, où des troupeaux : bœufs, moutons, chèvres, porcs, vivent pêle-mêle avec des ânes et des chevaux.

Pendant près de deux heures, Jud marche dans le sentier que bordent les clôtures.

Il se presse, la sueur ruisselle sur son corps. Une lassitude toujours grandissante le fait haleter. Comme il se coucherait, volontiers dans les hautes herbes ! Comme il se laisserait aller au sommeil réparateur.

Il respire avec peine. Son crâne s’emplit de bourdonnements. Mais il va toujours. Il veut mener jusqu’au bout la chasse folle qu’il a commencée.

Et, soudain, il tressaille.

La sente s’enfonce entre des plantes étranges qui, dans la nuit, prennent l’apparence d’araignées géantes, couchées sur le dos, leurs pattes charnues en l’air.

Quels sont ces monstres hauts de trois à quatre mètres ? Des aloès épineux, ces énormes aloès dont le suc fermenté constitue la boisson nationale mexicaine, le pulque. Et du fourré, qui évoque un souvenir des légendes, sort un murmure de voix.

Le gamin s’arrête, il écoute.

« Qui parle ainsi dans les ténèbres ? Si ce sont les misérables que je cherche, il faut qu’ils soient bien certains de n’être pas dérangés. »

Le petit s’aplatit sur le sol. Il se glisse entre les pieds massifs des aloès. Parfois, l’épine qui termine les feuilles, griffe sa chair au passage. Alors, il serre les dents, étouffe l’exclamation que la douleur jette sur ses lèvres. Les voix se rapprochent. Plusieurs hommes causent sans se gêner. Et Jud demeure immobile, étreint à la fois par la joie d’avoir rejoint ses adversaires, par l’épouvante de se sentir trop faible pour vaincre.

Un chemin d’exploitation croise en ce point la sente que l’enfant a parcourue dans les traces des bandits. Au point d’intersection, une sorte de carrefour circulaire a été ménagé par les aloès.

Dans ce cercle dénudé, Jud reconnaît les hommes avec lesquels il a fait le voyage de San-Francisco à la baie de Sébastian Vizcaïno.

Voici l’Américain Tom, l’Irlandais Jetty, Kan-So le Chinois, Zirini l’Italien.

Voici von Foorberg, Van Reek, coquins venus d’Allemagne et de Belgique, Elisalt le Basque, et l’Espagnol Todero.

Ils sont rangés en demi-cercle. Ils discutent avec animation ; de leurs discours, Jud comprend qu’ils attendent quelqu’un. Quelques mots encore, le quelqu’un se précise. C’est le chef, le Crâne.

Mais le silence s’établit tout à coup. Les huit bandits semblent métamorphosés en statues.

Qu’est-ce ? Un nouveau personnage vient d’entrer dans la clairière.

« C’est lui », devine l’enfant qui le considère de tout ses yeux.

Le Crâne est de haute taille. Ses épaules larges, ses membres musculeux disent la force peu commune. Le port altier de sa tête indique l’orgueil et l’audace. Seulement, son visage demeure invisible. Un masque noir cache ses traits. L’homme élève la voix :

— Garçons, au moment d’agir, je veux, selon la coutume de notre association, vous expliquer sans détours le but de notre réunion sur les terres de l’hacienda de Agua Frida.

— Agua Frida, murmure Jud, gravant ce nom dans son esprit.

— Comme toujours, continue l’homme masqué, ceux qui n’approuveraient pas l’opération, seront libres de se retirer.

Un murmure s’élève. Les bandits ricanent. Mais tout s’apaise, sur un signe du chef.

— Comprenez-moi bien, reprend celui-ci… Deux obstacles doivent disparaître, deux, vous entendez… pour que ma chère cousine Lily cesse de souffrir, pour qu’elle soit seule maîtresse de ce domaine de quarante mille kilomètres carrés[1].

— Hip ! Hip ! Hurrah ! pour le domaine de Lily !

Le Crâne hoche la tête. Il doit sourire sous le masque. Il poursuit :

— Le señor Pariset, à qui j’ai accordé naguère la main de cette chère Lily, que j’aime ainsi qu’une fille ; Pariset, dis-je, s’est tout d’abord montré digne de ma confiance. Lily était heureuse, la naissance de sa fillette, la petite Lilian, tout semblait promettre un bonheur durable.

Tandis que les bandits saluaient ces paroles de rires étouffés, Jud, d’une voix légère comme un souffle, répétait les noms prononcés :

— Pariset ! Lily ! Lilian !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Pariset ! Lily ! Lilian !

