Jours d’Exil, tome III
Le Lac d’Annecy


LE LAC D’ANNECY.




Annecy, Juillet 1855.


« L’eau, c’est la Liberté ! »
Jours d’Exil. — 1re Partie.


I


J’ai respiré sous bien des cieux ; j’ai côtoyé bien des rivages, franchi bien des frontières ; j’ai connu beaucoup d’hommes, parlé beaucoup de langues, depuis celle dont les mères bercent leurs nouveaux-nés jusqu’à celle que soupirent les femmes dans le délire d’amour ; j’ai conduit bien des proscrits à leur demeure dernière ; j’ai ri quelquefois, plus souvent j’ai pleuré : toutes les émotions que l’homme peut ressentir ont été miennes. Et je ne sais pas encore ce qu’est le bonheur. Le bonheur dont on parle tant en mangeant, buvant et faisant vie qui dure… je ne le connais point !

Moins je le trouve cependant, et plus je le poursuis. Plus mes forces s’affaissent, plus mes pensées s’élèvent ; plus s’attarde ma santé paresseuse, et plus mon imagination vagabonde s’élance en avant. Plus je me sens plongé dans le gouffre du Désespoir, et plus je me débats, saisissant de mes mains les rares brins d’herbe qui croissent sur la pente des abîmes inconnus.

L’impatience qui dévore ma vie s’accélère à chaque seconde 522 comme le mouvement de la pierre qui tombe. Les années et les jours accroissent la pesanteur du fardeau qui m’accable. Souvent la respiration me manque, et mille pensées étranges frappent mon cerveau de leurs rumeurs confuses. Souvent l’Inspiration et l’Ennui se disputent sans raison mon âme palpitante ; plus souvent encore, je laisse la vie s’échapper de mon être, comme une liqueur empoisonnée, d’un flacon de cristal…


C’est trop végéter par la pensée, c’est trop souffrir ! Je veux me raidir contre toi, Désolation muette, dont le regard me tue. Je veux renaître à la vie qui s’agite à mes côtés ; je veux reprendre racine dans le sol fertile où fleurissent les gazons et les myosotis. Haletant, submergé, sur le point de mourir, je veux étreindre toute chance de salut : fleur de nénuphar, cœur de femme, douce haleine d’enfant. Je veux l’aimer, la bénir, la couvrir de mes derniers soupirs, de mes tristes baisers !

Je veux m’emparer des cieux et des eaux, de la terre verdoyante, de la brise qui guérit la fièvre, et du chant de l’oiseau qui repose doucement les âmes fatiguées. Je veux revenir aux amours de ma jeunesse !

Ah ! s’il n’est pas trop tard… je veux dire à la rapide seconde : Belle, trois fois belle, promesse d’infini bonheur, arrête-toi ! Idéal Idéal, dévorant météore que je n’ai vu qu’en rêve, je t’ai saisi ; tu m’appartiens ! Magnifique Nature, je veux répondre à tes grands sourires, aux mille voix de tes sublimes harmonies ; je veux chanter avec toi l’hymne des matins et des soirs !

S’il n’est encore trop tard… viens, ô la préférée de mon cœur, entoure ma tête de tes cheveux, attire mon regard jusqu’au fond de tes yeux, fixe-le, garde-le ! Que je ne voie plus ce monde infernal ! Que je ne sente plus ma poitrine oppressée du poids de l’humaine argile ! Que la solitude à deux se fasse dans mon âme !

S’il n’est encore trop tard… conduis-moi sur les bords du lac enchanté. Nous nous coucherons parmi les hautes herbes de la prairie ; tu pencheras sur ma bouche tes lèvres caressantes, tu murmureras un soupir et dira doucement :

« Pourquoi songer toujours ? Pourquoi réveiller, provoquer la pensée torturante ? Pourquoi chercher si loin le bonheur qui nous suit, ô pauvre âme inquiète ? !

» Vois la neige de Juillet dormir sur le granit, comme sur la face d’un pénitent la larme d’extase échappée de ses yeux ! Entends le grillon dans l’herbe, la source des vallées ; suis l’étoile 523 et le soleil dans leur cours qui ne varie point. Tout est heureux au monde. Renais, renais encore !

» Arrive à point qui sait attendre. La Félicité est femme, et la femme n’est point farouche ; celui-là peut l’atteindre qui ne la fatigue point d’irritantes poursuites. Suis la femme qui t’appelle sans la devancer jamais ; aime à son heure, et non pas à la tienne ; elle saura te conduire à travers les écueils du monde et sur l’abîme des eaux. Ne lui demande ni le temps qu’il fait, ni l’heure qui sonne. Eh ! qu’importe la vie de ton corps, si ton âme est joyeuse !

» Viens ! L’univers est beau, le firmament est pur : l’onde est légère aux rames, et facile au bateau qui la fend de sa proue ! »


II


La surface des eaux est unie comme une glace de Venise ; le ciel y reflète les plis de sa robe d’azur, les mille dentelles de ses nuages blancs, ses horizons noirs d’orages. Au fond du lac reposent les ombres des Alpes, colossales guerrières vaincues dans les déluges et couvertes depuis par le linceul des neiges. Dans le lointain courent les barques avec leurs voiles déployées, leurs voiles latines qui fendent l’air comme des faulx tranchantes.

Je m’élance, avec celle que j’aime, sur la plaine inconstante. Les flots nous balancent dans leurs baisers humides ; ils écoutent la cadence de nos rames et s’écartent, dociles, pour nous laisser passer. Sur les hautes cimes la Tempête en délire secoue sa crinière frémissante. Oh laissons la rugir ! Aimons-nous, aimons-nous !

Que m’importent le nom de ces montagnes et la partie du monde où me surprend une seconde d’amour ? Que me font le présent et le passé, les hommes et leurs querelles, et leurs discours trompeurs ? En quoi me toucherait toute la gloire qu’ils donnent ou toute celle qu’ils promettent ? J’ai perdu jusqu’au souvenir de mon nom, jusqu’à la conscience de ma nature humaine ; 524 je ne sens plus battre mes artères ; ma poitrine se soulève à peine.

Europe ! ô misérable arène d’ambitions furieuses, tu peux verser ton sang dans des guerres insensées ! Moi j’ai prévu ton sort, j’ai voulu conjurer le coup qui t’attendait : et tu m’as lapidé !

Et tu m’as lapidé !… Maintenant je suis las, je dors, et je rêve, et je chante :

« N’effacez pas, ô vagues, le sillon des nacelles joyeuses ! Brise, n’emporte pas le parfum des haleines unies ! Je veux mourir sur l’eau. L’eau, c’est la vie, la joie, le Léthé des douleurs, le baume à la blessure, la fraîcheur à la fièvre, la pureté, la résurrection pour ceux qui sont morts, le miroir de l’Avenir et de l’Infini. — L’eau, c’est la liberté ! »


III


Ô Savoie ! j’aime ta sauvage nature, promettant la fécondité comme une vierge amoureuse ; j’aime les douces brises de tes montagnes parfumées d’infinies senteurs ; j’aime ton ciel qui rappelle les matinées de Naples et les soirées d’Irlande ! J’aime ta grandeur et ta force !

