Journal intime des quinze dernières années de sa vie/Préface

Traduction par Natacha Rostowa et Jean Debrit.
(p. 7-16).


PRÉFACE


Le volume que nous présentons au public ne contient qu’une petite partie des mémoires de Léon Tolstoï, inédits en français, à l’exception de quelques fragments intercalés dans diverses études biographiques. Cette œuvre, le journal intime de Léon Tolstoï, l’histoire de son âme, a été écrite au cours de soixante-quatre années de sa vie, de 1846 (il n’avait alors que 18 ans) à 1910 où elle s’arrête, trois jours avant sa mort. Nous y trouvons le récit des événements quotidiens et la description de son entourage ; ses réflexions, ses observations, des images de la nature, des notes concernant ses œuvres ; les traces de ses luttes intérieures, des paroles de repentance et des cris d’admiration, presque d’extase lorsqu’un rayon de lumière traversait son esprit. Peut-on imaginer quelque chose de plus important que cette auto-biographie spirituelle présentée par Tolstoï avec la sincérité qui était le propre de son génie !

L’attitude de Tolstoï vis-à-vis de son journal intime ne fut pas toujours pareille ; elle se modifia suivant la période correspondant à ses notes. Voici ce qu’il écrivait après coup du journal intime de sa jeunesse jusqu’à son mariage, dans une note où s’exprimait pour la première fois sa volonté suprême :

« Je prie de détruire le journal de ma vie de célibataire, non pas que j’aie le désir de cacher aux hommes ma vie mauvaise. Ma vie ne fut que la vie habituelle des jeunes gens sans principes, mais cette prière je l’exprime parce que dans mon journal j’ai inscrit presque exclusivement ce qui tourmentait ma conscience : mes péchés ; par conséquent ces pages peuvent produire une impression fausse, unilatérale… Non, tant pis ; que ce journal demeure, tel qu’il est ; on y verra du moins que, malgré toute la banalité et la vilenie de ma jeunesse, Dieu ne m’a pas abandonné et que dans mon vieil âge j’ai commencé enfin à le connaître et à l’aimer. »

C’est à la sincérité de Tolstoï, qui n’a rien voulu cacher de sa vie personnelle que nous devons de pouvoir lire cette merveilleuse histoire qui a failli disparaître à jamais.

Au journal de ses dernières années il attachait au contraire une grande importance et pensait que de tous ses écrits, qui devaient être publiés après sa mort, ce serait encore le plus instructif.

Tolstoï écrivait son journal jour par jour, régulièrement, quand il était maître de lui, c’est-à-dire lorsque des événements graves n’absorbaient pas ses forces intellectuelles. Ainsi il y a une interruption de treize ans qui correspond aux premières années de son mariage et à la création de ses deux grands romans : « Guerre et Paix » et « Anna Karénine ». Son journal s’interrompt en automne 1865, période du travail le plus concentré pour « Guerre et Paix ». Il reprend ses notes au printemps de 1878, après avoir terminé « Anna Karénine ». Il y eut encore des interruptions, quoique moins considérables, dans l’année 1880, pendant lesquelles le conflit entre sa conception du monde et celle de son entourage prit une acuité toute particulière. Enfin, en 1899, il n’a fait de notes que pour douze jours au total, absorbé qu’il était certainement par « Résurrection ». Ces interruptions déduites, il nous reste toujours plus de cinquante années qui font du journal une œuvre considérable.

Jetons un coup d’œil sur le développement de la pensée de Tolstoï dans cette œuvre. En la parcourant, nous remarquons que plus l’auteur avance en âge, plus la partie spéculative prédomine sur le côté épisodique. L’intérêt de Tolstoï pour la vie extérieure diminuait en proportion du développement de la puissance et de sa vie spirituelle. On suit nettement l’évolution de Tolstoï. Voici une page de son journal intime qu’il m’a communiquée en 1889 :

« L’homme traverse trois phases dans sa vie. Dans la première phase, l’homme ne vit que pour la satisfaction de ses passions animales : nourriture, boisson, plaisir, chasse, convoitise, vanité, orgueil ; et l’existence est remplie. Cette période dans ma vie se prolongea jusqu’à mes cheveux gris. Puis vint la période de la vie pour les autres, pour l’humanité entière. J’y ai débuté par mon activité pédagogique. Avec le mariage cette activité se ralentit ; mais quelque temps après elle reprit de plus belle avec une nouvelle et terrible force, quand je fus arrivé à comprendre la vanité de ma vie personnelle. Alors toute ma conscience religieuse se concentra sur le bien d’autrui, sur une activité ayant pour but la réalisation du royaume de Dieu. L’intensité, la passion que je mettais à cette activité avait la même violence que précédemment la tendance vers le bien personnel. À présent je sens en moi l’affaiblissement de cette passion : elle ne remplit plus ma vie, où l’élément spéculatif trouve aujourd’hui sa place ; l’activité n’est plus spontanée, comme elle l’était auparavant. Et je sens qu’une nouvelle base s’élabore au fond de mon âme ; cette nouvelle base de vie implique l’aspiration au bien d’autrui, de même que l’aspiration au bien d’autrui avait impliqué l’activité pour le bien personnel. Cette nouvelle base de vie c’est le service de Dieu, l’accomplissement de sa volonté, la tendance vers la pureté divine. Je sens que cette activité m’absorbe et remplace en moi toutes les autres. À son tour elle remplira entièrement ma vie. »

La sérénité de Tolstoï dans ses dernières années ne fut que la manifestation de cette activité.

