Jours d’Exil, tome III/Notice biographique

P. - V. Stock (p. v-xxxi).


NOTICE BIOGRAPHIQUE


SUR


ERNEST CŒURDEROY (1825-1862).


(Fin ; voir tome I, pp. ix-xxxix ; II, pp. v-xxvi).





XI


Entre les dates du 27 mai 1854 (Santander) et du mois d’octobre 1854 (Turin), nous perdons Cœurderoy complètement de vue. Dans cet intervalle, il acheva cependant et fit paraître le livre « Hurrah ! ! ! ou la Révolution par les Cosaques, par Ernest Cœurderoy » (Londres, octobre 1854, 1, 1, 437 pp. petit in-8o, couverture jaune). Ce volume ne porte pas de nom d’imprimeur : un imprimeur anglais n’aurait pas négligé d’y apposer le sien ; son apparence en outre n’est pas anglaise du tout. La biographie Larousse écrit : « Genève, 1854 » ; est-ce là une erreur de plume, pour « Londres », ou bien un renseignement inédit ? Car il est fort probable, en effet, que le livre fut imprimé soit à Genève, soit quelque part en Suisse ou, à la rigueur, en Belgique.

L’Introduction fut écrite dans l’été de 1854 (en juillet ?), probablement en Espagne ; les Visions sont également de 1854, mais le fond théorique, la « théorie des Cosaques » étayée de mille arguments, date de la seconde moitié de 1852, après la publication du livre De la Révolution dans l’homme et dans la société. La Révolution par les Cosaques est un livre dont maintes pages sont vraiment chauffées à blanc, notamment les Visions (pp. 311-348) et l’Exécution de la civilisation par l’épée (pp. 349-433), chapitre contenant des prédictions qui touchent tous les pays de la terre.

Je ne reviens plus sur l’idée dominante de ce livre (v. t. II, pp. IX-XIII), mais je fais remarquer qu’il devait avoir une contre-partie qui ne fut pas écrite ou nous reste inconnue. Cœurderoy se proposait d’y développer « les causes politiques de l’impuissance de tous les gouvernements civilisés contre l’invasion russe » ; de prouver « que les partis démocratiques de l’Occident ne peuvent pas accomplir la Révolution, et qu’ils ne le veulent pas » ; de faire voir « que, fatalement, les partis officieux se rallieront bientôt aux gouvernements, qui ne sont, après tout, que des partis officiels » :


« D’où je conclurai :


1o Que la Révolution socialiste, anti-propriétaire et anti-privilégiée prochaine ne sera faite ni par les gouvernements ni par les partis civilisés ;

2o Que l’individu, conscient de ses droits et maître de sa personne, pourra seul renverser les uns et les autres, conserver l’humanité en la faisant passer de Civilisation en Socialisme, utiliser enfin les richesses et découvertes des sociétés par un nouveau contrat.

Ce travail, que je publierai dès qu’il me sera possible, sera le complément de celui-ci. J’y développerai le rôle de la Liberté achevant l’œuvre de la Force. J’y montrerai l’homme socialiste libre et révolutionnaire pour de bon, reconstruisant au milieu de l’anarchie, pièce à pièce, l’édifice social démoli par des hordes esclaves et belliqueuses.

Ainsi, j’aurai posé les deux termes antinomiques du problème ethnique et socialiste européen : d’une part, la Nation russe représentant la Force ; d’autre part, l’Individu socialiste représentant l’Idée.

Et de même que je donne pour titre à ce livre-ci : Hurrah ! ou la Révolution par les Cosaques ! de même, je donnerai pour titre à l’autre : les braconniers, ou la révolution par l’individu.


Et ce nouveau tableau tracé, je n’aurai rien fait encore que parcourir, haletant, une terrible phase de Démolition sociale,

Que montrer à mes contemporains la Révolution à son aurore, dégageant son disque embrasé du milieu des nuages de sang rassemblés à l’horizon !

Plus tard, il me faudra leur faire voir l’astre splendide répandant sur les hommes heureux la gloire de ses rayons d’or.

Alors moi, l’anarchiste, j’entreprendrai de décrire la reconstruction socialiste dont je n’ai rien dit encore.

Et j’espère prouver à tous qu’il est profitable de méditer longtemps sur des ruines, et que la Négation audacieuse conduit toujours à l’Affirmation sûre.

… Aurai-je le temps et la force de mettre mon dessein à exécution ? Je ne le sais…

… Oh ! puissent m’être plus légères les autorités paternelle et gouvernementale ! Puissent les partis me laisser en repos ! Puisse la santé, si prompte à la fuite, me reprendre sur ses ailes robustes, et de nouveau sourire aux efforts de mon courage ! » (pp. 431-432).


