Joyeusetés galantes et autres/IV. — Au Bordel

Joyeusetés galantes et autresA l’Enseigne du Beau Triorchis (Mlle Doucé) (p. 16-19).

IV

AU BORDEL[1]

I



Un soir noir de tristesse et d’ennui, je heurtai
À la porte d’un bouge horrible, ouvrant sa gueule
Sur une impasse. Là trônait, baroque aïeule,
Une duègne au profil drôlement contracté.


J’entrai vite, et mon choix fut bientôt arrêté,
Je saisis une fille atroce, à la chair veule,
Que je vis à l’écart, inerte, bâillant, seule,
Inspectant le plafond d’un regard hébété.

Oh ! la terrible nuit d’amour que nous passâmes !
Ironiques baisers, pleins de honte, où nos âmes
Frissonnaient de dégoût, où se levaient nos cœurs !

Mais je préfère encor cette drôlesse immonde
À celle que j’aimais d’une amour si profonde,
Et qui me séduisait par ses fausses langueurs.

II



Ô fille ! sur ta chair infâme, j’humilie
Mon cœur encore trahi, cet éternel benêt
À qui deux morts n’ont pu suffire, et qui renaît
Pour la douleur, pour la démence et la folie.

J’userai tout le fard de ta lèvre pâlie,
Je pétrirai tes seins montrueux, si ce n’est

Pour être heureux, du moins, ô femelle avilie,
Pour savoir ce que dans les bourbiers on connaît !

Et je me griserai de tous les parfums sales
Qui poissent tes cheveux aux ondes colossales,
Dérobant les hideux stigmates de ton dos ;

Et je veux exprimer dans un baiser suprême,
Baiser de bête fauve ou grince le blasphème,
Ce que mon âme encor renferme de sanglots !

III



Ce que je veux, c’est la débauche crapuleuse
Hurlant au fond d’un bouge où ricane Satan,
Où sur tous les objets une vapeur s’étend,
Sinistre, noire, horrible, informe et nébuleuse.

Là, mon âme oubliant sa candeur bienheureuse,
Rira du rire affreux qu’en enfer on entend.
Pour guérir ma blessure étrange et douloureuse
J’appelle à mon secours les vendeurs d’orviétan.


C’est une femme aussi, la catin répugnante
Dont je bois sans remords la salive stagnante ;
C’est une femme aussi, comme toi, comme toi !

Être pervers et faux, profil d’ange, âme lâche
Qui tortures mon être ulcéré sans relâche,
Ô femme à qui j’avais donné toute ma foi !


  1. Le vidame de la Braguette ayant eu, un jour, le bordel triste, consacra par une éphéméride en trois sonnets ce cas singulier.