Éditions de la Toison d’or (p. 9-16).


MES PARENTS


Avant l’altération continue, sûre, et comme méthodique, que la misère fait subir aux natures les mieux trempées, mes parents étaient, dans leur milieu et pour leur éducation, deux êtres plutôt rares, tous deux d’une beauté exceptionnelle quoique diamétralement opposée.

Mon père, Dirk Oldema, était un Frison haut de six pieds, mince et élancé comme un bouleau, et d’une flexibilité incroyable. Il avait le teint très frais, les yeux bleu clair lumineux, une denture merveilleuse, des cheveux châtain clair bouclés, une voix parlée franche et timbrée, et une voix chantante de ténor léger qui faisait s’arrêter les passants. Son plus grand plaisir était, le soir, assis avec tous ses enfants autour de l’âtre, de chanter en chœur, ou de raconter des anecdotes de sa vie de soldat, alors qu’il était trompette, avait un beau cheval et que, pendant que les autres étaient en ribote, il raccommodait les bas de tout le régiment pour pouvoir louer des livres. C’était la seule époque de bonheur qu’il avait eue dans la vie.

Ma mère, d’origine liégeoise, était petite et brune, d’une joliesse piquante, extrêmement fine et bien prise, lisant des romans d’aventure, mais n’en ayant jamais eu dans la vie. Elle préférait le luxe au confort, et, à cause de son éducation sommaire, cela se manifestait par un bonnet à fleurs rouges et blanches sur une chevelure mal entretenue, ou des souliers vernis sur des bas troués. Sa joie était de sortir avec Mina, ma sœur aînée, pour aller voir les magasins, de choisir aux étalages des toilettes magnifiques pour nous tous, de se griser là-devant, et de discuter le goût et le choix, comme si c’était arrivé. Toutes deux rentraient la tête en feu, et continuaient la discussion devant une tasse de café sucré.

Une des grandes attractions de ces belles choses eût été de faire enrager les voisines et les tantes. À défaut de ces élégances, quand ma mère avait un bonnet neuf ou une robe achetée au décrochez-moi-ça, elle habillait le plus petit enfant le mieux qu’elle pouvait, partait se promener de long en Iarge dans la rue où habitait une des voisines ou des tantes qu’il s’agissait de faire fondre d’envie, et elle balançait la croupe et jouait avec l’enfant en affectant de ne voir personne ; mais, du coin de l’œil, elle observait tout et venait nous raconter comment la tante avait écarté légèrement le petit rideau en se cachant, puis avait envoyé la petite cousine Kaatje pour bien détailler la toilette de ma mère, et que bien sûr la tante avait verdi de dépit de les voir, elle et son enfant, si bien attifés.

Ma mère était cependant fort bonne et, malgré sa grande misère, je l’ai vue prêter à ces mêmes voisines sa robe du dimanche pour la mettre au clou. Quand on lui témoignait un peu de sympathie, elle se donnait tout à vous, trop même, et passait ses journées chez les autres, en lâchant le ménage et les mioches. Elle était plus rusée qu’intelligente et aurait en somme dû être une poupée de luxe : elle en avait toutes les aptitudes.

Elle chantait toujours, en nous berçant dans ses bras, des louanges à la Vierge : « Marie, Reine des cieux ! » Puis il y était question de « robes de soie bleue ». Je ne l’ai entendue chanter que lorsque j’étais petite : plus tard, la misère le lui avait désappris. Je me souviens d’une voix très timbrée, avec beaucoup de charme ; même quand ma mère était vieille, sa voix parlée avait gardé tant d’inflexions, et son rire était resté si jeune qu’on devenait confiant et gai en sa compagnie.

Mon père se maria en quittant l’armée, et devint gendarme : ce qui le décida à accepter cette fonction était surtout le cheval qu’il adorait. Ma mère, orpheline dès l’âge de treize ans et obligée de gagner sa vie comme dentellière, ne savait rien, mais rien, du ménage. Depuis l’aube jusque tard dans la nuit, elle avait dû faire aller les fuseaux, ne se levant de sa chaise basse que pour se mettre à table et, tout de suite après le repas, reprenant ce travail âpre, qui lui donna des clignotements d’yeux sur lesquels je me guidais pour observer ce qui se passait en elle. Aussi le premier repas qu’elle fit pour mon père, fut des pommes de terre avec, comme sauce, de l’huile de lin au lieu d’huile alimentaire.