Oui, j’aime le pays des Alpes décharnées et des vallées fertiles, la patrie de l’aigle et du roitelet, du sapin et du saule, du chamois et de l’ours fauve !

Voyez-la ! Sa tête est couronnée d’un casque de glaciers ; elle élève jusqu’aux cieux son rouge panache de rhododendrons ; à ses pieds s’étalent les beaux lacs d’azur et les verts rubans du jonc flexible, les sources thermales qui rendent la santé, les mines qui donnent la richesse, les plaines aux grains d’or, les prairies plantureuses. Sur ses robustes flancs croît la vigne, la toujours jeune, l’enivrante, l’amoureuse, la patronne des joyeux délires qui grandit au choc des coupes et mûrit, étendue sous le grand soleil, paresseuse comme un lézard vert !

525 J’aime le pays où les éléments amis se fascinent, s’enlacent, se pénètrent et se marient dans de puissants transports ; où l’on trouve de l’eau sur le faîte des rochers, des rochers au fond des lacs, des nuages balancés aux flancs des précipices, des vallées captives dans des géhennes de pierre, de la glace en été dans des maisons antiques, de la chaleur en hiver, dans des campagnes fortunées qui rappellent les tiennes, Andalousie la belle !


J’aime les riches torrents étendus sur les côtes des monts, comme des fils d’argent sur le front des vieillards ; les cascades qui secouent dans l’air les mille pans de leurs robes ; l’arc-en-ciel qui se mire paisiblement dans le chaos des neiges et la poussière des eaux ; j’aime le Fier majestueux et limpide, qui roule ses ondes tournantes à travers les ravins, pareil à ces héros de nos luttes civiles, intrépides dans les mêlées, pleins de sérénité dans leurs familles, pareil à vous, Guillaume Tell, Washington, Buonarroti, Bolivar !

J’aime le pays où le ciel et l’eau rivalisent de clartés ou d’horreurs noires, où les panoramas sont grandioses, les monts roses et argentés ; où tout est ferme et droit : le sapin sur les pics, les saisons sur leurs trônes, et l’homme sur un pauvre bateau que flagelle l’orage, ou dans l’âpre montagne où se réjouit la bise des hivers !


J’aime la patrie des vaillants et des forts, la Savoie batailleuse, pépinière de guerriers. J’aime les trois couleurs et la croix de ses bannières. J’aime les braves gens qui rendent amour pour amour et franchise pour franchise ; dont le foyer est large et l’âme ouverte, qui ne font mordre à leur feu que des gros troncs de chênes, à leur cœur, que de grands sentiments.


Ici tout est neuf, tout est pur. L’air est bon aux poumons ; la terre est arrosée d’azur, de soleil, de fraîcheur et d’eaux vives ; le bonheur crie dans l’eau, dans l’herbe, dans la fleur. Les bains sont salutaires ; les zéphyrs vous caressent avec tant d’amitié ! L’orage est sur les cimes, et la joie dans les plaines.

Et penser qu’il y a des plantes, des oiseaux et des jeunes filles qui s’étiolent dans les villes mansardées, quand il est sous les cieux de semblables oasis ! Oh les grands détenteurs d’argent et de terre, les petits émules de ceux d’Irlande qui bannissent les 526 pauvres des magnificences de la nature, c’est ici surtout que je les maudis ! Non certes, ce n’est pas moi qui vous encenserai, riches industriels et agriculteurs de la pauvre Savoie.


22 juillet. — Au pas de lourds chevaux, sur un char d’épis d’or, l’Été bruni parcourt les champs…

Du haut des monts descend la fraîche Déesse, la Flore des Alpes, l’enchanteresse, la diaprée, qui lui tend les pans de sa robe gonflés de mille fleurs. Elle a recueilli le sainfoin écarlate, les labiées animées des abeilles, les orchis aux figures allégoriques, le chanvre aux enivrantes senteurs, la mélisse et le chèvre-feuille, la pervenche aux yeux bleus et l’églantier des bois.

Oh combien tu en as séduit, et des plus grands. Flore préférée des cieux, riche des trésors de tous les climats ! C’est toi qui portes dans les longues tresses de tes cheveux, de ta tête à tes pieds, la rose rouge des Alpes, l’étoile bleue du Saint-Bernard, la véronique des vallées, la germandrée du roc et les myosotis qui bordent les torrents. C’est toi qu’aimèrent Jean-Jacques, Candolle, Humboldt et Saussure, toi qui rends les sentiers de l’Exil moins déserts et ses heures moins longues à mon ami Vallier.


La robuste Cérès des plaines, l’Ondine voluptueuse des ruisseaux, la Naïade aux cheveux d’or, qui se baigne près des rives du lac, se reposent des chaleurs sur les foins embaumés. Elles présentent à l’Été qui passe leur large corbeille aux couleurs changeantes. Là sont les trèfles à la corolle sucrée, les innombrables légumineuses dont les ailes blanches, bleues, jaunes et roses, se perdent dans les herbes comme autant de papillons. Là sont encore les renoncules touffues, les aigrettes aériennes des graminées, les pavots écarlates, les bleuets des blés, le tournesol gêné dans sa tournure de grand seigneur, les lys et les nénuphars aux couronnes d’or et d’argent, les hampes élancées du jonc, la marguerite qui sait les secrets de l’avenir, et la reine des jardins, l’adorée du rossignol, la rose…


Ils viennent aussi voir passer le char de leur grand ami, les oiseaux joyeux qui peuvent chanter toujours sans jamais se lasser de leurs chants.

« Salut ! disent-ils, Été béni qui nous donne la lumière et la chaleur, les longues matinées et les soirées rêveuses, les fruits 527 du cerisier, les groseilles rouges et blanches, la fraise des coteaux, le muguet des vallées, les grains, les bois, les haies, pour nous et les petits de nos amours.

» Nous sommes nombreux dans ce pays, nous y sommes heureux. Nous volons du marais au glacier, du mélèze au sureau, de l’abîme aux nuages ; nous peuplons tout, les herbes des prairies et les fentes des rochers. Notre vue peut saisir toutes les merveilles de la nature rassemblées autour de tes rives, ô cher lac enchanté ! Nos frères du Léman sont tristes et solitaires ; la nature qu’ils habitent est trop vaste pour leurs ailes et pour leurs voix ; ils ne peuvent ni se parler, ni se poursuivre d’un bord à l’autre de l’immense nappe de cristal ; ils sont divisés comme les hommes : les uns restent Suisses, les autres Savoyards.

» Ô radieux Été ! pendant tes jours de fête, nous n’avons pas à craindre le fusil du chasseur. La caille au rappel sonore et la perdrix glaneuse peuvent chanter à plein gosier les moissons et la verdure ! »


IV


Ce sol que mes pas mesurent, celui-là le foula qui s’appelait Jean-Jacques. Sur la colline prochaine on peut voir les ruines de la maison qu’il habitait[1]. Au milieu de cette nature calme se reposa 528 quelque temps sa pauvre âme qui, plus tard, devait tant souffrir.