Ces mots jaillirent aussi des lèvres de la compagne de Grace Paterson. Mais gravement celle-ci mit un doigt sur sa bouche rose.

— Silence ! Lilian… Il faut tout savoir ! Silence et courage.

Et son amie, dominée par son accent, demeurant muette, elle reprit sa lecture.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Pariset, continua le Crâne d’un ton pathétique, est devenu subitement fou. Il croit à un complot formé contre ses richesses et sa vie, confondant avec ses ennemis imaginaires sa femme, ma douce et vertueuse cousine. L’insensé en est venu à prendre en haine jusqu’à cette petite Lilian, qui faisait son bonheur.

— Bon, sifflota Kan-So, j’ai eu assez de mal à attacher ce grelot, et à accumuler les fausses preuves que l’imbécile a acceptées pour vraies.

— Tenez vos langues, garçons, ordonna rudement le chef. Celui qui se vante d’une affaire bien menée, se prépare des déceptions dans l’avenir.

Jud écoutait, stupéfié par l’horreur.

— Donc, plaisanta le Crâne après une courte pause, l’affaire est bien menée. Nos amis du haut commerce de Frisco, avec lesquels nous avons mis Pariset en rapports lors de ses derniers voyages, le considèrent comme fou et dangereux pour ma chère Lily.

Il accentua ces mots avec une indicible ironie.

— J’ajoute même que, si je suis dans ce pays, c’est à l’insistance de mes collègues du tribunal de commerce de San-Francisco que je le dois… Ils m’ont poussé à venir à l’improviste, à m’assurer que Lily n’est pas en danger… La chose faite, je rentre là-bas, j’affecte une inquiétude profonde… Et, d’ici à quelques semaines, quand on m’amène Lily, rendue innocente par notre infusion de chanvre, personne ne doute que Pariset, dans un accès de démence aiguë, ne se soit tué, et ait donné la mort à sa petite Lilian. Impossible que le soupçon même nous effleure.

— Bon, grommela von Foorberg. je déclare que tout cela a été conduit de main de maître. Le Crâne, du reste, nous a habitués à sa façon d’opérer, et si nous, les anciens de la prairie, nous lui obéissons, c’est parce que nous avons la confiance la plus grande en sa supériorité. Mais ceci dit, je voudrais placer une objection.

— Parle, von Foorberg, consentit le chef sans aucune marque d’impatience.

— Eh bien, il me paraît évident que Pariset sera seul réputé coupable de sa mort et de celle de la petite Lilian. Alors, à quoi bon nous charger de cette enfant pour la confier à la pleine mer, au lieu de l’étrangler ici, tout simplement, en abandonnant son cadavre auprès de celui du fou ?

— Allons, allons, rallia le chef, vous êtes décidément des criminels naïfs, garçons. Non seulement je prétends n’être pas soupçonné, mais encore forcer l’admiration sentimentale de mes concitoyens. L’enfant disparaît sans laisser de traces, n’est-ce pas ? Je puis supposer qu’elle vit encore. Je mets en mouvement les agences de renseignements, les détectives du monde entier, pour tâcher de la retrouver. Et l’univers s’entretient de mon affection fraternelle pour ma cousine Lily. On trouve naturel qu’elle habite chez moi. On m’admire de n’économiser ni temps, ni argent, pour lui rendre sa fille, dont la présence peut-être déterminerait son retour à la raison.

Un silence flatteur suivit la déclaration du terrible chef de bande.

Le meurtrier qui vole l’admiration de ses contemporains est exceptionnel, et la tourbe vulgaire des bandits s’incline devant ces êtres, en qui ils reconnaissent la toute-puissance pour le mal.

Maintenant, Jud avait peur de cet homme. Il se sentait vaincu par avance. Qui donc ajouterait foi à l’affirmation d’un petit vagabond, évadé de la prison d’Alb-Point ?

Mais cette faiblesse ne dura pas. De nouveau il prêta l’oreille au discours du chef

— Nous sommes d’accord, déclamait celui-ci. Personne n’a plus rien à objecter. Parfait ! Alors, écoutez comment va s’accomplir l’opération, et quels en seront les résultats.

« Pariset, que j’ai fait avertir, est parti, ce matin, de l’hacienda de Agua Frida, en annonçant bien haut un voyage à Frisco. Il croit que Lily, terrorisée par ses colères continuelles, tremblant pour la vie de son enfant, va profiter de son absence pour confier Lilian à des mains amies. Fou de colère et de haine, il va revenir par ce chemin, traversant la clairière où nous nous trouvons.

