Éditions de la Toison d’or (p. 182-185).


SYMPHONIE DE LA FAIM


Nous avions tous des nausées de faim. Je n’étais pas sortie, ne sachant de quel côté me diriger. Mon père était fini, avachi ; nous ne le voyions presque plus ; il vagabondait à droite et à gauche, incapable de tout travail sérieux. Hein et Naatje discutaient le truc à employer pour se rassasier d’une seule petite tartine. Naatje prétendait qu’il fallait la grignoter en rond, garder en bouche le dernier morceau, grand comme un « cent », et l’y laisser dissoudre.

— Non, répliqua Hein, tu n’y es pas. Manger lentement donne plus faim ; moi, quand je veux me rassasier d’une tranche de pain, j’avale les morceaux presque sans les mâcher : on a bien mal à la tête après, mais on a moins faim.

Dirk entra en coup de vent ; il laissa la porte grande ouverte, alla droit fouiller dans les armoires, les tiroirs, le poêle et jusque sous les meubles, à la recherche de quelque chose à se mettre sous la dent. Sa figure avait une expression de maniaque. N’ayant rien trouvé, il repartit sans dire un mot.

Ma mère, pensant soulager sa migraine, était sortie humer aux fenêtres des cuisines le parfum des mets qu’on y préparait ; mais elle rentra plus malade encore de s’être exacerbé l’appétit.

— Qu’est-ce que cela peut bien être, cette nourriture des riches ? L’odeur seule vous réveillerait un mort ; mais ainsi à vide, cela vous fait haleter. Qu’allons-nous faire ?

Comme j’avais le vertige et que les tempes me battaient, je me dirigeai vers la fenêtre pour l’ouvrir, et je vis à la devanture du charcutier d’en face, Kees léchant la vitrine à la place contre laquelle s’étalaient, à l’intérieur, les jambons et les langues de bœuf. Je tressautai, comme piquée par un taon.

— Mère ! mère ! criai-je, cours vendre mes livres et fais monter Kees, ou je le tue !

Folle de lecture, et désespérée de ne savoir lire le français et de ne pouvoir trouver des livres hollandais, j’avais racolé de droite et de gauche quelques livres flamands. Il en était qu’à défaut d’autres, j’avais lus dix à douze fois, comme « La Tombe de Fer », de Henri Conscience. Je m’étais ainsi composé une petite bibliothèque, que je dévorais sans relâche. À plusieurs reprises, j’en avais âprement défendu la vente ; mais ce jour-là, j’empilai tous mes bouquins dans un panier, et j’envoyais ma mère les vendre à la Galerie Bortier. Je croyais, comme pour ma robe de première communion, que nous allions avoir un gros prix de ces vieux livres, qui étaient tout pour moi.

Pendant que ma mère était partie les brocanter, la locataire principale monta chez nous, essoufflée.

— Mademoiselle, dites à votre mère que je lui ouvre un nouveau crédit. Je sais que vous êtes, depuis plusieurs jours, sans manger. Eh bien, j’ai offert une tartine à votre petit Klaasje, et il l’a refusée en disant : « Merci, Madame, je viens de manger ». Je sais que cela n’est pas, et il est si petit !

Klaasje avait huit ans. J’eus des spasmes d’émotion. Il s’en trouvait donc encore parmi nous qui n’étaient pas vaincus !

Ma mère revint bientôt. Elle avait, avec grande difficulté, obtenu un franc et 75 centimes pour tous mes livres.