Singulier homme encore ! Tourmenté par ses pensées, comme un octogénaire ; sensible, comme un enfant, à la moindre preuve d’affection qui lui était donnée ; tremblant, ainsi qu’un prophète, à l’heure d’inspiration ; ferme, obstiné dans son inexorable logique ; tantôt transporté et tantôt abattu ; résigné dans toutes les épreuves de sa rude carrière ; insouciant, comme un poète, de la vie quotidienne ; mené, ramené par une gouvernante qu’il n’aimait pas, mais qui lui était indispensable pour cirer ses souliers.

Tout rappelle son nom dans les contrées alpestres, en Suisse et en Savoie : les fleurs qu’il recueillait ; les bonnes gens avec lesquelles il aimait à s’entretenir ; les chemins frais au bord des ruisseaux où il allait, tête baissée, poursuivant la pensée si prompte à la fuite ; les sources qui rient au ciel à travers leur voile de cresson vert ; les fauteuils de pierre dans la montagne ; les abbayes et les châteaux qui s’avancent dans les eaux du lac, sur des presqu’îles chargées d’arbres, pareilles à des bateaux de verdure. Il aimait tout cela !

Je me suis assis sur les degrés de cette maison qui tombe ; j’ai repassé, dans ma mémoire, les épreuves que cet homme avait souffertes, et ses œuvres qui préparèrent une révolution dans les sociétés d’Occident. — C’était le matin ; le soleil rougissait l’horizon, mettant en fuite les ténèbres de la nuit avec sa poudre d’or. Et je me sentis tout frissonnant de ce divin respect que fait naître en nous le souvenir des grands mortels. Et je m’y abandonnai, bienheureux, sans compter les heures. Quand je redescendis la colline, le grand astre, le souverain, éclairait et vivifiait tout : il faisait un beau jour. Salut, Lumière ! Salut, Pensée ! m’écriai-je. Rien ne peut contre vous…


Aujourd’hui nous sommes à un demi-siècle de toi, formidable Révolution de Jean-Jacques et de nos pères ! Qu’as-tu fait cependant pour ceux qui manquent de toutes choses, pour ceux qui sont chargés de famille et d’impôts, pour ceux qui défendent avec leur sang l’héritage du riche. Spectre sanglant ! dis, qu’as-tu fait pour eux ?…

Qu’avons-nous fait nous-mêmes ?… Rien encore, ô mon Christ ! Et tandis que j’écris doucement ces pages, couché dans l’herbe, à l’ombre des haies fleuries, ou dans le fond de ma péniche balancée 529 sur l’eau bleue ; tandis que je jouis du sublime spectacle de tes magnificences, ô Nature bien-aimée ! tandis que je travaille en artiste, à mon heure, pour moi, selon les inspirations de mon âme… là, tout autour de ma demeure, sont des milliers d’hommes qui supportent l’écrasant poids du jour ou le feu des hauts-fourneaux, mortel à la vie, pour enrichir l’exploiteur qui boit leur sang, appauvrit la moëlle de leurs os et fait croire, ô malheur ! qu’il les entoure d’une paternelle sollicitude !… Et le fait croire et dire à ceux-là même, ô prolétaires, que vous regardez comme les plus dévoués de vos défenseurs ! ![2]

Tant que le Travail ne sera pas pour tous ce qu’il est aujourd’hui pour moi, délassement et volupté ; tant qu’il y aura misère, oppression, guerre et parasitisme dans les sociétés aux mamelles flétries… ne te repose pas, ô mon âme ! ne te fais pas complice du crime ou seulement de l’indifférence des heureux de ce monde.

Bonne est la poésie riante pour les hommes heureux, pour les sociétés justes, pour les temps de paix et de liberté. Le rossignol respecte la tristesse de l’hiver, il ne chante ses amours qu’aux belles nuits de printemps. Je ne veux pas non plus insulter à la misère de ceux qui souffrent ; j’aurais plutôt honte de ne point la partager !

Il ne m’est pas donné d’alléger leurs privations matérielles : personne ne le pourrait. Tout ce qu’on jette de liberté, de fortune et d’avenir à l’abîme des douleurs modernes ne profite, forcément, hélas ! qu’aux traitants et aux despotes. L’aumône est insultante, et le sacrifice inutile aujourd’hui. Le fer ne se brise qu’avec le fer, l’argent ne cède qu’à l’argent ; la misère ne peut guérir que par l’excès de la misère. Il faut que le Mal, l’Iniquité, l’Humiliation, et la Faim, et la Désespérance grandissent, grandissent encore ! Il faut qu’elles ravagent les sociétés comme des louves pressées de fringale ! Oh du moins, puisqu’il en est ainsi ; puisque, seules, les sociétés peuvent remuer les sociétés ; puisque, seule, la guerre peut réveiller les révolutions endormies ; et puisque je ne suis qu’un homme sans or, sans ambition de pouvoir, sans intrigue, sans autre puissance que la pensée… Puisqu’il en est ainsi…

Je resterai dans la médiocre aisance que m’a faite le hasard ; 530 je remuerai des idées scandaleuses, je fouetterai des vengeances fécondes, je ferai crier le Pamphlet strident et l’amère Ironie !

J’enroulerai des serpents autour de mon bras. Et je ne craindrai que leurs morsures. Et je frapperai de leurs têtes à droite, à gauche, en haut surtout, les entrailles trop pleines ! Et je troublerai leurs digestions et leurs nuits béates !

Aux événements je dirai : galopez, galopez sur des chevaux de bataille, roulez au bruit du canon, devancez la fanfare des clairons éclatants ! Guerre, rends-nous la Paix, et toi, Vol, la Justice, et toi, Prostitution, l’Amour ! Débordez, Torrents de fange et de luxure, sur cette société noire ! Escadrons ennemis, Venins et Fléaux, épaves de l’Enfer, broyez les hommes, violez les femmes, dansez, trépignez sur les villes fumantes ! Qu’on ne sache pas d’où vous venez, où vous allez ! Qu’on ignore pourquoi vous avez commencé, pourquoi vous continuez, comment vous finirez ! Que je vous suive, moi seul, échevelés, salaces, inassouvis, jusqu’à la mer de sang où vous irez vous débattre et mourir. Je vous ai donné la note de l’harmonie, la mesure de la valse, quand j’ai crié : Hurrah ! ! !


… La trentaine mord dans mes cheveux comme la flamme blanche sur les charbons, comme la neige sur les sapins noirs. Et je n’ai rien encore fait pour vous, Humanité ma mère, de ce que je rêvais ! Oh que l’Inspiration est capricieuse et fugace ! Comme elle épuise et fait trembler ! Oh que notre force est peu de chose quand nos désirs sont sans limites ! La pensée parcourt les temps et les univers en une seconde, et la plume ne saurait écrire, hélas ! qu’une lettre à la fois. L’instinct de la justice, la passion du vrai renversent en une minute les sociétés iniques ; le fusil et le sabre ne tuent pas même un homme sur dix coups ! Cependant fais ce que peux, ma force, advienne que pourra ! Que du moins, à l’heure suprême, il me soit permis de croiser mes bras sur ma poitrine et de dire en m’endormant : j’ai conduit mon sillon, à ma peine j’ai suffi tout seul, et je me décore de mes propres mains de l’ordre du Bon Vouloir !