Ces deux livres — la Révolution par l’Individu et la Reconstruction socialiste — ne furent pas publiés, mais les Jours d’Exil, notamment notre tome III (1854-1855), contiennent diverses chaînes d’idées qu’on y aurait retrouvées plus élaborées. Rappelons encore, en regard de tant de pages de démolition féroce, les paroles suivantes de l’auteur :


« Ma haine et mon amour sont de même origine ; leurs racines nerveuses s’élèvent de chaque fibre de mon cœur déchiré ! En moi toute haine suppose un amour…

… Je hais infiniment parce que j’aime sans réserve.

… Dans ce monde d’iniquité, je ne puis rien aimer comme je m’en sens la force ; je suis contraint de haïr, hélas !

Et ma haine, c’est de l’amour encore ; l’amour de l’homme juste qui désespère, l’amour de l’homme libre forcé de vivre au milieu d’esclaves ; un amour non satisfait, immense, indéfini, généreux et général. — Amour qui brûle, amour qui tue ?

Je suis l’amant de l’Avenir qui maudit le Présent. Je suis le citoyen de l’Humanité qui souffre en Civilisation. Je mords et je déchire de toute la force que donne à mes dents une indignation légitime. » (Ib., pp. 429-430).


La deuxième partie des Jours d’Exil (les tomes II et III de notre édition) tient donc lieu pour nous des écrits théoriques non publiés, et le lecteur peut laisser agir sur lui, sans ordre préalable, le charme de tous ces poèmes en prose, expression de révolte généreuse et libératrice. Je renonce à inventorier les idées de Cœurderoy. On trouve de vraies utopies sociales dans ses écrits, telles la Patrie de mes songes et la Fête universelle à Lisbonne, Triomphe de Vénus, ainsi que nombre de prédictions pour un avenir plus rapproché. Comme utopiste, il se range aux côtés de Fourier, de Joseph Déjacque et de William Morris : la beauté, l’art, la diversité et la plus étendue liberté sont l’essence de ses rêves. Il prévoit l’anarchie la plus intégrale. « Aucune opinion n’est sanctionnée par un vote ; le suffrage universel n’existant pas et ne prouvant rien, aucune majorité n’est constatée. La Loi, l’Autorité sont à jamais détruites ; » ou bien : « Nous qui ne voyons de Révolution sociale, universelle et vraie, que dans l’abolition de la Propriété, du Gouvernement et de l’Intérêt, que dans l’absolue liberté de la Pensée, de l’Amour, du Travail et de la Raison, que dans l’universelle anarchie en un mot… » (Hurrah !, p. 154). « L’abolition de la propriété, la suppression de l’intérêt, la destruction du monopole, la liberté de la circulation, l’équité de l’échange, le règne du travail, l’empire des passions et du bonheur » (Ib., p. 19).

Faut-il préciser la nuance économique de l’anarchisme de Cœurderoy ? Il ne s’attendait peut-être pas à ce que, depuis son temps, au lieu d’élargir la conception anarchiste, on l’aurait morcelée, rétrécie, en y attachant des qualifications économiques, généralisant ainsi la portée d’hypothèses dont aucune n’aurait dû dépasser les limites du milieu où elle a pris origine et auquel elle était appropriée. Me servant cependant de cette terminologie convenue, j’appellerais le « système » de cet ennemi de tout système : une synthèse de collectivisme et de mutuellisme libertaires. Propriété collective des moyens de production, libre accès pour tous à ces instruments de travail ; propriété individuelle et échange mutuel des produits du travail. Mais jamais Cœurderoy n’aurait conçu l’idée d’exclure d’autres arrangements économiques, dans le sens soit du communisme, soit de l’individualisme, pourvu que l’autorité sous n’importe quelle forme n’en fît pas partie.

Si on s’étonne qu’avec une telle soif de liberté Cœurderoy ait pu « appeler les Cosaques », envisageant d’un cœur léger le rôle du despotisme comme agent destructeur, exécuteur matériel de la pensée révolutionnaire trop faible pour déblayer le terrain, il faut se dire que son talent et sa perspicacité, comme toute autre chose, avaient leurs limites ; sa confiance dans le pouvoir régénérateur de la liberté était si grande, qu’il crut voir cette liberté sortir, rayonnante et victorieuse, du chaos même qu’il évoquait pour l’œuvre de destruction. Après tout, ceux qui, au lieu des Cosaques, font appel aux masses populaires, font également un saut dans l’inconnu ; et si nous disons, avec d’autres encore : « Régénérons-nous nous-mêmes, laissant là Cosaques et masses », sommes-nous moins utopistes ?

