Éditions de la Toison d’or (p. 106-109).

SI NOUS ÉTIONS RICHES


Les soirs d’hiver, quand nous n’avions ni feu ni lumière, le ventre vide, nous nous couchions pour avoir plus chaud, et causions de ce que nous aurions fait si nous avions été riches.

Un soir, transportés par la griserie, mes parents se disputèrent presque.

Mon père, ancien cavalier à l’armée, aurait eu des pur sangs et m’aurait appris à monter à cheval. J’avais le corps qu’il fallait, disait-il, pour porter l’amazone, car jamais une grosse femme n’est bien à cheval.

Mina souhaitait une robe de satin vert, et des bottines qui lui monteraient aux mollets.

Moi, je voulais une armoire en verre remplie de poupées, habillées de soie et coiffées de perles ; puis une très grande poupée, qui eût été la reine des autres. Elle serait vêtue d’une robe faite d’ailes de papillons, que j’aurais assemblées par un point de dentelle.

— Tudieu ! exclama mon père.

— Cette créature enfantine, dit ma mère, est toujours là avec ses poupées !

— Moi, fit-elle, je porterai des bonnets en chenille, qui feront enrager toute l’impasse.

— C’est cela ! tu ferais enrager toute l’impasse, comme si nous allions rester ici, étant riches !

— Ah ! c’est vrai… Puis les enfants apprendront le français, à jouer du piano et à danser, et je leur friserai les cheveux à l’anglaise. Nous habiterions, au Canal des Empereurs, une grande maison, où il y aurait des chambres bleues rouges et vertes.

— Pourquoi toutes ces couleurs ? demanda mon père.

— J’ai lu qu’il en est ainsi dans les « maisons riches » : on le voit du reste à travers les fenêtres.

— Ah ! et comment serait ta chambre ?

— La mienne ? rouge, je l’ai toujours dit, rouge. Comme je suis brune…

J’aurai aussi un poêle allumé près de mon lit, et je mangerais quelque chose de bon toutes les heures : des biscottes et du chocolat à huit heures, une pomme cuite à neuf, une tartine avec une anguille fumée et du café à dix, des cornichons et des œufs durs à onze. Enfin, toutes les heures, quelque chose de bon !

— Et, comme d’habitude, tu ne ferais pas à dîner, même si tu étais riche. Toujours des repas sur le pouce, quoi ? Eh bien, moi, il me faudrait un bon pot de pommes de terre au lard et aux boudins, bien fricoté, bien chaud. Tu continuerais, toi, à ne jamais nous donner un repas solide. Si tu crois que les gens riches mangent toutes ces « niaiseries » ! La viande qu’on voit chez les bouchers, voilà ce qu’ils mangent, et crue encore, à ce qu’il paraît.

— De la viande crue ! non, cela me dégoûterait : jamais je n’en mangerai.

— Ah ! mon Dieu ! soupira Hein, si nous avions seulement chacun un petit pain de trois « cents » ! ils sont très grands chez le boulanger, derrière le coin, n’avez-vous pas vu cela ? plus grands qu’ailleurs, et quand on en a mangé un, on a déjà une bonne bouchée dans l’estomac.

Nous ne disions plus rien. Mon père se moucha, puis répondit :

— Oui, Heintje, dors maintenant. Demain, tu auras un petit pain de trois « cents ».

Mon père se moucha encore.