V


531 Au matin, le terrible soleil embrasse l’onde, comme l’amant qui s’éveille, sa maîtresse adorée. Il la caresse, la serre, la couve, l’échauffe, l’étouffe de ses rayons ardents ; il aspire son haleine ; il la fait rougir, frissonner, et se tordre, et mourir, en plongeant ses mille regards de feu dans ses milliers d’yeux verts.

Gloire à toi, saint Amour !


La bergeronnette des rivages chante : « Joie ! Joie ! Je suis la sœur de Vénus, mère d’Amour et des Grâces. La même heure nous vit naître de l’écume des flots, et le balancement de mon corps rappelle le voluptueux frisson de la vague qui me donna le jour. Je suis fière et coquette ; je m’élève dans l’air, entraînant mon amant à ma suite. Nous nous poursuivons, nous agaçons, nous chatouillons des ailes. Et quand nous avons trop aimé, nous buvons à longs traits la fraîcheur du lac bleu.

» Gloire à toi, saint Amour ! »


Quand le soleil arrive au plus haut de sa course, l’aigle royal s’élance du sommet des glaciers. Son cri superbe ne parvient pas jusqu’à nous qui nous traînons péniblement sur terre. C’est l’aigle qui dit à l’astre des jours : « Salut ! Salut ! aimant de mon regard, ô souverain des mondes, Phœbus aux cheveux d’or ! Quand tu te lèves, les plus beaux peuples se prosternent pour chanter ta gloire. Et quand tu te couches, les peuples les plus braves déploient leurs voiles pour suivre au sein des mers ton brillant incendie. Moi, j’aime ta lumière et ta fécondité. Et quand tu embrases la voûte bleue, je tords mon cou sur le cou de ma compagne fauve, et je chante et je dis : sois heureuse, ô ma reine, d’être aimée par le roi des cieux. Et nous crions tous deux :

» Gloire à toi, saint Amour ! »


La carpe dorée vient dormir sur les ondes. Oh que le poisson 532 est heureux dans l’eau ! Rien n’arrête sa course rapine ; il n’est point fatigué du contact de ses semblables ; il ne parle pas : c’est une peine de moins qu’il se donne pour arriver au même but que les hommes bavards. À lui l’air et le soleil pour épancher sa joie ; à lui les pierres et les abîmes pour cacher sa tristesse. À lui les insectes aux ailes d’argent ; à lui les petits innombrables enfantés sans douleur en un jour de soleil.

Gloire à toi, saint Amour !


Le pêcheur chante :

« Quand le soleil est bon, quand l’oiseau dort sur l’arbre,
Quand le poisson joyeux songe à l’amour dans l’eau,
Quand la brise des monts, en courant sur le marbre,
xxxxDevient fraîche et douce au repos :
» Moi je rame et je sue, et pour ne pas mourir
Je présente la mort à plus faible que moi.
Ainsi passe la vie : souffrir force à souffrir,
xxxxLe crime a pris force de loi.

» La joie n’est que dans la tombe,
Le sommeil, que dans la nuit ;
Tout le jour l’homme succombe,
Son dur labeur est maudit !
Nous n’avons plus sur terre
Qu’un seul plaisir permis :
xxxxxxxxDe faire
Des enfants à minuit.

» Gloire à toi, saint Amour ! »


Comme un vieux grenadier sauvé de la campagne de Russie, l’Hiver s’est enfoui dans son manteau de neige. Longtemps séparé de la terre qui le pleure, le soleil revient s’étendre dans la couche de l’épouse ; il fait rougir les roses et les cerises sur ses heureuses joues. La robuste Savoie semble parée pour des noces. Elles a ses ruisseaux pour collier d’argent, ses forêts de pins et de châtaigniers pour couronne ; le firmament est son voile d’or et d’azur ; les nuages ceignent ses flancs d’une écharpe légère. Le rossignol parle d’amour quand les cloches des hameaux sonnent les complaintes de l’Angelus et du Couvre-feu. C’est à ces heures dangereuses que l’esprit vient aux filles…

Gloire à toi, saint Amour !


533 Lorsque déclinent les ardeurs du jour, les petites filles baigneuses suivent le bord des prés. Elles recueillent des scabieuses et des renoncules, les étendent sur l’herbe et dansent autour en se déshabillant. Comme des nymphes surprises, elles serrent, au moindre bruit, leurs chemises de toile sur leurs épaules blanches, tâtent l’eau de leurs pieds mignons, se sauvent, reviennent en poussant des cris joyeux et de longs éclats de rire. Enfin les y voilà jusqu’au cou, les petites folles. Celle-ci veut faire des ricochets avec des cailloux plats ; celle-là poursuit les vertes demoiselles ; l’audace de la plus grande excite l’émulation de ses compagnes ; la plus jeune cache sa figure effrayée dans les longues boucles de ses cheveux.

Pauvres enfants ! Aujourd’hui vous avez encore la santé, l’innocence, le bain limpide, le chaud soleil, et sous vos montagnes aimées, un abri pour le soir. Puissiez-vous ne pas pleurer tout cela quelque jour ! Puisse l’Émigration à la jambe maigre, la vieille marcheuse en haillons, ne vous conduire point dans les cités lointaines ! Puisse-t-elle ne point vous livrer, la recruteuse infâme, à la prostitution, au mal, à la nostalgie, aux nuits sans sommeil, aux jours sans pain. Gardez-vous de la Cupidité, la conseillère barbare qui conduit aux abîmes. Aimez, et vous vivrez auprès de qui vous aime, au rustique foyer. L’Amour est assez fort pour racheter de la Mort !

Gloire à toi, saint Amour !


Le soleil s’endort, illuminant les entrailles du granit et les ondoyants panaches des sapins. Frappé par les vents, le peuple des joncs sonores élève dans les airs ses mille voix frissonnantes :

« Nous sommes les premiers-nés de la terre vierge qui dort au fond des eaux. Nos nourrices sont les vagues qui nous couvrent de leurs langes transparents et nous bercent mollement au murmure de leurs lèvres. Nous sommes beaucoup d’enfants ; la jeune Terre, notre mère, est maigre et prisonnière dans les abîmes humides ; elle nous envoie vers le jour et l’air comme autant de soupirs d’espérance. Nous marchons à la conquête de l’élément limpide comme, parmi les hommes, les pionniers de la pensée s’avancent à l’assaut des consciences froides. D’abord nous luttons avec peine contre la fureur des vagues, les secousses désespérées des vents et les barques pesantes. Puis nous croissons et multiplions ; nous nous tassons, croisons nos racines, les enfonçons dans 534 la vase et le sable, dispersons nos graines autour de nous et surmontons toute résistance.