Cœurderoy a au moins le mérite de nous avoir révélé franchement toute sa pensée et de la discuter avec nous ; il fut en outre le premier qui accepta, des socialistes qui l’avaient précédé, ce que chacun lui parut offrir de meilleur, sans s’enfermer dans les étroites frontières d’une école. En face des polémiques écœurantes où s’entredéchirent Proudhon, Considérant et Pierre Leroux, du dénigrement du « charlatanisme » de Saint-Simon et de Robert Owen par Fourier, des innombrables « réfutations » du père Cabet, de l’intolérance de Louis Blanc, de la rigidité de Blanqui, de la jalousie de Marx, — Cœurderoy (comme Bakounine, qui fut également large d’esprit) est heureux de cueillir des fleurs de liberté chez tous les socialistes, ne rejetant que les mauvaises herbes des autoritaires. Proudhon, Fourier, Pierre Leroux sont les écrivains socialistes auxquels il doit le plus.


XII


Nous ignorons les causes du départ de Cœurderoy de l’Espagne où il se sentait si bien, sans avoir pu échapper pourtant à un affaiblissement de sa santé qui, dans l’hiver de 1854 à 1855 qu’il passa à Turin, s’aggrava et lui fit passer des mois terribles de maladie ou de malaise ; ce mal des nerfs ou du cerveau lui fit craindre la folie, contre laquelle il avait résolu de recourir au suicide comme moyen suprême. A-t-il traversé la France et la Suisse romande en se rendant à Turin ? Les chapitres Suisse de notre tome II, rédigés en octobre 1854 à Turin, me paraissent remplis de fraîches impressions de la beauté du lac de Genève et de la Montagne ; et ce fut peut-être au cours d’une traversée rapide de la Suisse qu’il prit les arrangements nécessaires pour faire imprimer le Hurrah ! De l’Italie, le Piémont seul était accessible alors à un proscrit ; et ayant à choisir entre des villes comme Nice, Gênes, Turin, etc., s’il échoua à Turin, ce fut peut-être parce que c’était la ville la plus rapprochée de la Suisse, ou bien parce que son ami Xavier Charre y passa également cet hiver-là, travaillant de son métier de ciseleur.

Toutes les impressions de Cœurderoy à Turin furent sombres. En janvier 1855, il écrit le chapitre si triste : Marina. Sur le suicide ; en avril, les chapitres La Basilica di Superga, tomba dei reali di Savoia, inspiré par la mort des deux reines en janvier ; Federico Robotti (sur la mort d’un jeune homme) ; Victor Hennequin. Le Ciel sur terre (à l’occasion de Sauvons le genre humain, livre paru à Paris en 1853) ; Culte des Morts. Mais si une tristesse mortelle paraît écraser l’auteur sous son poids, voilà qu’il se relève de nouveau et nous donne dans le même mois le Chant de l’Exilé, Patrie de l’Avenir, un de ses plus brillants chapitres, avec son utopie, son essai sur la littérature de l’exil et une raillerie des bourgeois de la ville où il a grandi, suivie de paroles plus attendries sur les charmes modestes de la nature de son pays, qui ne saurait plus lui plaire, s’il rentrait, à ce qu’il s’imagine. Ce retour à la polémique vive et cassante montre que la crise de l’hiver était terminée. En Juin 1855, à Annecy, il dressa le tableau terrible de la misère du peuple travailleur, Le Prolétariat à Turin. L’enfer sur terre, un martyrologe classique.

Ayant repris sa santé, ce dont témoigne sa grande activité littéraire d’avril à juin 1855, il se fixa à Annecy, au bord du lac de ce nom, en Savoie. C’est de là (mois de juin) que sont datés les chapitres Ecce homo (le Christ révolutionnaire) ; Marie Capelle (Madame Lafarge), et le Prolétariat à Turin. Le chapitre Marie Capelle marque pour moi le zénith de sa puissance littéraire. Qu’on relise les pages sur Byron, sur la famille, la justice, la science officielle et les experts, le hideux Orfila, le gouvernement, la religion et son personnel, les prisons, les journalistes, le mariage, etc., et on y trouvera peut-être le plaidoyer le plus ardent qu’on ait écrit, dans une œuvre littéraire, pour le droit de la femme d’être traitée en être humain, et la flétrissure la plus véhémente des institutions oppressives dont un homme libre se sent entouré de tous côtés. Avec cela, c’est plein de verve et peint avec des couleurs qui n’ont rien perdu de leur fraîcheur éblouissante.

