Jours de famine et de détresse/Texte entier

Éditions de la Toison d’or (p. 7-208).


VISION


Il neige ; j’ai la grippe ; sur la place, les gamins font des glissades. Je m’accoude à la fenêtre et contemple cette vie sur la neige. Sont-ils souples et lestes, ces enfants ! Grands et petits s’en donnent : ils glissent ; ils se poussent ; ils tombent en grappes.

Ah ! en voici un en loques, sale, la tête embroussaillée, les sabots trop grands, les bas troués, les genoux perçant le pantalon, le fond de culotte en lambeaux ; pâle, boursouflé, mais agile et râblé. Déjà de loin, il prend son élan et fait une glissade d’une douzaine de mètres. Dans cet élan qu’il ne parvient plus à maitriser, il en entraîne d’autres, il en renverse sur son chemin. Aucun n’a mal. Tous cependant se fâchent, se redressent, et tombent sur le petit : c’est qu’il est plus adroit qu’eux, et sale, et pouilleux. Ils le traînent hors de la piste, le roulent dans la neige, le cognent, et le jettent la bouche contre le trottoir. L’enfant se relève, essaie de se défendre, le bras en bouclier ; mais il est seul. De rage et de douleur, il s’en va, boitant et pleurant pitoyablement.

C’est ainsi que mon frère Kees nous revenait toujours, quand nous étions petits. Ce sensuel petit Kees, il avait d’admirables larmes, grandes et limpides comme des perles de rosée.

En me retirant de la fenêtre, j’aperçus ma figure dans l’espion. Ma bouche était contractée, mes yeux en pleurs : je venais de revivre une des scènes douloureuses de notre misérable enfance. Ces scènes, dont nous sortions honnis et maltraités, étaient toutes provoquées par notre pauvreté, car, quand c’est pour le plaisir, ce sont toujours les déguenillés que l’on rosse.


MES PARENTS


Avant l’altération continue, sûre, et comme méthodique, que la misère fait subir aux natures les mieux trempées, mes parents étaient, dans leur milieu et pour leur éducation, deux êtres plutôt rares, tous deux d’une beauté exceptionnelle quoique diamétralement opposée.

Mon père, Dirk Oldema, était un Frison haut de six pieds, mince et élancé comme un bouleau, et d’une flexibilité incroyable. Il avait le teint très frais, les yeux bleu clair lumineux, une denture merveilleuse, des cheveux châtain clair bouclés, une voix parlée franche et timbrée, et une voix chantante de ténor léger qui faisait s’arrêter les passants. Son plus grand plaisir était, le soir, assis avec tous ses enfants autour de l’âtre, de chanter en chœur, ou de raconter des anecdotes de sa vie de soldat, alors qu’il était trompette, avait un beau cheval et que, pendant que les autres étaient en ribote, il raccommodait les bas de tout le régiment pour pouvoir louer des livres. C’était la seule époque de bonheur qu’il avait eue dans la vie.

Ma mère, d’origine liégeoise, était petite et brune, d’une joliesse piquante, extrêmement fine et bien prise, lisant des romans d’aventure, mais n’en ayant jamais eu dans la vie. Elle préférait le luxe au confort, et, à cause de son éducation sommaire, cela se manifestait par un bonnet à fleurs rouges et blanches sur une chevelure mal entretenue, ou des souliers vernis sur des bas troués. Sa joie était de sortir avec Mina, ma sœur aînée, pour aller voir les magasins, de choisir aux étalages des toilettes magnifiques pour nous tous, de se griser là-devant, et de discuter le goût et le choix, comme si c’était arrivé. Toutes deux rentraient la tête en feu, et continuaient la discussion devant une tasse de café sucré.

Une des grandes attractions de ces belles choses eût été de faire enrager les voisines et les tantes. À défaut de ces élégances, quand ma mère avait un bonnet neuf ou une robe achetée au décrochez-moi-ça, elle habillait le plus petit enfant le mieux qu’elle pouvait, partait se promener de long en Iarge dans la rue où habitait une des voisines ou des tantes qu’il s’agissait de faire fondre d’envie, et elle balançait la croupe et jouait avec l’enfant en affectant de ne voir personne ; mais, du coin de l’œil, elle observait tout et venait nous raconter comment la tante avait écarté légèrement le petit rideau en se cachant, puis avait envoyé la petite cousine Kaatje pour bien détailler la toilette de ma mère, et que bien sûr la tante avait verdi de dépit de les voir, elle et son enfant, si bien attifés.

Ma mère était cependant fort bonne et, malgré sa grande misère, je l’ai vue prêter à ces mêmes voisines sa robe du dimanche pour la mettre au clou. Quand on lui témoignait un peu de sympathie, elle se donnait tout à vous, trop même, et passait ses journées chez les autres, en lâchant le ménage et les mioches. Elle était plus rusée qu’intelligente et aurait en somme dû être une poupée de luxe : elle en avait toutes les aptitudes.

Elle chantait toujours, en nous berçant dans ses bras, des louanges à la Vierge : « Marie, Reine des cieux ! » Puis il y était question de « robes de soie bleue ». Je ne l’ai entendue chanter que lorsque j’étais petite : plus tard, la misère le lui avait désappris. Je me souviens d’une voix très timbrée, avec beaucoup de charme ; même quand ma mère était vieille, sa voix parlée avait gardé tant d’inflexions, et son rire était resté si jeune qu’on devenait confiant et gai en sa compagnie.

Mon père se maria en quittant l’armée, et devint gendarme : ce qui le décida à accepter cette fonction était surtout le cheval qu’il adorait. Ma mère, orpheline dès l’âge de treize ans et obligée de gagner sa vie comme dentellière, ne savait rien, mais rien, du ménage. Depuis l’aube jusque tard dans la nuit, elle avait dû faire aller les fuseaux, ne se levant de sa chaise basse que pour se mettre à table et, tout de suite après le repas, reprenant ce travail âpre, qui lui donna des clignotements d’yeux sur lesquels je me guidais pour observer ce qui se passait en elle. Aussi le premier repas qu’elle fit pour mon père, fut des pommes de terre avec, comme sauce, de l’huile de lin au lieu d’huile alimentaire.

Puis quoi ? elle n’avait jamais eu de liberté : maintenant elle était mariée et pouvait bien aller bavarder un peu chez les autres femmes de gendarmes. Et quand mon père revenait de ses tournées, il ne trouvait rien de prêt et devait souvent se remettre en selle sans avoir dîné. Alors, aux haltes, il acceptait les petits verres qu’on offre volontiers aux gendarmes pour être bien avec eux, et il rentrait, se tenant trop raide sur son cheval. Il fut déplacé plusieurs fois, puis révoqué.

Il devint ensuite garde-chasse, mais il renonça à cette fonction de son plein gré : il lui était impossible de mettre les menottes à un homme qui, ne mangeant jamais de viande, avait tiré un lapin sur son propre champ. Quand mon père entendait un coup de fusil qui lui semblait suspect, il faisait un détour, et, à la nuit, il allait prévenir le paysan qu’il serait obligé de confisquer, le lendemain, le fusil caché sous les navets et de dresser procès-verbal.

Après, toujours par amour du cheval, il entra comme cocher dans les grandes maisons ; mais couper sa moustache l’horripilait, et il n’y resta pas. Il s’engagea chez des loueurs et, de chute en chute, devint cocher de fiacre. La première fois qu’il monta sur le siège d’un fiacre, il fut honteux comme d’une déchéance, mais plus tard il en jugeait autrement, et disait que les cochers de fiacre étaient des ouvriers, tandis que les cochers de maître étaient des domestiques.

Ma mère pouvait rester des jours sans manger et n’en était guère incommodée, tandis que mon père souffrait énormément de ces privations, et, quand alors il entrait un peu d’argent, il y avait des conflits. L’un voulait tout dépenser à de la nourriture ; l’autre prétendait en distraire une partie pour des vêtements ou autres choses indispensables. Aussi ma mère avait-elle toujours un bas et faisait-elle des cachotteries continuelles, qui mettaient mon père en fureur.

Ces deux êtres, de race et de nature si différentes, s’étaient épousés pour leur beauté et par amour ; leurs épousailles furent un échange de deux virginités ; ils eurent neuf enfants. Pour le surplus, peu de leurs goûts et de leurs tendances s’accordaient, et, avec la misère comme base, il en résulta un gâchis inextricable.

Nulle part, autant que chez nous, je n’ai entendu parler de beauté. Quand nous nous rêvions riches, nous nous entretenions surtout de ce que nous aurions appris, de toutes les belles choses dont nous nous serions entourés, et, pour des affamés comme nous, la nourriture ne venait qu’en dernier lieu.

J’ai souvenance d’un dimanche après-midi, où mon père voulait faire la lecture à ma mère, qui avait un nouvel enfant au sein ; il en était empêché par les voisins de l’étage au-dessus, qui recevaient des amis et s’amusaient à chanter, en tapant des pieds en cadence et en frappant avec des couteaux sur des verres. Il avait déjà, à plusieurs reprises, fermé son livre en jurant, quand on frappa à la porte. C’était la voisine qui venait inviter mes parents à partager leur divertissement.

— Je me disais : les voisins n’ont jamais rien ; ils lisent par ennui. Alors, si vous vouliez prendre part à notre plaisir ?

Mon père remercia, mais d’un ton légèrement hautain, où perçaient son mépris et sa mauvaise humeur de ce qu’on l’avait cru capable de s’amuser à de semblables vulgarités.

La femme se retira confuse.

Mon père était pris à la campagne d’une joie tellement émue que les larmes lui montaient aux yeux ; jusqu’au coassement des grenouilles dans les mares l’intéressait, et, quand nous voulions leur jeter des pierres, il nous disait :

— Vous allez interrompre leurs causeries, et elles s’expriment si bien, dans leur langage ! Elles font ménage comme nous, ont des enfants, mais ne doivent pas avoir autant de misère, car elles ne seraient pas si gaies.

Après ma neuvième ou dixième année, je ne me rappelle plus grand’chose de sympathique chez nous. La misère s’était implantée à demeure ; elle allait s’aggravant à chaque nouvel enfant, et l’usure et le découragement de mes parents rendaient de plus en plus fréquents les jours de famine et de détresse.


QUAND JE ME RÉVEILLAI,
C’ÉTAIT LE SOIR


J’avais eu la rougeole et m’étais, une après-midi, échappée de la maison pour regarder des garçons jouer à jeter des billes dans des tuyaux de pipe fichés en terre. Je m’étonnais de voir leurs ombres s’agrandir ou se rapetisser suivant leurs mouvements, et je me demandais d’où provenaient ces ombres et pourquoi elles s’agrandissaient et se rapetissaient ainsi, quand je me sentis tout à coup empoignée par derrière, secouée dans tous les sens, et une voix criait :

— Méchante fille, tu pourrais mourir d’être sortie !

C’était notre servante qui m’arrangeait de cette façon : nous avions, quelle dérision ! une servante. Ma mère, n’ayant à cette époque, que cinq enfants, pouvait encore s’occuper de son métier de dentellière, et, comme l’ouvrage abondait momentanément, elle avait dû engager une petite bonne pour l’aider dans le ménage. Celle-ci me battit convenablement, comme c’est l’usage dans le peuple quand un enfant se fait mal ; puis elle me coucha dans ma petite crèche en bois, posée par terre contre le mur. Je m’endormis et, quand je me réveillai, c’était le soir.

Ah ! l’exquise sensation de bien-être et d’intimité ! La chambre était bien éclairée ; un bon feu brûlait dans l’âtre ; ma mère faisait des dentelles au métier et mon père lisait à haute voix les Mille et une Nuits ; parfois il s’arrêtait pour échanger des réflexions avec ma mère.

— Cato, si nous n’avions qu’à dire : « Sésame, ouvre-toi ! » je ne te laisserais pas t’abîmer ainsi les yeux, le soir, à cette dentelle.

— Soyons contents que j’aie trouvé ces commandes dans cette petite ville. Puis j’aime mon métier : cette guirlande est tellement jolie ; des feuillages, avec lesquels les enfants jouaient, m’en ont donné l’idée. Mon dessin est très bien venu, et maintenant cela m’amuse.

Et ses doigts mêlaient les fuseaux avec une telle agilité qu’on ne pouvait les suivre.

Dans la chambre était répandue la délicieuse odeur du foie de bœuf au vinaigre, qui mijotait dans un coin de l’âtre, qu’on mangerait tantôt, et dont j’aurais ma part. Mon père allait de temps à autre soulever le couvercle pour goûter et, en léchant bien la cuillère, il disait

— Cato, ce sera bon.

J’écoutais lire mon père, je humais la bonne odeur, et je me rendormis. Qui dort dîne.


PREMIER EXODE


Mon père, très bon travailleur, avait l’art de se faire prendre en grippe : il montrait trop que la bêtise et la vulgarité lui répugnaient. Il dut donc quitter la petite ville pour chercher de l’ouvrage ailleurs, et se rendit à Amsterdam, d’où il écrivit bientôt à ma mère de venir le rejoindre.

— Vends nos vieilles loques, ajoutait-il, pour faire le voyage, tu trouveras ici ce qu’il faut.

Ma mère savait ce que cela voulait dire : il y avait de tout dans les magasins, mais nous aurions pu coucher entre quatre murs. Mon père s’imaginait toujours que tout allait nous tomber du ciel, et déraisonnait alors complètement. Elle ne tint donc aucun compte de cet enfantillage et obtint du Bureau de bienfaisance notre transfert à Amsterdam.

On avait trouvé place, pour nous et notre pauvre mobilier, sur une barque de transport de marchandises. Ce fut un soir que deux employés du Bureau de bienfaisance vinrent nous chercher pour nous embarquer. Ma mère avait ma sœur Naatje au sein ; les employés, très gentils, tenaient les quatre autres enfants par la main.

C’était à marée basse ; il fallait descendre une grande échelle ; je me rappelle très bien l’épouvante que nous éprouvâmes devant cet abîme noir : un de mes frères criait « qu’il ne voulait pas aller sous l’eau chez père » ; moi, comme d’habitude, je tremblais et essayais de faire la brave. On nous descendit un à un et l’on nous fit entrer dans la cabine commune : il n’y avait d’alcôves que pour le personnel, et rien pour nous asseoir. Les bateliers étaient visiblement ennuyés de cette marmaille qui pleurait, faisait pipi… et le reste.

La barque se mit en route. Nous étions affalés sur le plancher ; ma mère s’y assit à son tour, étala autour d’elle ses jupes sur lesquelles nous nous couchâmes tous, la tête dans son giron ; Naatje tétait toujours. Je ne pus dormir ; je n’avais que cinq ans, mais je me souviens très bien qu’un homme entra, nous regarda avec antipathie, se déshabilla sans gêne et se coucha ; il jurait chaque fois qu’un des petits toussait ou pleurait. Vers le matin, ma mère se mit à torcher, laver et habiller les enfants pour l’arrivée à Amsterdam.

Le Bureau de bienfaisance n’avait payé que notre transport, comme pour les tonneaux d’huile et autres denrées. Il nous avait fait coucher à terre, telles une chienne et sa portée, et ma jolie mère, avec son nourrisson au sein, n’avait pas reçu une tasse de café… rien… rien…

C’est ainsi que, grelottants et pâles de froid et de faim, nous arrivâmes par l’Amstel à Amsterdam, où mon père nous attendait sur les écluses. Pendant que la barque se trouvait arrêtée par la manœuvre, on nous hissa sur les passerelles. Il n’y avait de garde-fou que d’un côté, et, sur ces planchettes, mon père, toujours casse-cou, nous fit passer d’écluse en écluse jusque sur le quai. Puis, par les rues, les ponts et les canaux, il nous conduisit dans une impasse où il avait loué une chambre, au premier étage d’une masure.

Nous eûmes du café et des tartines, et on nous coucha sur de la paille, dans un placard noir et fermé.


RELIEFS ET ORIPEAUX


J’ai souvent lu et entendu dire que le parfum d’une fleur, le goût d’un fruit évoquaient chez certaines personnes un épisode exquis ou poétique de leur enfance ou de leur jeunesse. Eh bien ! à d’infimes exceptions près, mes souvenirs, à moi, ne sont jamais ni exquis, ni poétiques. Toutes mes sensations les plus fraîches et les plus pures furent gâchées par la misère, l’ignorance et la honte. Ce n’est du reste pas en sentant une fleur, ni en goûtant un fruit, mais en mangeant du fromage de Hollande, que je me suis souvenue d’une page de ma toute jeune enfance.

Déjà notre misère devenait intense, à cause du nombre d’enfants qui augmentait chaque année. Une de mes tantes était servante dans une grande maison de prostitution ; elle était très bonne pour nous. Elle nous faisait venir le soir aux alentours de cet établissement, quand celui-ci battait son plein et que la surveillance était relâchée, et nous donnait les reliefs de table de ces dames, entre autre des croûtes de fromages, dont le goût, ravivé en moi l’autre jour, me fit revoir tout cela comme cinématographié.

Ma tante nous apportait également, cachés sous ses vêtements, des nœuds, des rubans de soie et de velours dont ma mère garnissait nos chapeaux, des corsages décolletés en soie écossaise qu’elle changeait pour nous et dont elle nous attifait, à la grande stupéfaction des voisins. Je me rappelle une adorable petite robe que ma mère me fit avec des bandes d’étoffes à menus carreaux noirs et jaunes, qu’elle avait cousues ensemble, en dissimulant chaque couture sous un petit pli.

Et de tous ces reliefs et oripeaux se dégageait un parfum suave, que nous savourions avec délices.


TÊTES ET PEAUX D’ANGUILLES


Le samedi soir, quand mon père recevait sa paie, ma mère et ma sœur aînée allaient le chercher, et alors on achetait de bonnes choses à manger avec les tartines. Moi, je devais garder la maison et les petits qu’on avait couchés.

Nous habitions une cave au Haarlemmerdyk. Ma mère et ma sœur parties, je m’asseyais sur le petit perron en contre-bas de la rue, pour regarder les passants. Je les voyais d’en bas : j’avais la tête et les bras couchés sur la planche de l’égout, qui bordait les maisons des villes hollandaises. De temps en temps, je descendais mettre la suçotte dans la bouche d’un des petits qui criait, puis je reprenais ma place.

Les passants se faisaient rares. Je me cachais dans notre cave chaque fois que le veilleur de nuit passait, en criant l’heure et en agitant sa crécelle qui me terrifiait ; quand il avait disparu, je remontais m’asseoir.

Le sommeil m’envahissait ; mais l’appel de la marchande d’anguilles fumées, que j’entendais dans le lointain, me réveillait, et me donnait l’espoir que mes parents allaient rentrer et apporter des anguilles fumées, ou des harengs saurs, ou peut-être bien des saucisses bouillies.

Cependant, vaincue par la fatigue, je m’endormais sur le perron, et le veilleur de nuit me descendait dans la cave, où il me couchait sur le grabat à côté des autres enfants.

Mes parents avaient pour devise : Qui dort dîne. Le matin, mes petits frères et sœurs et moi, nous trouvions les têtes et les peaux des anguilles fumées ou des harengs saurs, restes des agapes de la veille, que nous mangions alors avec nos tartines.


DEUXIÈME EXODE


Nous nous étions établis à Holland op zyn Smalst, pendant qu’on y construisait le canal d’Ymuiden. Mon père avait du travail dans les écuries, mais il ne faisait long feu nulle part : nous dûmes encore une fois quitter. Il partit à pied pour Amsterdam, où il trouva tout de suite de l’occupation sur sa bonne mine. Il vint donc, un dimanche, nous chercher. On avait loué, pour six florins, une charrette de paysan qui devait nous conduire la nuit à Amsterdam. Quoique nous eussions retenu toute la charrette, le paysan l’avait en grande partie remplie d’objets à lui : des tonneaux, des paniers et aussi un énorme moulin à café de magasin, qu’il voulait faire aiguiser en ville.

Nous voilà lamentablement entassés, partis dans l’obscurité, par les routes serpentines, pavées en briques jaunes, de la Hollande. Au delà de Haarlem, nous longeâmes pendant des heures une digue. On ne voyait pas ses doigts devant les yeux et on n’entendait que le mugissement des vagues montant contre les berges et les cris stridents des oiseaux de nuit. La charrette s’arrêtait à chaque instant ; mon père descendait pour voir si nous étions encore au milieu de la digue et parler au cheval qui avait peur. Le danger était grand sur cette étroite bande, éclairée par une lanterne falote attachée à la charrette. Les enfants criaient. Ma mère, comme à chaque danger, récitait l’Évangile de saint Jean : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu. » Mon père jurait ; le paysan restait silencieux.

Un choc de la charrette fit tomber le grand moulin à café sur ma figure. Je me mis à hurler ; mais ma mère, qui ne pouvait voir ce qui m’était arrivé, se fâcha et me donna des taloches pour me faire taire. Toute ma figure s’enfla prodigieusement jusqu’à me fermer les yeux. Quand le jour se leva, je recommençai doucement à gémir et dis :

— Mère, regarde-moi, je ne vois presque plus.

Ma mère, effrayée, se plaignit que, malgré que nous eussions payé pour toute la charrette, le paysan l’avait encombrée au point de tuer presque ses enfants.

Nous arrivâmes de grand matin à Amsterdam sur le Haarlemmerdyk, où mon père avait loué une cave. Il prit les enfants, un à un, sous les bras, et les fit sauter à terre. Moi, à cause de ma figure tuméfiée, il me porta jusque dans la cave, en me consolant :

— Ma pauvre petite « Poeske »[1], ne te plains plus : nous avons manqué tous être noyés.


NON ! NON !


Les jours où la misère ne nous talonnait pas trop, j’avais des joies et des sensations exquises, par le seul effet de mon imagination. Je prenais, ces jours-là, ma poupée, mes osselets, mon sac rempli de morceaux de porcelaine et de faïence, adornés d’une fleurette ou d’une arabesque, et j’allais sur les grands canaux, à la recherche d’une belle maison.

Les grands canaux d’Amsterdam m’inspiraient beaucoup de respect : je ne pouvais me rêver Cendrillon que dans une de ces maisons du XVIIe ou du XVIIIe siècle, à haut escalier double de granit bleu, clôturé de grilles et de chaînes de fer forgé, à la majestueuse porte sculptée, vert foncé comme l’eau bourbeuse des canaux, et dont une ferrure, martelée et ciselée ainsi que de l’orfèvrerie, grillageait la large imposte. Les vieux arbres qui se reflétaient dans l’eau et les barques qui y glissaient comme sur de l’huile, me donnaient une sensation de paix que plus jamais, dans aucun pays, je n’ai retrouvée.

Je choisissais une marche du perron et vidais mon sac : je disposais mes morceaux de faïence tout autour de la marche, comme des plats sur un dressoir, et asseyais ma poupée au milieu. Tout en jouant, mon esprit se délectait dans des rêves qui se passaient à l’intérieur de la maison. J’y habitais en compagnie des personnages des contes de Perrault. J’avais des salles remplies de poupées de toute grandeur, habillées comme les princesses des images d’Épinal : elles étaient coiffées de vraies chevelures, avaient des yeux qui s’ouvraient et se fermaient, et elles disaient « Papa » et « Maman ».

Ou je naviguais sur les canaux dans une barque bleue, dont la voilure était de toile orange.

Quand je me rêvais la Belle au Bois dormant, le bois m’embarrassait fort parce que je n’en avais jamais vu. Aussi me faisais-je dormir dans ma barque bleu ciel : elle serait venue à la dérive d’une île du Zuiderzee, par tous les méandres des canaux de la ville, et aurait ainsi vogué doucement jusque dans le Canal des Seigneurs ; là, un gentilhomme, avec des dentelles à ses habits, l’épée au côté, serait monté dans la barque, m’aurait éveillée et conduite dans la belle maison sur l’escalier de laquelle je jouais.

J’aurais préféré cependant être réveillée par une jeune dame blonde, à qui j’eusse tendu les bras en ouvrant les yeux.

Quelquefois la porte de la maison s’ouvrait, laissant passer une vieille dame à crinoline, au chapeau à bavolet, à la figure placide encadrée de bandeaux pommadés et de repentirs gris. Ou bien c’était une jeune femme habillée, à la dernière mode, d’un paletot sac sur la jupe grise, collante du haut et s’évasant dans le bas en une traîne qui balayait le pavé ; elle était coiffée d’un gros chignon à bouclettes et d’un tout petit chapeau rond piqué sur le devant ; de grandes boucles d’oreilles en jais se balançaient au bout des lobes allongés ; elle avait en main une minuscule ombrelle de soie verte, bordée d’une frange, et dont le manche en ivoire était replié.

Les dames me laissaient ordinairement sur le perron, en disant un aimable :

— Tu joues, petite fille ?

Et le son de leurs voix et leur manière de prononcer les mots me charmaient.

