Jours d’Exil, tome I/Le Bas-Valais

Jours d’Exil, tome I
Le Bas-Valais


Août 1849.


LE BAS-VALAIS.




157 Qu’on se figure une étroite galerie dont les deux murs sont les Hautes Alpes ; la voûte, une bande du ciel ; le sol, un marécage, et qui s’étend de Saint-Maurice à Martigny, trois mortelles lieues. Deux issues à cette prison naturelle : l’une, le pont de Saint-Maurice, arche qui s’appuie sur deux colosses de granit, et sépare le canton de Vaud de celui du Valais ; l’autre, la route qui conduit, par Sion, à Domodossola et à la frontière d’Italie.

À gauche, le Rhône impétueux, noir de vase et de terre, si peu large qu’un homme pourrait le franchir d’un bond. Les plus grands fleuves viennent au monde comme les enfants, nus sur leurs rivages, criards, remuants, endigués et sales, entraînant après eux leurs enveloppes maternelles. Ainsi le Rhône naissant roule vers le lac de Genève les blocs et les glaçons arrachés des flancs de la Furca féconde. La principale artère de l’industrie française n’est encore à Saint-Maurice qu’un pauvre ruisseau tremblant de froid ; le superbe fleuve, qui brise dans sa rage les grands bateaux à vapeur, porte à grand peine au lac des trains de bois flottants.

À droite, la route, poudreuse l’été, submergée l’hiver, torride six mois, et six mois glacée ; longue, éternelle, sans perspective, étroitement serrée contre le rocher ; puis s’échappant par Saint-Maurice et par Martigny, et déroulant ses replis onduleux au milieu des belles campagnes du canton de Vaud et du haut Valais.

Entre la route et le fleuve enfant s’étalent des prairies qui ne produisent rien qu’une herbe large et tranchante, dédaignée des troupeaux, et quelques touffes de joncs jaunis par le soleil. Çà et là des chevaux étiques cherchent leur vie au milieu de cette 158 végétation ingrate. Et puis des marécages habités par la fièvre au teint gris et la poule d’eau pesante ; séjour de mort que fuient à tire d’ailes la grèbe au riche plumage, le canard rapide et le joyeux plongeon.

Depuis longues années la civilisation traverse ces déserts, mais elle n’y séjourne pas plus de temps qu’il ne lui en faut pour parcourir la route infléchie. Il semble que manquant de confiance en elle-même, elle hésite à engager sa dernière lutte avec la nature retranchée dans ce suprême asile. De mauvaises auberges ont été bâties contre le rocher ; les rapaces vaudois s’y sont installés, comme les martinets dans les crevasses des vieux murs, et le voyageur leur jette dédaigneusement les plus usés de ses écus.

Mais voici la vapeur qui court sur les eaux du Léman ; déjà la mine a fait sauter la Dent du Midi ; déjà l’anglais pose sur la terre suisse le sceau de ses rails, déjà le Vaudois, payant au génie le seul culte qu’il comprenne, élève un hôtel qui porte le nom de Byron. Le génie de la nature est poursuivi, bloqué, affamé, haletant dans sa forteresse du Valais.

Que les disciples de Jean Jacques, de Robespierre et de Lareveillère-Lepaux aillent s’enterrer sous ses décombres ! Et que la vapeur gronde ; que la poudre éclate ; que les rails fléchissent sous le poids ; qu’il y ait des hommes écrasés et des membres dispersés par les airs. Les compagnies seront condamnées à leur construire une chapelle expiatoire qui puisse durer cinquante ans. Mais rangez-vous, vous tous qui craignez que le progrès vous écrase !


Le Bas-Valais ! d’immenses rochers ouvrant à peine leurs entrailles pour laisser végéter une langue de terre, un filet d’eau, de l’air comprimé, des cascades furieuses, des fleurs sans parfum, des fruits sans sucs, des animaux chétifs et des hommes à peine ébauchés !