À ce moment, quand son talent avait atteint son plus grand développement, nous le voyons tout à coup se marier, le 6 juin 1855, à Genève, avec Mlle Marie-Justine Rampont, fille de Germain-François-Sébastien Rampont et de Marie-Justine Lechin, son épouse. À cette occasion, le docteur Charles Cœurderoy et sa femme, ainsi que le grand-père, un oncle et un autre parent de Mlle Rampont, tous des Lechin, se rendirent à Genève ; deux médecins genevois, Gautier et Mayor, furent d’autres témoins du mariage. Germain Rampont, né à Chablis (Yonne) en 1809, médecin à Leugny (canton de Toucy), représentant à la Constituante de 1848, en fuite après l’échauffourée de Leugny lors du coup d’État, ami politique donc du docteur Charles Cœurderoy, mais d’une nuance plus modérée, était le futur directeur général des postes du gouvernement de la Défense nationale et de la présidence de Thiers (septembre 1870-août 1873), plus tard sénateur, mort en 1888.

Comment se fit ce mariage, se demande-t-on, quand on se rappelle la vie si errante et si solitaire de Cœurderoy, qui le faisait si peu prévoir ? L’interruption des publications que l’auteur se proposait de faire est si rapprochée de son mariage qu’on se sent porté à examiner si ce mariage n’en fut pas une des causes ? — On disait à Tonnerre que Mlle Rampont s’était éprise de Cœurderoy sans l’avoir vu, seulement d’après ce qu’elle entendait dire de lui, touchée, donc, de son sort de proscrit, s’apitoyant sur son isolement, admirant son talent. Mais une personne qui a connu de très près la famille Cœurderoy contredit cette version romanesque ; d’après son témoignage, M. Rampont, qui avait perdu la plus grande partie de sa fortune, était lié avec Cœurderoy père, et ce sont « les deux pères qui ont fait eux-mêmes le mariage ». Cœurderoy lui-même, dans la dédicace de la deuxième partie des Jours d’Exil (t. II, pp. III-VI) ; a présenté la chose de cette autre façon : la jeune fille vient à lui, le consolant dans les angoisses de son isolement, le ramenant à la vie et au bonheur ; elle est la future camarade de ses travaux et de ses aspirations ; ces pages expriment une vive sympathie pour M. et Mme Rampont qui lui confient leur fille.

Quoique la vérité vraie nous échappe sans doute, ces trois récits et d’autres données permettent peut-être les conclusions suivantes : Les parents de Cœurderoy, après ses publications, qu’ils jugeaient exaltées et inutiles, et la grave maladie de 1854-1855, auront voulu sauver leur fils par un mariage. Mais quelle famille du pays aurait envoyé sa fille en exil auprès d’un révolutionnaire aussi impénitent qu’Ernest Cœurderoy ? Le docteur Rampont, cependant, que son passé républicain plaçait également dans une situation exceptionnelle, aura alors jugé avantageux de donner sa fille à un jeune homme qui était un bon parti, l’unique héritier des Cœurderoy, gens très à leur aise. Il n’aura donc pas découragé l’intérêt que les récits faits sur Ernest Cœurderoy avaient pu faire naître dans le cœur d’une jeune fille à peine âgée de vingt ans. On aura sans doute usé de grands ménagements pour ne pas effaroucher Cœurderoy ; tout aura dû lui paraître se passer spontanément. Il venait d’écrire son chapitre Marie Capelle, où il met à nu les dessous de l’âme bourgeoise, — et immédiatement après il tombe lui-même dans le traquenard de ce petit complot bien bourgeois, véritable comédie de famille : sans doute le changement qui se produisait ainsi dans sa situation lui souriait ; mais peut-être aussi l’innocente comédie devait-elle devenir le point de départ d’une longue tragédie ; qui le sait ?

La maladie ou le malaise ne l’ont pas quitté. Le chapitre Le Lac d’Annecy (Annecy, juillet 1855) contient de nouvelles plaintes ; l’écrivain cherche en vain le bonheur. « Je veux renaître à la vie qui s’agite à mes côtés… Ah ! s’il n’est pas trop tard… » Il parcourt le lac « avec celle que j’aime », admire la nature sauvage de la Savoie, visite la maison de Mme de Warens. Germain Vallier (1821-1883), proscrit du 2 décembre, botaniste, alors secrétaire d’Eugène Sue, est, à ce moment, de ses amis. Cœurderoy chante la gloire de l’Amour et nous présente le seul petit poème que nous connaissions de lui. Mais les pensées de mort le reprennent, et il écrit ce qu’on pourrait appeler l’utopie des funérailles libres. Il possède alors, dit-il, deux êtres dans lesquels il place une confiance entière, « mon ami » et « celle que j’aime » ; sans doute Xavier Charre et sa jeune femme.