D’autres fois, de dessous le perron, par la porte de service, sortait une servante à robe d’indienne claire, au tablier blanc, et en pantoufles de tapisserie à fleurs ; le bonnet de tulle tuyauté était posé sur le sommet de la coiffure à houppe ; elle portait un petit panier plat en osier blanc pour les emplettes, et passait rarement sans me faire déguerpir ou me dire :

— Méchante fille, tu fais l’école buissonnière !

Si je me rêvais compagne des belles dames qui habitaient ces somptueuses demeures, ces apostrophes me rejetaient dans la réalité, et, à défaut de mieux, j’aurais bien accepté d’être une de ces jolies soubrettes. Ma robe de Pâques n’était jamais aussi immaculée que leurs robes de travail ; et puis ces beaux bras nus, énormes et rouges, m’attiraient. Ma mère, ma sœur aînée et nous tous avions des bras très minces, avec des poignets de rien du tout, qui déplaisaient fort aux femmes de l’impasse. Jusqu’aux nichons menus et haut placés de Mina faisaient l’objet de leurs quolibets, et elles lui souhaitaient, de bonne foi, une poitrine basse et allongée, qui ballotterait dans le corsage.

Une fois que j’étais installée sur un perron du Canal des Seigneurs, une jeune dame sortit de la maison, accompagnée d’une fillette de mon âge : à peu près dix ans. La petite fille s’arrêta pour regarder mes joujoux ; puis elle chercha dans sa poche, y prit une pièce de monnaie et voulut me la donner. Je fermai mes deux mains et les mis derrière mon dos, en regardant la petite demoiselle. Elle rougit jusque dans le cou et se sauva près de la dame ; elle lui entoura le corps de ses bras et, cachant sa figure dans les vêtements, pleura en lui parlant. La dame la conduisit vers moi et m’offrit des bonbons que j’acceptai ; puis elle s’adressa à la fillette en une langue étrangère. La petite répondit dans cette langue :

— Non ! Non !


en trépignant et en cachant ses mains. La dame parlementait et, lui prenant une main, la mit dans la mienne.

Nous nous regardâmes. Elle avait les yeux bleus et les cheveux blonds bouclés, comme moi. Je la comprenais mieux en ce moment que je n’avais jamais compris les gens de ma classe ; mais pourquoi, étant si semblables, était-elle si autre ? Je l’aurais griffée, je l’aurais piétinée pour cette différence, que je ne pouvais comprendre et qui me semblait hostile.

Quand elles furent parties, je me demandai quelle était cette différence, d’où elle provenait, et de bonne foi, dès ce jour, je fus persuadée que les riches étaient faits d’une matière plus précieuse que nous, les pauvres. J’en étais convaincue quand ils parlaient, quand ils riaient surtout, et qu’ils savaient exprimer ce que, moi, je sentais seulement.

Mais autre chose m’était encore resté. Ces « Non ! Non ! » dits d’une voix énergique, mais délicieuse, par la petite demoiselle, m’avaient paru les mots les plus beaux, les plus aristocratiques que j’eusse jamais entendus. J’ignorais ce qu’ils voulaient dire, mais je me les étais incrustés dans la mémoire, et la première fois que je les prononçai fut quand Mina voulut m’envoyer faire une course, au lieu de me laisser mettre des papillotes dans les cheveux de Naatje. Je lui répliquai, en trépignant comme la petite fille et en imitant sa voix, par des : « Non ! Non ! » qui la firent s’arrêter de nettoyer, et ma mère de revauder.

— Mon Dieu ! où cette créature enfantine a-t-elle cherché ces mots ? c’est du français !

— Du français ? fit Mina ; où voulez-vous qu’elle l’ait pris ? Ce sont des mots que cette niaise invente, comme elle en invente toujours.

— Si ! Si ! c’est du français : je me rappelle fort bien que ma mère, quand j’étais petite, parlait le français avec son frère de Liège, et que « Non ! Non ! » revenait souvent dans la conversation. Où as-tu entendu ces mots ?

Je ne voulais rien dire. Mina soutenait mordicus que je les inventais. Je n’inventais jamais rien : les termes inusités dont je me servais, je les avais lus ou entendus, et je les répétais à la grande exaspération de ma famille ; mais jamais je ne m’étais servi d’aucun comme de ceux-ci.

Devant une injustice, je criais : « Non ! Non ! » Quand on voulait me prendre mes joujoux, je trépignais « Non ! Non ! » Enfin « Non ! Non ! » étaient devenus pour moi les mots suprêmes de la protestation, et j’en avais si bien saisi la signification que je suis sûre de ne les avoir jamais dits à contresens.


À L’ÉCOLE CATHOLIQUE


Comme les deux bras de mon père ne pouvaient suffire à nourrir dix bouches, et que ma mère, à cause de ses huit enfants, avait dû abandonner son métier de dentellière, la misère était continue chez nous. Aussi, de temps à autre, ma mère écrivait-elle à quelques dames charitables pour obtenir des secours ; parfois, on nous en donnait.

Peu de gens savent être bons sans se mêler de vos affaires. Une de ces dames avait décidé que je ne pouvais continuer à fréquenter l’école communale et que je devais aller à une école catholique. Elle avait, en payant cinq florins pour l’admission, le droit de placer une enfant dans cette école.

La première fois que je m’y rendis, je portais une petite robe en indienne lilas, un tablier blanc propre, et un ruban bleu dans les cheveux. Une sœur novice me conduisit jusqu’à la classe que je devais suivre, et dit à la sœur qui la dirigeait : « C’est la fillette de Madame… » en nommant la dame qui avait versé les cinq florins. Je fus saisie et regardai rapidement les petites filles pour voir si elles avaient entendu. Il y en avait une qui, tout de suite, me dévisagea avec dédain. Les autres me reçurent très bien. Celle qui se trouvait derrière moi me demanda mon nom. Je lui répondis :

— Keetje Oldema.

Elle se mit à me caresser les cheveux et le cou : cela me parcourait des pieds à la tête exquisement, et puis la nouveauté de la chose me charmait. Ici, on n’allait donc pas me traiter en paria. Je devais bientôt déchanter. La petite qui me caressait, avait dû apercevoir mes croûtes et mes poux, sous mes beaux cheveux blonds ondulés. Je l’entendis chuchoter avec sa voisine et dire : « Pouah ! » Celle qui avait surpris le nom de la dame l’avait répété aux autres et, à la sortie de l’école, on me traitait déjà avec mépris. Au bout de quinze jours, j’étais, comme partout, la bête noire de tous. Si je m’approchais, on se taisait ; si je disais quelque chose, on me tournait en ridicule ou on s’éloignait.

La fille d’un cireur de bottes, mais que sa mère tenait propre, avait inventé que mon père, à moi, était l’aveugle bien connu du béguinage, qui vendait des allumettes, et on ne m’appelait plus que : « Des Rouges Claires, Monsieur », mots dont il se servait pour offrir ses allumettes aux passants. Ma révolte et mon humiliation ne connurent plus de bornes. Ça, mon père ! quand mon père était un admirable Frison, haut de six pieds, beau comme une statue, aux yeux bleus limpides et aux cheveux bouclés. Ce vieillard caduque, ignoble, mon père ! quand mon père était jeune et souple, et sautait, de la croupe à la tête, par dessus un cheval. J’en hurlais de rage ; je trépignais, je leur expliquais, mais ma frénésie augmentait encore leur joie. Elles finirent par me tirer les cheveux : mes croûtes s’ouvrirent et le sang me dégoulina dans le cou.

Mais que devins-je l’hiver ? Comme, à cause du froid, on ne laissait pas retourner les enfants chez eux, ils apportaient leur déjeuner. Nous traversions justement une période de famine noire : mon père n’avait pas de travail. Le premier jour, je prétextai que j’avais oublié mon déjeuner, et la sœur me laissa partir. Mais la seconde fois, voyant que je n’avais rien apporté, elle m’appela et je dus avouer notre misère. Cette pieuse fille, mais peu psychologue, s’adressa aux enfants, en disant qu’une de leurs petites camarades n’avait rien à manger, que celles qui avaient trop de tartines devaient lui en donner.

Je me trouvai à côté de la sœur, tremblante de honte et de mortification. Je préférais la faim, ça me connaissait : la faim est silencieuse et, si vous savez vous taire également, elle vous détruit en douceur. Mais ces petits anges, à qui on faisait appel, me terrifiaient. Je déclarai à la sœur que je n’avais besoin de rien, que ma mère était sortie quand j’avais dû partir pour l’école, et que je mangerais le soir.

Je lui avais confié tout bas notre détresse, mais ceci, je le disais haut pour être entendue des autres.

La sœur ne le prit point ainsi : elle me traita d’orgueilleuse et de menteuse, ajoutant :

— Il n’y a aucune honte à avouer sa pauvreté, et vos petites camarades vont montrer qu’elles sont meilleures que vous.

Il y en eut qui m’apportèrent une croûte rongée. D’autres me donnèrent des morceaux mordus. Je ne voulus de rien, décidée à ne plus venir à l’école plutôt que de subir pareilles humiliations.

À la sortie, toutes m’attendaient et commencèrent à me houspiller. Je me défendis des pieds et des mains, et en mordis cruellement une qui me griffait la figure. Mais elles m’acculèrent à un mur, et ensemble me cognaient, me tiraient par mes boucles et me crachaient au visage, quand un homme, à grands coups de pied dans le tas, vint me délivrer.

À la maison, je suppliai ma mère de ne plus m’envoyer en classe, puisque partout on me maltraitait à cause de mes poux et de notre pauvreté.

Elle répondit que je devrais forcément rester à la maison pour garder les enfants : qu’elle allait être obligée de courir les établissements de charité afin d’obtenir des secours, car père, n’ayant pas de travail, était parti en chercher dans une autre ville.

Tous nos pauvres petits ont été traités de la sorte à l’école. Kees et Naatje rentraient ordinairement, la figure tuméfiée, et en pleurs. Kees était si innocent qu’il disait à ceux qui voulaient maltraiter sa sœur :

— Prends garde, si tu oses frapper mon petit frère !

Et il pleurait de grosses larmes, en la protégeant.


LA SOUPE AUX POIS


Ma mère avait reçu quatre cartes pour quatre portions de soupe aux pois. Il fallait aller la chercher. Nous nettoyâmes le mieux possible notre unique petit seau en bois, qui servait à tous usages. Et, avec un plat blanc comme couvercle, cela nous semblait convenable.

Nous n’étions jamais allés chercher de soupe. Ma mère était fort gênée de ce seau, qui indiquait clairement où nous nous rendions. Les gamins criaient après nous : « Snert emmer, Snert emmer ! »[2] Aussi, pour éviter une grande artère très fréquentée, fit-elle un long détour par les ruelles à bouges pour matelots.

En arrivant à l’orphelinat luthérien, où on distribuait la soupe, nous dûmes faire queue. Ma mère n’osait pas : elle me passa le seau et alla m’attendre aux environs.

Je revins, le seau rempli de bonne soupe bien chaude. Il y avait du verglas ; j’avais de grands sabots de ma mère aux pieds ; je me tenais, de ma main libre, aux chaînes du perron de l’orphelinat. Le verglas me fit glisser sous les chaînes, et je tombai sur le dos en répandant la moitié de la soupe.

Je pleurais. Un homme vint à mon secours : il me ramassa et bougonna que ce n’était pas une charge pour une petite fille. Il se disposait à porter mon seau, quand je lui dis que ma mère était au milieu de la rue.

— Ta mère ! Eh bien, alors ?

En effet, ma mère nous regardait sans approcher, mortifiée et rougissant de honte et de colère de ce que j’avais signalé sa présence. Quand l’homme me conduisit vers elle et lui manifesta son étonnement, elle ne trouva à répondre que :

— Il n’y a rien à faire avec cette créature enfantine !

J’avais onze ans.

Elle saisit le seau, me jeta un regard furibond, et, en dandinant son corps appesanti par la grossesse et, faisant de ses sandales, « Klots, Klots » dans la boue, elle prit le même détour par les ruelles à prostituées. Je la suivis à distance, et nous rentrâmes chez nous piteusement.

Pour comble de misère, la soupe avait pris le goût du seau qui servait à tous usages.


CATÉCHISME
ET PREMIÈRE COMMUNION


Je suivais depuis deux ans le catéchisme de première communion et étais chaque fois renvoyée à l’année suivante, parce que je ne savais jamais ma leçon. Le tapage continuel de huit enfants dans notre unique chambre, me rendait toute étude impossible. Je voulais en finir : non pas que je croyais, la religion n’avait jamais eu aucune prise sur moi, mais je m’apercevais que je commençais à passer pour une bête et, cela, je ne le voulais pas. Puis, pour une fois au moins dans ma vie, je serais habillée de neuf des pieds à la tête.

Je m’étais donc juré de faire ma première communion cette année. Je choisis, pour étudier ma leçon, un perron sur un canal : j’en nettoyai une marche avec mon jupon et me mis à apprendre par cœur les questions et les réponses. Cela allait tout seul : moi qui me croyais incapable d’apprendre, je retenais, en les répétant deux ou trois fois, des réponses de six ou sept lignes ; j’étais sauvée.

La première fois que je me représentai au catéchisme, le vieux curé interrogea toutes les petites filles, excepté moi. Je finis par lever timidement le doigt, en disant :

— Vous m’oubliez, Monsieur le Curé.

— Non, mais tu ne sais jamais.

— Aujourd’hui je sais, Monsieur le Curé.

— Eh bien ! viens ici.

Je débitai ma leçon d’un trait. Quand j’eus fini, il me leva la tête sous le menton.

— Tu sais même très bien ta leçon, fit-il ; comment as-tu fait ?

— Je ne pouvais jamais l’apprendre chez nous à cause du bruit, et parce qu’on ne me laissait pas tranquille. Maintenant je vais sur un perron : là, je suis seule et à l’aise.

— Sur un perron ? tu apprends ta leçon sur un perron ! et quand il pleut ?

— Il n’a pas encore plu.

Il hocha la tête.

Quand la pluie vint, et même la neige, je me réfugiais aux latrines qui se trouvaient sous beaucoup de ponts d’Amsterdam.

Je devins bientôt une des premières du catéchisme et, quand le vieux curé voulait en avoir plus vite fini, il me choisissait souvent pour l’aider à interroger. Un jour, il me chargea de faire répéter quatre fillettes. Parmi elles était une métis indienne, du grand monde (les jours de pluie, elle arrivait en équipage). Elle me regarda avec une telle aversion que j’en restai tout interloquée. « Comment ! parlait son regard, cette pouilleuse va m’interroger, moi ! » Mais il fallait bien qu’elle obéît : le curé l’avait ordonné. Elle m répondait à voix si basse que je la comprenais à peine. Cependant, pour me faire bien venir d’elle, je lui dis :

— C’est parfait, jeune Demoiselle, je dirai à Monsieur le Curé que vous savez très bien votre leçon.

Elle retroussa ses lèvres de négresse et fit : « Pheu… », d’un air si dédaigneux que j’en bafouillai pour de bon.

Cet hiver-là, nous fûmes expulsés de notre impasse, et j’aurais dû suivre le catéchisme à l’église de notre nouvelle paroisse. Mais je voulais avoir l’image de Saint qu’on recevait au dixième bon point : j’en avais déjà sept et le vieux curé m’avait promis que mon image serait belle, parce qu’il voyait bien maintenant que j’étais une brave petite fille. Je continuai donc à me rendre à mon ancienne église.

Or, voilà que le jour du dixième point, ce fut le vicaire qui fit le catéchisme et, pour comble de malchance, je tirai la langue à l’Indienne à un moment où le vicaire se retournait. Il se fâcha et dit que c’était manquer de respect à Dieu d’oser tirer la langue dans sa maison. Pour me punir, il me fit agenouiller devant le maître-autel, les bras levés au-dessus de la tête et un tabouret dans chaque main. Quand tous furent partis, je déposai un tabouret, — car deux, c’était trop lourd, — et des deux mains, je soutins l’autre aussi haut que je pouvais. Mais vaincue par le chagrin d’avoir perdu mon dixième point, je finis par déposer aussi celui-là, et, pleurant à chaudes larmes et sacrant comme mon père, je me couchai tout du long devant le maître-autel, sans m’inquiéter de Dieu.

Ainsi me trouva une des servantes du curé, qui s’enquit pourquoi je pleurais. Je le lui racontai, en ajoutant que mes dix points étaient irrémédiablement perdus, puisque, pour faire ma première communion, je devais aller à ma nouvelle paroisse. Elle partit sans m’encourager ; mais, quelques instants après, le vicaire vint, cachant derrière sa soutane un rouleau de papier blanc. Il me demanda si je regrettais d’avoir manqué de respect à Dieu, et comme je répondais « Oui », il me donna l’image : un Saint Pierre avec les clés du ciel. J’aurais préféré une Ascension de la Vierge, pour les guirlandes de fleurs qui l’entouraient, mais enfin ceci était un prix que j’avais gagné.

À l’école, je n’en avais jamais eu, parce que j’étais très sale, toujours déchirée, et peu assidue. Nous devions continuellement déménager sous menace d’expulsion, à cause du loyer qu’on ne pouvait payer, et ma mère, négligente, attendait parfois six mois avant de faire la transcription d’une école à l’autre. Aussi étais-je toujours la dernière, comme du reste tous mes frères et sœurs. J’étais cependant capable d’apprendre ce qu’on aurait voulu, et j’avais des dons. Ma voix était si jolie qu’un des instituteurs ne manquait jamais de se mettre de mon côté, la tête penchée vers moi, quand on chantait en chœur. À la gymnastique, on faisait grimper aux échelles filles et garçons ; mais moi, qui étais souple comme un chat, je devais descendre dès le troisième échelon : l’instituteur de garde, voyant mes dessous en guenilles, n’osait pas me laisser monter, que n’aurais-je donné cependant pour grimper là-haut !

Et ainsi pour tout !

La première communion approchait. Le curé de notre nouvelle paroisse venait d’être nommé : il était plein de zèle et de délicate bonté, et s’occupait beaucoup de donner un grand éclat à cette cérémonie.

Au lieu de distribuer aux pauvres des uniformes qui les désignaient, il s’arrangea avec les dames patronnesses pour remettre aux mères l’argent des toilettes.

Depuis longtemps, ma mère et moi, nous parlions de cette robe qui allait me stigmatiser ; mais elle reçut dix florins, et nous pûmes acheter tout à notre goût. J’eus un chapeau blanc entouré de gaze, une robe grise à ruches effilées, raide comme une planche, qui m’encaissait au lieu de m’habiller, de hautes bottines à lacets de soie blanche avec deux petites floches sur le pied, et des gants de coton blanc.

Une dame me donna du linge de sa fille, si bien lavé et repassé que c’était plus beau que du neuf.

Mes cheveux bouclaient naturellement, mais l’avant-veille de la première communion, on me mit trois étages de papillotes, et, le matin même, on tourna chaque boucle sur un bâton, en la mouillant de café sucré pour la tenir raide : cela me faisait une chevelure toute brune, à moi qui étais blond épi.

Je m’habillai de grand matin et, frissonnante d’être aussi belle, je me rendis à la cure avec ma mère. Je la précédais de deux pas, tenant de la main gauche un petit mouchoir de mousseline déplié devant moi, et de la main droite mon livre de prières.

Toutes les fillettes étaient un peu pâles d’être à jeun ; moi, cela ne me faisait rien, j’étais entraînée. Nous nous montrâmes toutes, riches et pauvres, nos robes, nos souliers, jusqu’aux jupons : pour ma part, tout mon orgueil allait aux petites floches de mes bottines, et je relevais continuellement ma robe sur le devant pour qu’on les remarquât.

Le curé était parvenu à m’effrayer très fort. Il avait dit que celles qui n’étaient pas sincères auraient certainement une maladie le jour de la communion ou tomberaient mortes en s’approchant de la Sainte Table ; puis qu’il fallait laisser fondre l’hostie, car si on la mordait, le sang nous sortirait de la bouche.

Je ne pouvais prendre aucun goût à la religion. Comme contes de fées, je préférais Cendrillon et le Petit Poucet à ceux des Saints et des Saintes. J’avais néanmoins très peur. J’étais convaincue, comme malgré mes efforts, je me souciais peu de Dieu, qu’il m’aurait foudroyée et, m’approchant de l’autel, je le suppliais de me donner la foi et la sincérité.

— Dieu ! faites que je sois sincère quand je dis que je vous aime ! Donnez-moi la croyance, je vous en supplie !

Il m’était resté une dent de lait, et derrière celle-ci avait poussé une autre dent, très pointue, avec laquelle je me mordais souvent cruellement la langue. Or, au moment de la communion, je claquais tellement des dents qu’en fermant la bouche, j’incrustai l’hostie dans ma dent pointue : je me mis à chanceler et à zigzaguer comme ivre.

Je m’attendais à voir le sang jaillir de ma bouche, éclabousser toutes les toilettes des autres, et me gâter ma robe.

Et quel scandale ! je sentis littéralement le curé me chasser de l’église, et vis tous les assistants me livrer passage comme à une pestiférée.

Puis, si mon père nous quittait encore, on ne nous aiderait plus. On dirait :

C’est une des leurs qui a mordu le Bon Dieu : qu’ils meurent de faim !

J’eus toutes les peines du monde à suivre les autres et à regagner ma place. À la sacristie, on nous offrit des petits pains et du café ; une dame me prit dans ses bras, en disant :

— Ah ! la pauvre petite ! elle va s’évanouir de faim.

Mais non ! c’étaient les affres terribles par lesquelles je venais de passer.

Et voilà que rien n’était arrivé !


J’ENTENDS LES PUCES MARCHER


Nous habitions une chambre unique, dans une impasse gluante d’Amsterdam. Le soleil n’y pénétrait jamais et si, en hiver, le froid humide y était glacial, en été la chaleur moite nous anéantissait. Il n’y avait qu’une alcôve à étage, ainsi que dans les barques de pêcheurs, mais cloisonnée : on y était comme dans un placard. Les parents dormaient dans le compartiment du bas ; quelques-uns des enfants dans celui du haut, les autres à terre, sur une paillasse. Dans un coin, un petit tonneau servant de chaise percée à la famille ; dans d’autres, des langes d’enfant souillés, puis les détritus de tout un ménage miséreux. L’odeur de la pipe de mon père et les émanations de dix pauvres rendaient l’atmosphère irrespirable.

Par une nuit d’effroyable chaleur, j’étais étendue avec trois de nos enfants dans la couchette du haut. Ils dormaient ; moi, je ne pouvais pas : je me tournais et retournais en m’agitant. Nous étions couchés sur des sacs en grosse toile, remplis de balle d’avoine qui, réduite en poudre et imbibée d’urine d’enfant, formait une matière immonde et corrosive. La toile m’agaçait et me brûlait la peau ; les puces me harcelaient affreusement ; j’étouffais ; j’avais des bruissements d’oreilles qui me donnaient des hallucinations. J’appelai doucement ma mère et lui dis que je ne pouvais pas dormir, parce que j’entendais les puces marcher.

— Tu entends les puces marcher ? Ah ! cette créature enfantine ! et tu me réveilles pour cela ? tu vas te taire, n’est-ce pas ? je suis éreintée et veux dormir.

Je me tus, mais continuais à m’agiter. N’y tenant plus, je me laissai glisser à terre, en m’aidant de la corde, m’habillai et sortis.

Il pouvait être quatre heures du matin. Il n’y avait dans la rue que les éveilleurs (c’étaient des gens qui, pour cinq « cents » par semaine, éveillaient les ouvriers, en faisant un vacarme qui troublait tout le voisinage). En dehors d’eux, personne ; tous les magasins du Nieuwendyk fermés ; le calme partout ; ah ! que j’aimais cela !

J’allai vers la Haute Digue qui avançait dans l’Y. La Haute Digue était ma promenade favorite ; j’y faisais souvent l’école buissonnière avec ma petite sœur Naatje. Des deux côtés, l’Y clapotait contre les berges ; on y trouvait des coquillages ; plus loin était une oasis d’arbres et d’herbe fleurie. Quand j’arrivai à la digue, l’air frais du large et la brise matinale me causèrent un tel soulagement qu’en jubilant je happais l’air : je levais les bras, en écartant les doigts, pour mieux sentir jouer le vent sur ma peau irritée. Je restai ainsi longtemps à me griser puis continuai ma promenade pour chercher des fleurs. Arrivée sous les arbres, je fus surprise de voir dans l’herbe les pissenlits et les pâquerettes fermées. Je n’avais jamais vu de fleurs la nuit et ne connaissais pas ce phénomène ; je fus si étonnée que je n’en cueillis aucune, comme prise de méfiance, et j’allai m’asseoir sur un banc.

Il y avait à cet endroit un chantier où des hommes travaillaient ; un d’eux vint se mettre à côté de moi et dit :

— Ah ! la grande fille qui est déjà dehors ! et où vas-tu ?

Je lui répondis que, ne pouvant dormir, j’étais sortie, mais je n’eus garde de parler des puces. Puis je lui demandai pourquoi les pissenlits et les pâquerettes étaient fermées.

— Ah ! mon Dieu, quel ange ! mais elles dorment, ma chérie, elles dorment.