» Alors nous prenons un pied,… deux pieds,… puis quatre. Nous envahissons, resserrons l’empire du vieux Neptune au trident ramolli ; nous caressons les lames et modérons leurs élans par nos discours trompeurs. Chaque année nos plus braves succombent, et nous avançons sur leurs dépouilles comme, dans la bataille, les soldats enivrés. Entre nos pilotis un nouveau sol se forme ; il monte, il monte… la terre arrive enfin à la surface de la plaine aqueuse. C’est en vain que plus tard le flot hurleur veut reprendre ce qu’il a perdu : la terre résiste à tout ; nous combattons pour elle !

» Et quand elle a vaincu, les herbes plus heureuses et plus frêles, les plantes parasites s’étalent sur son sein plus gonflé, bruni par le soleil. Nous leur laissons la place. Car nous aimons les grandes luttes, la guerre des éléments et la tempête folle qui nous bat de ses bras. Et nous traçons toujours, plus avant, plus profond. Car nous sommes les vertes tiges de promesse et les fleurs d’alliance que la Nature, dans sa sollicitude, fait prospérer, aimer et reproduire entre la terre et l’eau.

» Gloire à toi, saint Amour !


Oh qui pourrait, Nature, célébrer dignement les mystères et les ressources de ton infinie fécondité ? ! C’est toi qui fais vivre la mousse contre le rocher, l’insecte dans les herbes, et dans le marais, au milieu des eaux grandes, la fauvette bavarde qui construit son nid avec plus d’art que l’hirondelle, et le suspend par des fils, comme un hamac, entre les roseaux agités par l’orage.

Écoutez sa chanson :

» Je laisse au pinson les arbres du verger, au roi de verdure les haies touffues, la vigne en fleurs au linot, au verdier de la prairie, au martinet les ruines du manoir. Moi, j’aime les vapeurs tièdes qui dorment sur les eaux et les soupirs des brises à travers les herbes marines. Je suis l’amie du nageur et du nautonnier ; je les avertis de la présence des écueils, je leur signale l’orage qui va fondre sur eux. Et quand ils ne distinguent plus leur route qu’à la lueur sinistre des éclairs, je pousse des cris de détresse et les dirige, en volant, à la rive prochaine. Oh qu’il m’est doux d’aimer dans mon nid d’algues vertes, quand les éléments font rage autour de moi, quand ils m’oublient dans leurs embrassements terribles, quand ils foudroient le chêne !…

« 535 Gloire à toi, saint Amour ! »


Alors que les Ténèbres couvrent la terre de leur voile de crêpe, que la Rafale insensée fait éclater les cimes flexibles des saules et des peupliers d’Italie, alors que le bonhomme Minuit enfourne sa tête grise dans son vieux casque-à-mêche et promène ses douze baîllements de tonnerre dans les crevasses des rochers… Alors que le lys des vallées, replié sur sa tige, pleure la lumière absente, que le batelier diligent a jeté l’ancre fidèle, cargué les voiles, séché, verni, lissé sa barque si chère, comme ferait le cavalier pour son cheval… Alors que les Alpes tremblent, ainsi que de jeunes vierges, aux approches de la nuit…

À cette heure, le Chevalier du Lac s’élève lourdement au-dessus des abîmes ; c’est avec peine qu’il soutient à fleur d’eau son corps bardé de fer.

Le nom du Chevalier ? — S’appelle-t-il Humbert à la blanche main, ce chef redoutable qui, le premier, porta dans les batailles la croix des ducs savoyards ? — Est-ce le Comte Verd, exterminateur des Maures ? — Est-ce Philibert-Emmanuel, le glorieux vainqueur de Saint-Quentin ? — La légende reste muette. Le gouffre gronde ; c’est du sang frais qu’il veut. Qu’on ne lui parle pas des morts ! Ou qu’on craigne ses colères sombres et les insatiables appétits que ce mot éveille dans ses entrailles !

« Qu’on amène mon coursier sarde ! Je veux gravir les monts confiés à la garde de ma race. » — Ainsi dit le Chevalier.


Tout autour du lac s’étendent des écuries de cristal rafraîchies par mille sources jaillissantes et parfumées de la senteur des herbes marines. Là, plus de mille chevaux sont enchaînés par des licous d’or à des auges de marbre. Jamais plus beaux ni plus robustes ne se désaltérèrent dans les abreuvoirs d’albâtre des palais de Lydie ; jamais ceux de Xerxès n’eurent si grande abondance de mélisse, de sauge et de menthe poivrée.

À la parole du maître ont volé ses pages empressés. Non jamais monture barbe n’entendit si tôt son nom que Bravo, le coursier sarde, quand les écuyers l’appelèrent d’un bout à l’autre des écuries sonores.

Il eût fallu le voir piaffer et faire jaillir du feu sous l’argent de ses sabots. Il eût fallu l’entendre traîner sa chaîne d’or sur la pierre veinée, puis franchir la porte en se dressant sur ses pieds de derrière !

536 On le selle, on le bride, on lui fixe aux jambes des fers palmés en moins de temps qu’il ne m’en faut pour vous le dire.


Dès que le coursier sarde sent dans sa crinière la main ferme de son maître, ses flancs s’élèvent et la sueur perle de ses poils luisants. Depuis deux ans il n’était pas sorti.

Et quand le Chevalier à la pesante armure enfonce le pied dans l’étrier, la Savoie résonne comme un tambour de bronze frappé de mille balles à la fois.


Il erre par monts, par vaux, le Chevalier du Lac. En le voyant, Phœbé joyeuse paraît se souvenir de son divin compère, Mars le redoutable, quand il portait la cuirasse que lui forgea Vulcain.

Que cherche-t-il, le Chevalier ? — Des ennemis à combattre ? Non. Il en a tant et tant étendu devant les pieds de ses chevaux qu’il a pris peur du sang et voit chaque nuit, dans ses rêves, des têtes séparées du tronc dont les yeux le menacent de leurs regards bleuâtres.

Que cherche-t-il, le Chevalier ? — Des chamois et des ours ? Non, tant de fois il a caché la lame de son couteau dans la gorge des chèvres-mères, il a dépecé tant d’oursons, enfumé tant de renards, que la montagne est veuve de ses habitants, et qu’on s’y promènerait des années sans entendre les ébats de deux fauves.

Il restait encore au sommet de la Tournette neigeuse une couple d’aigles, fiers d’être restés maîtres de la contrée par la mort de tous les leurs. Ils ont trop chanté, l’autre soir, le coucher du soleil. Et le Chevalier sanguinaire les a découverts dans la nuit. De son gantelet de fer il a pesé sur la femelle qui couvait ses petits : il a tout écrasé.

Et l’aigle-mâle a tenté de lui crever les yeux, mais il a brisé son bec sur le cimier du casque de combat. Mourant de douleur, il a quitté sa montagne natale, et depuis cette nuit funeste il parcourt les Alpes en gémissant. Il ne veut plus d’autre compagne ; il bat les aiguilles des glaciers de son aile tremblante, et boit de l’eau des neiges pour rafraîchir son sang.

Que cherche-t-il, le dur Chevalier ? — Fascinés par les reflets de sa cuirasse, les hideux enfants de la nuit lui font cortège.