Sa santé s’améliorait, lorsque, tout à coup, le 22 juillet 1855, la police l’arracha brutalement de sa retraite ; « sous prétexte d’aliénation mentale », il fut expulsé des États du roi de Piémont. Il flétrit le prétexte de l’expulsion et tout le système policier de mille fers rouges dans Une Feuille de mon dossier détachée des cahiers de la police (chapitre sans date et, comme tout ce qu’il écrit à partir de cette expulsion, sans indication de lieu). Ses lettres furent ouvertes, ses livres saisis (bizarre façon de soigner un prétendu aliéné !), et il quitta l’inhospitalier pays. Nous ignorons où les deux époux se rendirent. Le 17 août 1855, Cœurderoy donne la description d’une montagne à vue étendue où il se trouve (t. II, p. 51) ; quelques détails peuvent s’appliquer aux montagnes du Tessin des environs de Lugano. Le Tessin aurait été en effet le seul pays de langue latine dans l’Europe centrale où il pouvait encore trouver un asile temporaire, pour le reste de l’été, peut-être ; mais ce n’est là qu’une de mes hypothèses.

Il écrit encore La chasse de l’Empereur (« août 1855. De quelque part ») ; l’Introduction de la deuxième partie des Jours d’Exil (sans date, mais antérieure au 17 août) et Une Fête universelle à Lisbonne. Triomphe de Vénus (septembre) ; enfin l’Épilogue (novembre 1855), son dernier écrit, terminé par une apostrophe enthousiaste à l’Italie (« Salut ! Italie, soleil du monde dans l’Avenir ! »).

Si l’on se rappelle que, par l’initiative d’Orsini et de Garibaldi, l’Italie inaugura quelques années plus tard le mouvement libéral européen de la décade qui précéda 1870, mouvement qui répara un peu les défaites que la cause populaire avait subies en 1848 et 1849, et sans lequel la classe ouvrière n’aurait peut-être pas si vite repris cet élan qui culmina dans l’Internationale et la Commune de Paris, — si l’on songe à ces faits, on constatera avec plaisir que l’œuvre de Cœurderoy se termine vraiment par un accord harmonieux et prophétique, qu’il sut mettre avec sûreté le doigt sur un des leviers de la Révolution, et on oublie les quelques notes discordantes que ses écrits peuvent contenir.


XIII


L’impression des Jours d’Exil, deuxième partie, se fit à Londres dans le même format que le tome Ier ; la page de titre porte la date de décembre 1855 ; v. t. II, pp. XXV-XXVI. L’auteur y parle « d’une troisième et dernière partie » qu’il se proposait de publier « à moins de mort subite ou d’avènement de la police démocratique aux affaires » (t. II, pp. 88, 89). Cette troisième partie est annoncée sur la couverture de la deuxième ; mais on sait qu’à une date inconnue, cette couverture fut remplacée par une autre, où il n’est fait aucune mention ni de la première ni de la troisième partie. La cause de cette substitution, très soigneusement exécutée, reste inconnue. Je n’ai trouvé aucune trace de la troisième partie, et même la deuxième partie ne se trouve dans aucune bibliothèque publique, ni dans aucune bibliographie à moi connue. Une liste policière des « publications anti-bonapartistes faites hors de France » (jusqu’en 1857), dans Papiers secrets brûlés dans l’incendie des Tuileries, Bruxelles, 1871, p. 65, porte « Jours d’Exil par Cœur-de-roi y publié à Londres et à Jersey » (sic) ; comme les parties I et II donnent clairement l’adresse de leurs éditeurs et imprimeurs à Londres, l’indication de Jersey pourrait faire émettre l’hypothèse d’une troisième partie imprimée là, si l’on ne savait pas que des documents pareils fourmillent d’inexactitudes ; tout l’argent de l’Empire ne put jamais faire copier correctement à un mouchard le titre d’un livre. Ainsi cet espoir s’évapore, et nous restons sans aucune trace des travaux littéraires de Cœurderoy à partir de novembre 1855.


XIV


Quelles sont les raisons du silence de l’auteur à partir de 1855 ? Les écrits de 1855 le montrent subissant des crises de dépression, mais en sortant victorieusement, plein d’espoir et de projets littéraires qu’il serait facile d’énumérer d’après les indications éparses dans ses écrits. Il s’était créé, au plus fort de la réaction des années qui suivirent 1848 et en dehors de tout parti organisé, une tribune absolument libre, une vraie oasis qui fut l’asile sacré de la pensée révolutionnaire. Il m’est difficile de croire que des publications faites par lui à partir de 1856 eussent échappé à l’attention des collectionneurs qui les recherchent, et des écrits parus entre 1858 et 1861 auraient été mentionnés dans le Libertaire, journal anarchiste que Joseph Déjacque publia durant ces années-là.