Ce disant, il me souleva et me mit à cheval sur ses genoux. J’y étais à peine que je me sentis empoignée, flanquée dans l’herbe, et qu’un homme sauta à la gorge de l’individu, lui hurlant à la face :

— Ignoble Sodomite[3] ! tu as été en prison pour avoir abusé des petites filles et, à peine sorti, voilà que tu recommences ! Et toi, que fais-tu dehors à cette heure ? Décampe !

Je ne me le fis pas répéter ; Je m’encourus et arrivai hors d’haleine chez nous, où j’entrai en coup de vent. Ma mère se réveilla en sursaut.

— Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ? s’écria-t-elle.

J’avais eu grand’peur, mais ne me rendais pas compte du danger auquel je venais d’échapper : aussi, au lieu de raconter ce qui m’était arrivé, je lui dis :

— Mère, sais-tu pourquoi les pissenlits et les pâquerettes sont fermées la nuit ? Eh bien ! elles dorment comme nous.

— Quoi ? Que racontes-tu ? Tu es sortie ?

— Oui, je suis allée à la Haute Digue pour me rafraîchir et chercher des fleurs, mais elles dorment.

— Ah ! cette créature enfantine ! Tantôt elle entendait les puces marcher, maintenant les pissenlits dorment ! Mais avec tout cela, tu me réveilles à chaque instant, et je suis éreintée, éreintée. Allons, va dans ton lit et dors.

Je n’y songeais pas, et quand ma pauvre mère s’assoupit à nouveau, je sortis doucement dans l’impasse, où je me mis à jouer aux osselets sur la pierre de la citerne.


DÉCEPTION


J’étais invitée à une fête de charité pour enfants. Il était expressément dit que les mères devaient les conduire et venir les reprendre, et, comme il n’y avait pas de vestiaire, emporter les chapeaux et les manteaux. Vous voyez d’ici que ma mère allait lâcher tous ses mioches pour me conduire à une fête ! Si je voulais m’y rendre, je pouvais aller seule. Ce qui m’inquiétait le plus, était mon chapeau : je m’étais mis dans la tête que je serais chassée si on découvrait que ma mère n’était pas là pour l’emporter. Or, je voulais absolument assister à cette fête : Il y avait une tombola ; si j’allais gagner une boîte à coudre, le rêve de toute ma vie ! car, depuis l’âge de six ans, je confectionnais les robes et les coiffures de mes poupées, et le fameux chapeau, sujet de mes transes, je l’avais fait moi-même.

Je m’en fus donc seule, un soir, par une pluie battante. J’entrai avec mon invitation. En ôtant mon chapeau, je le dissimulai, comme une voleuse, sous mon tablier. J’ai le souvenir d’une joie de commande. On nous donna du lait d’anis et des petits pains beurrés ; on nous fit chanter de nombreux Wien Neerlandsch Bloed et des Wilhelmus Van Nassauwen, et dans la cour qu’éclairaient quelques lampions, nous dûmes, par une pluie chaude qui nous faisait fumer comme dans un bain turc, jouer des Patertje, Patertje, langs den kant et des Collin-Maillard. Enfin la tombola !

— Y a-t-il des boîtes à coudre ?

On regardait par les carreaux.

— Oui, là, plusieurs même.

— Ah ! je les vois ; si je pouvais en gagner une !

Et je me tins ce langage : « J’ai douze ans ; il est temps que j’aie une boîte à coudre à moi, pour ne plus recevoir de torgnioles quand j’ai gâché le fil de ma mère. Puis, dans une boîte, il y a tout : un dé, des ciseaux et autres outils. » Ah ! mon tour. Je prends un billet : un Monsieur l’ouvre et dit :

— Trois images.

Et il me cherche trois images, représentant des batailles.

Je ne m’intéressais plus à la fête : pour moi, c’était encore une fois et toujours une déception. Aussitôt la porte ouverte, je filai ; je remis mon chapeau dehors, et je repris mon chemin sous la pluie, seule, à dix heures du soir, par les ponts et les canaux. Arrivée à la maison, je donnai mes images de bataille à un de mes frères et je me couchai en pleurant.


MON PÈRE PROPOSE DE NOUS
ABANDONNER


La propriétaire était venue nous insulter pour les deux semaines de loyer que nous lui devions.

On s’était couché après cela, tout agités.

Sur les paillasses à terre, les enfants s’endormirent vite. Moi, je ne pouvais.

Les parents dans l’alcôve, causèrent. Mon père proposa à ma mère d’abandonner tous les enfants, disant que la Ville prendrait certainement soin d’eux et qu’ils auraient moins souvent faim et froid que maintenant ; que lui était à bout de forces, qu’il n’avait que trente-huit ans, qu’elle sans doute n’aurait plus d’enfants, et qu’ils pourraient se refaire une vie à deux. Ma mère répondit :

— Non, non, abandonner les enfants, jamais !

J’entendais tout cela de mon lit. Je fus prise d’une folle terreur. Je voulais éveiller mes frères et sœurs pour les prévenir, ou aller supplier mes parents de ne pas nous quitter, mais je n’osais, de crainte des coups. Je rampai sur le ventre jusqu’à la porte, et me couchai en travers afin de les empêcher de partir.

Mes parents, ayant perçu quelque bruit, se turent. Ma mère dit :

— C’est Keetje ; elle aura entendu : après des scènes comme ce soir, elle ne dort jamais.

— Mais non, fit mon père, ce sont les rats.

Puis il appela :

— Keetje, Keetje !

Je ne bougeai pas.

— Ils dorment tous, reprit-il. Si tu veux, tu viendras me rejoindre demain à midi à l’écurie, et nous partirons. Comme c’est jour de paie, nous aurons un peu d’argent pour prendre le bateau et aller loin d’ici.

— Non, non, jamais je n’abandonnerai mes petits.

Ils se turent.

Je m’endormis vers le matin, étendue devant la porte. Quand ma mère se leva pour préparer le café de mon père, elle me trouva là.

— Tu vois, j’en étais sûre, elle a entendu et voulait nous empêcher de partir.

Mon père se leva d’un bond, s’habilla en quatre mouvements, et se sauva sans attendre le café.

Vers midi, en « jouant école » avec les enfants, je les avais tous assis sur le seuil ; mais ma mère ne sortit pas.

Puis j’attendis anxieusement le soir. Quand mon père rentra enfin, je me jetai avec un grand cri dans ses bras. Il me souleva silencieusement, me garda sur ses genoux, puis en me caressant les cheveux, et la voix rauque, il parla :

— Keetje, je suis souvent si fatigué, et, quand on vient alors nous injurier comme hier, je ne sais plus ce que je fais.

— Père, dis-je, laisse-moi dormir cette nuit entre ma mère et toi ; j’aimerais tant, puis-je ?

— Oui, ma Keetje, oui, ma « Poeske », et avec ta poupée, n’est-ce pas ?

— Non, père, murmurai-je, avec vous deux seuls.

J’étais indéfinissablement heureuse.


JE FAIS DES VISITES


Un matin, ma mère me dit :

— Keetje, tu ne dois pas aller à l’école aujourd’hui : il faut faire ta visite chez Mademoiselle Smeders, puis tu iras, avec mes compliments, voir Mademoiselle Rendel[4].

— Mais, mère, elles n’aiment pas que je vienne chez elles.

— Nous n’avons pas le choix, ma Keetje. Elles nous donnent chaque fois un pain : nous ne pouvons laisser d’y aller.

Les Smeders et les Rendel étaient d’anciens voisins. Je m’acheminai, à travers la neige, vers l’autre extrémité d’Amsterdam, où ils habitaient.

Je me rendis d’abord chez les Smeders. Ceux-ci étaient des ouvriers comme nous, même d’un cran inférieurs. Le mari, manœuvre aux docks, ne savait pas de métier, tandis que mon père était un cocher très capable, employé chez un grand loueur : il avait un beau fouet bagué d’or, et portait une cravate blanche sur le siège, aux enterrements et aux mariages. Mais les Smeders n’avaient qu’un enfant, élevé presque entièrement par sa grand’mère ; chez nous, il y en avait huit que mon père était seul à faire vivre. Ce nous était une grande mortification de devoir accepter la charité de nos égaux.

C’est avec appréhension que j’ôtai mes sabots au bas de l’escalier presque perpendiculaire et soigneusement récuré à l’eau de craie, et que je montai en me tenant au câble qui servait de rampe. Arrivée en haut, je frappai craintivement à la porte : après qu’on m’eut répondu, j’ouvris et pénétrai dans la chambre. Mademoiselle Smeders me regarda assez froidement.

— C’est toi, Keetje, par ce temps-là ? Prends garde, tu salis la natte. Va t’asseoir là, — elle m’indiqua une chaise près de la porte, — et tiens tes jambes suspendues, pour ne pas salir les barreaux.

— Oui, Mademoiselle. Mes bas sont mouillés parce qu’il y a des trous dans mes sabots.

Elle continua de passer à l’amidon ses bonnets blancs, et le devant de chemise que son mari portait le dimanche. Ses mouvements étaient mous, mais sûrs. Elle était vêtue, comme toujours, d’un jupon de mérinos noir, large de six aunes, et d’un caraco en indienne lilas, dont le corsage aux épaules tombantes et les basques descendant jusqu’aux genoux, se fronçaient autour de la taille. Comme chaussures, des bas blancs et des pantoufles en tapisserie verte, à fleurs rouges. Autour du cou dégagé, elle portait un collier de quatre rangées de coraux, à fermoir en filigrane d’or ; aux oreilles, de longs pendants en corail. Elle était coiffée de bandeaux blond sable, luisants de pommade, qui lui couvraient les oreilles, et d’un bonnet blanc tuyauté dont les brides pendaient sur le dos. Le frémissement continu de ses narines dilatées et son regard bleu qui vous jaugeait, me causaient toujours un malaise : je n’aurais pas aimé la fâcher.

La bonne chaleur du poêle me tapa légèrement à la tête : tout me sembla voilé. Je regardais avec étonnement, à chacune de mes visites, cette chambre, au plafond bas à poutres couleur orange, dont l’ordre et la propreté m’intimidaient. Au milieu du plancher, passé à l’eau de craie, était étendue une grande toile à voile peinte en jaune avec bord orange, que la femme repeignait tous les ans ; tout autour des nattes ; devant et sous la table, placée entre les deux fenêtres et couverte d’une toile cirée jaune, des morceaux de tapis de toute couleur. Aux fenêtres à guillotine, des pots de géraniums qui, l’été, étaient à l’extérieur, des rideaux en mousseline à carreaux maintenus par des rubans jaunes, et au milieu un écran en étamine bleue, pour que « les voisins ne pussent vous compter les morceaux dans la bouche ». Hors des fenêtres, des séchoirs où, par les temps secs, pendaient les chemises en laine rouge du mari.

Des chaises peintes en acajou étaient rangées le long des murs ornés d’images. Dans un angle, se trouvait une commode en acajou, garnie de grands cuivres aux serrures et surmontée d’une barque à voile, œuvre du mari, ancien marin. Sur la table, un bocal, avec un poisson doré et, près de la place du mari, un crachoir en faïence bleue ; sous la table, deux chaufferettes en bois.

Un doux engourdissement m’envahissait. Ce confort, si loin de notre vie, me faisait rêver. Ce bon fauteuil en paille, si père l’avait le soir pour se reposer, comme il y serait bien, appuyé contre le dossier, une chaufferette aux pieds pour sécher ses bas ! Car il souffre beaucoup, père, quand, par ce temps, il doit nettoyer les voitures en plein air : ses mains sont gonflées comme des pelotes, et de grandes crevasses le torturent la nuit, au point de l’empêcher de dormir. Il pourrait me tenir sur ses genoux en fumant sa pipe. Le crachoir serait inutile, puisqu’il ne chique pas.

Mes regards, continuant à errer, rencontraient l’alcôve cloisonnée, orange comme le plafond, garnie de rideaux en indienne lilas, écartés au moyen de rubans : on voyait les literies recouvertes de taies et de draps, à petits carreaux rouges et blancs. Sous le haut manteau de cheminée, bordé d’un volant à fleurs, avançait un long poêle orné de cuivre, portant une bouilloire en bronze ; tout à côté, le seau à braise en cuivre jaune et rouge.

Mademoiselle Smeders passait sa vie à frotter, astiquer, et faire reluire tout cela à outrance. L’odeur de la térébenthine et de l’alcool, qui lui servaient à délayer la cire et autres ingrédients à faire briller, imprégnait la chambre. Tout cela m’intimidait ; j’aurais néanmoins voulu vivre dans cette joliesse et dans cet ordre, mais alors il faudrait changer de mère, et ne plus avoir Dirkje, ni Naatje, ni Keesje. Ah non ! Ah non ! pour rien, pour rien, je ne voudrais ne pas les avoir. Ma gorge se serrait, je m’agitais sur ma chaise.

— Mais ne remue donc pas ainsi, Keetje ? tu vas trouer la natte avec les pieds de la chaise.

Je me tins coite un instant. Les voyez-vous lâchés ici ? Dirk qui se traîne sur son derrière et n’est pas encore propre ! Quel dégât ! Je riais en dedans, mais n’osais plus manifester mes sensations.

— Et ta mère, Keetje ? elle ne t’a pas dit quand elle va acheter un bébé ?

— Vous pensez, Mademoiselle, que ma mère achète les enfants ? Je crois plutôt qu’on nous les donne de force ! nous n’avons même pas d’argent pour aller chercher de l’huile pour la lampe. Je comprendrais que vous en achetiez, mais nous ! Et mes parents disent toujours que c’est une calamité, mais qu’il n’y a rien à faire.

Mademoiselle Smeders me regarda bouche bée et ne répondit pas. Elle choisit une poêle, la plaça sur le feu, y versa de l’huile, puis alla vers l’alcôve, souleva l’édredon sous lequel elle prit le bassin rempli de la pâte à crêpes qu’elle y avait mis lever, et commença à faire des crêpes pour le dîner. Elle laissa brunir l’huile, y versa la pâte avec une louche, fit bien rissoler des deux côtés, glissa les crêpes sur un plat, y étala du sirop doux, et les déposa, couvertes d’une assiette, entre le matelas et l’édredon, afin de les tenir chaudes. Après s’être léché les doigts, elle plaça sur la table deux assiettes, deux couverts en étain bien luisants, et, pour être mangés avec les pommes de terre, un plat d’éperlans froids délicieusement croustillants.

Ah ! si elle voulait me donner un éperlan ou une crêpe ! Je laverais bien sa vaisselle et resterais jusqu’au soir pour faire toute sa besogne. Mais elle se dirigea vers l’armoire, y prit un pain noir, me le donna sans l’envelopper, et dit :

— Maintenant, va-t’en ! Mon homme va revenir manger : il n’aime pas trouver des étrangers. Et bien des compliments à ta mère.

— Merci, Mademoiselle, et bien les compliments à votre homme.

Je repris mes sabots à la porte, redescendis en me tenant au câble, et, par la neige fondue qui pénétrait à nouveau dans mes sabots, je traversai la rue pour me rendre chez l’autre ancienne voisine.

Mademoiselle Rendel avait été une dame, disait-on, mais avait fait un mariage au-dessous de son rang. Son mari était facteur dans une messagerie. Ils avaient cinq enfants, étaient bien mis et habitaient un rez-de-chaussée. Mademoiselle Rendel faisait le matin son ménage, et sortait invariablement les après-midi, habillée d’une robe de barège gris sur une large crinoline, et d’un châle noir à bordure violette, qu’elle attachait devant par une grande broche à camée, ramenait dans la taille en croisant les mains dessus, et dont la pointe, derrière, rasait terre. Elle portait un chapeau à bavolet en satin gris, avec des brides violettes nouées sous le menton par un nœud à longs bouts pendants ; des repentirs poivre et sel sortaient du chapeau, de chaque côté des tempes. Ses bottines trop grandes, sans talon, étaient en lasting et lacées sur le côté ; elle avait un sac en drap noir au bras, des gants à un bouton recousus aux extrémités, et un mouchoir blanc déplié en main. Dans cette tenue respectable, Mademoiselle Rendel passait au milieu de la rue, en saluant les voisines avec de jolies inclinations de côté. Elle allait voir ses anciennes amies et revenait le soir, son sac rempli ou avec des paquets dissimulés sous le châle, et elle pouvait, le lendemain, payer ses petites dettes. Elle me reçut très aimablement et me demanda si ma mère avait déjà acheté un bébé.

— Mais non, Mademoiselle, ma mère ne fera pas cette bêtise ! Nous sommes dans une panne noire : voyez mes sabots. Elle n’ira donc pas acheter des enfants : nous en avons du reste huit.

— Bon Keetje, bon. Approche-toi du feu. Quel mauvais temps, n’est-ce pas, mon enfant ?

Elle ne craignait pas que je salisse son parquet.

J’étais bien plus à l’aise chez elle, mais je préférais l’autre chambre. Ici, des bottines traînaient sous la table, le châle sur une chaise, des chapeaux sur des meubles, et des joujoux d’enfant dans les coins. Elle-même avait une vieille robe noire tachée, et les cheveux dans des papillotes.

Mais sur le poêle, des pommes de terre bouillaient, et des boulettes de viande rissolaient dans une lèchefrite. Ma bouche se remplissait d’eau. Il y avait neuf boulettes : une par enfant, deux pour chacun des parents. Si Mademoiselle Rendel avait pris un grain de chacune, elle aurait pu en faire une de plus et me l’offrir. Ça doit être bon, d’après l’odeur. C’est étrange ! Comment s’arrangent-ils donc tous pour avoir ces bonnes choses ? Chez nous, il n’y a jamais rien, même pas à nos anniversaires, ni à la Saint-Nicolas, ni à la Noël, jamais, jamais ! et ailleurs il y a tous les jours de tout. Ici, je vois toujours neuf boulettes sur le feu.

Le mari entra pour dîner, ainsi que la fille aînée qui apprenait les modes : tous deux me firent bon accueil. Alors Mademoiselle Rendel alla dans le jardin, se fit donner, par le boulanger d’à côté, un pain noir par-dessus le mur, et me le remit en disant :

— Keetje, tu as encore à aller loin. Va, ma petite, et bien des compliments à ta mère.

Tous me conduisirent aimablement jusqu’à la porte ; la fille aînée me chargea encore de compliments, et je m’en retournai à l’autre bout d’Amsterdam, chargée de mes deux kilos de pain noir, pas enveloppés.

La neige tombait drue. Quand j’arrivai dans notre impasse, toutes les femmes étaient en émoi : en rentrant chez nous, je fus surprise par les vagissements d’un nouveau-né.


TOUPIE ET CERF-VOLANT


— Moi, disait Dirk, je voudrais une toupie grande comme la bouilloire, et qui ferait, en tournant le bruit de mille abeilles.

En effet, quand, sur le quai, Dirk jouait à la toupie, il s’agenouillait et, appuyé sur les deux mains, la tête penchée au-dessus d’elle, il l’écoutait ronfler. Sa figure était radieuse : ses yeux bleus devenaient noirs ; ses lèvres s’humectaient ; tout son être se tendait dans une attention passionnée. Aussi, quand sa toupie était tombée dans le canal, ma mère lui refusait-elle rarement un « cent » pour en acheter une autre. C’était alors un nouvel amour : il la badigeonnait orange avec rayures bleues et vertes, et lui trouvait des qualités que n’avait pas l’ancienne. Sa passion durait jusqu’à la catastrophe prochaine, qu’il accourait, affolé et hors d’haleine, nous annoncer en bégayant.

Kees désirait un cerf-volant acheté au bazar.

— Car ceux que je fais moi-même, disait-il, ne veulent jamais monter : les queues sont trop lourdes. J’aime qu’il souffle dedans et que cela fasse : Houhouououououou… ! Alors c’est comme un moulin à vent qui tourne ; puis, quand il monte bien, il vous tire, et on a la sensation qu’il va vous enlever. J’ai souvent souhaité être queue de cerf-volant, pour me sentir balancé là-haut dans les airs.

Le dimanche, très tôt, Kees allait au coin de notre canal, à l’échoppe du commissionnaire Barend. Quand il faisait beau et qu’il y avait de la brise, Barend, dès le grand matin, dévidait lentement la corde de son cerf-volant, du bâton auquel elle était enroulée. En manches de chemise propres, le pantalon tiré très haut sur bretelles, la casquette noire garnie de deux petites floches sur le devant, les oreilles percées de menus anneaux d’or, le brûle-gueule en terre de Gouda à la bouche, il avait son air du dimanche : de vieille haridelle étrillée.

Kees tenait le cerf-volant des deux mains, aussi haut qu’il pouvait.

Barend faisait un temps de course, puis criait :

— Lâchez !

Et, après plusieurs essais, le cerf-volant montait en tanguant.

Quand il était à une certaine hauteur, Barend passait le peloton de corde à Kees, et d’un saut s’asseyait sur la toiture en zinc de l’échoppe. Kees alors lui rendait la boule qu’il avait dû tenir de toutes ses forces, grimpait à côté de lui, et la déroulant méthodiquement, tous deux suivaient le joujou aérien dans son ascension.

Toute la matinée, l’homme et l’enfant restaient là, la tête levée, à observer gravement les évolutions du cerf-volant qui montait, montait, en balançant élégamment sa longue queue. Quand il avait disparu très haut, ils se regardaient émotionnés, et la satisfaction brillait dans leurs yeux.

De temps en temps, Barend demandait à Kees de rallumer sa pipe en terre, ou il lui faisait tenir le bâton, dévidé maintenant, et il rajustait sa chique, après avoir lancé un long jet de salive brune. Puis l’un et l’autre se taisaient, tout à leur contemplation.

Quelques minutes avant midi, la femme de Barend poussait un cri pour l’avertir que le dîner allait être prêt, et l’homme commençait à enrouler soigneusement la ficelle sur le bâton.

— Keesje, si le vent ne tombe pas, il fera encore bon cet après-midi pour une nouvelle montée. Maintenant je vais manger.

Un jour il ajouta :

— Le dimanche, nous mangeons bien : du hachis. Et toi, que manges-tu le dimanche ?

Kees réfléchit un instant, et ne se rappelant d’autre viande que les langues de cheval que mon père achetait pour quelques « cents » à côté de l’écurie de son patron, il répondit hardiment :

— Le dimanche, chez nous, il y a de la langue de cheval bouillie, avec des pommes de terre.

Barend le regarda du coin de l’œil.

— Dis donc, morveux, fous-toi de ton aïeule, mais pas de moi !

Kees, tout déconfit, le considéra sans répondre. Barend partit vexé, en disant cependant :

— Allons, à tantôt.

Le petit rentra chez nous, où il n’y avait trop souvent rien à se mettre sous la dent, ou tout au plus du pain et du mauvais café, et nous conta la méchante boutade de son ami.

— Comment, bêta, tu lui as dit que nous mangeons de la langue de cheval ? mais on va crier après nous !

L’enfant ignorait qu’on se cachait de manger de la viande de cheval.

L’après-midi, Barend et Kees se replaçaient sur l’échoppe, et jusqu’au soir, la tête levée et le regard tendu, ils suivaient le cerf-volant dans sa randonnée aérienne.


UNE EXPULSION


C’était en plein hiver. Depuis quatre semaines, nous n’avions pu payer notre loyer. Nous allions être expulsés de l’unique chambre que nous occupions, moyennant un florin par semaine, dans une impasse immonde d’Amsterdam. Ma mère sortit pour aller chez l’huissier, afin de l’amadouer ; mais, arrivée à l’extrémité de l’impasse, elle revint précipitamment, en frôlant les deux murs de sa crinoline.

— Ils sont là ! ils sont là ! haletait-elle !

En effet, trois hommes arrivèrent : un huissier et deux aides. Ils commencèrent à déposer nos frusques dans l’impasse. Mon père, qu’on avait prévenu, accourut ; il obtint de pouvoir, par une fenêtre, évacuer le tout dans une cour voisine. Sur l’impasse, donnait la porte de derrière d’une maison du Nieuwendyk : on l’ouvrit, et on nous permit de déposer dans un couloir quelques objets et les enfants.

La chambre vidée, l’huissier la ferma. Nous étions sans demeure en plein hiver, avec neuf enfants, dont un à la mamelle, et cela pour une dette de quatre florins.

Quand le berceau fut dans le couloir avec tout ce qu’on pouvait y remiser, ma mère me dit de garder les petits, qu’elle irait chercher un gîte pour la nuit. J’ai perdu le souvenir de ce que fit mon père. Ma mère resta très longtemps absente. Il commençait à faire noir dans ce couloir, où on nous laissait sans lumière, par crainte d’incendie. Quelques-uns des enfants pleuraient de faim et de froid ; d’autres s’endormirent dans des coins, sur le carreau. Moi, je berçais le bébé dans mes bras, mourant de frayeur et d’inquiétude. Je sanglotais ; de temps en temps, j’appelais à haute voix ma mère, puis n’osais plus bouger de peur des revenants, dont elle nous avait conté les exploits. Enfin elle arriva : tous les enfants se mirent à crier à la fois. Aidée par une des servantes de la maison, ma mère nous emmitoufla le mieux qu’elle put. Mon frère Hein dormait si profondément qu’on ne parvint pas à le réveiller. Que faire ? on ne pouvait pas le porter. Nous le mîmes dans le berceau, où il dormit toute la nuit. S’il s’était réveillé, il serait mort de peur de se trouver seul, enfermé dans ce couloir ; mais il ne se réveilla pas.