Lui, de la pointe de son glaive brillant, écarte de sa tête ceux qui passent trop près : le sol en est tout noir. Ah s’il ne détruisait que les hiboux, le Chevalier du Lac !

537 Que cherche-t-il donc ? — Il laisse son cheval marcher au petit pas ; il n’a pas même toussé depuis qu’il est sorti de son palais humide. Et cependant ses regards sombres trahissent les sauvages ardeurs de ses entrailles. Il serre son coursier entre ses jambes maigres par un mouvement nerveux que je n’ai jamais vu faire aux cavaliers ; ses dents grincent, sa bouche est remplie d’une écume rougeâtre : un tigre effraierait moins. — Que cherche-t-il, le Chevalier maudit ?

— Ne t’impatiente pas, lecteur ; tu ne le sauras que trop tôt si ton âme est sensible au récit des grands malheurs. —


Sous les bouleaux à blanche écorce, aux étoiles tremblantes, s’est endormie la bergère des Alpes. Sa gorge est nue, ses mains frissonnent, la sueur ruisselle de son front : elle rêve d’amour. — Colère des vents, ah laissez-la dormir !

Il l’a vue, le Chevalier du Lac : « Prépare tes épaules, a-t-il dit, mon bon cheval, pour ma fiancée nouvelle. » Et les sanglants désirs montent à ses tempes qui battent. Et le vertige court par sa tête. — Colère des vents, réveille, oh réveille la bergère au sein nu !

L’homme a mis pied à terre. Le cheval flaire les herbes embaumées. Le chien des troupeaux s’élance pour défendre sa maîtresse et tombe victime de sa fidélité. — Soyez honnête, mais soyez faible ; il vous en sera fait autant.


Il la charge sur le dos du fier coursier, le Chevalier maudit ! Des arçons de sa selle, il retire des cordons de soie tachés de sang et les passe sur les reins de la fille éplorée qui appelle sa mère. Deux nœuds, trois nœuds…… « Je souffre bien, crie-t-elle, mon gracieux seigneur, épargnez-moi ! — Et seule, la Tempête lui répond de son rire infernal.

Mais lui serre davantage l’enfant tremblante, et lui ferme la bouche avec la crinière de son cheval. Puis ramenant les deux bouts des liens meurtriers entre ses dents de marbre, il plonge ses éperons jusqu’à la racine dans le ventre de sa bête. — Ce n’était pas la première expédition de ce genre qu’ils faisaient ensemble.


« En avant, Bravo ! Vole sur l’aile de la Nuit, par les ravins et les rochers, les forêts et les fondrières ; suis la seconde qui passe ; étonne l’air et les vents par la rapidité de ta course ! La 538 fortune est belle. En avant ! En avant ! » — Il animait ainsi son cheval, le Chevalier du Lac.

Un bond encore ! Les voici sur le bord de l’abîme béant. Les roseaux frémissent aux hennissements bien connus du coursier ravisseur ; dans les maisons du rivage les bonnes femmes s’agenouillent saintement ; l’Écho grelotte dans sa robe grise et redit les monotones exorcismes du clergé savoyard.

Un bond, un bond encore ! Les voilà suspendus entre le ciel et le gouffre ; l’eau tourbillonne, écume d’allégresse ; un éclair aveugle le Chevalier qui pousse des cris de rage. En avant ! En avant !


Comme un bloc de granit détaché du flanc des monts, le groupe vivant s’enfonce dans les flots qui ramènent sur lui leur vert linceul. Le lac pousse un long soupir de ravissement, il tient sa proie ; il ne la rendra plus !

Sans doute, hélas ! le Chevalier va coucher la bergère des Alpes dans son lit de pourpre, et puis après, dans un des cercueils préparés pour recevoir les victimes de ses fougueux transports.

Le Silence dormeur s’étend un instant sur les traces que le Crime a laissées à la surface des eaux…


Une heure après, sous le ciel étoilé, sur l’eau phosphorescente, un pêcheur dirige sa barque légère en chantant ses amours. Aux rayons de la lune il distingue deux corps qui paraissent et disparaissent à chaque instant. Il les atteint en deux coups de rame, puis à grands efforts, les couche au fond de sa barque.

L’un respire encore, le contemple avec toute la passion que donne un premier amour, et meurt… C’était la bergère des Alpes, la fille brune de Menthon, la fiancée du beau pêcheur de Talloires.

Pourquoi la Mort cruelle n’enlève-t-elle jamais les hommes qui goûteraient le mieux ses consolations amères ? Dieu d’amour et de grâce, toi seul peux savoir ce qu’aurait donné le jeune pêcheur pour suivre son amante dans les grottes de cristal qui scintillent sous les eaux !

Il prend sa tête dans ses deux mains et se donne à pleurer. Oh que l’homme souffre quand les sanglots parviennent à forcer le passage de sa gorge !


Cependant la frêle barque est trop chargée. Pour la première 539 fois elle s’enfonce au-dessous du miroir d’azur et le flot, son ennemi, la déborde en grondant. Puis il vient mouiller les jambes nues du pêcheur et le ravit un instant à sa douleur profonde.

Le danger est pressant, mortel. Le robuste batelier veut séparer le cadavre de sa fiancée du guerrier bardé de fer qui la tient dans ses bras. Mais il ne peut les désunir. Tant sont tenaces les liens que tu tresses, ô Crime !

Une natte des cheveux de la pauvre enfant se voit sur le cou du Chevalier du Lac ; aucune force humaine ne saurait détacher ces cheveux des chairs meurtries. Dans l’agonie de son honneur, sans doute la vierge a si fort serré la gorge du bourreau qu’elle a coupé de sa chevelure noire le collet de son haubert, et qu’il est mort étranglé.

La fosse mugissante s’entr’ouvre. Au fond sourient les poissons aux yeux verts qui se repaissent de la chair des cadavres. La barque enfin chavire. Le gouffre insatiable attire tout……

Longtemps l’agile nageur dispute à l’élément furieux les restes de son amour. Mais ses forces s’épuisent ; il abandonne au destin ce qu’il avait de plus cher, et l’instinct suprême de la conservation lui revient pour appeler à l’aide.


C’est la pointe du jour. Les paysans mettent le nez à leurs fenêtres de papier gras et se frottent les yeux pour voir d’où partent les cris de détresse. Ils courent de l’un chez l’autre, s’agitent, bavardent, disputent beaucoup pour ne rien faire. Et vingt fois le pêcheur serait mort s’il n’avait eu ses deux bons bras pour le ramener au rivage désiré.


Quand il reprit ses sens, il raconta dans le bourg de Talloires l’épouvantable catastrophe de la nuit. Depuis, il ne monta plus de nacelle, ne dansa plus et ne courtisa plus les filles du village. Souvent les bateliers vinrent lui rapporter qu’ils entendaient, vers l’aube du matin, comme des sanglots, à la place où s’était déroulé le drame lugubre.

…… Est-ce la voix de l’abîme ? Ou celle du Chevalier du Lac ? Ou bien les soupirs d’amour que la bergère de Menthon envoie du fond des eaux à son fiancé fidèle ?