On sait que les parents de Cœurderoy ne voyaient pas de bon œil ses publications, dans lesquelles le père est un peu malmené çà et là. « Mon père le (le livre) trouvera dépourvu de sens. Qu’importe ! Je suis plus âgé que mon père : j’ai vu davantage, j’ai plus songé que lui. » Le docteur Charles Cœurderoy avait cessé d’envoyer des subsides à son fils ; sa mère s’endetta pour lui venir en aide, en cachette. — Il est également acquis que le mariage de Cœurderoy ne fut pas heureux. Le témoignage de Mme Marie Cœurderoy-Rampont nous manque ; on a évité de la questionner sur ce sujet délicat. Elle faisait de la peinture ; à en juger par les petits tableaux conservés au musée de Tonnerre, dont la facture est soignée, mais où le fonds d’imagination est assez restreint, on se demandera si, avec cette tournure d’esprit, elle savait bien apprécier la fougue impétueuse de la pensée de son mari. Nourrissait-elle le projet de le ramener à la vie bourgeoise, ou non ? Et lui, avait-il su faire accepter son indépendance farouche à une jeune camarade à laquelle l’apprentissage de la liberté manquait encore ?

Enfin, nous ignorions quel fut son état de santé à partir de 1856, et quelles raisons lui faisaient dire en 1855 : « J’ai trente ans, me disais-je ; c’est l’âge fatidique où la Santé se retire des miens. Alors, ils languissent pendant quelque temps dans des angoisses indescriptibles. Puis la Nature charitable leur envoie le sommeil des morts ou le délire des fous » (t. III, p. 44) ; et ailleurs : « La voilà donc, ma part dans cette vie, ma propriété par héritage, la Maladie ! Cela valait bien la peine de séparer votre cause de la cause commune, générations privilégiées dont je suis descendu » (Ib., p. 47). Je ne sais pas à qui il fait allusion, ses parents ayant joui d’une longévité remarquable, mais il a peut-être établi sa propre diagnose avec un sang-froid et une précision terribles. Sa destinée fut-elle d’être abattu, terrassé par une maladie cérébrale ou nerveuse qui, sans le tuer, ne lui laissa plus assez de forces pour vaincre les difficultés extérieures qui s’opposaient à la publication de ses écrits, et que des moyens financiers plus restreints, une pression plus forte venue de la femme ou de la famille, le découragement ou un peu d’apaisement, que sais-je ? avaient peut-être augmentées ?

On peut encorde se figurer qu’après avoir trouvé, en composant les Jours d’Exil, le véritable genre littéraire qui lui convenait, Cœurderoy n’ait plus voulu écrire des ouvrages plus systématiques. Les parties inédites des Jours d’Exil sur la Suisse et Londres en 1851 et 1852 ne le satisfaisaient peut-être plus en 1856, et elles auraient en effet donné à la troisième partie l’apparence d’un retour en arrière. Quoi qu’il en soit, on regrette de voir un auteur disparaître au moment même où il vient de donner son chef-d’œuvre, et on se demande si rien de ses manuscrits n’a été conservé. S’ils sont restés entre les mains de sa veuve, il y a un très faible espoir qu’ils existent encore. Mais si ses parents, accourus à la nouvelle de sa mort, les ont emportés, ils auront été détruits par Mme Cœurderoy mère avec les livres, les lettres, etc.


Ernest Cœurderoy, par une lettre du 28 août 1859, adressée au National de Bruxelles, refusa de profiter de l’amnistie du 17 août 1859 ; on trouve la lettre dans les deux recueils des protestations des proscrits, celui de Louis Blanc (Bruxelles, J. Rozez) et celui qui fut publié à Lausanne en 1859. « Les motifs de ma résolution, dit la lettre de Cœurderoy, sont de ceux que tout homme de cœur comprendra, et qu’il serait trop long d’exposer dans un journal. Je me réserve, au surplus, de les faire connaître quand le temps m’en semblera plus opportun, et sous la forme que je jugerai la meilleure. » Voilà ses dernières paroles, fières et froides, montrant qu’il n’était au pouvoir de personne, ni de sa femme ni de sa famille (si tel était leur désir), de le faire plier.


XV


Ce n’est qu’à l’occasion de sa mort que nous apprenons que Cœurderoy et sa femme demeuraient en 1862 au hameau de Fossaz (commune de Chêne-Thonex, canton de Genève), à quelques pas de la frontière de Savoie, dans la plaine au pied du Salève. Une petite maison à un étage, qui portait en 1898 le no 313, située dans un petit jardin, au bord de la route, avait été louée par le ménage Cœurderoy ; c’est dans la chambre à droite, au premier, qu’Ernest Cœurderoy se donna la mort.