Ma mère nous conduisit à un logement pour pêcheurs. Dans une grande chambre à cinq lits, trois nous étaient réservés : un lit pour père et mère avec le bébé, le deuxième pour les quatre garçons, et le dernier pour les quatre filles.

Ma mère descendit un instant. Pendant son absence, entra un homme qui devait occuper un des autres lits. Il me sembla vieux ; je devinais quelqu’un pas de notre monde : quoique en guenilles, il avait l’air d’un monsieur. Il s’arrêta interdit, nous regarda tous, puis vint à moi, me mit la main sur les cheveux, les caressa, me renversa la tête, et me regardant minutieusement :

— Hé ! hé ! dans quelques années ! dans quelques années !

Je ne m’étais pas trompée : c’était un monsieur. Il prononçait les mots tels qu’ils étaient écrits dans les livres que j’avais lus : j’avais remarqué que les gens riches parlent comme dans les livres.

— Quel âge as-tu ?

— Douze ans.

— As-tu un pantalon ?

— Non.

— Alors lève ta robe, et montre-moi tes jambes.

Je n’étais plus assez petite pour ne pas sentir un danger : j’appelai ma mère, qui me cria du bas de l’escalier de ne pas faire tant de bruit, que nous n’étions pas chez nous. L’homme ne se déconcerta point. Il dit à ma mère, quand elle rentra :

— Madame, vous avez de beaux enfants, et cette fillette, dans quelques années, sera très jolie.

— Oui, mes enfants sont très jolis, fit-elle avec orgueil. Nous sommes venus de la campagne ; notre appartement n’est pas prêt : voilà pourquoi nous logeons ici.

L’homme alla se mettre au lit. S’il était sorti, j’aurais raconté la chose à ma mère, mais maintenant je n’osais pas.

Nous couchâmes les enfants. Arriva un pêcheur pour le dernier lit. Il nous regarda ahuri, puis bougonna :

— Ça va être gai avec cette marmaille !

Heureusement un paravent nous isolait quelque peu. Je me couchai. Ah ! par exemple ! jamais je ne m’étais trouvée dans pareil lit : on enfonçait là-dedans. Il y avait des taies et des draps à petits carreaux rouges et blancs très propres, et, au milieu, un creux exquis dans lequel je roulai. C’était du vrai capoque pour le moins, et pas de la balle d’avoine réduite en poussière, comme chez nous. Tous les enfants étaient si agréablement surpris, qu’un moment ce furent des rires trillés et des pépiements, comme dans une volière en ébat. Le pêcheur jura. Ma mère nous fit taire, en mettant ses deux mains sur sa bouche. Puis entrèrent mon père et ma sœur aînée : ils se mirent au lit et exprimèrent leur satisfaction d’être aussi bien couchés.

De temps à autre, un des enfants devait faire pipi, ou le bébé criait. Alors le pêcheur grognait et jurait. À la fin, mon père, furieux, se leva et, en pans volants, au milieu de la chambre, l’invita à se mesurer avec lui ; mais l’homme ne bougea pas. Le vieux monsieur disait :

— Allons, camarade, couchez-vous ; du calme : vous avez de beaux enfants.

— Oui, j’ai de beaux enfants. Voulez-vous les nourrir ? C’est une calamité ! Mais qu’y faire ? il faut bien les prendre quand ils viennent.

— Ah ! cette candeur ! Allons, camarade, couchez-vous.

Et nous nous endormîmes tous.

Le lendemain, à notre réveil, les hommes étaient partis.

Ma mère nous conduisit dans une chambre qu’elle avait louée la veille ; elle mit ses petits par terre, me recommanda d’en avoir soin, et sortit chercher nos meubles. Nous fîmes un tel vacarme qu’à son retour, tous les locataires étaient en révolte, parce qu’on avait accepté dans la maison un ménage avec tant d’enfants.

Le fait est que ma mère avait, comme toujours, menti sur le nombre.

MA ROBE DE PREMIÈRE COMMUNION


La faim, c’était l’éternelle rengaine chez nous. Comment allons-nous faire pour trouver à manger ? Quel expédient inventer ? Nulle part du crédit, et rien, rien, à mettre au clou.

— À moins, dit ma mère, que nous y mettions, pour quelques jours, ta robe de première communion.

— Ma robe de première communion ! mais…

— Mais… nous ne pouvons pas rester indéfiniment sans manger.

Ma mère avait toujours dit que j’aurais été habillée de bleu à ma première communion, et voilà que nous avions acheté cette robe gris-de-perle, garnie de ruches, d’une pauvre étoffe raide et rêche. Je la pris dans le placard : elle était bien sale, surtout sur les hanches, d’y avoir frotté mes mains, et toute décolorée. Je la pliai respectueusement et très légèrement, pour ne pas la chiffonner, et, la portant à bras tendus, je m’acheminai, émue et frissonnante, vers le Mont-de-piété le plus proche.

« Au moins vais-je demander un gros prêt », me disais-je. Ma robe de communion avait, pour moi, une bien autre valeur que les trois florins et demi qu’elle avait coûtés. « Je vais exiger quatre florins : ce n’est pas trop. »

C’était un samedi soir ; il y avait beaucoup de monde : les uns venaient dégager les vêtements de dimanche, les autres engager les objets les plus disparates, afin d’avoir un peu d’argent le lendemain. Les Juifs rengageaient leurs frusques du sabbat dégagées la veille, pour pouvoir acheter leur fonds de commerce de la semaine, et protestaient quand l’employé voulait réduire le prêt, sous prétexte que les vêtements avaient été portés tout un jour.

Mon tour arriva.

— Combien ?

— Quatre florins.

L’employé défit le paquet, examina la robe en la tenant devant lui, à bras écartés. Il répondit tranquillement :

— Dix-huit sous.

Je restai un moment saisie, puis murmurai :

— C’est bien.

Il réduisit ma robe de première communion en un petit rouleau, ce qui me fit presque pleurer.

En sortant, je rencontrai dans le corridor une femme, avec une paire d’immenses bottes de dragueur en mains, qu’elle me demanda de vouloir engager pour elle : elle n’osait pas, étant honteuse.

— Oui, je veux bien ; que faut-il demander ?

— Vingt-quatre sous.

Je retourne au guichet. Ayant bien inspecté les bottes, l’employé me répond :

— Dix-huit sous.

— C’est bien, chuchote-t-elle.

— C’est bien, dis-je à l’employé.

La femme me donna deux « cents » pour ma peine.

Je me précipitai vers une boutique où, avec les dix-huit sous, j’achetai du pain, de la margarine et du café moulu ; puis, pour mes deux « cents » : une image de la Belle au bois dormant, deux poires, et deux crottes de sucre.

Et je rentrai chez moi bien heureuse.


JOURS DE FÊTE


Je me rappelle surtout les transes de la faim, les jours de fête. Mon père, qui s’était mis à boire, s’enivrait alors dès le matin avec les premiers pourboires qu’on lui donnait, et était, le reste du jour, incapable de conduire son fiacre. Or, c’étaient ces, pourboires qui nous faisaient végéter. Il y avait donc, ces jours-là, un redoublement de misère.

Ma mère cependant nous attifait le mieux qu’elle pouvait pour la fête, et, avec le plus petit enfant sur ses bras, nous allions faire un tour, humer les bonnes odeurs de mangeaille.

Les femmes, sur le seuil des portes, attendaient la famille et les invités. Ma mère s’arrêtait à causer là où cela sentait bon le café et les tartines beurrées, dans le vague espoir d’une invitation, ou seulement de l’offre d’une tasse de café ou de n’importe quoi ; mais non, jamais on ne nous invitait.

Puis nous rentrions. Les plus grands refouillaient les armoires, espérant trouver une croûte égarée ; les petits pleuraient et réclamaient à manger ; ma mère, pâle, les mains sur les genoux, ne disait rien ; mon père ronflait, empestant l’atmosphère de son haleine d’ivrogne.

Alors ma mère sortait précipitamment, et revenait peu après avec du pain pas assez cuit, de la margarine et du café moulu. Elle était allée taper un des nombreux petits boutiquiers dont tout le fonds valait bien dix florins et que nous avons conduits de la sorte à la faillite.


NOUS VIVONS DE CHARITÉ


C’était en 1870. Mon père s’était laissé monter la tête par un déserteur allemand, qui lui avait fait accroire que, tous les hommes étant à la guerre ou ayant été tués, l’Allemagne manquait de bras. Quand il s’agissait de voyager, mon père perdait tout discernement. Il nous annonça donc qu’il allait partir pour l’Allemagne, où certainement il trouverait vite du travail bien rémunéré, et qu’il nous ferait venir : il s’était engagé dans un cirque allemand pour faire le voyage gratis. Il avait ses hardes dans un sac et, les larmes aux yeux, nous quitta.

Nous étions tous plus morts que vifs de cette fugue que rien ne justifiait, car mon père avait du travail, et il était à peine parti que le déserteur allemand occupa sa place. Mon père nous abandonnait en plein hiver, laissant ma mère avec neuf enfants, sans ressources aucunes.

Ma mère s’en fut trouver le curé, qui bientôt intéressa plusieurs dames à notre sort ; elles furent tout de suite d’accord pour me mettre, jusqu’à ma majorité, dans un établissement de bienfaisance. Notre ahurissement fut intense. Ma mère s’étant rendue à cet établissement pour les arrangements à prendre, et ayant vu des petites filles qu’on y élevait, vint nous dire que ces enfants avaient l’air si matées et s’inclinaient si profondément devant la supérieure, et ceci… et cela… Bref, l’idée seule de savoir sa petite Keetje aussi aplatie lui serrait la gorge, et, quand elle dut signer un acte par lequel elle renonçait à tout droit sur moi, elle refusa. Zut ! elle aimait mieux que j’eusse faim avec elle : en somme, nous en avions vu bien d’autres !

Ce nous fut un grand soulagement de nous être décidés à crever de faim ensemble.

Nous fîmes, à cette époque, la connaissance de tous les établissements de charité d’Amsterdam. Un d’eux nous donnait trois pains noirs par semaine ; un autre, tous les quinze jours, un florin en pièces d’un cent : il y avait bien pour cinq cents de mauvaise monnaie, mais enfin ! sans cette charité par miettes, nous serions morts de faim et de froid. Ce n’est pas qu’elle ne comptât quelque peu sur le rétrécissement que produit la faim. Ainsi quand on donnait une chemise pour un enfant, elle était si étroite qu’elle le gainait comme une seconde peau : on pouvait compter ses côtes à travers, et malgré le froid, il y étouffait. Ou, si on n’avait pas votre pointure pour des sabots, on vous en passait de plus petits.

Nous recevions aussi des cartes pour des briquettes de tourbe : Hein et moi, nous allions les chercher à l’autre extrémité d’Amsterdam, sur un traîneau auquel lui était attelé, et que, moi, je poussais, nous frayant un chemin à travers la neige qui nous montait aux mollets. On nous donnait des bons de soupe aux pois, dont parfois nous vendions quelques-uns afin d’acheter du savon et du sel de soude pour pouvoir faire une lessive.

À sept heures du matin, nous allions sur les grands canaux faire queue à la porte des « maisons riches ». Les larbins manifestaient tout leur dégoût lorsque nous étions sales, disant qu’il y avait cependant assez d’eau dans les canaux pour nous laver, si nous l’avions voulu ; et on nous distribuait encore des bons pour des pois, des fèves et de l’orge.

Nous étions livrés à une charité étroitement méthodique, et qui nous classait à jamais parmi les vagabonds et les « outcast ».

Mon père ne donna pas signe de vie pendant les six mois que dura son escapade. Un dimanche matin, il ouvrit la porte et rentra, le sac au dos. Hein s’élança vers lui avec un grand cri de joie :

— Oh ! père !

L’attitude de ma mère disait : « Vous venez nous ôter le pain de la bouche. »

On sut en effet bientôt que mon père était revenu, et on ne nous donna plus rien. Ma mère avait un mari jeune et vigoureux, n’est-ce pas ? très capable de travailler pour les neuf enfants qu’il avait envoyés dans le monde.


AH ! VOUS AVIEZ DES « KWARTJES » !


Nous étions très familiarisés avec la faim, et ma mère avait même appris à la manier de façon assez dangereuse.

Un soir, nous étions assis autour d’un bon feu de tourbes : comme nous avions demandé des secours, on nous avait donné des tourbes. De toute la journée, nous n’avions eu d’autre nourriture qu’un petit pain de dix « cents », que ma mère avait partagé en neuf tranches. Elle avait le bébé au sein, et nous causions de ce que nous aurions acheté à manger si nous avions eu un florin.

On frappe à la porte ; je cours ouvrir ; un Monsieur s’arrête à l’entrée.

— Restez donc, petite femme, dit-il gentiment à ma mère ; vous êtes assise avec tous vos enfants autour du feu ? Voici…

Il me remet une pièce d’un florin et part.

Je voulais tout de suite chercher ce dont nous avions parlé : du pain, du café, et des harengs saurs, quand ma mère me dit :

— Donne le florin.

Je le lui donnai, et elle me passa trois pièces d’un « kwartje ». Je regardais, stupéfaite, ces pièces, et levant le regard vers elle :

— Ah ! fis-je, vous aviez des « kwartjes » ?

Elle baissait les yeux en rougissant.

— Oui, tu sais, ces six aunes d’indienne que j’ai reçues de Madame… Eh bien, il me manque quatre aunes pour faire une robe. Cela coûte un « kwartje » l’aune, on a le même dessin au Nieuwendyk. J’ai épargné pour les acheter ; avec ce florin, j’irai les chercher demain.

Je restais hébétée, en répétant :

— Ah ! vous aviez des « kwartjes », des « kwartjes » !

— Allons, morveuse, va chercher du pain.


L’USURIÈRE


Ma mère me fit des signes mystérieux. Je pensais qu’elle voulait, en cachette des autres, me donner une tartine beurrée : comme j’étais faible, on me gâtait un peu. Mais je vis ses yeux clignoter, signe évident, chez elle, d’émotion.

— Écoute, Keetje, chuchota-t-elle, nous allons chez Koks dégager mon manteau, ta robe de première communion, et le pardessus de père.

— Tu as de l’argent, mère ? fis-je aussi mystérieusement qu’elle.

— Oui, j’ai épargné.

L’épargne chez nous représentait des jours sans pain. Mais comment faire ? Nous ne pouvions aller complètement nus : nous l’étions déjà aux trois quarts.

Koks était un épicier qui donnait des denrées sur gage ; tous nos vêtements avaient passé chez lui, et voilà que nous pouvions dégager les principaux.

Ma mère tenait les quelques florins en pièces d’un « cent », et en « dubbeltjes[5] », dans un cornet de papier gris. La femme Koks prit l’argent et nous dit d’aller à une porte de derrière pour y recevoir les vêtements. Mais une fois, là, elle déclara qu’elle nous les donnerait quand nous viendrions dégager les autres loques, sur lesquelles elle avait eu la bonté de nous avancer des denrées.

Ma mère pleura, se fâcha, menaça ; moi, je sanglotais, en parlant de ma robe de première communion. Rien n’y fit. L’usurière nous chassa, en disant :

— Vous ne pouvez pas prouver que vous m’avez remis de l’argent.

On dut me coucher : l’émotion m’avait donné la fièvre. Ma mère eut, pendant plusieurs jours, des clignotements d’yeux et des plaques rouges sur les pommettes. Elle marmottait des mots de vengeance, et griffait l’air, comme si c’eût été la figure de l’usurière.


BAÂTJE


Dirk jouait à la toupie sur la glace de notre canal. Il aurait donné son dîner pour une paire de patins, ou un petit traîneau dans lequel il nous aurait tous entassés et traînés jusqu’au soir. Mais ne pouvant avoir ni l’une ni l’autre, il se contentait de sa toupie, qui tournait merveilleusement sur la glace en décrivant des arabesques.

Les mouvements violents m’ont toujours mise hors de moi et, sur la glace, il fallait s’en donner trop si on voulait ne pas se figer : je suivais donc du quai les ébats de mon frère. Il devint bientôt tout bleu de froid et, las de ce jeu qui ne le réchauffait pas assez, il l’abandonna pour faire des glissades.

Sur l’autre rive, une femme s’approchait du canal, portant quelque chose dans son tablier. Arrivée au bord, elle y prit un objet qu’elle jeta dans une baie pratiquée à travers la glace. Cinq fois, elle plongea sa main dans le tablier, et cinq fois, lança un objet. Dirk, qui s’était approché, attrapa le dernier au vol, et se sauva en le dissimulant sous son chandail. Il remonta sur le quai de notre côté, et me montra un petit chat gris, au ventre blanc, de quelques, semaines.

— J’ai sauvé celui-ci, bégayait-il. Allons vite le réchauffer et lui donner du lait.

À la maison, Dirk, prit le pot au lait sur le poêle, et en donna un peu au petit chat. Ma mère réclama :

— Écoute, non : du lait, nous en avons trop rarement nous-mêmes.

— Voyons, mère, pour le remettre de son émotion d’avoir été jeté de si haut !

— C’est bien, si c’est pour l’émotion ; mais je ne veux pas de commensal.

— Je lui donnerai de ma tartine, et l’impasse est remplie de souris, et le canal de rats.

Le petit chat but précieusement en montrant une languette rose ; puis il se mit sur ses quatre pattes, s’étira, et le dos bombé, la queue dressée, il marcha sur la table en donnant de délicats coups de tête dans la figure de Dirk. Les yeux de celui-ci brillaient d’orgueil.

— Tu vois, il est reconnaissant, il sait que je l’ai sauvé : c’est mon chat !

Il me demanda si c’était un matou ou une chatte. Mais comme l’inspection ne nous révélait rien, nous jugeâmes, d’après la physionomie, que c’était une chatte.

Et Baâtje, comme il l’appela, resta chez nous. Mais elle était à Dirk : elle coucha avec lui, et aussi longtemps qu’elle fut petite, il la porta dans sa casquette ; il la nourrissait de petits morceaux mordus de sa tartine, et d’un peu de lait chipé derrière le dos de ma mère.

Il la prenait aussi sous son habit, les samedis après-midi, quand il n’y avait pas de classe et que Mina nous chassait de la maison, parce qu’elle ne pouvait faire son nettoyage avec cette marmaille dans les jambes. Alors Dirk m’accompagnait sur les grands canaux où j’aimais à flâner, et nous choisissions une maison, pour « si nous avions été riches », où nous jouions à monter et à descendre les hauts escaliers des perrons jusqu’à ce que les domestiques nous fissent déguerpir.

Dans une de ces pérégrinations, nous fûmes attirés vers une fenêtre derrière laquelle était assis, sur un coussin de velours bleu, un énorme angora roux. Il suivait, d’un regard tranquille, une grosse mouche sur la vitre ; puis, se dressant sur les pattes de derrière, de ses pattes de devant il agrippa l’insecte.

Debout ainsi, il nous stupéfia : son ventre fauve clair étincelait au soleil ; sa queue, qu’il déployait à droite du corps et dont le bout frétillait, était grosse comme un cabillaud.

Dirk prit Baâtje de dessous son habit, et lui montra ce congénère merveilleux :

— Tu vois, Baâtje, c’est un chat ; mais il est trois fois comme toi, et puis tout autre. Toi, tu aurais dévoré la grosse mouche ; lui l’a seulement tuée. Il garde sa faim pour les têtes de harengs saurs, dont on le bourre sans doute : pour sûr que, sans cela, il l’aurait bouffée ! Toi et moi, nous n’attendons jamais pour escamoter ce qui est devant nous. Sa peau, Baâtje, sa queue, et ses yeux comme deux billes d’or, ne ressemblent pas aux tiens : il est tout autre, tout autre, tu vois.

À ce moment, une servante sortit de la maison, portant une assiette de pommes de terre froides, qu’elle déversa contre un arbre, pour les pauvres chiens. Quand elle fut rentrée, nous allâmes à l’arbre, pour mettre Baâtje près de ce repas imprévu. Mais, comme les pommes de terre étaient propres, Dirk les mit une à une dans sa casquette, et plus loin, sur un autre perron, à nous trois, nous fîmes un excellent goûter.

Vers le printemps, Baâtje devenait grosse et grasse que c’était un charme. Dirk l’attribuait à nos promenades sur les canaux (depuis les pommes de terre, nous étions à l’affût de ces aubaines).

— Puis, tu comprends, les souris, elles lui courent entre les pattes !

Un soir, en se couchant dans l’alcôve, mes parents y trouvèrent Baâtje, commodément installée dans la paille, avec cinq petits. Dirk en devint muet de surprise. Mon père voulait se débarrasser de toute la nichée dans les égouts ; Mina, qui n’aimait aucune bête, proposa de les jeter dans le canal. Alors, devant les lamentations de Dirk, ma mère dit, en faisant des clignements d’yeux aux autres, qu’il pouvait les garder.

Il fit un nid de ses vêtements dans un coin par terre, et coucha dessus la chatte et ses petits ; mais le lendemain, sans que mes parents eussent rien senti, elle se trouvait installée à l’ancienne place.

Quand nous rentrâmes de l’école, Baâtje vint à la rencontre de son maître, et raconta, en un langage net, qu’un grand malheur lui était arrivé :

— Boûbeloûbeloûbeloûû !!! Leuêleuêleuêleuêueu !!! Mâwâwâwâââw !

Puis elle sauta dans l’alcôve, et Dirk et elle se mirent à fouiller la paille et à mettre tout sens dessus dessous : mais plus de petits chats !

Il bondit à terre, pâle, et les deux poings levés vers Mina, il bégaya :

— C’est c’est toi, Sosododomite, Sososododomite !

Elle l’écarta de la main, en riant sournoisement de sa figure camarde.

En automne, Baâtje engraissa de nouveau. Dirk lui caressait son ventre blanc, ce qu’elle acceptait en ronronnant. Un jour, on ne la retrouva pas. Dirk et moi, nous remuâmes toute l’impasse, mais Baâtje avait disparu. Le nez en pied de marmite de Mina frémissait. Alors Dirk ne chercha plus.

— Sosodododomite, c’est, c’est toi ! Sososododommite, c’est tttoi !!!

Pendant tout un temps, Dirk bégaya péniblement.

SI NOUS ÉTIONS RICHES


Les soirs d’hiver, quand nous n’avions ni feu ni lumière, le ventre vide, nous nous couchions pour avoir plus chaud, et causions de ce que nous aurions fait si nous avions été riches.

Un soir, transportés par la griserie, mes parents se disputèrent presque.

Mon père, ancien cavalier à l’armée, aurait eu des pur sangs et m’aurait appris à monter à cheval. J’avais le corps qu’il fallait, disait-il, pour porter l’amazone, car jamais une grosse femme n’est bien à cheval.

Mina souhaitait une robe de satin vert, et des bottines qui lui monteraient aux mollets.

Moi, je voulais une armoire en verre remplie de poupées, habillées de soie et coiffées de perles ; puis une très grande poupée, qui eût été la reine des autres. Elle serait vêtue d’une robe faite d’ailes de papillons, que j’aurais assemblées par un point de dentelle.

— Tudieu ! exclama mon père.

— Cette créature enfantine, dit ma mère, est toujours là avec ses poupées !

— Moi, fit-elle, je porterai des bonnets en chenille, qui feront enrager toute l’impasse.

— C’est cela ! tu ferais enrager toute l’impasse, comme si nous allions rester ici, étant riches !

— Ah ! c’est vrai… Puis les enfants apprendront le français, à jouer du piano et à danser, et je leur friserai les cheveux à l’anglaise. Nous habiterions, au Canal des Empereurs, une grande maison, où il y aurait des chambres bleues rouges et vertes.

— Pourquoi toutes ces couleurs ? demanda mon père.

— J’ai lu qu’il en est ainsi dans les « maisons riches » : on le voit du reste à travers les fenêtres.

— Ah ! et comment serait ta chambre ?

— La mienne ? rouge, je l’ai toujours dit, rouge. Comme je suis brune…

J’aurai aussi un poêle allumé près de mon lit, et je mangerais quelque chose de bon toutes les heures : des biscottes et du chocolat à huit heures, une pomme cuite à neuf, une tartine avec une anguille fumée et du café à dix, des cornichons et des œufs durs à onze. Enfin, toutes les heures, quelque chose de bon !

— Et, comme d’habitude, tu ne ferais pas à dîner, même si tu étais riche. Toujours des repas sur le pouce, quoi ? Eh bien, moi, il me faudrait un bon pot de pommes de terre au lard et aux boudins, bien fricoté, bien chaud. Tu continuerais, toi, à ne jamais nous donner un repas solide. Si tu crois que les gens riches mangent toutes ces « niaiseries » ! La viande qu’on voit chez les bouchers, voilà ce qu’ils mangent, et crue encore, à ce qu’il paraît.