La caractéristique de la période qui correspond à ce volume (1895-1899) se résume dans le développement philosophique de Tolstoï. C’était le temps où s’affirmait puissamment sa conception idéaliste du monde. Il est incontestable que Tolstoï a subi dans cette conception l’influence de Kant et de Schopenhauer qu’il étudiait dans les années 1870, 1880 et 1890. Mais c’est le philosophe Spir qui aida à la formation définitive de la conception tolstoïenne. (Voir note 2, page 49.) Enfin le 27 avril 1898 il écrit : « Mon réveil a consisté dans le doute qui m’est venu de la réalité du monde matériel, monde qui dès lors a perdu pour moi toute son importance. »

Tolstoï ne fut pas un philosophe académique, il ne faut donc pas chercher dans ses œuvres un exposé systématique de telle ou telle question. Mais la force créatrice de son travail intellectuel, de son génie, s’est concentrée sur l’application à la vie humaine des lois de la Raison dont il reconnaissait la stabilité. Il ne s’appropriait ces lois que lorsqu’il réussissait à leur donner une forme morale, à les faire partie intégrante de la vie. C’est précisément ce processus qui se révèle à nous au cours du Journal intime.

Lorsqu’il prit les notes qui entrent dans le présent volume du journal, Tolstoï, quoique âgé de 67-71 ans, était en pleine vigueur de son activité littéraire, morale et sociale, ce qui nous est démontré par la liste des œuvres qu’il a travaillées pendant ces quatre années : le roman « Résurrection », le drame « La lumière luit dans les ténèbres », la nouvelle « Hadji-Mourat », le récit « Père Serge », le drame « Cadavre vivant », le récit « le Faux coupon » et autres. Il a publié une quantité d’articles ; pour ne citer que les plus importants : « La doctrine chrétienne », « C’est honteux », « Qu’est-ce que l’art », « Comment lire l’Évangile », « L’approche de la fin », « Carthago delenda est », « Est-ce la famine ? », « Les deux guerres », etc. En outre, il a écrit un nombre considérable de lettres qui ont l’importance d’articles et qui traitent chacune de questions vitales.

Son activité sociale se manifesta dans l’organisation de secours aux affamés, dans l’aide qu’il apporta à l’émigration des Doukhobortsi et, en général, à toutes espèces de victimes des autorités russes. Il faisait une grande dépense de forces morales dans la réception des visiteurs qui affluaient chez lui des quatre coins du monde. Et avec cela il lutte sans cesse contre les conditions de vie qui l’entourent, pour ne pas céder à la tentation d’habitudes plus ou moins luxueuses, et d’autre part, pour ne pas se laisser aller à des décisions brusques, qui eussent porté atteinte à la bienveillance qu’il devait à ses proches. Cette énergie immense se reflète dans le Journal intime où apparaissent souvent les troubles qui agitaient son travail intérieur.


En terminant ce petit aperçu historique, je tiens à dire quelques mots de la technique de la traduction. Il n’existe pas de traductions parfaites. Tolstoï disait lui-même des traductions de ses œuvres : « Si bonnes qu’elles soient, c’est toujours le revers du tapis. » Et c’est d’autant plus vrai pour celle-ci, qu’elle présentait des difficultés spéciales. Tolstoï écrivait ses notes sans se préoccuper de leur forme, sans songer aux lecteurs, sans s’arrêter à l’idée de leur publication possible. Il les écrivait pour lui-même ; et qui fut témoin de l’immense travail de perfectionnement auquel Tolstoï soumettait ses œuvres avant de les livrer au public, constatera sans peine que si ces notes avaient été destinées à la publication, les neuf dixièmes au moins du texte que nous avons sous les yeux eussent été donnés sous une autre forme. Le traducteur eut donc affaire à un brouillon : des phrases jetées au hasard de l’idée fugitive et se terminant souvent par la réflexion : « pas clair », « bêtise », « c’est faux », « j’y reviendrai », etc, et auxquelles il fallait conserver leur caractère impromptu, inachevé… phrases obscures, dont les obscurités viennent du fait que la pensée en élaboration n’est pas encore sortie de sa gangue. Il y a des tâtonnements dans la pensée. Nous aurions trahi et l’auteur et ceux qui veulent étudier son évolution mentale en dissimulant ces tâtonnements. C’est au reste un des intérêts les plus palpitants de ce journal de voir se préciser peu à peu, devenir roc et granit ce qu’on a vu quelques mois plus tôt n’être que sable mouvant ; voir graduellement, douloureusement, les brumes de l’esprit se dissiper pour faire place à l’éclatante lumière d’une certitude.