Puis quoi ? elle n’avait jamais eu de liberté : maintenant elle était mariée et pouvait bien aller bavarder un peu chez les autres femmes de gendarmes. Et quand mon père revenait de ses tournées, il ne trouvait rien de prêt et devait souvent se remettre en selle sans avoir dîné. Alors, aux haltes, il acceptait les petits verres qu’on offre volontiers aux gendarmes pour être bien avec eux, et il rentrait, se tenant trop raide sur son cheval. Il fut déplacé plusieurs fois, puis révoqué.

Il devint ensuite garde-chasse, mais il renonça à cette fonction de son plein gré : il lui était impossible de mettre les menottes à un homme qui, ne mangeant jamais de viande, avait tiré un lapin sur son propre champ. Quand mon père entendait un coup de fusil qui lui semblait suspect, il faisait un détour, et, à la nuit, il allait prévenir le paysan qu’il serait obligé de confisquer, le lendemain, le fusil caché sous les navets et de dresser procès-verbal.

Après, toujours par amour du cheval, il entra comme cocher dans les grandes maisons ; mais couper sa moustache l’horripilait, et il n’y resta pas. Il s’engagea chez des loueurs et, de chute en chute, devint cocher de fiacre. La première fois qu’il monta sur le siège d’un fiacre, il fut honteux comme d’une déchéance, mais plus tard il en jugeait autrement, et disait que les cochers de fiacre étaient des ouvriers, tandis que les cochers de maître étaient des domestiques.

Ma mère pouvait rester des jours sans manger et n’en était guère incommodée, tandis que mon père souffrait énormément de ces privations, et, quand alors il entrait un peu d’argent, il y avait des conflits. L’un voulait tout dépenser à de la nourriture ; l’autre prétendait en distraire une partie pour des vêtements ou autres choses indispensables. Aussi ma mère avait-elle toujours un bas et faisait-elle des cachotteries continuelles, qui mettaient mon père en fureur.

Ces deux êtres, de race et de nature si différentes, s’étaient épousés pour leur beauté et par amour ; leurs épousailles furent un échange de deux virginités ; ils eurent neuf enfants. Pour le surplus, peu de leurs goûts et de leurs tendances s’accordaient, et, avec la misère comme base, il en résulta un gâchis inextricable.

Nulle part, autant que chez nous, je n’ai entendu parler de beauté. Quand nous nous rêvions riches, nous nous entretenions surtout de ce que nous aurions appris, de toutes les belles choses dont nous nous serions entourés, et, pour des affamés comme nous, la nourriture ne venait qu’en dernier lieu.

J’ai souvenance d’un dimanche après-midi, où mon père voulait faire la lecture à ma mère, qui avait un nouvel enfant au sein ; il en était empêché par les voisins de l’étage au-dessus, qui recevaient des amis et s’amusaient à chanter, en tapant des pieds en cadence et en frappant avec des couteaux sur des verres. Il avait déjà, à plusieurs reprises, fermé son livre en jurant, quand on frappa à la porte. C’était la voisine qui venait inviter mes parents à partager leur divertissement.

— Je me disais : les voisins n’ont jamais rien ; ils lisent par ennui. Alors, si vous vouliez prendre part à notre plaisir ?

Mon père remercia, mais d’un ton légèrement hautain, où perçaient son mépris et sa mauvaise humeur de ce qu’on l’avait cru capable de s’amuser à de semblables vulgarités.

La femme se retira confuse.

Mon père était pris à la campagne d’une joie tellement émue que les larmes lui montaient aux yeux ; jusqu’au coassement des grenouilles dans les mares l’intéressait, et, quand nous voulions leur jeter des pierres, il nous disait :

— Vous allez interrompre leurs causeries, et elles s’expriment si bien, dans leur langage ! Elles font ménage comme nous, ont des enfants, mais ne doivent pas avoir autant de misère, car elles ne seraient pas si gaies.

Après ma neuvième ou dixième année, je ne me rappelle plus grand’chose de sympathique chez nous. La misère s’était implantée à demeure ; elle allait s’aggravant à chaque nouvel enfant, et l’usure et le découragement de mes parents rendaient de plus en plus fréquents les jours de famine et de détresse.