— De la viande crue ! non, cela me dégoûterait : jamais je n’en mangerai.

— Ah ! mon Dieu ! soupira Hein, si nous avions seulement chacun un petit pain de trois « cents » ! ils sont très grands chez le boulanger, derrière le coin, n’avez-vous pas vu cela ? plus grands qu’ailleurs, et quand on en a mangé un, on a déjà une bonne bouchée dans l’estomac.

Nous ne disions plus rien. Mon père se moucha, puis répondit :

— Oui, Heintje, dors maintenant. Demain, tu auras un petit pain de trois « cents ».

Mon père se moucha encore.

JE FAIS PIPI DANS MES JUPES


Un soir, je devais aller au Bureau de bienfaisance chercher un florin. On nous le donnait en rouleaux de pièces d’un « cent », tout en y glissant des pièces étrangères, dont on savait pertinemment que nous ne pouvions rien faire. Plus d’une fois je fus jetée à la porte par des boutiquiers à qui j’essayais de les passer.

Il neigeait et gelait à pierre fendre ; je longeais le Canal des Princes où, chemin faisant, je rencontrai deux garçons et une fille de mon âge, qui se rendaient également au Bureau de bienfaisance.

Nous nous mîmes à courir en nous jetant des boules de neige, et à sonner aux portes en nous sauvant. Mais voilà que je fus prise d’un petit besoin pressant, et impossible de me soulager, à cause des garçons.

Nous arrivâmes à la Westerkerke, autour de laquelle nous jouâmes à cache-cache, en nous couvrant de neige. J’aurais voulu me retirer sous une charrette ou dans un recoin, mais les autres couraient après moi.

J’étais au supplice : je devins tranquille et ne pouvais plus jouer ; je dis à mes camarades que le froid me figeait.

Au retour, devant cette même église, l’accident m’arriva. Cela me coula chaud jusque dans les sabots, et à l’instant même, des hanches à la pointe des pieds, mes vêtements se gelèrent sur mon corps : je fus brûlée et lacérée jusqu’au sang. Je me mis à pleurer ; la neige tombait drue ; elle me collait à mes sabots en une masse compacte et pointue, qui me faisait clopiner péniblement. En arrivant chez nous, j’eus à peine le temps d’ouvrir la porte, et je tombai.

Mon père me déshabilla, essuya doucement le sang, en répétant :

— Ma pauvre petite « Poeske », elle est toute crevassée, ma pauvre petite « Poeske » !

Il m’assit sur une chaise devant le poêle, et me donna une tasse de café aux trois quarts remplie de marc ; mais je ne voulais rien dire, car quand l’intention de mon père était bonne, il se fâchait si on ne l’acceptait pas telle quelle. Puis mon père était si beau, me semblait-il, et sa bonté si exquise que pour rien au monde, je ne l’aurais froissé. Je dis donc :

— C’est bon, père, du café chaud, après avoir eu si froid et si mal.

— N’est-ce pas, « Poeske » ? je l’avais gardé pour toi. Je me disais : Keetje va rentrer ; elle aura froid, et du café bien chaud lui fera plaisir.

— Oui, père, c’est bon, très bon !

Et j’avalai bravement ce résidu boueux.

LES DEUX GRENADIERS


Ma mère avait déjà brûlé nos joujoux, pour atténuer un peu le froid humide qu’il faisait chez nous. Comme elle n’était accouchée que de dix jours, elle avait peur, disait-elle, d’attraper un frisson.

Nous attendions mon père, qui était cocher chez un loueur : peut-être aurait-il reçu un pourboire, et pourrions-nous acheter des tourbes et du café pour nous réchauffer. De manger, mon Dieu ! on se passerait : il fallait d’abord s’ôter cette rigidité des membres.

Mon père rentra, courbé en deux, les mains dans les poches, tremblant sous son bourgeron de coton.

— Brr… il fait encore plus froid ici que dehors.

— Tu n’as rien, Dirk, pour chercher des tourbes et du café ?

— Non. J’espérais trouver du feu : je croyais qu’une dame devait venir te voir ?

— Elle n’est pas venue, à cause du temps, sans doute.

— Si j’avais su, je me serais couché sous les chevaux. Quel froid ! Quel froid ! On ne m’a pas laissé faire une seule course, aujourd’hui : j’ai dû, toute la journée, nettoyer des voitures à la rue, par cette température. Les cochons ! ils savent bien cependant que, quand je ne reçois pas de pourboires, nous sommes sans pain : ce n’est pas avec leurs trois florins par semaine que je puis entretenir un ménage de neuf enfants.

— J’ai un frisson qui me monte le long des jambes, grelotta ma mère, et dans mon état…

— Nom de Dieu ! Nom de Dieu ! Il nous manquerait qu’il t’arrive du mal. Couche-toi, et vous, les enfants, également : on mangera demain. Il faut absolument du feu.

Il se mit à chercher dans le taudis ce qu’on pourrait bien brûler encore, mais ne trouva que les sabots des enfants. Il les jeta de côté, et recommença à chercher… rien… Il revint aux sabots, les empila dans l’âtre, et y mit le feu ; puis il se coucha.

— Je vais m’allonger contre toi pour te réchauffer.

La lampe s’éteignit faute d’huile ; les petits sabots brûlaient lentement parce qu’ils étaient mouillés ; mais l’atmosphère se réchauffa et une meilleure sensation nous envahit.

Il n’était que six heures du soir : il ne fallait pas songer à dormir. Alors, à propos du froid, mon père raconta l’histoire de son oncle Corneille Oldema, qui fit la guerre de Russie sous Napoléon. Il avait assisté à la débâcle de Moscou, qu’il ne quitta qu’après avoir rempli son havresac de chandeliers, de ciboires et autres objets en or pris dans les églises. De retour en Frise, la vente de ces objets qu’un juif avait achetés, lui rapporta de quoi acquérir une ferme et quatre belles vaches. L’oncle avait dit :

— Il ne faut pas croire que j’aie volé ces choses : tout le monde pillait, les officiers comme les autres. C’est ainsi à la guerre. Mais peu sont rentrés chez eux, comme moi, avec leur butin : presque tous sont morts de froid en route, ou ont été tués par l’ennemi, ou assassinés par leurs compagnons pour être pillés à leur tour. Moi, comme Frison, je supportais bien le froid, mais ces petits hommes bruns, qui parlaient une langue incompréhensible, mouraient comme des hannetons. Le froid les raidissait et leur coupait le caquet ; car, pour du caquet, ils en avaient : ils parlaient et riaient dans les situations les plus abominables, et allaient à l’assaut comme pour le plaisir, en vrais démons qu’ils étaient. La nourriture les préoccupait peu : du pain et un oignon et ils avaient bien dîné ; mais le froid en faisait des petits garçons. Ils commençaient par traîner la patte, puis se frottaient les yeux, comme pris de vertige, puis lentement ils s’effondraient et s’endormaient. C’était fini : ils ne se réveillaient plus.

« Un d’eux faisait route avec moi. Il lutta contre l’engourdissement : il me parlait, me parlait ; je ne comprenais naturellement rien ; un peu après, il zézayait ; à la fin, ne pouvant plus se traîner, il s’accrocha à moi, en bégayant comme un enfant, et ainsi que les autres, il s’écroula doucement. Je pris deux timbales en or dans son havresac.

« Si en chemin je n’avais pas mendié, le gros orteil ostensiblement hors de la chaussure, il est probable que jamais je ne serais revenu ; mais on me prit pour un pauvre diable, sans rien. »

Ma mère, qui s’était réchauffée, conta, à son tour, la campagne de son oncle Hannis en Espagne. L’oncle Hannis était un petit Liégeois, très pieux. Il avait avec beaucoup d’autres, dû partir pour ce pays. C’était très loin, et, à mesure que l’on marchait, la terre devenait si sèche et les gens si bruns qu’il se disait que certainement on le conduisait au bout du monde : et il avait raison, il a vu le bout du monde, confirmait ma mère. On leur tirait dessus de derrière les buissons ; les coups partaient des maisons, des toits, des arbres, mais on ne voyait personne. Alors, après une plaine jaune de sable brûlant, ils arrivèrent au bout du monde, là où le ciel vient rejoindre la terre en une eau bleue, bleue, comme on n’en avait jamais vu. Les camarades s’étaient baignés dans le ciel, mais lui s’était agenouillé ; par respect, il y avait seulement trempé les mains, et, de ses doigts mouillés, il avait fait le signe de la croix.

Pour ce qui était de rapporter du butin, l’oncle disait que c’était un pays de meurt-de-faim, où des femmes, noires comme des sorcières, chantaient et dansaient beaucoup, en poussant la croupe et en faisant claquer des petits morceaux de bois entre les doigts. Quant à boire et à manger comme dans notre pays, là-bas les gens riches eux-mêmes ne savaient pas ce que c’était.

— Nous ne le savons pas non plus, conclut mon frère Hein.

Il sonnait dix heures chez les voisins : les petits sabots étaient consumés ; le froid redevenait intense ; excepté les tout petits, aucun de nous ne parvenait à s’endormir, et la nuit était encore si longue !


LE VILLAGE ROUGE


Mon père, étant ivre, avait, pour quelques « dubbeltjes », vendu un vieux harnais hors d’usage, de connivence avec un palefrenier qui, pour se disculper, s’était empressé de le dénoncer au patron : celui-ci avait tout simplement fait arrêter mon père. La consternation et l’affolement furent intenses chez nous. Nous voulions savoir où mon père avait été arrêté et où on l’avait conduit, mais nous ne songeâmes pas un instant à la prison.

Nous voilà donc, ma mère et moi, lâchant le ménage et tous les petits enfants, à courir les bureaux de police d’Amsterdam. Ce fut une randonnée lamentable. Dans le dernier bureau, où nous arrivâmes exténuées, les agents étaient assis autour du poêle ; ma mère, dans son émoi, employa le terme d’agent secret, ce qui la fit rabrouer par l’un d’eux. Un autre le calma, en me montrant :

— Voyons, on les appelle ainsi.

Puis il nous informa qu’on avait conduit mon père au « Village Rouge » : c’est ainsi qu’à Amsterdam on désigne la prison.

Nous rentrâmes chez nous en sanglotant ; quand Mina revint de son travail, ce furent de nouveaux sanglots, et toute la nuit se passa en lamentations.

Le lendemain était un dimanche ; une nuit d’insomnie et de réflexion m’avait surexcitée, et je fis une sortie violente contre mon père.

— En somme, c’est encore pour boire qu’il nous a conduits à cette honte. Nous n’oserons plus sortir. Moi, je flanque dans le canal le premier qui s’avisera de me regarder de travers. Au moins si c’était pour nous nourrir qu’il avait volé ! mais non, c’est pour du genièvre. Je ne pleure plus : c’est très bien fait.

— Tais-toi, Keetje, Dirk a remué toute la nuit ; il ne faut pas qu’il t’entende, car il se battra à mort si on l’insulte à ce propos : ne le réveille pas.

— Je ne dors pas, cria Dirk, et il se mit à pleurer.

Mina trouvait qu’il fallait nous ramasser, qu’en somme ce n’était pas nous qui avions fait la chose.

Nous nous claquemurâmes toute cette matinée. L’après-midi, les uns après les autres se risquèrent dehors. Il faisait très beau. Je sortis avec précaution de l’impasse, et filai le long des maisons, en affectant des allures pressées. Au bout du canal, je rencontrai ma meilleure amie, seule également. Je voulais d’abord me cacher, mais son frère aussi se trouvait au « Village Rouge » : il était matelot et, son père lui ayant refusé de l’argent, il avait vendu son uniforme. Nous fûmes donc comme poussées l’une vers l’autre.

— Rika, dis-je, allons nous promener aux « Schansen ».

Les « Schansen » étaient des boulevards extérieurs qui menaient à la prison. Nous aboutîmes à celle-ci comme par hasard. Nous marchâmes autour du « Village Rouge », en inspectant toutes les fenêtres, nous arrêtant à chaque instant et parlant haut dans l’espoir d’être entendues par les nôtres. Mais non ! rien ne bougeait. Puis nos regards se rencontrèrent et nous tombâmes dans les bras l’une de l’autre en pleurant ; nous appelâmes éperdument nos prisonniers, et nos cris :

— Père ! Père !

— Fritz ! Fritz !


s’entremêlèrent dans nos sanglots.

Nous trouvâmes des excuses en disant que mon père était ivre et ne savait ce qu’il faisait, et que son frère était si jeune !

Après quelque temps, on relâcha mon père, son larcin d’ivrogne ayant été jugé trop insignifiant pour justifier une poursuite ; mais le mal était fait, et il ne trouva plus de travail chez aucun loueur de la ville.


MARCHANDE DE RUE


Les jours suivant l’incarcération de mon père, la misère devint atroce chez nous. Les trois florins qu’il gagnait par semaine, servaient à payer le loyer et les quelques dettes criardes ; pour le reste, nous vivions au jour le jour des pourboires qu’il recevait. Et maintenant tout était supprimé du coup.

Nous délibérâmes avec une vieille voisine sur le parti à prendre. Elle et presque tous les habitants de notre impasse étaient des colporteurs allemands, qui vendaient des poteries en terre. Elle mit trois casseroles sous mon tablier d’enfant, m’expliqua combien elles coûtaient, ce qu’elles devaient rapporter, et le boniment que j’avais à faire pour les vendre.

Chez moi, toute émotion se traduit par des tremblements. Je partis donc en tremblotant. Je pris le quartier juif où, de porte en porte, j’offris timidement mes casseroles. On avait refusé partout, et voilà qu’une juive m’acheta les trois pots à la fois. Ah ! par exemple ! du coup, de froid que j’avais, je pris la fièvre. Je cours à la maison chercher trois autres casseroles ; je les vends. Quelle joie ! Le soir, j’avais un gain inespéré d’un demi-florin. J’écrivis tout de suite à mon père de ne pas s’inquiéter de nous : que, moi, je gagnais largement la vie pour tous ; que je n’avais plus de semelles à mes souliers, mais que je mettrais des sabots ; qu’il devait seulement songer à s’innocenter de son larcin.

Me voilà marchande de rue ! En quelques jours, avec un peu de crédit, j’eus une charrette pleine de poteries, qu’en criant je débitais de porte en porte : « Koop ! potten en pannen ! Koop ! »[6]

Comme les Pâques juives approchaient, j’allai dans la Joden Breestraat me poster parmi les autres colporteurs, chez qui les juives venaient renouveler leur vaisselle de Pâques. Comme tous les marchands, je devenais fourbe. Quand je pouvais coller une casserole fêlée à un client, je n’y manquais pas ; les chrétiens se fâchaient, et j’avais à m’excuser, mais les juifs point. Un jour, une juive me demande un pot ; je lui en montre un ; au moment de l’acheter, elle le retourne et aperçoit une fêlure : elle ne me dit rien et en prend un autre. Survient une deuxième juive à qui je veux passer le même pot : elle l’avertit simplement :

— Ne prenez pas celui-là : il est fêlé.

Ni l’une ni l’autre ne se fâcha de ce qu’à deux reprises, j’avais essayé de tromper. Mais où tous s’emportèrent et s’ameutèrent presque contre moi, et où je n’eus que juste le temps de filer avec ma charrette, c’est quand ils trouvèrent une tartine beurrée dans une des casseroles qu’ils devaient acheter « Kaucher » pour les Pâques.

Après les fêtes, je me répandis par la ville avec mes poteries. J’errais sur les grands canaux d’Amsterdam, qui m’attiraient toujours par leurs hôtels sévères aux majestueux perrons, par leur bordure de vieux arbres aux frondaisons opulentes, par l’eau d’un vert noirâtre où parfois une barque à voile glissait silencieuse, par le grand calme qui s’en dégageait et qui me reposait du bruit et de la pauvreté de chez nous, où les enfants pleuraient toujours de malaise et de faim. Là, il faisait tranquille et exquis : je pouvais m’isoler, et me raconter des histoires ou lire les « Mystères de Paris ».

J’étais Fleur-de-Marie, et quand Rodolphe me reconnaissait comme sa fille, je ne faisais que changer de robe pour être une princesse, en avoir les épaules, les mains blanches et le langage. J’aurais grasseyé : les riches grasseyent. Ce n’est pas moi qui aurais embêté mon prince de père pour rentrer à l’impasse, comme Fleur-de-Marie pour retourner à la Cité : non, je l’aurais supplié qu’il en retirât les miens. Être princesse sans Klaasje et Keesje, m’en enlevait tout le goût. Mère et Mina y retourneraient certainement, les jours où elles mettraient des robes neuves.

Dieu ! que la femme Segers va rager ! Elle se cachera en les voyant venir. Puis la propriétaire, qui n’a aucune pitié de nous maintenant que père est en prison, sera bien déconfite aussi quand on partira en lui payant l’arriéré, et en laissant tout dans la chambre. On lui dira : « Nous n’emportons pas ces guenilles, donnez-les aux pauvres. Nous sommes des Princes ».

Mes rêves ne me faisaient cependant pas oublier la réalité. Je ne vendais rien sur les grands canaux : les gens riches achètent dans les magasins, et les larbins me claquaient la porte au nez en m’insultant. Alors, je retournais dans les rues populaires, où la vente marchait : « Koop ! potten en pannen, Koop ! »

À midi, j’allais, pour cinq « cents », dîner au « Lokaal ». Tous les marchands de rue, les tourneurs d’orgue, les aiguiseurs de ciseaux, enfin tous les gagne-petit de la rue, tous les éclopés, les épileptiques et les aveugles venaient y manger. Les hommes prenaient un plat de fèves avec un morceau de graisse au milieu, en guise de viande ; les femmes mangeaient beaucoup de l’orge au sirop ; mais les enfants, comme moi, choisissaient tous du riz saupoudré de cassonade : c’était servi très chaud et très propre. On avait aussi du pain et du café pour le même prix : tout, jusqu’au bain, coûtait cinq « cents ». On laissait dehors les orgues, les charrettes et les balles remplies de marchandises, et jamais rien n’était soustrait.

Je rencontrais là mes voisins, les autres marchands de poteries. Un d’eux, Willem, était un garçon de mon âge ; quand nous colportions ensemble, il m’aidait à monter, avec ma charrette, les nombreux ponts d’Amsterdam, ce qui était très dur pour moi. Il me dit un jour qu’il me préférait à tous, et me demanda si, moi aussi, je l’aimais un peu. J’avais la tête baissée et je tremblais ; je répondis que oui. Alors il m’aidait régulièrement à passer les ponts, et, quand la vente marchait, il achetait quelques friandises dont il me donnait la plus grosse part.

Un matin, Willem se trouvait parmi plusieurs colporteurs de l’impasse, arrêtés au Canal des Lys : c’étaient des grands, presque des hommes. J’arrivais sur la rive opposée et devais, pour les rejoindre, monter un pont très raide. Willem accourait à mon secours, mais les autres, se moquant de mes efforts, lui crièrent de ne pas m’aider. Il était déjà au milieu du pont quand, honteux de leurs quolibets, il rebroussa chemin. La tâche était excessive pour mes forces : comme j’avais pris le tournant trop court, si je reculais, je tombais dans le canal avec ma charrette ; je me raidis, je traversai le pont. Mais, au lieu d’aller vers les camarades, je continuai droit sur l’autre canal, et ne voulus plus jamais ni de l’aide, ni des friandises de Willem. Je l’avais trouvé lâche, et sans explications, c’était fini ; mais il était si enfant que son chagrin ne parut guère ; il n’était pas assez fin non plus pour comprendre : c’était un bon gros chien, avec un beau rire exubérant.

Comme les Pâques juives finies, je ne rapportais plus qu’un gain dérisoire pour les dix bouches qu’il fallait nourrir, nous finîmes par manger le fonds avec le gain, et après un petit temps, tout était consommé.


UNE LEÇON DE VIE PRATIQUE


Pendant sa dernière grossesse, ma mère avait souffert de telles privations, et les transes de deux expulsions en un seul hiver l’avaient si fort déprimée que, pour la première fois, elle mit au monde un enfant débile.

C’était une petite fille blonde, à tête d’ange, toujours un peu penchée de côté. Nous la perdîmes au bout de deux ans.

Ma mère en eut une douleur que rien n’apaisait. Nous l’entendions murmurer à voix basse :

— Ma petite fille ! ma petite fille ! Elle est morte de misère.

Elle nous rappelait constamment les gestes de son bébé, qui ne savait pas encore parler.

— Te rappelles-tu, Keetje, quand elle était sur mes genoux à table, qu’en voyant le pain, elle me faisait ouvrir le tiroir ? Et comme elle savait bien choisir, parmi les couteaux, le couteau à pain qu’elle me tendait alors, triomphante ! Et quand, pour lui faire une niche, je lui présentais le sein au lieu d’une tartine, te souviens-tu de sa grimace, parce qu’il lui rappelait le goût de la moutarde que j’y avais mise pour la sevrer ?

Et ma mère riait en pleurant.

Puis elle allait prendre dans une petite boîte la mèche de cheveux blonds, auxquels adhéraient encore des lentes, et se plaçant sous la lucarne de notre mansarde, pour pouvoir en distinguer la couleur dorée, elle l’embrassait en sanglotant.

Enfin ma mère était devenue malade, et moins que jamais s’occupait de ses enfants vivants.

Le docteur des pauvres vint la voir. Il nous regarda tous en disant :

— Quels beaux échantillons d’enfants ! Mais vous êtes tous malades : la fièvre vous ronge. Quant à vous, petite femme, il est temps de vous soigner sérieusement. Je vais prescrire de la quinine, je vous permets d’en donner un peu à vos enfants. Puis vous… que faire ? Il faudrait des œufs, de la viande, du vin.

Au mot : vin, nous avions tous levé la tête, stupéfaits.

Du vin à des pauvres !

Ce monsieur nous semblait dire des bêtises, tant chez nous, l’idée de vin se confondait avec l’idée de gens riches et de ripaille.

Il se rendit compte de notre ébahissement, nous embrassa d’un regard circulaire, haussa les épaules et sortit.

Nous considérions notre mère presque avec respect, d’avoir une maladie qu’une boisson aussi distinguée que le vin devait guérir. La viande, les œufs nous avaient moins frappés : nous voyions, autour de nous, des gens qui en prenaient le dimanche ; mais du vin !… jamais ! Cela nous effarait. Mon premier mouvement fut d’aller, la tête en feu, raconter la chose chez les voisins.

Quand mes parents voulaient causer, ils devaient attendre qu’ils fussent couchés, et les enfants endormis. Comme j’avais des insomnies, j’entendais souvent leurs réflexions et leurs propos : j’apprenais ainsi leurs projets et je partageais leurs inquiétudes.

Ce soir-là, quand la lumière fut éteinte et que mon père nous crut endormis, il appela doucement :

— Mina !

— Oui, père, répondit-elle.

— Est-ce que Keetje dort ? Cette gamine passe ses nuits à s’agiter.

Elle me poussa du coude et, comme je ne bougeais pas, elle fit :

— Oui.

— Écoute : on t’envoie souvent, dans ton service, chercher du vin à la cave ?

— Oui, la vieille ne sait pas descendre, et le fils ne veut pas : alors on m’envoie.

— Eh bien ! tu devrais prendre quelques bouteilles de vin pour mère.

— Non, Dirk ! Non, Dirk ! ne lui dis pas ça, protesta ma mère.

— Laisse donc !

— Je n’ose pas, père. Le fils descend de temps en temps pour en prendre du très bon, et il s’apercevrait qu’il manque des bouteilles. Il y en a juste deux sur un tas de rangées de six : si j’en ôte, il pourrait le voir.

— Aussi ne faut-il pas enlever ces deux bouteilles, mais toute une rangée, et remettre les deux sur le tas : de la sorte, cela ne se remarquera pas.

— Et comment faire sortir ces six bouteilles ?

— Tu les placeras sous la provision de charbon, et chaque matin tu en cacheras deux dans le bac aux ordures, au moment de le mettre à la porte ; je me charge du reste.

— Oui, ainsi cela pourrait se faire, fit Mina, après un moment de réflexion.

— Tu devrais bien aussi m’apporter un des pantalons du vieux monsieur, puisqu’il est paralysé et ne s’en sert plus.

— Un pantalon ! de quelle façon l’emporter ? la vieille me remet, tous les soirs, mes deux tartines au moment de mon départ.

— En faire un paquet serait maladroit, c’est évident. Il faut le mettre et replier les jambes jusqu’aux genoux : en les attachant avec une épingle, cela tiendra, et personne ne verra rien.

— Ah non ! le vieux a la peau qui pèle, et il se gratte continuellement jusqu’au sang. Je ne veux pas mettre sur moi un objet qui a touché sa peau.

Je la sentais, à côté de moi, frissonner de dégoût. Elle me donna des coups de pieds et des coups de coude, de révolte, qui m’auraient éveillée dix fois si je n’avais été tout oreilles.