« Lily est seule à l’hacienda, avec sa servante Trina… Celle-ci me remettra l’enfant, comme à un ami sûr.

— Mais elle parlera, fit une voix.

— Non… elle ne parlera jamais.

Le ton dont ces paroles furent prononcées fit frissonner Jud.

— Le père tombe ici… On trouve la servante égorgée, là-bas, l’enfant a disparu… C’est le fou qui a ait tout le mal.

Il promena sur ses auditeurs un regard triomphant, puis, la voix abaissée :

— Maintenant, passons aux résultats de l’affaire.

« Je garde ma cousine à San-Francisco. Mes affaires, chaque jour plus importantes, ne me permettent pus de m’occuper moi-même de l’exploitation d’Agna Frida. Et, cependant, je veux que le domaine de Lily continue à prospérer. Si elle revient à la raison, je souhaite qu’elle soit contente du cousin dont la fatalité a fait son tuteur. Je constitue un conseil d’administration, composé de mes correspondants les plus actifs, les plus honnêtes… Vous, enfin !

Un éclat de rire accueillit la plaisanterie du chef.

Vous administrez Agua Frida, chacun, à tour de rôle, vivant à l’hacienda. Ainsi, sous le couvert de l’affection, de la défense des intérêts de la veuve et de l’orpheline, nous avons ici, à poste fixe, un agent centralisant le produit de nos opérations, et cela, dans un endroit baigné par le Pacifique et la mer Vermeille, où nos navires aborderont sans avoir à se préoccuper des douanes, où aucune police ne saurait pénétrer.

Sa voix s’enflait par degrés. L’effrayant aventurier se gonflait d’orgueil satisfait.

— L’heure est venue, garçons, de mettre le monde en coupe réglée, de réaliser enfin ce but vers lequel notre association n’a cessé de marcher, depuis qu’elle fut constituée dans les prairies du Far-West. Toi, Elisalt, et toi, Todero, vous serez les chefs de nos opérations internationales pour l’Espagne et la France. Toi, von Foorberg, je te donne l’Allemagne, l’Autriche et les pays scandinaves. L’Angleterre et ses colonies, l’Italie, la péninsule des Balkans, seront le lot de Zirini.

« Je garde les autres pour les deux Amériques, et le cas échéant, l’Asie et l’insulaire Océanie.

Jud frissonnait aux accents de cette voix sonore, dominatrice. On eût cru entendre l’un de ces conquérants barbares des âges des grandes invasions, distribuant à ses leudes les fiefs arrachés aux vaincus.

Le gamin se sentait humilié de sa faiblesse, de sa petitesse, devant ce géant du mal.

— Y a-t-il quelque observation que l’on désire me présenter encore ?

Les huit bandits répondirent d’une seule voix :

— Non, c’est bien vu !

— Alors, reprit le Crâne, entrons en action.

Et, d’un ton impossible à rendre, mélangé d’ironie et de cruauté :

— Je vais chercher l’enfant, apprendre le silence à la servante Trina ; vous, guettez l’homme ; s’il paraît, réduisez-le à l’impuissance ; mais surtout qu’il ne lui soit fait aucun mal.

Jud comprit que les misérables allaient se cacher parmi les aloès.

Tremblant d’être découvert, il se glissa lui-même au milieu des énormes plantes. D’instinct, il se porta à vingt pas de là, le long du chemin d’exploitation traversant la clairière.

Il était à peine à son nouveau poste, quand le Crâne passa devant lui. L’assassin allait à son œuvre de mort.

Cette pensée rendit au petit toute son énergie. Il se redressa, et se coulant sous les feuilles charnues, insensible aux piqûres brûlantes des épines, il suivit, à quelques mètres de distance, l’homme dont il s’était improvisé l’ennemi.

Il voulait voir, savoir… et puis, au petit bonheur… Il se montrerait, s’il le fallait. Il périrait pour Lilian, ce bébé encore inconnu. Il songeait :

« Quel est cet homme ? À San-Francisco, le tribunal du commerce est composé d’amis à lui. Mme  Pariset, Lily comme il la nomme, est sa cousine… Et ce personnage occupant une situation honorable, enviée, entretient à sa solde une troupe de bandits. Quel peut être cet individu ? »

Cependant, le Crâne et le gamin, avaient parcouru sept à huit cents mètres. La pulqueria (plantation d’aloès à pulque) s’interrompit brusquement.

Jud s’arrêta, à l’abri de l’un des derniers végétaux, et regarda en avant.

Des pelouses avec des corbeilles de fleurs, des bouquets de palmiers, indiquaient un peu d’agrément. À faible distance, des bâtiments blancs, aux toitures de tuiles vernissées qui brillaient sous les rayons de la lune, attirèrent son attention.