La Nation Suisse (Genève) du 26 octobre 1862 écrit qu’ « il était revenu depuis peu de temps d’un voyage à Londres » ; mais puisque, d’après des témoignages de quelques habitants du hameau que j’ai pu recueillir, il avait demeuré à Fossaz un certain nombre de mois, ce voyage à Londres peut bien n’avoir été qu’une visite faite à l’Exposition universelle de 1862. M. Dupleix, à Genève, m’a dit, en 1901, qu’il croyait que Cœurderoy arrivait de Turin. D’après la biographie Larousse, bien renseignée sur Cœurderoy, il « habitait l’Italie depuis 1856 ». M. Élisée Reclus croyait se souvenir, en 1903, mais sans oser l’affirmer avec quelque degré d’assurance, qu’il avait passé ses dernières années à Jersey ou à Guernesey. On peut accorder tout cela — mais dans le domaine de la pleine hypothèse — en conjecturant qu’en décembre 1855 il serait allé à Londres pour surveiller l’impression du second volume des Jours d’Exil, qui est plus correctement imprimé que le premier ; qu’après l’hiver, le continent lui restant interdit, il se serait fixé à Jersey ; mais qu’en 1859, quand l’Italie s’ouvrit enfin à un souffle plus libéral ou peut-être déjà plus tôt, il serait allé vivre en Italie.

Je ne sais si c’est à cette période que se rapportent les paroles d’un homme qui n’a pu suivre sa carrière que de loin et avec qui je n’ai pas pu discuter la chronologie des faits : « D’Angleterre, écrit-il, il était passé dans le Piémont, où il avait commencé son ouvrage, mais la police impériale, qui le pourchassait, avait organisé autour de sa demeure un charivari, qui se renouvelait chaque nuit pour empêcher tout repos et tout travail. Il a quitté l’Italie pour s’installer à Genève… » On peut bien se figurer qu’un neurasthénique ait pour de telles raisons, vraies ou imaginaires, subitement pris la résolution d’aller habiter un autre pays ; mais rien n’autorise une affirmation plus positive. Une fois arrivé à Genève, Cœurderoy a dû aller voir son vieil ami de 1849, F. Jannot, qui demeurait à Chêne ; et, comme il cherchait peut-être la solitude complète, les époux Cœurderoy se fixèrent au voisinage de Chêne, dans le tranquille hameau de Fossaz. Car, d’après M. Dupleix, Jannot était pour ainsi dire la seule personne que fréquentait Cœurderoy. Il vivait tranquillement, sortait peu, travaillait (écrivait) toujours ; sa femme faisait de la peinture.

Je n’ai aucune raison de diminuer l’importance du fait que fin septembre dernier, quand j’ai pu parler, à Fossaz et à Genève, à trois témoins locaux de sa vie d’alors, une dame de la famille de l’ancienne propriétaire de la maison m’a dit qu’on s’était aperçu, au bout de quelque temps, que Cœurderoy ne jouissait pas de la plénitude de sa raison ; que sa femme cachait la chose, en lui cédant en tout, mais que cela était devenu patent pour chacun. M. Dupleix, qui l’avait appelé « fou », m’a dit, lorsque je lui ai demandé s’il pouvait me donner des preuves à l’appui de cette qualification, que, dans diverses conversations qu’il avait eues avec lui, cette « folie » ne s’était pas montrée. Cœurderoy lui-même a décrit ce qu’il ressentait dans ses accès de maladie, avec une sincérité parfaite. Il a nettement déclaré sa détermination d’avoir recours au suicide, si la folie était inévitable (v. t. III, pp. 33, 35, 48). — Je présume donc qu’il passa les années qui suivirent 1855 dans un état de dépression croissante, de mélancolie et de désespoir que rien ne soulageait, mais en pleine conscience de son état, en mort-vivant, et luttant, probablement, toujours vaillamment contre le mal envahissant. De même que ses livres paraissent étranges à ceux qui ne comprennent pas le langage de la liberté, beaucoup de choses en lui ont dû paraître étranges à ses voisins ; mais la folie ne l’aura saisi qu’au dernier moment, et alors il a tenu parole : il s’est suicidé. Ou bien le suicide a été accompli en pleine raison (c’est mon opinion personnelle) ; ou bien la raison ébranlée a cédé automatiquement à la suggestion du suicide, puisque, Cœurderoy ayant si souvent pensé qu’il se suiciderait pour échapper à la folie, l’exécution de cette résolution devenait un geste involontaire.