Mon père ne se fâcha pas, mais se fit persuasif.

— Voyons, nous sommes sains : je n’ai jamais rien attrapé. C’est une blague, la contagion ; je n’ai plus de fond dans mon pantalon : un de ces jours, je ne pourrai plus sortir.

Le lendemain, mon père rentra avec deux bouteilles de vin : on en déboucha tout de suite une. C’était du vin couleur… jus de choux rouge… Il en versa une demi-tasse à ma mère, qui le but en contractant la bouche, comme si elle avait mordu dans une baie sauvage. Puis, avec une cuillère, il nous en donna à goûter. Il but alors à même la bouteille, la vida aux trois quarts, et claquant de la langue, il déclara :

— Cela n’a pas de goût : je préfère un « bittertje »[7].

Ma mère devint écarlate et eut des nausées : il fallut la soigner toute la journée.

Le vin ne put jamais s’acclimater chez nous.

Mina, en rentrant le soir, fit un signe à mon père ; il la suivit dans le petit couloir obscur qui précédait notre chambre. Quand ils revinrent, elle courut se frotter les jambes avec un torchon, en répétant :

— Hou ! hou !… sa peau pèle, sa peau pèle !

Le lendemain, mon père mit un bon gros pantalon, dont ma mère, en clignotant fiévreusement des yeux et en tressautant à chaque bruit, avait changé les boutons.


JE QUITTE MA PLACE


Dès mon entrée dans l’impasse, j’entendis les jolies voix des miens, qui chantaient des psaumes en chœur.

Un bien-être m’envahissait. Je précipitai le pas, et entrai chez nous en coup de vent. Les voix se turent dans un couac.

— Comment ! c’est toi ?

— Oui.

— Tu as quitté ta place ?

— Oui.

— Bientje ! zézaya un de mes petits frères, en étendant ses menottes vers moi.

Je le pris sur mes bras.

— Klaasje, Klaasje, je suis revenue.

— Mais je te croyais si bien nourrie dans ton service, dit mon père. Quand on est bien nourrie, on doit supporter beaucoup. Nous chantions pour oublier la faim, et tu vois, la lampe va s’éteindre, faute d’huile.

— Je savais tout cela, et je suis revenue quand même. Les premiers jours, étant affamée, je torchais tous les plats avec ma langue, j’étais insatiable. Mais quoi ! je ne suis pas une mendiante : je ne veux donc pas être nourrie de leurs restes. Je les ai vus remettre des pommes de terre de leurs assiettes sur le plat : c’était pour nous, et ils nous donnaient des tartines dans lesquelles ils avaient mordu. Eh bien ! quand je travaille, je prétends ne pas être traitée ainsi.

« Je comprendrais qu’ils ne donnent pas de leur pain d’épice, ou de leur boudin de foie, et autres « délicatesses » qu’ils mangent devant vous sans jamais rien vous en passer. Soit ! mais je ne veux pas que mes tartines aient traîné sur leurs assiettes.

— Tu oubliais la faim que tu as eue ici.

— Non, père, seulement quand on travaille, ce n’est pas comme si on recevait une charité.

— Tu es ingrate, petite : tu mangeais le pain de tes maîtres et tu n’étais pas contente.

— Ah ! non ! Je mangeais le pain de mon travail, et non le leur. C’est comme la femme de journée, qui geignait de devoir travailler pour les autres. Je lui ai dit : « Tu travailles pour les autres ? Moi pas : je travaille pour gagner ma vie. Crois-tu que je mettrais un seau d’ici là pour cette usurière qu’est notre patronne, si elle ne me payait pas ? plus souvent ! » Donc, je travaille pour gagner ma vie ; mieux je travaille, mieux je dois être traitée, et je travaille de mon mieux. J’avais prévenu la patronne, et comme, ce soir encore, elle nous a donné des pommes de terre visiblement tripotées, je suis partie sans vouloir manger.

— Eh bien ! tu pourras te coucher sans souper, et te lever sans déjeuner. C’est incroyable, quand on a à manger, de demander davantage.

— Mon Dieu ! père, je n’irai pourtant pas vider les vases de cette ignoble vieille, et encore être son obligée ! Je travaille, elle me paye : nous sommes quittes ; mais je ne veux pas être payée avec des reliefs.

— Voilà, c’est la nouvelle souche qui parle ainsi : nous ne pensions pas à tout cela. Je haussai les épaules et j’allai m’asseoir avec le petit. Le chat me sauta sur la nuque et s’y installa ; le bébé s’endormit. Au bout d’une demi-heure, j’avais le sang à la tête de respirer l’air empesté de notre taudis ; j’étais néanmoins frémissante de bonheur de me trouver parmi les miens.

Je grandissais, et commençais à échapper complètement à mes parents. J’étais sans aucune instruction ; mais depuis l’âge de sept ans, auquel j’avais appris à lire, je dévorais avidement n’importe quel écrit qui me tombait sous la main. En 1870, j’allais, en me rendant à l’école, lire, depuis le premier mot jusqu’au dernier, les dépêches de la guerre affichées aux devantures des magasins, et ces massacres me hantaient au point que je ne parvenais plus à m’appliquer aux leçons. J’avais suivi toute l’affaire Tropmann dans les journaux collés au recto et au verso sur les murs à affiches d’Amsterdam ; j’ai lu ainsi des feuilletons entiers.

Mais mon impressionnabilité avait surtout été mûrie par la misère, qui nous obligeait à ruser pour avoir du crédit, qui nous faisait passer par toutes les transes du loyer qu’on ne pouvait payer, et la honte des créanciers qui venaient nous insulter et ameuter les voisins. Des infamies s’étaient incrustées dans ma mémoire, comme celle de l’usurière qui avait gardé l’argent épargné sur la faim de nos enfants et ne nous avait pas rendu les vêtements que nous étions venus dégager.

Tout cela m’avait composé une nature étrange, où une grande candeur naturelle s’alliait à une sensibilité et à une compréhension au-dessus de mon âge. J’étais prête à toutes les besognes, mais intraitable devant ce qui me semblait une injustice. J’étais souple et en même temps peu maniable, comme le prouvait ma fugue de ce soir.

La lampe continuait à baisser ; nous nous couchâmes, mes parents dans l’unique alcôve, les neuf enfants sur des paillasses par terre.

Quand je m’y étendis à mon tour, j’eus ce léger vertige qui me prenait chaque fois que je me couchais à terre. J’ajustai les petites fesses de Klaasje dans mon giron, et m’endormis dans le ravissement de sentir contre moi ce petit être adoré.


MA FILLE, MONSIEUR CABANEL

(Félicien Rops).


Mina s’était prostituée par paresse et veulerie. Elle était chue dans une maison discrète, à l’air respectable et effacé, où, le soir, se glissaient des messieurs du meilleur monde. Les femmes n’y allaient qu’à la nuit. Elles appelaient la tenancière : « Mère », et devaient, après avoir reçu un client, remettre leurs chapeaux et leurs gants, comme si elles ne venaient que d’arriver.

Quand ma sœur eut fait le tour des habitués, qui ne reprenaient jamais la même femme, elle ne gagnait plus rien. Tous ses beaux vêtements étaient au mont-de-piété, et ce fut, chez nous, la famine comme avant, car mon père, usé par les privations et par l’alcool, ne travaillait plus.

Ma sœur m’avait, une fois, conduite dans cet endroit. J’avais quinze ans. J’étais blonde et fraîche, un vrai poulet de grain. Je n’avais guère de chair, mais une fine peau gaînait une charpente des plus flexibles, une petite croupe haute et étroite, deux tétons menus comme de gros bourgeons, où la sève montait lancinante et que je protégeais d’instinct de mes deux mains.

La tenancière avait insinué que des petites comme ça étaient fort demandées. Oh ! rien que pour montrer leurs jambes à de vieux messieurs tout à fait respectables. Rien, rien à craindre ! J’avais été très indignée quand j’eus compris ce que ma sœur était devenue et où elle m’avait conduite, et je l’avais traitée de putain.

J’étais, à cette époque, en service chez des diamantaires juifs, qui, pendant une longue crise de l’industrie du diamant, s’étaient faits marchands de vieux habits. Le ménage se composait d’une dizaine de personnes : tout cela grouillait dans une grande chambre et un réduit ; on faisait, le soir, les lits par terre. L’argent qu’ils gagnaient passait à la nourriture, de préférence des douceurs, et à des toilettes voyantes. J’étais chez eux comme un enfant de la maison et dormais avec les deux fillettes de mes patrons. Tous me témoignaient beaucoup de sympathie, parce que j’étais douce et vaillante : une grande bonhomie régnait dans nos rapports. Nos poux même sympathisaient. Les juifs avaient des poux noirs, moi des blonds, et au bout de quelques jours, nous avions fait des trocs. Nous eûmes tous des poux noirs, blonds, et des métis châtains, mais aucun de nous ne s’offensait de ce libre échange ; nous les tuions, avec le pouce, sur le coin de la table, et éprouvions un plaisir féroce à les entendre craquer sous l’ongle.

Un soir de sabbat, j’allais me déshabiller pour me mettre au travail, quand ma mère vint. Elle demanda à la Juive si je ne pouvais sortir pendant quelques heures, ajoutant que mon oncle d’Allemagne était arrivé et voulait me voir avant de partir. Je devinais le mensonge. Au bas de l’escalier, attendait Mina habillée en traînée, les cheveux coupés court et frisés au fer comme ceux d’un acrobate, le visage camard grossièrement fardé de blanc et de rouge. Je me fâchai, disant que je ne voulais pas qu’on vînt me faire honte chez mes patrons. Elle me répondit que je devais être plutôt flattée qu’une sœur si bien mise venait me voir.

— Oui, mais ton air de grue, et la gueule de clown que tu t’es faite, en disent long sur ta belle toilette. Voyons, qu’y a-t-il ? Quelle est cette blague d’un oncle qui désire me voir ?

— Écoute, fit ma mère, Mina ne gagne plus rien ; tous ses vêtements sont au clou. Nous mourons de faim. Il y a un monsieur qui veut voir tes jambes.

— Ah non ! je ne veux pas !

— Je te l’avais bien dit : il n’y a rien à faire avec cette créature enfantine ! Allons ! les petits sont malades de faim.

On me mit une épaisse voilette pour cacher ma figure d’enfant, et ma sœur m’emmena. Je portais une robe de coton clair, toute sale de l’avoir traînée sur les perrons, en jouant avec les enfants durant ce long jour de sabbat, et un vieux chapeau de dame, mise-bas de ma patronne. Ce chapeau chiffonna la tenancière : elle craignait que son client ne pensât que j’avais déjà cascadé. Elle ne cessait de répéter :

— Mais quel beau chapeau ! tu l’as emprunté pour venir ici ?

Elle insistait tellement que le client, agacé, finit par dire :

— Mais non, cette guenille est bien à elle !

C’était un homme de cinquante à soixante ans, maigre, de grande allure. Il me mania fiévreusement, en s’exclamant :

— Jolie, jolie !

Mon petit corps jamais lavé, mes cheveux bouclés remplis de poux, semblaient lui faire beaucoup plus d’impression que si j’eusse été imprégnée de parfums et enveloppée de dentelles ; mais la plus grande attraction pour lui, fut certes la douleur que je ressentais.

Avant de partir, il me donna des florins, en répétant :

— Jolie ! Jolie !

Ma sœur m’attendait ; quand je lui dis ce qui s’était passé, elle me répondit :

— Je le savais. Maintenant tu ne pourras plus me traiter de putain.

Nous rencontrâmes ma mère sur le pont de notre canal ; elle avait des plaques rouges sur les pommettes, et clignotait anxieusement des yeux. Je lui donnai les florins ; elle me jeta un regard éploré, que j’évitai.

Rentrée chez les Juifs, je me mis à relaver la vaisselle du sabbat.


TROISIÈME EXODE


Après plusieurs années effroyablement remplies de jours de famine, il nous fallut également quitter Amsterdam. Cette fois, ce fut pour la Belgique. La Ville paya notre émigration. Nous fûmes de nouveau embarqués le soir, sur un bateau. L’état morbide de mes quinze ans avait donné à mon esprit une acuité qui me faisait comprendre toute l’étendue de notre misère, et j’aimais Amsterdam. Quand nous passâmes sous le pont de la Haute-Écluse de l’Amstel et que la ville resta derrière nous, je devins pâle et grelottai, comme prise de fièvre.

Il y avait sur ce bateau un monde interlope. Un homme et une femme se disputaient et furent débarqués, en pleine nuit, sur le quai d’une écluse, d’où ils invectivèrent le capitaine. Dans la cabine commune, plusieurs passagers jouaient aux cartes et aux dés : tous avaient trop bu ; le tabac, l’alcool, et une odeur fade, indéfinissable, empuantissaient l’atmosphère. Un ivrogne avait accaparé tout un banc, s’y était étalé sur le dos, et divaguait, à haute voix, en se donnant de grands coups de poing sur la tête ; son haleine d’alcoolique semait la nausée. Nos enfants dormaient sur des coins de banc ; Mina se faisait peloter par un des chauffeurs ; ma mère et moi étions accroupies dans un coin à terre, serrées l’une contre l’autre, très apeurées et n’osant dormir.

Nous arrivâmes le matin à Rotterdam, où des agents de police nous attendaient ; ils interpellèrent ma mère, en demandant « si c’était elle, cette femme ». Je fus si humiliée qu’en traversant la passerelle, je dis tout haut à l’un d’eux :

— Mais on va croire que nous sommes des malfaiteurs !

— Non, mon enfant, répondit-il, nous ne les traitons pas ainsi.

Ah ! cela me soulageait. Ils nous conduisirent très aimablement jusqu’à un bateau en partance pour Anvers.

Ma mère avait emporté une provision de petits pains rassis qu’on vendait au rabais. Hein vint me dire, tout joyeux, qu’il aimait beaucoup voyager, qu’au moins on mangeait bien, qu’il avait eu quatre petits pains. Moi, je n’avais rien pris : j’avais la gorge serrée et l’estomac fermé, et chez nous, on ne demandait jamais si on voulait manger : on ne donnait qu’à celui qui réclamait.

Dans les écluses de Hansweert, des Zélandaises descendirent sur le bateau pour vendre des cerises. J’en aurais bien mangé, des cerises, si seulement j’avais eu quelques « cents » pour en acheter. Je n’avais jamais vu le costume zélandais, et fus tout à fait séduite par le beau bonnet de dentelle, à larges ailes, et les ornements d’or attachés de chaque côté des tempes. Le riche collier en corail et le corsage à fleurs brodées, m’attiraient spécialement. J’aurais voulu être paysanne zélandaise pour pouvoir m’habiller ainsi ; même l’amoncellement des jupes, qui les faisait rondes comme des cloches, me plut. En remontant l’échelle, une des Zélandaises eut sa jupe soulevée par le vent, et l’on vit qu’elle ne portait pas de pantalon. Ah ! la joie que cela provoqua ! Je fus surtout écœurée des rires des femmes, parmi lesquelles ma sœur Mina qui s’était fait offrir des cerises ; je lui jetai entre les dents : « Salope ! »

À Anvers, mon père nous attendait sur le quai. Cette ville, très morte à cette époque, me déplut. Le flamand qu’on parlait autour de moi me semblait ce que j’avais, de ma vie, entendu de plus grossier. Une dame bien mise disait à un enfant : « Marche, marche, ou je te donne sur ton cul ». Je vis de grandes fillettes s’accroupir, en se découvrant plus haut qu’il n’était nécessaire, sans la moindre retenue. Ah ! si c’était là le Belge ! Je demandai où se trouvaient les canaux. Je ne me figurais pas de ville sans canaux.

— Il n’y en a, dit mon père, que dans le quartier des prostituées, et encore !

Pas de canaux ! Je pris tout en aversion dans cette ville.

Nous mîmes nos frusques sur une charrette à bras, que Hein et moi poussâmes jusqu’au fond d’un faubourg. Cette fois, mon père ne s’était même pas avisé de chercher une demeure quelconque. De braves cabaretiers chez qui il logeait, nous permirent de coucher dans leur grenier.

— Il n’y a que le cordonnier du premier qui y travaille, nous dit la femme.

Nous mîmes de la paille par terre, et nous voilà couchés, ayant tous la migraine, à proximité de ce cordonnier, qui nous reluquait, ma sœur et moi et qui, dès cinq heures du matin, tapait dur sur le cuir.


FABRIQUE DE CHAPEAUX


J’avais dix-sept ans. Nous habitions à Bruxelles un quartier ouvrier. Nous ne savions pas un mot de français, et même le « marollien » nous était inintelligible : cela nous empêchait tous, mon père le premier, de trouver un travail convenable.

Une jeune femme du voisinage m’emmena à la fabrique de chapeaux où elle était employée ; je fus embauchée. On me conduisit dans un grand atelier rempli de vapeur, où des femmes, presque toutes jeunes, besognaient, les manches retroussées, devant de longs bacs remplis d’eau chaude, additionnée de vitriol, me dit-on. Elles s’arrêtèrent un instant pour me dévisager ; puis les têtes se penchèrent, les bras s’abattirent, et le travail reprit fiévreux. Je trouvais très jolie, en entrant dans la salle, la buée argentée, où ces jeunes bras nus et ces chevelures de toutes nuances se démenaient dans une grande activité ; mais quand il me fallut respirer les émanations qui s’en dégageaient, cette impression presque inconsciente de beauté se dissipa bientôt.

On me conduisit vers une jeune femme qui devait me mettre au courant : elle me reçut assez mal, car, comme on travaillait à la pièce, s’occuper de moi était pour elle une perte de temps.

Le travail consistait à tremper dans l’eau vitriolée de longs bonnets en laine, et à les enrouler en les frottant sur une tablette attenante aux bacs. On répétait l’opération jusqu’à ce que les bonnets fussent assez rétrécis pour en façonner des chapeaux de feutre. On suait abominablement à cette besogne, et, par cet hiver glacé, toutes presque toussaient. L’eau était très chaude, l’acide corrosif : mes ongles se ramollirent en quelques heures, et se cassèrent, en laissant dépasser un gros bourrelet de chair au bout de chaque doigt. À l’heure du déjeuner, mes mains étaient si gonflées et si douloureuses que je ne pus presque tenir ma tartine. Pendant ce repas, mon interrogatoire commença :

— Comment je m’appelais ?

— Keetje Oldema.

— Quoi ? ce n’est pas un nom !

— D’où je venais ?

— De la Hollande.

— Ah ! et c’est là qu’on parle cette langue que vous babillez ? Eh bien ! non, je ne voudrais pas parler ainsi. Et vos cheveux, vous les frisez la nuit pour les avoir ainsi ondulés le matin ?

— Non, ils sont ondulés, disais-je, en caressant mes bandeaux.

— Oui. On connaît ça.

Elles ne m’aimaient pas. Pourquoi encore une fois ? Partout je produisais la même impression. Je sentais que pour un rien, comme à l’école, elles m’auraient mise en charpie. Enfin !

Une fille, au nez retroussé, me demanda si je savais chanter.

— Oui.

— Alors, chantez-nous quelque chose.

J’entonnai l’air national hollandais. Elles me regardèrent ébahies.

— Ah bien ! c’est comme à l’église. Vous allez à la procession ?

J’étais très humiliée de cette demande.

— À la procession, moi ? Ah non ! je ne crois pas à ces bêtises.

— Et à la messe ?

— Non plus.

— Vrai ! vous en êtes, une pratique. Nous y allons, nous, à la messe.

J’entendis chuchoter : « C’est une Juive ». Celle qui m’avait fait chanter n’en revenait pas, tant elle était écœurée de mon chant.

— Ça, chanter ! Zut ! Écoutez : moi, je sais chanter.

Elle se campa, les deux poings sur les hanches, la tête relevée de façon que la lumière joue jusqu’au fond de ses narines dilatées et la bouche démesurément ouverte, elle gueula d’une voix de poitrine, poussée en pointe :

— « Ah ! haha ! men lief is no den Russ » ; etc. Des « Ça est bien ! » accueillirent son chant et ses gestes.

— Voilà comment on chante chez nous. Tout le monde comprend cela, tandis que ce que vous avez miaulé…

Une moue acheva sa pensée. Inutile ! Elles me détestaient d’instinct.

On m’avait envoyée, dans un autre atelier, chercher des sacs de laine. En traversant la cour, je croisai un vieux monsieur qui me dévisagea, puis me suivit. Dans l’escalier, il me parla en français, mais je ne comprenais pas. Il me fit alors signe de le suivre aux greniers. Cette fois, je compris et fis non de la tête. Quand je redescendis, il était encore là. Il continua sa mimique, moi la mienne, et je rentrai à l’atelier.

— Ah ! ha ! le patron ! chuchotèrent-elles.

Et toutes de l’observer d’un regard oblique. Quand il eut quitté, une vieille déclara :

— Cela ne pouvait manquer : c’est tout à fait son genre.

L’après-midi, on avait fini par me laisser tranquille. Je m’appliquais le mieux que je pouvais, de mes mains endolories qui ne s’habituaient pas à ce liquide corrosif, quand un homme entra.

— On parle au bureau d’une nouvelle, qui doit être un oiseau rare. Où est-elle ?

On me montra.

— Ça ? Ah non !

Il tourna sur lui-même, en se tapant les cuisses et s’esclaffant :

— Ah ! la la ! ils en ont du goût, ces messieurs ! mais c’est une sauterelle : regardez donc ses bras !!

Le fait est que mes bras de fillette maigre et mes longues mains m’avaient plus d’une fois attiré des quolibets ; aussi les montrais-je le moins possible, mais, ici, il avait bien fallu retrousser mes manches. Je pleurais presque de honte, surtout que la joie de toutes ces femmes, vieilles et jeunes, était réelle.

Cela dura ainsi quatre jours. Le quatrième, au goûter, je ne pus manger mes tartines : elles les avaient trempées dans cette immonde eau vitriolée.

— Je m’en vais, leur dis-je. J’en ai assez : un être humain ne peut vivre parmi vous.

Elles demeurèrent quelque peu baba. Une des plus âgées déclara :

— Quand j’ai vu entrer cette petite, j’ai senti qu’elle ne resterait pas : elle n’a rien à faire ici. Regardez-la donc avec son médaillon, et ce ruban dans les cheveux !

Je me rendis au bureau auprès du contremaître : un petit homme rêche, et lui demandai mon compte ; j’ajoutai qu’il m’était impossible de rester au milieu de cette racaille.

— Eh bien ! allez-vous-en, mais je ne peux vous payer que le samedi soir à sept heures.

C’était dit sur un ton hargneux, qui m’étonna. Le samedi, je revins, avec ma petite sœur Naatje, recevoir le salaire de ces quatre jours. Dans la cour de la fabrique, toutes les femmes étaient assemblées pour la paie. En m’apercevant, elles commencèrent à ricaner, à me pousser, et une me tirait ma tresse, quand accourut le petit contremaître. Il empoigna la fille par les deux épaules et, du genou, lui appliqua une volée de coups au bas des reins ; puis, me poussant dans le bureau, il me remit neuf francs et me conduisit à la porte, où il cria :

— La première qui bouge, je la fous dehors !

Je détalai avec ma sœurette. À deux cents mètres de la fabrique était une maison de campagne ; de dessous les arbres qui la bordaient, surgit le patron. Je lui jetai en hollandais un « Vieux salaud ! » sonore, et nous nous sauvâmes dans l’obscurité, en riant aux éclats.


ILS PÈLENT DES OIGNONS


Toute offre de gagner quelques sous était acceptée par nous avec empressement.

Une vieille dame, fabricant de conserves alimentaires, proposa à ma mère de donner du travail à Naatje, qui avait douze ans, et à Kees, qui en avait huit : ils devraient, toute la journée, peler de petits oignons.

Le premier soir qu’ils revinrent de cette besogne, nous fûmes épouvantés. Leurs figures étaient bouffies et barbouillées de se les être frottées de leurs petites mains sales, leurs yeux gonflés, comme si on les avait rossés et s’ils avaient pleuré durant des heures et des heures. Nous demandâmes comment cela s’était passé, et ils nous racontèrent leur journée.

En arrivant le matin, à sept heures, chez la vieille dame, elle les avait installés sur de petits bancs devant un grand panier d’oignons, et leur avait montré comment ils devaient délicatement enlever la pelure sans les entailler, car chaque entaille devenait bleue dans le vinaigre, et les oignons ainsi détériorés ne pouvaient plus servir à des conserves de premier choix. Ils s’étaient mis à l’œuvre pendant que la dame, assise à côté d’eux, nettoyait des cornichons. Au bout de quelques instants, leurs yeux commencèrent à couler, et ils les essuyèrent avec leurs mains mouillées de sève d’oignons. Alors Naatje, n’y tenant plus, s’était mise à remuer sur son petit banc, et la vieille dame avait dit :

— Nateke, pour l’amour de Dieu, tenez vos pieds en repos.