— L’hacienda, murmura-t-il.

Un sifflement, aux modulations particulières, se vrille dans l’air. À dix pas, le Crâne s’est arrêté. Masqué par une touffe d’arbres, il ne saurait être aperçu de l’hacienda.

Mais qu’est-ce donc ? Là-bas, dans la façade blanche de l’habitation, un rectangle noir vient d’apparaître.

« Une porte a été ouverte », se confie le petit, la gorge serrée par l’angoisse.

Il ne se trompe pas. Sur le seuil se montre une forme blanche. La forme blanche vient vers l’endroit où attend le Crâne. Jud discerne la silhouette d’une femme.

Son cœur se tord éperdument dans sa poitrine, car la femme porte un fardeau dont le jeune guetteur devine la nature. C’est le bébé, c’est Lilian.

Un instant ses yeux se troublent, embués par l’émotion. Quand il regarde de nouveau, la femme est debout, en face du chef masqué. Il l’interroge d’une voix brève, autoritaire. Elle répond, doucereuse et hypocrite.

— Trina, tu as l’enfant ?

— La voici, chef. Comme tu l’as ordonné, j’ai mis trois gouttes de laudanum dans son laitage.

— Bien. Elle dormira jusqu’au matin et ne nous fatiguera pas de ses cris. Et la señora Lily ?

— Elle dort en souriant. On dirait que les saints anges bercent son repos.

— Les peones, les serviteurs ?

— Rentrés à leurs habitations à la chute du jour, ainsi qu’à l’ordinaire. Aucun n’aura l’idée d’en sortir. Une généreuse distribution de pulque et de mescal (eau-de-vie) les y retiendra jusqu’à l’aube.

— Allons, Trina, tu es une fille intelligente et adroite… On aura soin de ta fortune.

Elle s’incline profondément.

— Oh ! master Frey sait récompenser les dévouements…

Sa phrase s’achève dans un râle sourd.

Celui qu’elle vient de nommer a profité de son mouvement respectueux. Il a tiré le machete passé à sa ceinture. L’arme s’est abattue, rapide, sur le crâne de la misérable femme, brisant les os, atteignant la cervelle.

Avant que le corps de Trina ait roulé à terre, son meurtrier lui a arraché l’enfant qu’elle tenait en ses bras. Puis il regarde le cadavre, qui s’écroule sur le sable du chemin, et il ricane :

— Trop imprudente, ma mie. Pour les miens, je dois être seulement le Crâne… Pourquoi m’appelez Frey, sans nécessité ?

Celui dont, en dépit du masque, le gamin connaît à présent deux noms : Le Crâne, Frey, reprend le chemin qu’il a parcouru tout à l’heure.

Sous son bras, tel un paquet vulgaire, il emporte l’enfant, endormie par le laudanum.

Et Jud, invinciblement attiré par ce fouillis d’étoffes blanches qui lui cachent la frêle mignonne pour laquelle il risque son existence, se replonge dans la pulqueria. Voici la clairière.

L’autre partie du drame a commencé à s’accomplir en cet endroit. Les bandits sont réunis autour d’un homme garrotté, réduit à l’impuissance.

— Ah ! ah ! vous avez travaillé, garçons, s’écrie le Crâne d’une voix joviale.

— Et sans bruit, j’ose le dire, riposte le Chinois Kan-So, dont la face maigre et jaune se plisse en un hideux sourire.

— Il a résisté ?

— Non. La surprise a été complète. Quand il a eu conscience de l’attaque, il était déjà ficelé.

Alors, le Crâne se baisse, dépose l’enfant au pied d’un aloès, puis s’avance lentement vers le prisonnier, dont les yeux se fixent sur lui avec une stupeur épouvantée.

— Oui, oui, c’est moi, mon brave Pariset, dit-il. C’est moi, dont tu crierais le nom aux échos, si mes dignes associés n’avaient pris soin de te bâillonner.

En effet, le prisonnier ne saurait répliquer. Il s’agite vainement, se tord en une inutile tentative pour briser ses liens. La gaieté sinistre de son interlocuteur s’accentue.

— Seulement, Pariset manque de réflexion… Il nous fait, à Lily et à moi, l’injure la plus grave qui puisse atteindre une femme et un gentleman… Et il croit que l’on emploiera, pour le réduire à l’impuissance, des cordes qui se rompront au premier effort.

Les bandits soulignent de rires, grossiers et cruels la terrible ironie de leur chef.