…… Depuis ce temps, dans ces belles contrées, on n’est plus 540 éveillé la nuit par le galop forcé du coursier de bataille. Et les jeunes filles s’en vont gaiement danser sur les montagnes, à la clarté de la lune, sans craindre des ravisseurs inconnus.


— Ne ris pas, lecteur. Mon imagination n’a pas trouvé seule ce que je viens d’écrire. Mais ce conte est le sombre reflet des drames trop réels auxquels se heurtent chaque jour les pieds du penseur qui traverse le monde et sent battre son âme dans son sein.

Jeunes filles ! ne vous endormez pas sous les lustres des bals, dans les bras des vieux chevaliers de la valse ! —


VI


Abîme, abîme ! Que de victimes a dévorées ta rage ! Combien tu as pris de jeunes filles sur le coup de minuit, quand leurs fiancés leur pressaient la main ! Combien de jeunes hommes qui tendaient bravement leurs voiles contre la tourmente ! Tu as attiré le pêcheur et le batelier, rudes gens qui cherchaient leur vie dans tes ondes ; le proscrit qui se reposait un instant sur tes rives ; l’enfant joueur qui ne savait pas nager ; le vieillard dont l’expérience en avait détourné tant d’autres de tes pièges mortels !

Elles s’étendent sur leur butin ; elles courent, elles courent, les vagues bleues ; le frisson les rend blanches, la rage les aveugle, le tonnerre les poursuit de son bruit écrasant. Elles redeviennent ce qu’elles étaient au haut des monts : froides comme la neige, insensibles comme la tristesse, effrayantes comme la solitude, innombrables comme les siècles de l’éternité, instruments de naufrage et de mort !

Le Dieu des neiges est assis sur un pic éclairé par le soleil couchant ; sous ses pieds sont les glaces éternelles. Une étoile plus brillante que les autres resplendit parmi ses cheveux. Ainsi l’homme passe et repasse sans cesse entre le blanc linceul de la mort et la lumière ardente des résurrections.

Cette vue reporte mon âme vers l’Éternité !


VII


541 Souvent je songe que je pourrais mourir dans ce pays, sans position sociale, sans richesses, sans considération, sans recommandations officielles ; hors les nations, hors les lois, hors le monde des hommes qui gronde autour de moi !

Je songe qu’alors je ne serais pas libre de dire à mes amis : « Prenez mon corps ; entourez-le d’iris et de glaïeuls ; portez-le sur les rives du lac, à l’harmonie des hymnes de liberté. Et jetez-moi dans l’eau chanteuse, ma plume à la main, mon Byron sur le cœur ! »

Je songe qu’il existe sous tous les cieux des victimes prédestinées de la tyrannie, de l’usure. Ce sont les hommes qui refusent de s’associer aux brigandages des autres, à leurs parjures, à leurs assassinats légaux ; les raides, les aigus, les importuns qui se lèvent sans cesse devant les sociétés, comme l’éternel remords de leur conscience en peine !

Ce sont les proscrits… Ceux qu’on dépouille, qu’on traque comme loups ; qu’on expédie, d’un continent à l’autre, avec beaucoup moins de précaution que des ballots de marchandises ! Ceux parmi lesquels on pêche comme en vivier, on fouille comme en battue : jusqu’à ce qu’il n’en reste plus un pour crier Liberté ! Ceux contre qui l’on déploie rigueur et courage parce qu’on n’a rien à craindre de leur isolement et de leur faiblesse ! Les petits cadeaux que les gouvernements se repassent pour entretenir leur amitié sacro-sainte ! Les jouets vivants qui servent à divertir des princes à demi-morts ! Ceux que tous les ânes, pourceaux et mâtins, mangeurs de budget, cherchent à toucher, à repousser du pied ! Ceux qui sont hors la vie, hors la mort communes, parce qu’ils ont juré de conquérir le droit de vivre à tous !

Je songe enfin que je suis un de ces hommes… Et que je n’ai qu’un droit contre cette société : droit de conscience et de dignité fière, droit du plus faible et du plus outragé, le triste droit de 542 dévorer l’insulte dans le silence des nuits, de serrer les poings sur mon cœur, d’accumuler des haines et de me promettre une vengeance terrible dans le monde où nous sommes, ou plutôt dans un autre……


En attendant, je veux mourir hors l’opinion, la législation et la coutume ; libre comme j’ai vécu. Je veux une sépulture ignorée, loin des villes fangeuses, au plus froid du glacier, au pied des saules, sous les futaies ou dans les ondes, ainsi que je l’ai dit et écrit tant de fois.

Quand sera morte la volonté de fer qui, si souvent, me préserva de souillure, je ne veux pas que le caprice ou la crainte livre mon corps à une autorité quelconque. Nul de vous n’a droit sur ma personne, domestiques du pouvoir ! Je suis mort civilement, je ne suis plus du troupeau, je ne suis plus de l’abattoir ni du cimetière, je ne suis plus chose à enterrer, à dépecer, à tondre.

Arrière, froqués et défroqués ! Ne me touchez pas. Je n’ai besoin ni de vos enregistrements, ni de vos parchemins, ni de vos actes. Vos cierges sentent le vieux bouc amoureux, votre eau bénite est un poison, vos bureaux puent l’employé, vos prières résonnent à mes oreilles comme des chapelets de blasphèmes ! Vous faites payer tant pour un crucifix de bois, et tant pour un crucifix d’argent ! Vous violez la suprême égalité, l’égalité de la tombe ! Vous vendez depuis dix-huit siècles, ô prévaricateurs infâmes, les nobles traits du Christ qui se donna pour nous !

Ah ! si jamais vous introduisiez mon corps dans votre enfer d’église, la rage qui m’a tant de fois excité pendant la vie serait assez forte encore pour me galvaniser. Et me relevant de toute ma hauteur, yeux brillants, nud de bras, je déchirerais vos oripeaux noirs et les disperserais aux quatre vents des cieux ! Et je m’écrierais : Anathème, Forfaiture et Sacrilège ! Et vous vous sauveriez tous, la queue entre les jambes, épouvantés d’avoir violé le secret d’un cercueil ! !

Oui, si vous l’osiez jamais, je serais mort à tenir ma parole de vivant ! Il y a je ne sais quelle puissance surnaturelle en moi qui ferait ce miracle et vous consternerait !


Étrange tyrannie, celle qui vous prend au berceau pour ne plus vous lâcher qu’à la tombe ! Tyrannie qu’il n’est possible de détourner de sa tête que par une rébellion exemplaire et de continuelles souffrances ! Quoi donc, il ne m’est pas permis de mourir 543 sans être harcelé par la gent officielle ! Quoi, je ne puis désigner à un ami le lieu désert où je crois trouver le repos, et le prier de m’y accompagner, sans cortège, dès l’aube du matin ! Quoi, lorsque je prends congé de tout ce monde que j’abhorre, il me faut encore lui envoyer des lettres de faire part, et fournir moi-même une thèse à ses sarcasmes !