Puis était entré un jeune homme, qu’ils prirent d’abord pour son fils, mais quand ils eurent compris que c’était le mari, ils furent pris d’un fou rire, qui avait mis la vieille dame hors de ses gonds, et elle s’était écriée :

— Au nom de la Sainte Trinité, Keeske, cesse de rire comme un petit cochon !

Et leurs rires étaient devenus des cocoricos quand le jeune mari leur avait fait signe de renverser le panier d’oignons, ce qu’ils firent incontinent. La dame s’était lamentée, avait imploré la sainte Vierge et déclaré que les enfants étaient un fléau. Le jeune mari avait répondu :

— Un fléau ! grand’mère, parce que tu es trop vieille pour en avoir.

Elle avait alors levé les yeux au ciel en geignant :

— Seigneur, pardonnez-lui, car il ne sait ce qu’il dit ni ce qu’il fait.

Pendant quinze jours, Naatje et Keesje nous amusèrent le soir des histoires de la vieille dame et de son jeune mari ; mais l’inflammation de leurs beaux yeux devenait si grave que nous eûmes peur, et n’osâmes plus les laisser continuer à peler des oignons.


UNE NUIT AU PARC DE BRUXELLES


Nous habitions, au fond d’un faubourg, une maison neuve où l’eau suintait des murs ; au rez-de-chaussée, le propriétaire tenait une boutique de comestibles. Nous avions versé d’avance le premier terme, et nous prenions chez lui des vivres à crédit ; mais, comme au bout d’un mois nous n’avions pas de quoi payer le nouveau terme ni les denrées, la femme du propriétaire, une paysanne flamande, enceinte de six mois, montait tous les jours réclamer son argent en nous insultant. Nous ne pouvions plus ni monter ni descendre sans être interpellés. Moi surtout, j’avais le don d’exciter sa rage : elle écumait littéralement quand elle me voyait.

— Ah vous ! avec vos allures de demoiselle ! vous feriez mieux de payer les gens que de vous onduler les cheveux. Ah ! mon Dieu, voyez donc ces cheveux : on dirait la sainte Vierge, et cependant ça ne paye personne. Un jour, je vous coifferai, moi !

Elle me terrifiait. Je faisais ce que je pouvais pour trouver de l’ouvrage, mais ignorant le français et ne sachant où m’adresser, je ne trouvais rien.

Enfin, nous devions déménager. Ma mère avait loué deux chambres à l’autre extrémité de la ville, et mon père, qui était devenu camionneur dans une messagerie, devait, en cachette de son patron, faire le déménagement entre deux courses. Il vint donc, un dimanche matin, avec le camion. Je m’étais sauvée, certaine que la propriétaire ameuterait tout le voisinage, lorsqu’elle saurait que nous quittions sans la payer et sans dire où nous allions. En effet, quand le camion partit au grand trot avec nos frusques, et ma mère et les enfants entassés dessus, cette femme enceinte s’accrocha à la voiture, et galopa durant plusieurs minutes jusqu’à ce que, exténuée, elle dût la lâcher ; elle continua néanmoins à suivre, de façon à ne pas la perdre de vue.

J’attendais l’arrivée du camion à l’Allée Verte. Ma mère me fit en passant signe de venir, mais je vis de loin accourir la femme, rouge, hagarde, haletante. J’eus le temps de me cacher derrière un arbre, car elle m’aurait écharpée, et quand elle fut passée, je me sauvai. Rejoindre ma famille, il ne fallait pas y songer pour l’instant. Je fis un long détour, et aboutis au pont de Laeken. C’était fête dans ce faubourg : il y avait une foule rigolante. Près du pont, au bord du canal, le camion était arrêté, ma mère et les enfants à côté, mon père, ivre, couché à l’intérieur. Ma mère me mit au courant : la femme les ayant rattrapés, avait prévenu les nouveaux propriétaires que nous ne payions personne, et ceux-ci avaient rendu l’argent du demi-mois de loyer donné en compte. Et nous voilà dans la rue ! Mon père, déjà pris de boisson, s’était enivré complètement, et, comme il ne rentrait pas avec la voiture, il allait sans doute perdre sa place.

La honte et l’angoisse m’affolèrent. Mon frère Hein, qui avait seize ans, se trouvait là, mortifié comme moi. Je lui dis :

— Viens, Hein, nous ne pouvons rester, comme des vagabonds, à côté de ce véhicule et de cet ivrogne. Allons-nous-en, nous trouverons bien un gîte.

Je dis à ma mère de venir le lendemain, à neuf heures, dans la grande allée du Parc, et nous partîmes. Hein portait un petit complet de coutil écru, très propre ; moi, j’étais assez bien mise. Hein, qui travaillait chez un forgeron, recevait cinquante centimes pour son dimanche, et voulait, comme il faisait toujours, acheter des boules de sureau : il en avait cent pour ses cinquante centimes et en suçait toute la journée ; mais cette fois, pour ne pas rester sans manger, je lui conseillai d’acheter des petits pains, ce que nous fîmes. Comme d’habitude, je n’avais pas un sou.

Dans le peuple, les frères et sœurs se connaissent en somme peu, après les années d’enfance : les garçons vont à l’atelier, les filles travaillent de leur côté, et l’on se voit et l’on se parle rarement.

Je fus donc étonnée de trouver mon frère si gentil, de l’entendre rire si naïvement, et faire des réflexions si justes et si fines : je fus vraiment très heureuse de nous sentir aussi bien ensemble.

Nous allâmes au Jardin Botanique manger nos petits pains. Puis je m’en fus chez un brave peintre allemand, à qui je voulais raconter notre mésaventure et demander de nous procurer un logement pour la nuit ; mais il était à la campagne jusqu’au lendemain. Je revins vers mon frère, la figure décomposée. Qu’allons-nous faire ? Retrouver la famille grouillant à côté de ce camion, comme des saltimbanques auprès de leur roulotte ? Ah non ! tout notre être se rebiffait à cette seule idée.

— Il ne nous reste, dis-je, qu’à nous promener toute la nuit : il fait chaud, cela ne sera rien.

Nous nous acheminons vers le Parc. Nous y fîmes des tours et des tours, et comme la température était très douce, je proposai de nous laisser enfermer. À cette époque, le Parc n’était pas éclairé ; il y avait concert au Waux-Hall ; la foule commençait à s’écouler ; un « garde-ville » était posté à chaque sortie. À voir partir le monde, je pris peur, et craignis que les agents ne fissent une ronde, pour s’assurer que personne n’était resté. Nous sortîmes donc avec les autres et nous nous mîmes à errer par les rues.

Nous commencions à être éreintés et à avoir très faim. Puis la frayeur me vint d’être ramassés par la police.

— Mon Dieu ! Hein, si nous demandions asile au commissariat ? Cela vaudrait mieux que de nous faire arrêter : j’en mourrais de peur et de honte, car on est souillé pour la vie quand on a été appréhendé par des policiers ; je t’en supplie, allons plutôt nous mettre entre leurs mains.

Je tremblais tellement que mon frère se mit à pleurer. Nous descendîmes vers la Grand’Place. Hein accosta un agent et lui demanda asile ; l’agent fit un haut-le-corps, me regarda, regarda Hein, puis nous conduisit vers le commissaire. Mon frère parla. Le commissaire, un vieillard, écoutait en me dévisageant : il entra dans une colère bleue :

— C’est sans doute pour des dettes que vous êtes dans cette situation ! Cela ne me regarde pas et vous n’avez qu’à vous tirer d’affaire !

L’agent hasarda un timide :

— Ce sont presque des enfants, monsieur le commissaire.

Mais il se fâcha davantage, et répondit que nous n’avions qu’à retourner dans la commune d’où nous venions. Je lui dis que nous nous étions adressés à la police de peur d’être ramassés.

— Et de peur d’être ramassés, vous venez vous rendre : elle est forte, celle-là. Eh bien, allez-vous-en.

Une fois dans la rue, nous nous mîmes à rire et à gambader, bien que claquant des dents.

— Ah ! si c’est ainsi, quel bonheur ! Ouf ! quelle chance ! Allons-nous promener, maintenant que nous sommes sûrs de n’être pas arrêtés. En avant ! Ah ! mon Dieu ! quel méchant vieux ! En avant !

Et nous voilà remontant vers la rue Royale.

Après avoir encore erré quelque peu, nous nous décidons à passer quand même la nuit dans le Parc, où nous pénétrons en grimpant par dessus la grille.

Les bancs étaient mouillés de rosée. Nous n’osions presque pas marcher de crainte d’être entendus du dehors ; nous n’osions aller dans les bas-fonds, à cause des ossements de ceux de 1830. Mon frère grelottait sous son petit costume de coutil. De dormir, il n’était pas question : nous étions trop terrifiés ; nous nous assîmes au pied d’un arbre.

Quand le jour commença à poindre, un ouvrier nous vit de la rue Royale. Nous nous sauvâmes dans les hauteurs. Je m’accroupis sur un banc, je relevai ma jupe et fis s’étendre Hein, la tête dans mon giron, ma jupe rabattue sur lui. Nous étions figés de froid. Hein résistait moins bien que moi ; mais, ainsi couvert, il s’endormit ; moi, je sommeillais, sur le qui-vive. C’est ainsi qu’un homme nous trouva.

— Que faites-vous ici ?

— Nous avons été enfermés.

— Quoi ? Vous vous êtes fait enfermer pour « faire vot’goût » ?

Je comprenais déjà un peu le jargon bruxellois.

— Mais c’est mon frère !

— Vot’frère ? Oui, je, connais ça. Attendez, je vous aurai.

Et il s’en alla. Nous n’attendîmes pas son retour et sautâmes par dessus la grille.

Des paysannes qui passaient, avec leur charrette de lait, ou des paniers de légumes sur la tête, pour aller au marché de la Grand’Place, ricanèrent en parlant de mon amant. Je rougissais de honte : même si Hein n’avait pas été mon frère, c’était un petit garçon.

Au boulevard, nous nous assîmes : nouveaux quolibets d’ouvriers qui se rendaient au travail. Hein ne disait rien, aussi gêné que moi de cette situation équivoque.

Quand le Parc s’ouvrit, nous y retournâmes attendre ma mère. Hein n’en pouvait plus. Un agent en uniforme nous demanda ce que nous faisions encore là. J’allais lui répondre quand mon frère me chuchota :

— Tais-toi ! c’est l’homme qui nous a réveillés.

Comme nous étions de nouveau affalés sur un banc, un pochard vint s’asseoir à côté de nous, en bougonnant. Il avait en main un paquet ficelé : c’étaient visiblement des tartines. Hein et moi, nous échangeâmes un regard, et nous nous comprîmes. Le paquet tomba : d’un coup d’œil, je fis lever Hein, qui contourna le banc, ramassa le paquet et s’éloigna lentement ; je restai assise. L’homme s’aperçut bientôt de la disparition de ses vivres ; en cherchant autour de lui, il bégayait :

— Les cochons ! ils me les ont volés !

Alors, comme dégoûtée de ce voisinage, je me levai et m’éloignai à mon tour. À l’extrémité du Parc, je rejoignis mon frère. Nous défîmes fiévreusement la ficelle, mais, au lieu des tartines bien beurrées que nous espérions, nous ne trouvâmes que deux tranches de pain très rassis et sans beurre : c’était égal ! il nous sembla exquis.

Ma mère arriva à l’heure convenue. Elle nous dit que ma mauvaise tête l’avait fait passer par des transes mortelles ; que mon père s’était mis à errer par les rues avec le camion ; qu’elle avait vu un appartement à louer et qu’on nous avait acceptés. Elle nous conduisit dans une rue de faubourg, au second étage d’une maison, dont encore une fois une boutique de comestibles occupait le rez-de-chaussée. Un crédit nous était déjà ouvert : nous étions voués à cela.

Hein, tout courbaturé, ne pouvait presque pas monter les escaliers : en haut, il se laissa choir sur un tas de guenilles, et s’endormit. Je bus du café et mangeai une tartine, et une nouvelle étape de misère commença.


LA VARIOLE


Notre habitation se composait d’une cuisine de cave et d’une mansarde ; toute la famille couchait dans celle-ci sur des loques.

Comme j’avais dix-sept ans, je ne voulais plus de cette promiscuité, et dormais dans le sous-sol, sur un vieux canapé. J’étais allée le matin chez une amie qui m’avait promis de me conduire à un théâtre, où l’on demandait des choristes. On ne m’avait point acceptée, parce que je ne connaissais pas le français. Découragée, j’étais restée chez cette amie jusque tard dans la soirée.

Klaasje, mon petit frère de huit ans, souffrait depuis la veille, de fièvre, accompagnée de taches rouges sur tout le corps ; et voilà que, rentrée dans notre sous-sol, je trouve ma couche occupée par l’enfant, chez qui s’était déclarée une variole noire. Sur deux chaises accolées au canapé, mon frère Dirk, qui avait treize ans, était étendu avec le petit, figure contre figure sur le même oreiller : il lui tenait les mains pour l’empêcher de se gratter, et inventait des histoires afin de le distraire.

Klaasje était un enfant d’une rare beauté. Je l’appelais mon petit lézard, pour l’habitude qu’il avait de se cacher sous les meubles, lorsqu’il avait été méchant. La pensée qu’il pourrait être défiguré, nous affolait tous.

Je me couchai sur le carreau, ne voulant pas monter près des garçons et des parents, et j’entendis Dirk raconter des histoires d’éléphants, qui s’étaient sauvés sur les tours de Sainte-Gudule pour échapper aux puces qui les harcelaient. L’enfant demanda, la langue épaissie par l’inflammation, où les puces pouvaient mordre les éléphants, puisqu’ils ont une grosse peau partout. Dirk était attrapé : il se tut un instant, puis répondit :

— Dans le cul.

Le petit fut pris d’un fou rire si communicatif que nous nous tordîmes tous. Il dit alors, parlant de plus en plus difficilement :

— Je sais bien que ce sont des mensonges, mais raconte encore : c’est si amusant quand même.

Et Dirk inventait, toute la nuit, des histoires.

Pendant toute la durée de la maladie, il resta près de l’enfant, lui tenant les mains pour l’empêcher de se marquer, et lui contant, figure contre figure, des choses abracadabrantes.


LES POMMES DE TERRE


Aucun de nous, excepté Kees, n’a jamais osé mendier. Par les périodes les plus aiguës de la famine, l’idée seule ne nous en venait pas. Mais Kees, lui, avait la faim abominable : même ayant eu sa part, mais n’étant pas rassasié, il suivait les morceaux de la main à la bouche et de la bouche à la main. Donc Kees osait. Il allait demander aux fenêtres des cuisines de cave, et on lui donnait des restes de pommes de terre. Il en mangeait, mais en rapportait à la maison. Un jour, rentrant malade et exténuée de faim et de fatigue d’avoir en vain cherché du travail, je trouve les miens tenant chacun, entre les doigts, une pomme de terre froide et déjà gâtée. Je demande d’où elles viennent. On me répond que Kees les a apportées. Kees s’était prudemment retiré vers la porte, pour éviter une taloche.

— Comment, sale bête, dis-je, en me dirigeant vers les pommes de terre, tu oses mendier !

Et j’en pris une entre les doigts : elle était sûre, mais délicieuse.

Kees suivait du regard la pomme de terre, de la main à la bouche et de la bouche à la main. Ce regard demandait : « C’est bon, n’est-ce pas ? et je n’aurai pas de taloche ? »

Comme je lui répétais qu’il ne devait pas mendier, il mit les mains dans les poches de son pantalon, le secoua en le relevant, et ses yeux et un plissement du nez disaient : « Elle est forte, celle-là ! »

Plusieurs fois j’en ai mangé, de ces pommes de terre.


UN PAIN POUR DES TIMBRES


J’étais rentrée, très énervée d’une longue pose debout chez un peintre, avec des vêtements mouillés sur moi, et de n’avoir, de toute la journée, mangé qu’un exquis petit sandwich au saumon qu’il m’avait donné. À la maison, rien. Tous m’attendaient, croyant que j’apporterais l’argent de la pose ; mais on ne m’avait pas payée, et je n’osais jamais demander.

Nous discutions de quelle façon nous pourrions bien obtenir du pain à crédit, quand je me souvins d’avoir en poche quelques timbres d’un, deux et cinq centimes. Je les avais trouvés à l’atelier, parmi les paperasses dont je débarrassais un plat de Delft, et, comme ils étaient chiffonnés et racornis, le peintre me les avait laissés.

Je savais qu’on pouvait acheter en payant avec des timbres-poste, mais aucun de nous n’osait le faire. Enfin Kees se décida et revint, à notre stupéfaction, chargé d’un pain et d’une chandelle, car nous étions aussi sans lumière. Nous demandâmes comment il s’y était pris, et alors ce petit bout d’homme de dix ans nous expliqua très sobrement : comme quoi la femme avait d’abord refusé de donner un pain pour ces vieux timbres ; puis qu’il avait parlementé en expliquant que des timbres, c’était comme de l’argent, qu’elle pouvait bien les prendre aussi bien à lui qu’à la poste, et qu’elle s’éviterait ainsi une course.

L’intelligence logique et déliée qu’il avait déployée, pour amener cette lourde flamande à lui donner ce pain en échange des timbres, était adorable et rare. Malgré mon ignorance, je le compris et j’en fus fière.


KEES ACROBATE


Je retournais à la maison, éreintée jusqu’à l’épuisement de mes éternelles randonnées à travers la ville, à la recherche d’un travail quelconque. Je vis un rassemblement de cinq à six personnes ; je croyais à un accident. En m’approchant, j’aperçus Kees, les jambes écartées, se courbant lentement en arrière pour ramasser, avec la bouche, une pièce de cinquante centimes, placée entre ses pieds.

Ma première pensée fut de l’empoigner et de l’envoyer à la maison à coups de pied ; mais, un faux mouvement, et il se brisait l’épine dorsale. J’attendis donc. Il se remit droit avec grande précaution, la pièce de cinquante centimes entre les dents. La première personne qu’il aperçut fut moi, blême de honte ; il me regarda, cracha sa pièce, et se sauva à toutes jambes, en retournant la tête pour voir si je le suivais.

Voilà donc où nous en sommes dans ce pays étranger, où nous mourons littéralement de faim ! Je rentrai chez nous, décomposée. Mon premier mot à ma mère fut :

— Pourquoi Kees n’est-il pas à l’école ? je l’ai trouvé dans la rue, faisant des tours de saltimbanque, pour de l’argent. C’est votre faute, si les enfants croulent tous : quand il faut chercher un petit seau de charbon, ou garder le linge sur la prairie, vous les tenez hors de l’école. Et Dirk ? Avez-vous cherché un atelier pour le mettre en apprentissage ?

— Non, je ne suis pas allée : il est trop petit.

— Mais il a quinze ans : les petits doivent vivre comme les grands. Faites-en un cordonnier ou un tailleur. Ce n’est pas un lourd travail comme celui de notre Hein chez son forgeron.

— Fiche-moi la paix ! tu es comme ton père : tu veux faire travailler les petits enfants pour garder ton argent, quand tu en gagnes.

— Je suis à la même enseigne qu’eux : je ne sais pas de métier. Vous nous avez flanqués dans le monde pour nous laisser pousser comme de mauvaises herbes, et crever de misère. Moi, je n’aurai pas d’enfants !

— Quel est ce langage malpropre ? d’où sors-tu ?

— Voyons, j’ai dix-huit ans ; c’est abominable de nous avoir jetés dans la vie pour faire de nous ce que vous faites !

— Tu parles selon ton intelligence ; il faut bien prendre les enfants quand ils viennent.

— Ah zut ! c’est sans doute moi qui aurais dû vous apprendre à ne pas en avoir.

La porte s’ouvrit. Kees s’arrêta sur le seuil, n’osant entrer. Je ne le regardai pas.

— N’y a-t-il rien à manger ? demandai-je à ma mère.

— Non, je croyais que tu aurais rapporté quelque chose.

Kees entra ; il fit le tour de la chambre, en m’observant. Nos regards se rencontrèrent. Le sien disait :

— Tu vois, j’aurais pu te donner du pain, mais tu es montée sur tes grands chevaux, et voilà !

Ah ! ce petit être adorable ! il avait cherché à utiliser sa souplesse, son adresse, dont il se prévalait auprès des autres gamins. Ce jeu, où librement on l’avait laissé se développer, il voulait s’en servir pour nous nourrir. Je me pris à sangloter frénétiquement.

— Que vont-ils devenir ? Que vont-ils devenir ?

— En voilà des histoires ! Qu’est-ce que cela peut bien te faire, ce qu’ils deviennent, pourvu que tu t’en tires ? Du moment où tu as des livres à lire, tu te moques bien du reste. Si tu aimais tant les enfants, tu ne les cognerais pas, comme tu fais.

Je bondis devant ma mère, en rugissant :

— Mais je veux qu’ils apprennent, qu’ils apprennent ! Ne voyez-vous pas qu’ils deviennent des vagabonds ? qu’ils finiront en prison ? Ne comprenez-vous donc pas où nous allons, maintenant qu’ils grandissent ?

Elle haussa les épaules. Rien à faire. C’était cependant la même mère qui ne voulait pas, quand ma sœur aînée et moi étions petites, nous envoyer à une école gratuite, et qui avait mis son manteau au clou pour payer l’écolage.

Kees avait à nouveau disparu. Une demi-heure plus tard, il revint avec un grand pain. Ma mère le découpa. Je n’en voulais pas d’abord, mais vaincue par la faim, j’en pris une tranche.

— Kees, dis-je, viens près de moi.

— Pourquoi ? demanda-t-il, méfiant.

— Allons, viens.

Mon intention était de l’entourer de mes bras, de l’embrasser, et de le tenir un peu contre moi. Il vint ; je le pris par les épaules. Son beau regard limpide, logique, et déjà averti des choses lamentables de la vie, me remua tellement que je me mis à le secouer, et lui criai dans la figure :

— Tu ne dois pas faire ça ! tu ne dois pas faire ça ! salaud ! salaud !

— Mère ! voilà que cette fausse canaille m’attire près d’elle pour me faire du mal !

D’une secousse, il se dégagea et se réfugia auprès de ma mère.

— Oui, elle est fausse et judas, cette créature ; elle n’a rien de mes autres enfants.

— Si ! si ! je ressemble à Kees, mais il ne comprend pas.

Je me remis à sangloter éperdument. J’avais, à cette époque, la force de pleurer plusieurs heures de suite.


SYMPHONIE DE LA FAIM


Nous avions tous des nausées de faim. Je n’étais pas sortie, ne sachant de quel côté me diriger. Mon père était fini, avachi ; nous ne le voyions presque plus ; il vagabondait à droite et à gauche, incapable de tout travail sérieux. Hein et Naatje discutaient le truc à employer pour se rassasier d’une seule petite tartine. Naatje prétendait qu’il fallait la grignoter en rond, garder en bouche le dernier morceau, grand comme un « cent », et l’y laisser dissoudre.

— Non, répliqua Hein, tu n’y es pas. Manger lentement donne plus faim ; moi, quand je veux me rassasier d’une tranche de pain, j’avale les morceaux presque sans les mâcher : on a bien mal à la tête après, mais on a moins faim.

Dirk entra en coup de vent ; il laissa la porte grande ouverte, alla droit fouiller dans les armoires, les tiroirs, le poêle et jusque sous les meubles, à la recherche de quelque chose à se mettre sous la dent. Sa figure avait une expression de maniaque. N’ayant rien trouvé, il repartit sans dire un mot.

Ma mère, pensant soulager sa migraine, était sortie humer aux fenêtres des cuisines le parfum des mets qu’on y préparait ; mais elle rentra plus malade encore de s’être exacerbé l’appétit.

— Qu’est-ce que cela peut bien être, cette nourriture des riches ? L’odeur seule vous réveillerait un mort ; mais ainsi à vide, cela vous fait haleter. Qu’allons-nous faire ?

Comme j’avais le vertige et que les tempes me battaient, je me dirigeai vers la fenêtre pour l’ouvrir, et je vis à la devanture du charcutier d’en face, Kees léchant la vitrine à la place contre laquelle s’étalaient, à l’intérieur, les jambons et les langues de bœuf. Je tressautai, comme piquée par un taon.

— Mère ! mère ! criai-je, cours vendre mes livres et fais monter Kees, ou je le tue !

Folle de lecture, et désespérée de ne savoir lire le français et de ne pouvoir trouver des livres hollandais, j’avais racolé de droite et de gauche quelques livres flamands. Il en était qu’à défaut d’autres, j’avais lus dix à douze fois, comme « La Tombe de Fer », de Henri Conscience. Je m’étais ainsi composé une petite bibliothèque, que je dévorais sans relâche. À plusieurs reprises, j’en avais âprement défendu la vente ; mais ce jour-là, j’empilai tous mes bouquins dans un panier, et j’envoyais ma mère les vendre à la Galerie Bortier. Je croyais, comme pour ma robe de première communion, que nous allions avoir un gros prix de ces vieux livres, qui étaient tout pour moi.