Ainsi la terre était au commencement. Ainsi le monde est sorti du sein de la pierre comme une étincelle de feu. D’où vint le choc ?… Qui le sait ?… — Et puis le filet d’eau est devenu grand fleuve ; la terre marécageuse a été desséchée, elle s’est couverte de moissons, et de pampres, et de forts animaux. L’homme est devenu plus beau, plus industrieux, plus puissant ; il a partagé les territoires à mesure qu’il les découvrait ; il a labouré la terre, percé 159 les montagnes, comblé les vallées ; il s’est pressé dans de magnifiques capitales, il a forgé, de ses propres mains, les chaînes serrées de la loi.

Comment cette vallée demeure-t-elle ainsi désolée, maudite à côté de l’opulente Genève et du riant Vevey ? Comment se fait-il que le chaos et la civilisation, le Valais et le canton de Vaud, se trouvent tels qu’ils sont, à la même époque, dans la même partie du monde, abrités par le même drapeau, « séparés seulement par l’épaisseur d’un jésuite ? »

C’est que les nations souffrent, comme nous, de la concurrence monopolisée ; c’est que tous les civilisés sont avares, tous les hommes primitifs superstitieux et toutes les religions intolérantes. C’est que, dans cette horrible guerre du Sonderbund, le Valais a subi les conditions du vainqueur ; c’est qu’il a été chargé de chaînes et d’impôts par ses chers confédérés. C’est que ces pauvres gens ont été abandonnés sans défense aux représailles de la nature.

Et la nature s’est montrée barbare et impitoyable ; elle a déformé le Valaisan, et vous demeureriez effrayés si vous compariez cette toute-puissante Némésis à sa triste victime. Debout, fière de ses épaules rocheuses et de ses torrents indomptés, la nature tient sous ses pieds l’homme suppliant, maigre, flétri, malingre, objet de dégoût et d’affliction : monstrueux, crétin !


Un crétin ! c’est-à-dire un pauvre être déprimé, craintif et nain ; une matière qui se meut ou un homme qui végète, une créature disgraciée qui se gorge de végétaux aqueux, de pain noir et d’eau crue ; — nature sans industrie, sans idées, sans passé, sans avenir, sans forces ; — infortuné qui ne reconnaît pas ses semblables, qui ne parle pas, qui reste insensible au monde extérieur, qui naît, croît et meurt à la même place, misérable comme l’amer lichen et les chênes noueux.

Oh ! c’est un affreux spectacle que de voir l’homme ainsi accroupi dans la poussière, la tête inclinée vers le sol, les bras pendants, le dos courbé, les jambes fléchies, les yeux clairs ou ternes, le regard vague ou effrayant de fixité, sachant à peine tendre la main au passant ; — avec des joues infiltrées, de longs doigts, et de longs pieds, des cheveux hérissés comme le pelage des fauves, un front fuyant ou rétréci, une tête aplatie, et une face de singe.

160 Et il y en a ainsi sur le seuil de toutes les portes, et tout le long de la vallée ! Et ces portes donnent entrée dans des huttes gâchées de boue et de branchages, ensevelies dans la terre, à peine couvertes de chaume, à la merci des montagnes qui les surplombent !

Que notre corps est imperceptible au milieu de l’univers, s’il n’est pas grandi par notre savoir ! Que les premiers hommes étaient tremblants en face des eaux débordées et des pierres rebelles ! Comme les grandes Alpes rapetissent le montagnard du Valais ! Comme il rampe lentement, de leurs pieds à leurs têtes, par des sentiers à peine praticables ? On dirait qu’il a peur d’éveiller des colères souterraines. Ver de terre, ignorant, esclave, crétin, l’homme serait tout cela aujourd’hui, s’il ne s’était jamais révolté contre la force. Et le voilà superbe, géant, Dieu, parce qu’il a tout osé !

Et l’homme lutterait encore contre la Révolution ! Le fils maudirait sa mère, Moïse, sauvé des eaux, renierait la noble fille de Pharaon ! Cela ne peut pas être. Au Dieu du ciel, à la Fatalité, la Foudre aveugle ; au Dieu de la terre, à l’Homme libre, la Révolution qui voit clair. Feu contre feu, éclairs contre éclairs, déluge contre déluge, lumières contre lumières. Le ciel n’est pas si haut que nous ne puissions déjà le voir ; et l’homme atteint tôt ou tard ce qu’il convoite !