Mais en définitive, à qui donc appartient le sol qui nous porte ? À quelques centaines d’histrions qui se font appeler rois et ministres ? Ou bien à tous les hommes ? Et à moi comme aux autres ? Je prétends en avoir ma part, entrer dans ce monde et en sortir comme il me convient, exempt d’extrême-onction et de baptême !


Humanité routinière et lâche, combien de temps encore fléchiras-tu l’échine sous le drap noir que les prêtres et les gouvernants tendent sur ton passage ? Combien d’étapes encore fourniras-tu dans l’eau bénite et le sang ? Vois-tu les animaux des forêts venir, comme les hommes, déclarer leurs naissances, leurs unions et leurs morts au bureau de plus fort qu’eux ? Les vois-tu confesser, comme des péchés, les secrets de leurs familles, honteux, rougissants, ne sachant quelle contenance tenir, froissant entre leurs doigts les poils de leurs moustaches ? Vois-tu qu’il leur soit demandé compte, comme à nous, du nombre de leurs petits et de leurs moyens d’existence ? Vois-tu qu’on leur assigne une place pour se reposer, quand ils tombent sur le sein de la terre, fatigués du poids de la vie ?

Ah que de fois je serais tenté de dire avec Jean-Jacques : retournons à la sauvagerie primitive ! Et que de fois je m’écrie comme Guerrazzi, le chantre moderne de la grande Florence : « Les animaux ont aussi leurs passions, et souvent moins mauvaises que les hommes. Nous, quand nous voulons outrager un homme, nous l’appelons bête. Si les bêtes possédaient la parole pour s’injurier, combien de fois elles se diraient : homme !… Et avec plus de raison que nous. » (Assedio di Firenze.)


Et que peut donner le gouvernement à vos corps, hommes peureux qui lui demandez un dernier asile ? Six pieds de terre à peine dans un lieu banal, regorgeant déjà de la putréfaction de milliers d’autres ! La belle couche, la propre couche en vérité ! C’était bien la peine de faire tant de chemin toute votre vie pour arriver là !

Mais voyez donc l’univers ! Est-ce que la nature n’est pas bien 544 plus grande, bien plus calme, bien plus splendide que les cimetières des hommes ? Est-ce qu’elle vous interdit quelqu’un de ses sites merveilleux plutôt après la mort qu’avant ? Vous avez à choisir dans les monts, les vallées, les mers, les lacs et les fleuves, l’arbre, la pierre, la vague ou la troche d’herbe que vous aimez le mieux pour dormir le bon sommeil. Là vous aurez les pluies, les brises, les larmes de rosée, les vapeurs transparentes pour vous rafraîchir de vos fatigues ; vous aurez le soleil pour sécher vos sueurs. Là vous ne serez plus importuné du bruit des vivants ni de la peur des morts ; là vous serez doucement bercé dans le concert des harmonies sauvages !

N’avez-vous pas été bien assez longtemps esclaves sur terre ? Voulez-vous encore l’être dessous ? Où donc, quand donc enfin vous appartiendrez-vous ?


Quand je mourrai, je confierai ce qui restera de mon argile à qui sait tenir ses serments. Et je lui ferai jurer de ne me laisser salir par aucune autorité, et d’aller me remettre au sein de la nature, dans la place que j’indiquerai. Car je ne voudrais pas compromettre les hommes de ce temps en les rendant complices d’une revendication pareille : je sais combien les plus indépendants de tous dépendent encore de l’opinion, de l’intérêt.

Et si quelque fonctionnaire vient demander à la personne que je sais bien pourquoi cela s’est fait de cette manière, il lui sera répondu : « Parce que cela nous a convenu. Que me voulez-vous ? Qui êtes-vous ? Je ne vous connais pas. Je n’ai rien à vous répondre. De quel droit me barrez-vous le chemin ? Celui qui n’est plus de la terre a pu vivre libre malgré vous, il a voulu mourir libre malgré vous aussi. Allez le chercher dans les eaux qui le promènent de rivages à rivages ! Moi j’ai fait pour lui ce qu’il a jugé bon de faire. Poursuivez-moi, si vous l’osez, vous qui ne connaissez ni le prix de la liberté, ni la religion de l’attachement ! »


… Je sais deux êtres par le monde, une femme et un homme, à qui je demanderais pareil service, et qui me le rendraient coûte que coûte. En vérité qu’importent les amitiés du monde, ses faveurs, ses honneurs, ses persécutions et ses haines à qui peut compter sur des affections semblables ? Qu’importent l’opinion, la renommée, la gloire à qui connaît les ineffables joies que donnent l’amitié et l’amour ?

545 Pouvoir, Pouvoir ! je te défie de me faire regretter jamais un seul acte de ma vie d’artiste et d’honnête homme ! Je te défie de me rendre malheureux tant que je sentirai ma main dans la main de mon ami, mon cœur battant sur le cœur de celle que j’aime, tant que les rêves des nuits m’apporteront, sur leurs ailes d’or, le gracieux sourire d’une mère qui ne me fit jamais souffrir que par excès de tendresse ! Je te défie d’empoisonner ma vie en me faisant douter des attachements qui m’ont tendu la main lorsque j’étais au plus profond du gouffre de misère, de calomnie, de désespoir !


Ne perds donc plus ton temps, Pouvoir, à t’acharner sur qui te méprise. Poursuis plutôt ton chemin glorieux ; prends Sébastopol et Moscou, guerrier redoutable ! Prends la lune aussi, avale la mer et ses poissons, Gortschakoff, Mourawieff, le Tsar, le grand Constantin et leurs navires pleins de moëllons : mange tout, digère tout, et que leurs arêtes te soient légères ! Retiens aussi le soleil sur la pente du Couchant ! Tout t’est permis, tout t’est possible. N’es-tu pas l’invincible, le terrible, le grand vainqueur qui, d’un tour de ton sabre de bois, d’un bout de l’Europe à l’autre, dispersas les innombrables bataillons des proscrits, comme autrefois la jument de Gargantua dispersait, de sa queue formidable, les mouches bovines qui la gênaient dans sa marche triomphale ? Tiens, Pouvoir mon ami, si jamais tu reviens de Crimée, je te paie un aigle vivant pour chanter tes exploits…



  1. Le culte des grands hommes ne rapportant rien encore dans la pauvre Savoie, le propriétaire de l’emplacement sur lequel est situé l’ancienne maison de Mme de Warens, laisse les orties se repaître de ses dernières pierres. Dans quelques années, quand les bords du ravissant lac d’Annecy seront mieux appréciés et plus visités par le gros des touristes, ce même propriétaire se sentira pris d’une vénération subite pour la mémoire du citoyen de Genève et fera pieusement relever sa demeure. Oh le fameux traquenard que ce sera pour le positivisme enthousiaste des Insulaires ! — Qu’on vienne me dire après cela que les propriétaires ne sont pas artistes, intelligents et sensibles ! Ils daignent faire entrer dans leurs profondes spéculations la célébrité d’un pauvre diable de philosophe……
  2. V. la Cornélia d’Alfi de M. Eugène Sue.