— Je venge Lily, que tu as offensée, reprend ce dernier… Ta vie seule peut payer l’injure. Je vais la prendre.

Et il se penche vers le captif, hors d’état de s’opposer à son mouvement ; de la pochette, fixée à la ceinture du malheureux, il tire un revolver, l’examine.

— Il est chargé. C’est admirable. L’une des cartouches que toi-même a glissées dans le barillet, te trouera le front… Eh ! eh ! je ne suis pas cruel. Une balle, une détonation, ce sera fini.

Puis, lentement, et de plus en plus ironique :

— Tu le vois, même si tu pouvais parler, la moindre récrimination serait de ta part une inconvenance, car je suis bon, et puisque tu crois à une vie future, je t’accorde dix minutes pour préparer ton départ vers l’éternité.

Pariset est livide. Il essaie de parler, mais le bâillon ne laisse passer que des sons inarticulés.

Il y a dans les regards de l’homme qui va mourir, de la haine, de l’épouvante, et aussi une surprise affolante… Ce dernier sentiment même doit dominer… Quoi, le parent de sa femme, l’homme qui fut son ami, est celui par la main duquel il va périr !

— Et la petite chose ? interroge Foorberg.

Le chef masqué désigne le paquet qu’il a posé à terre.

— Quelques gouttes de laudanum. Elle dormira jusqu’au retour au bateau.

— Parfait !

— Et, là, je verrai ce que l’on peut faire du gamin que Tom et Jetty m’ont si vivement recommandé.

Nul ne s’occupe plus de l’enfant. Une discussion s’est élevée parmi les meurtriers au sujet de Jud. Jetty et Tom le louent. Foorberg et Van Reek le critiquent. Ah ! s’il pouvait voler l’enfant !

Il se souvient des pâturages traversés par lui avant d’atteindre la pulqueria. Il y avait là des chevaux en liberté… S’il arrivait là, s’il bondissait sur le dos d’un des animaux… Ce serait le salut, peut-être.

Un coup d’œil à ses adversaires. La discussion s’est animée… Les bandits ont oublié tout pour discuter sur l’opportunité d’adjoindre à la troupe le gamin, qu’ils ne supposent pas si près d’eux.

C’est le moment d’agir. Jud se glisse près de l’enfant. Il l’attire à lui. Il le tient. Un trouble inconnu l’étreint lorsqu’il presse dans ses bras la petite créature. Oh ! il faut réussir. Il ne veut pas mourir, puisque sa mort entraînerait celle de Lilian.

Avec le bébé endormi, il disparaît parmi les aloès… Il va, se pressant… Les voix des bandits, affaiblies par l’éloignement, lui indiquent qu’il peut renoncer aux précautions qui ralentissent sa marche.

Il se dresse sur ses pieds, il court, il vole.

Ah ! voici les palissades… Là-bas, un cheval de robe sombre le regarde venir. Sans doute, l’animal a déjà senti le poids d’un cavalier, car il ne s’enfuit pas comme ses compagnons de pâturage, quand le gamin escalade la barrière.

Et Jud sifflote doucement, il s’approche du coursier, il le flatte, puis soudain, il détache sa ceinture, simple tresse de soie, la glisse dans la bouche du cheval, étonné, et d’un bond se trouve à califourchon sur le dos du quadrupède.

Celui-ci veut se débarrasser du cavalier. Mais le gamin lui scie la bouche avec sa cordelette, il lui enfonce ses talons dans les flancs. L’animal a un hennissement de douleur, et furieux, affolé, il s’emballe en un galop éperdu.

Soudain, une détonation lointaine résonne.

Jud frissonne, serre plus, étroitement la petite Lilian. Il a compris… Ce coup de revolver a tué le père de l’enfant. Et il talonne sa monture, dont la vitesse semble s’accroître encore.

Cela dure longtemps. Le cheval, haletant, dont le poitrail se couvre d’écume, essaie de ralentir. Jud le pousse sans cesse, sans pitié.

Dans une dernière foulée l’on parcourt encore quelques kilomètres. Les flancs du cheval, surmené, fument. Ses naseaux, démesurément ouverts, laissent passer un souffle rauque.

Brusquement il bute, s’abat sur le sol, précipitant en avant son cavalier.

Instinctivement, Jud essaie de protéger le cher fardeau qu’il étreint… Mais sa tête porte sur un corps dur, racine ou pierre ; une douleur violente lui fait perdre connaissance, et il demeure inerte, immobile, comme mort, avec l’enfant endormie, que ses bras enserrent toujours.

  1. Un département français a, en moyenne, une superficie de 6.030 kilomètres carrés.