D’après le récit d’un voisin, M. Gros, à Fossaz, le jour de sa mort Cœurderoy avait poursuivi sa femme en courant, un pistolet à la main. Dans le jardin, il trébucha sur un fil de fer, et sa femme se sauva, appelant au secours. On trouva les portes fermées, et, en escaladant la galerie au moyen d’une échelle, on le vit étendu sur son lit, les veines ouvertes, mort. L’idée fut émise dans le village qu’il avait voulu se saigner pour se calmer et qu’il s’était blessé à mort involontairement dans sa surexcitation. Tout en écartant cette hypothèse, ne pourrons-nous pas conclure, du fait même que l’hypothèse a pu être formée, que l’opinion de la folie n’était pas générale, et que même l’idée d’un accès de folie n’est pas une explication absolument sûre d’un événement qui, avait-on dit alors dans le milieu des proscrits de Genève, avait quelque chose de mystérieux ?

Les funérailles eurent lieu pendant un grand orage ; personne, sauf Jannot, ne suivit le cercueil. Les parents de Cœurderoy accoururent à Fossaz, m’a-t-on dit ; la jeune veuve quitta bientôt le hameau. Elle était en froid avec sa belle-mère, mais après un certain temps les deux femmes se réconcilièrent. Mme Cœurderoy-Rampont s’est remariée depuis, et on la dit morte.

Ernest Cœurderoy fut enterré au cimetière de Plainpalais, à Genève, aujourd’hui rue des Rois. Sa mère remit de l’argent pour l’entretien de la tombe à une personne qui, par une indélicatesse incroyable, ne s’en occupa point, et la tombe a disparu. On croit que sans cela la mère aurait plus tard fait ramener les restes de son fils à Tonnerre, où, après la mort du docteur Charles Cœurderoy en 1866, elle habitait la grande maison en solitaire, refusant les avances que la haute société locale lui faisait pour la ramener dans ses rangs après la mort du républicain et de l’anarchiste qu’avaient été son mari et son fils. Elle conserva à son fils toute son affection maternelle, le pleura longtemps, mais sans parler jamais de ses opinions politiques. Elle avait réuni une grande quantité des publications de Cœurderoy, qu’elle ne montrait à personne et qu’elle brûla elle-même, plusieurs jours durant, dans les toutes dernières années de sa vie. À plus forte raison aura-t-elle détruit ce qu’elle a pu avoir conservé de manuscrits, de lettres, etc., de son fils. L’isolement, et la conscience de l’indifférence que ces reliques auraient rencontrée après sa mort dans les milieux qu’elle connaissait, ont dû inspirer cet acte si regrettable d’une femme qui, en laissant toute sa fortune à la ville et à l’hospice de Tonnerre, — suivant en cela une recommandation de son fils, d’employer sa fortune en bonnes œuvres, — a perpétué la mémoire de son fils par une œuvre de civisme laïque. Si, par cette destruction, les matériaux biographiques sur Cœurderoy ont subi une perte irréparable, ses œuvres principales ont survécu quand même, et un dernier trait romanesque s’ajoute à son histoire.

D’autres causes devront, du reste, être trouvées pour expliquer l’extrême rareté des écrits de Cœurderoy, dont 55 exemplaires, de six publications, sont arrivés à ma connaissance. Je regrette que la place ne permette pas d’ajouter à ce tableau rapide de sa vie maints détails personnels, un précis de ses idées sur nombre de questions, et une appréciation littéraire. J’espère qu’un jour on apprendra à connaître Cœurderoy de plus près par une réimpression d’autres de ses publications. Et je répète mon vœu, que les matériaux biographiques si exigus que j’ai pu utiliser soient bientôt augmentés par la collaboration des lecteurs et des chercheurs.


1er Novembre 1910.



Max NETTLAU.







Additions et Corrections à la Notice Biographique
du tome Ier


Pages XV, XXI. — Le pastel est l’œuvre du peintre Armand-Dumaresq.

Pages XXI, XXVII. — Le docteur Mangon venait de la Normandie ; son fils, Ch.-Fr. Hervé-Mangon, l’ami de Cœurderoy, ministre de l’agriculture en 1883, collabora au temps de la seconde République à la Démocratie pacifique.

Page XXXIII. — Cœurderoy signa l’appel Aux Démocrates socialistes du département de la Seine (Lausanne, le 18 février 1850 ; signé Rolland, Félix Pyat, Boichot, L. Avril, Eug. Raspail, Jannot, R. Kopp, Ernest Cœurderoy), Biblioth. Nat., Lb 55 1487.