Pendant que ma mère était partie les brocanter, la locataire principale monta chez nous, essoufflée.

— Mademoiselle, dites à votre mère que je lui ouvre un nouveau crédit. Je sais que vous êtes, depuis plusieurs jours, sans manger. Eh bien, j’ai offert une tartine à votre petit Klaasje, et il l’a refusée en disant : « Merci, Madame, je viens de manger ». Je sais que cela n’est pas, et il est si petit !

Klaasje avait huit ans. J’eus des spasmes d’émotion. Il s’en trouvait donc encore parmi nous qui n’étaient pas vaincus !

Ma mère revint bientôt. Elle avait, avec grande difficulté, obtenu un franc et 75 centimes pour tous mes livres.


KLAASJE CONDAMNÉ


La porte s’ouvre avec fracas ; un homme entre, tenant Klaasje par le bras.

— C’est votre garçon ? Il a cassé ma vitrine ; Si vous voulez payer vingt-quatre francs, c’est bien ; sinon je porte plainte.

— Vingt-quatre francs ? dit ma mère, d’un ton indolent. Impossible, homme, je ne peux, pas les payer.

— Comme il vous plaira, fit-il.

Et il sortit.

— Comment est-ce arrivé ? demandâmes-nous à Klaasje.

— Nous jouions orchestre de la garde civique, sur la vitrine d’une maison vide. Moi, je tenais la grosse caisse ; comme je faisais : « Boum ! boum ! boum ! » mon poing passa à travers la vitre. Nous nous sommes sauvés, mais mon pied nu a buté contre un pavé, et ainsi l’homme a pu me rattraper.

Ma mère pensait que cela n’aurait pas de suite :

— On ne peut pas condamner un enfant de neuf ans !

— Évidemment, ajoutais-je, s’il y a une poursuite, cela retombera sur père.

Nous ne songions plus à cette affaire, quand nous reçûmes une citation : Klaasje Oldema devait comparaître en justice.

— Voyons, il est impossible que cela soit pour le petit : c’est pour père. Où peut-il être, père ? on ne le voit plus.

— Que sais-je ? il erre ; il s’accommode mieux de cette vie que de travailler pour femme et enfants.

— Enfin, nous devons le trouver ; il faut qu’il aille avec Klaasje.

Ma mère hocha la tête.

— Mais cela n’a pas l’air de vous émouvoir ! Trouvez-vous si simple que ce petit doive aller au tribunal ?

— Que veux-tu que j’y fasse ? du reste, on ne condamne pas les enfants.

C’était notre conviction.

Le jour de la comparution, comme nous n’avions pas trouvé mon père, je dis à ma mère d’accompagner le petit ; mais son air indifférent m’inquiéta.

— Écoutez, mère, si vous ne voulez pas, j’irai, moi, avec lui. Tant pis si je perds mon travail !

J’avais, depuis deux mois, trouvé chez un antiquaire, un travail exquis : il consistait à réappliquer d’anciennes broderies sur de nouveaux fonds. J’adorais ce joli ouvrage, et l’antiquaire avait même une fois choisi le fond qui me semblait le plus beau.

On devait réappliquer des tulipes roses et des iris mauves ; l’antiquaire et sa femme, voulaient les mettre sur du velours vert bouteille. Comme je regardais une moire jaune soufre, il me demanda :

— Et toi, petite, quel fonds prendrais-tu ?

Je montrai la moire. Il posa les fleurs dessus et dit :

— Elle a raison, c’est plus distingué et plus léger.

J’étais donc très contente de manier ces jolies choses, et j’étais convenablement payée.

— Non ! non ! protesta ma mère ; ne lâche pas ton ouvrage, j’irai.

— Sûrement ?

— Sûrement.

Je partis donc tranquille au travail. Quand je revins le soir, Klaasje se jeta dans mes bras, en hoquetant :

— Je dois aller en prison, en prison, pour huit jours.

— Comment ? en prison ! vous n’avez rien pu y faire, mère ?

Elle clignota des yeux, mais ne répondait pas.

— Elle n’est pas venue, souffla le petit.

— Ah ! hideuse femme, vous êtes notre malheur ! Écoutez, allez trouver père et partez ensemble : je prendrai soin des enfants. Vous êtes notre entrave : je ne peux rien faire pour eux, à cause de vous. Quand vous serez partie, j’aurai les mains libres et je les élèverai ; allez-vous-en, je vous en supplie.

Elle faisait : « Hun, hun… », avec mépris.

Quelques jours plus tard, Klaasje, ce petit être fin et fragile comme un lézard, dut se rendre à la prison des Petits Carmes. Cette fois, je l’accompagnai. Je croyais pouvoir le recommander, mais le portier me le prit à la porte, en m’interrompant grossièrement :

— Oui, oui, on connaît ça : la prison n’est peuplée que d’innocents.

Ce fut pour moi une semaine de torture. Je ne décolérais plus contre ma mère, qui ne répondait pas ; mais ses battements de paupières trahissaient son agitation.

Quand Klaasje revint, il nous raconta qu’il avait passé ces huit jours parmi des petits condamnés de toute espèce. Il était hâve comme un petit vagabond ; ses boucles châtaines grouillaient de vermine.

— Viens, je vais te laver.

Je pris mon morceau de savon privé et mon peigne, et commençai le nettoyage par la tête. Il se laissa docilement faire, mais quand je voulus le déshabiller, il se rebiffa, trouvant que c’était trop long.

— Et puis, dit-il, en me regardant d’un air effronté, tu ne connais pas cela, hein ?

Il fit le geste de voler un objet et de le glisser en poche.

— Quoi ? demandai-je étonnée.

Il se dégagea, sauta vers la porte, se tapa alors sur la cuisse, esquissa de sa main retournée un geste indécent, et, goguenarda, en se sauvant :

— Voilà pour toi !

— Klaasje, Klaasje ! répétais-je. Mère, regardez-le donc : il a déjà pris des manières canailles.

— Aussi tu es là à faire des embarras, comme s’il avait apporté la gale. Tu nous embêtes tous avec tes éternelles récriminations. Il a des poux et puis ? Les enfants doivent avoir des poux : c’est la santé.

À quelque temps de là, n’ayant plus de travail, j’étais seule à la maison, accroupie sur mon canapé et rêvassant tristement, quand la porte s’ouvrit en coup de vent. Klaasje entra, se jeta à terre et rampa sous le canapé ; il était suivi d’une femme furibonde.

— Il a volé la pipe en merisier de mon mari, écumait-elle. Il était venu jouer à la maison avec mes enfants ; la pipe, une pipe de six francs, se trouvait sur la cheminée. Et, quand ce vaurien est parti, elle avait disparu ; il doit l’avoir sur lui. On vient de me dire qu’il a déjà été en prison ; si je l’avais su, je ne l’aurais pas laissé jouer avec mes enfants.

— Il a été condamné pour avoir cassé une vitrine, protestai-je, et non pour vol ; il ne vole pas, et vous allez le fouiller vous-même.

Je tirai Klaasje de dessous le meuble, et lui enlevai sa camisole que je jetai à la femme. Elle la fouilla : rien.

Je lui ôtai son pantalon et le lançai vers la femme. En tombant à terre, il rendit un son sourd. Nous sautâmes dessus toutes deux, et le fouillâmes.

Dans le fond, que j’avais renforcé d’une doublure, se trouvait la pipe, entre l’étoffe et la doublure : le haut était juste assez décousu pour y glisser un objet.

Klaasje s’était refourré sous le canapé. La femme voulait crier, mais ma figure dut la terrifier, car elle fila au plus vite ; au bas de l’escalier, elle se dédommagea en hurlant qu’on devait faire déguerpir des voleurs comme nous.

J’étais hébétée et tout engourdie : des frissons de fièvre me montaient le long du corps ; mes genoux s’entre-choquaient. Je ne pouvais que répéter :

— Klaasje ! Klaasje ! mon petit lézard !

Klaasje ne bougeait pas.


À L’HÔPITAL


Mina, étant revenue d’une de ses escapades, devait, la nuit, partager mon canapé. Elle avait tout de suite tiré la couverture à elle, et vers le matin elle me fit rouler à terre, où je continuai à dormir : je me réveillai avec une grosse toux.

Depuis quelque temps je me sentais malade et très faible : je souffrais de fièvres intermittentes ; et maintenant, ce refroidissement par cet hiver…

Je me traînai encore quelques jours, puis annonçai à ma mère et à ma sœur que j’allais à l’hôpital et, si on voulait me garder, que j’y resterais. Elles se mirent à rire et, comme je partais, elles plaisantèrent :

— Le café sera prêt pour ton retour.

Mais je ne revins pas : on me garda.

Le chef de service, un grand homme de cinquante à cinquante-cinq ans, les cheveux blond roux, partagés au milieu par une raie, la barbiche grisonnante, aux grandes mains semées de taches de rousseur, avait l’air d’un lourd mâtin rôdeur qui va, dans les buissons, croquer les poulets d’autrui.

Il m’ausculta et me retourna en tous sens : il constata une bronchite chronique et des fièvres paludéennes.

— Et elle est très affaiblie par la misère. Quelle jolie sauterelle ! fit-il, en riant, à ses élèves.

Il me prescrivit la portion complète de nourriture, du sirop de Vanier, et une petite bouteille de quinine à prendre tous les jours, en une fois.

J’étais entrée un jeudi. Le repos, le bon lit et la saine nourriture me réconfortèrent immédiatement. Aussi, quand ma mère et ma sœur vinrent le dimanche, me trouvèrent-elles fraîche et rose. Puis, je riais à en triller : j’avais demandé des livres, et on m’avait donné Le Pays d’Or de Henri Conscience ; la naïveté outrée de ces paysans flamands, qui étaient allés chercher de l’or en Californie, me faisait me tordre.

— Mais tu n’es pas malade ! s’écria ma mère. Je ne comprends pas que tu restes ici pour ton plaisir, quand à la maison on meurt de faim. Et voici une lettre de l’antiquaire, qui te demande de venir réappliquer des broderies.

Je cessai de rire, et comme le docteur arrivait pour la visite, je lui demandai tout de go si j’étais vraiment malade.

— Ma mère prétend que je ne suis à l’hôpital que pour me goberger.

— Non, non, Madame, la maladie de votre fille est très sérieuse ; vous devez la laisser ici.

Elles partirent confuses.

Le docteur alors me dénuda, m’ausculta, me traça des ronds sur le corps.

Et tous les jours, il recommençait.

Quand j’étais levée, il me déshabilla debout, faisait maintenir ma chemise par les élèves, et ainsi me maniait et remaniait à volonté.

Les élèves, la sœur, et moi, ne fûmes pas longtemps dupes de ce manège.

Il régnait alors, à la Maternité, une infection qui mettait en danger les nouvelles accouchées. On fut obligé d’en placer un peu dans toutes les salles : dans ma salle, elles étaient au moins quatre. Plusieurs avaient eu de mauvaises couches et se lamentaient nuit et jour.

La nuit du mardi-gras deux accouchées, qu’on venait d’apporter et qui criaient sans répit, m’empêchèrent de dormir. Cependant la musique du carnaval, à la rue, me donnait une folle envie de danser. Je me mis sur mon séant. La grande salle de 28 lits était éclairée, au milieu, par un seul bec de gaz assourdi. La bonne chaleur du poêle, les rideaux blancs, de jeunes visages sur des oreillers voisins, me faisaient déjà me sentir chez moi.

J’écoutais la joie du dehors avec des frémissements de désir d’en être ; j’appelai doucement ma voisine, toute jeune comme moi.

— Toinette ! Toinette ! écoute : on chante, et la musique joue une valse.

— Une valse ? une valse ? bredouilla-t-elle.

Elle s’assit sur son lit.

— Oui, j’entends, ils s’amusent ferme.

Je voyais ses yeux noirs flamboyer et avec son bonnet tuyauté, de travers, elle était jolie, jolie…

Une des accouchées criait :

— Oh ! mon ventre, mon ventre !

— Viens regarder par la fenêtre, dit Toinette.

Nous nous levâmes et, pieds nus, courûmes écarter le store ; mais le balcon interceptait la vue. Nous ouvrîmes, et du balcon, en chemise, nous aperçûmes des bandes de masques, qui dansaient en rond et hurlaient à tue-tête.

Nous rentrâmes vite à cause du froid. Une accouchée allemande clamait :

Ich will nicht sterben, ich will nicht sterben[8] !

Elle me donnait la chair de poule.

— Mon Dieu, Toinette, elle souffre tant !

— Si tu veux ne jamais rire, parce qu’on geint ici, tu claqueras toi-même.

Une autre jeune malade s’était levée, et, à nous trois, nous dansâmes une polka.

Dans le corridor, la sœur et la servante venaient pour la ronde ; nous n’eûmes-que le temps de filer derrière les lits et de gagner le nôtre.

La sœur s’avançait comme en glissant. Sa lanterne répandait devant elle un peu de clarté floue, qui se reflétait, en vacillant, sur sa figure délicieusement douce, ennuagée par la coiffe blanche.

La servante, emmitouflée dans un châle, emboîtait le pas.

La sœur leva sa lanterne devant plusieurs lits. Près de l’accouchée qui haletait : « Mon ventre, mon ventre ! » elle s’arrêta, arrangea les couvertures, dit quelques mots sur un ton placide, et passa.

Je n’avais pas eu le temps de bien me couvrir, et faisais semblant de dormir.

Elle me recouvrit, borda mon lit et murmura :

— Le chef l’appelle « sauterelle ». Il a bien raison : elle n’a pas plus d’os que de chair.

Je la sentais bienveillante, et son visage calme m’apaisait.

La servante, une paysanne flamande, répondit :

— Je n’aime pas cette fille ; elle n’est pas comme nos autres malades, et le docteur…

— Chut ! chut ! interrompit la sœur.

Ich will nicht sterben, ich will nicht sterben ! se lamentait l’autre accouchée.

— Celle-là ne passera pas la nuit, fit la religieuse. Je ne peux même pas lui parler de Dieu : c’est une protestante.

Elles s’éloignèrent d’un pas feutré et, après quelques haltes, s’effacèrent dans l’ombre.

Toinette alla se fourrer dans le lit de l’autre jeune fille ; ces deux avaient d’étranges familiarités.

Je m’endormis en entendant, comme dans le lointain :

— Oh ! mon ventre, mon ventre !

La rue en liesse et la musique me réveillèrent encore. L’Allemande gémissait de plus en plus bas :

Ich will nicht sterben, ich will nicht sterben !

L’émotion me gagna, je me mis à pleurer. Je savais un peu d’allemand ; j’allai à son lit et lui demandai si je ne pouvais rien pour elle. Elle me saisit la main, comme affolée ; la langue déjà alourdie, elle répétait :

Ich will nicht sterben : der Kleine lebt, ich muss leben für ihn[9].

Je restai près d’elle. Elle mourut au matin.

Au bout de six semaines, je me sentis assez retapée pour repartir. Ma mère était encore venue me dire que mon père avait juré de me tirer de là par les cheveux, si je ne rentrais pas ; mais le chef de service avait tenu bon.

Le matin de ma sortie, il me manipula, longuement, me recommanda de continuer à prendre le sirop de Vanier et [a quinine. Je lui répondis que je ne pourrais pas me les procurer.

— Viens chez moi, je te les procurerai.

Je fus chez lui le lendemain. Il me fit attendre que tous les clients fussent partis. Quand j’entrai dans son cabinet, il poussa le verrou et me prit dans ses bras ; ses mâchoires claquaient.

Comme je faisais un mouvement de recul, il me lâcha et dit :

— Voyons cette poitrine.

Et il me mit nue.

Il m’assit sur le divan, puis me parla :

— Tu as la poitrine très faible. Cela pourrait tourner mal, si tu ne te soignes ; et prends bien les médicaments que tu trouveras toujours ici.

Je le compris parfaitement.

Je mourrai si je ne me soigne pas. Me soigner c’est prendre ces médecines que je ne peux pas me payer, et que lui me donnera en échange de ma peau.

Et puis, eux, à la maison, que deviendront-ils, si je meurs ? Déjà maintenant je sens tout chavirer ; que sera-ce sans moi ? Nos enfants, si bons, si intelligents et si beaux sombreront sans merci. Klaasje, mon petit lézard, a déjà été en prison ; et ma mère, autant que les enfants, a besoin de mes révoltes pour ne pas laisser tout s’en aller à la dérive.

Je n’aimais plus ma mère, mais j’en avais pitié, maintenant que je jugeais mieux.

N’avait-elle pas mis neuf enfants au monde, dans le plus affreux dénuement ? Elle serait morte de faim dans ses couches, si les voisines ne lui avaient apporté parfois une tasse de café et une tartine. Et nous tous, affamés, étions encore autour d’elle pour nous en faire donner la plus grande part.

Et pour Dirk, quand il était devenu transparent de faim et de fièvre, n’était-elle pas allée demander des reliefs de table, dans une maison où elle avait vu des enfants à la fenêtre croyant qu’une mère ne refuserait pas cela à une mère ? Et comme elle sanglotait en rentrant, parce qu’on l’avait éconduite !

Je commençais à comprendre ses haussements d’épaules.

Le vieux parlait :

— Tu ne peux rester ainsi ; il ne faut pas prendre à la légère ces affections de la poitrine : tu ne te sens peut-être pas malade, mais tu l’es.

— Oui, il ne s’agit plus de rire, me disais-je.

— En te soignant, tu deviendras encore plus jolie, et tu es déjà délicieuse.

Il vit que je pensais à tout autre chose, et me renversa sur le divan.

Une fois dehors, je fus prise de désespoir ; mais que faire ?

Je ne veux pas mourir poitrinaire, comme celles que j’ai vues mourir là-bas : je ne le peux pas, je ne le dois pas !

J’avais vu agoniser, pendant des heures, une jeune femme qui, depuis cinq ans, venait de temps à autre se faire retaper à l’hôpital ; ses hoquets s’entendaient deux salles plus loin. Au dernier moment, une religieuse lui tenait une bougie allumée dans la main ; la servante, de l’autre côté du lit, racontait le plaisir qu’elle venait d’avoir à la kermesse de son village ; la sœur écoutait, amusée ; toutes deux se penchaient au-dessus du lit en riant, sans se préoccuper de la mourante, dont le regard intelligent allait de l’une à l’autre. La cire de la bougie coulait sur la main de la jeune femme et la brûlait. Ses hoquets se précipitaient ; elle fit une grimace ridicule en se mordant la langue, et ce fut tout. La sœur enleva la bougie, regarda négligemment la morte, et s’éloigna avec la servante, en poursuivant la conversation.

Une couturière tuberculeuse avait accouché en agonisant, sans pousser un gémissement ; mais, quand elle fut délivrée et qu’on emporta l’enfant, pour le laver, elle s’efforça de lever les bras et bégaya :

— Je ne le verrai pas.

Elle devint livide, sa tête ballotta de droite et de gauche : elle était morte.

J’irais mourir ainsi, moi ! jamais !!

J’en ai pour cinq ans, si je ne guéris pas : j’aurais alors vingt-quatre ans, Klaasje seulement quatorze, et je ne serais plus là ! Ah ! non, non ! je ne veux pas. Il me faut ces médicaments qui me guériront. Le docteur se les fait donner à la pharmacie de l’hôpital : j’en aurai donc toujours.

Quand mes bouteilles étaient vides, j’allais chez le chef de service qui, chaque fois, poussait le verrou.


PROSTITUÉE


« Ma fille a le billet jaune ».
Dostoïevsky.


Encore une fois, nous étions sans manger. Hein frappait depuis deux jours sur l’enclume, avec les lourds marteaux de son métier de forgeron, sans avoir pris aucune nourriture ; il était affalé sur une chaise, pâle, la tête baissée, les bras pendants, engourdis le long du corps, et répétait :

— Je ne peux plus, je ne peux plus.

Les petites jambes de Klaasje s’étaient dérobées sous lui, et il gisait à terre, contre le mur ; les autres enfants étaient dispersés, ici et là, dans la chambre, tous malades de faim. Ma mère avait le visage enfiévré, et des clignotements d’yeux précipités qui accusaient son affolement ; moi, des vertiges me faisaient chanceler.

Ma sœur aînée nous avait quittés, et nous attendions mon père, parti dès le matin à la recherche de quelque chose à gagner. Il rentra ivre et demanda à manger.

Je regardais autour de moi sentant qu’un malheur allait arriver si on ne trouvait immédiatement une issue. Ma décision fut prise. J’allongeai ma jupe en traîne ; je tirai mes cheveux sur le front ; je m’ajustai le mieux que je pus, en regrettant de n’avoir pas de fard, comme j’en avais vu aux prostituées, et dis à ma mère que j’allais sortir. Elle voulut m’accompagner, pour rapporter plus vite les victuailles.

Une fois au centre de la ville, je lui recommandai de rester à distance. Bientôt un homme me fit signe de le suivre, et m’emmena dans une maison de rendez-vous. Quand, après, je lui réclamai mon salaire, il me demanda si je me moquais de lui.

— Pour cinq francs, je puis avoir une femme chic, et tu es fichue comme une mendiante et sale en proportion. Ouste ! laisse-moi passer.

En bas, il refusa de payer la chambre. La tenancière nous menaça de la police, et il finit par régler. À la sortie, la femme me cria :

— Sale guenille, je te ferai « carter », si tu oses revenir.

Ma mère m’attendait au boulevard ; quand je lui racontai la chose, elle resta pétrifiée.

— Que pouvais-je faire ? Que pouvais-je faire ? J’ai risqué d’être enceinte d’un inconnu, d’attraper sa sale maladie, on m’a insultée, et pour rien ! et les enfants, mon Dieu, les enfants !

— Si nous ne rapportons rien, ils mourront, dit ma mère.

Je pleurais, la figure contre un arbre. Mais la vision de nos enfants qui nous attendaient, me rendit toute mon énergie.

— Je vais continuer, dis-je ; mais tenez-vous donc plus loin : vous me suivez sur les talons.

Je n’avais pas de mouchoir et, en essuyant mes larmes de mes mains, je me barbouillais la figure.

J’entendis bientôt murmurer derrière moi :

— Petite, petite…

Je me retournai et vis un géant qui me suivait.

— Petite, viens avec moi.

Je le suivis.

Il me conduisit dans une autre maison, et me donna quelques francs d’avance.

Il me mania avec une grande précaution ; il avait manifestement peur de me casser. Il riait de ma figure noire, il riait de ma maigreur, tout mon être minime le mettait en joie, et il répétait sans cesse

— Petite, petite !

Après quelque temps, on vint frapper à la porte en criant :

— Dites donc, vous autres, le temps est passé ; du monde attend ; il nous faut la chambre.

Croyant que c’était la police, je m’étais jetée, terrifiée, contre le géant, ce qui le mit encore en joie. Il m’entoura de ses bras, et riant doucement, murmura :

— Allons, petite ! Allons, petite !

Comme j’étais bien sur cette immense poitrine ! Pour la première fois de ma vie, je me sentis protégée. Tous les sbires de la ville n’auraient pu dénouer les bras qui m’enserraient : il leur aurait dit, amusé :

— Voyons, c’est une petite, une petite.

Une fois dans la rue, je galopai vers ma mère. Nous achetâmes de pauvres vivres, et, dès le bas de l’escalier, nous criâmes aux enfants :

— Nous avons du pain ! nous avons du pain !

Au bout de quelques jours, notre ménage marcha régulièrement, comme jamais il n’avait marché. Les enfants mangeaient aux heures, étaient lavés, allaient à l’école ; ma mère vaquait au ménage ; mon père ne buvait plus : il faisait le café et pelait les pommes de terre. Seule, je rageais et pleurais, accroupie sur le vieux canapé qui me servait de lit.

La simplicité avec laquelle mes parents s’adaptaient à cette situation, me les faisait prendre en une aversion qui croissait chaque jour. Ils en étaient arrivés à oublier que moi, la plus jolie de la nichée, je me prostituais tous les soirs aux passants. Sans doute, il n’y avait d’autre moyen pour nous de ne pas mourir de faim, mais je me refusais à admettre que ce moyen fût accepté sans la révolte et les imprécations qui, nuit et jour, me secouaient.

J’étais trop jeune pour comprendre que, chez eux, la misère avait achevé son œuvre, tandis que j’avais toute ma jeunesse et toute ma vigueur pour me cabrer devant le sort.

  1. Petite Chatte.
  2. Snert : Soupe aux pois. — Emmer : Seau.
  3. En Hollande, l’appellation de « Sodomite » est, par extension, couramment usitée parmi le peuple, comme terme d’injure et de mépris, sans signification précise.
  4. En Hollande, les femmes mariées du peuple et de la petite bourgeoisie sont appelées Mademoiselle.
  5. Dubbeltje : Un dixième de florin.
  6. Achetez des pots et des casseroles ! Achetez !
  7. Amer.
  8. Note wikisource : « Je ne veux pas mourir, je ne veux pas mourir. »
  9. Note wikisource : « Je ne veux pas mourir : le petit est vivant, je dois vivre pour lui. »