On sera particulièrement frappé de cette progression dans la pensée en suivant la question de l’irréalité de la matière, soupçonnée au début de ce volume et qui atteint, à la fin, la puissance de l’affirmation avec toutes ses déductions et ses conséquences logiques.

Les traducteurs ont donc considéré comme leur premier devoir de sacrifier l’élégance de la phrase à la fidélité du rendu de la pensée. Ils ne se sont pas permis d’interpréter ni n’ont cherché à rendre clair ce qui, dans le manuscrit de Tolstoï, était obscur. Ils n’ont fait ni du style, ni de la poésie, ni de la littérature. Leur ambition est de faire oublier au lecteur français qu’il ne sait pas le russe et de lui donner l’illusion qu’il lit dans son texte original le carnet de poche du grand penseur de Iasnaïa Poliana, qui fut aussi un homme dans ce que ce terme comporte de plus humain, de plus sensible, de plus pitoyable, de plus douloureux, de plus noblement élevé.

La traduction est complète. Mais il a fallu supprimer certains signes typographiques reproduits par la rédaction russe, très ponctuelle. Les mots abrégés par Tolstoï sont demeurés abrégés dans le texte russe, avec les syllabes complémentaires entre parenthèses, mais ces abréviations n’auraient pas d’objet dans la traduction française, aussi les avons-nous rétablies. Les parenthèses indiquant dans le texte russe les passages supprimés par la censure ne figurent pas non plus dans la traduction française, car tous ces passages sont reconstitués. Dans le texte russe on voit encore d’autres parenthèses indiquant le nombre de mots représentant certaines phrases effacées pour la raison qu’elles contenaient des détails trop intimes. Nous avons également omis ces parenthèses, car ces phrases étant destinées à ne jamais paraître, l’indication de leur suppression ne faisait que provoquer une curiosité inutile et entraver la lecture.

Tolstoï terminait presque chaque jour ses inscriptions par la date du jour suivant, la faisant suivre des lettres s. j. v. (si je vis), c’est-à-dire qu’il continuera le lendemain, s’il est encore vivant. Nous n’avons pas jugé nécessaire de conserver ces adjonctions, fastidieuses par leur régularité, ne les gardant que là où, le lendemain, Tolstoï se reporte à cette conditionnelle de la veille par des réflexions telles que : « Oui, je vis, mais je suis faible, etc. »


Si ce volume du journal intime de Tolstoï débute par la date du 28 octobre 1895, tandis que dans la notice historique nous rappelions que Tolstoï commence son journal en 1846 déjà et y écrivit encore trois jours avant sa mort en 1910, c’est que, premièrement, W.-G. Tchertkoff, chargé de la publication des éditions russes des œuvres de Léon Tolstoï, qui en reçut mandat spécial et direct de l’auteur, a pris en considération le caractère différent des deux parties du journal : le journal de la jeunesse de Tolstoï jusqu’à son mariage et le journal de sa vie en ménage et de ses dernières années. Ces deux parties seront publiées, par volumes, parallèlement. Le premier volume du journal de la jeunesse ne tardera pas à paraître. Tchertkoff, dans une préface à l’édition russe, explique que le journal de la deuxième période de la vie de Tolstoï ne commence que le 28 octobre 1895, du fait qu’il ne possède pas le manuscrit complet du journal antérieur à cette date.

Nous ne sommes pas appelé à juger cette étrange circonstance et nous ne considérons pas opportun de verser le public français dans les discordes qui ont eu pour effet, que, malgré la volonté de Léon Tolstoï, manifestement exprimée par lui à plusieurs reprises, dans laquelle il déclarait son désir que la totalité de ses papiers et de ses écrits fussent mis à la disposition de son ami, celui-ci n’a pu, jusqu’à présent, avoir accès à une grande partie de ces documents. Nous ne pouvons qu’exprimer le désir que ces malentendus se dissipent le plus vite possible en mémoire du grand maître et pour le bien de l’humanité.

Une clause exclusive est attachée à la publication des œuvres de Léon Tolstoï. Par testament, il a légué tous droits littéraires à sa fille cadette, la comtesse Alexandra Lwovna, mais non pas dans le but de lui assurer une grande fortune. Le rôle qu’assuma l’héritière était plus noble. En lui léguant ses œuvres, son père a exprimé la volonté formelle qu’elles soient mises à la libre disposition de tout le monde, ordre que la comtesse exécuta fidèlement. Donc, les œuvres de Léon Tolstoï une fois publiées deviennent propriété universelle.

Dans toute son œuvre immense, Tolstoï est toujours le même poète et toujours l’apôtre de l’amour chrétien. Son enseignement pourrait se résumer dans une formule tirée au hasard de ce journal intime. Le 3 février 1898, il dit : « Si tu as la force d’être actif, que ton activité soit celle de l’amour pour autrui. Si tu es faible, que ta faiblesse soit une faiblesse d’amour. »


Pour ce qui est des annotations, notre tâche était d’expliquer certaines expressions, certains faits et certains noms mentionnés dans l’ouvrage, afin qu’il ne présente, aux yeux du public qui n’est pas très familier avec l’œuvre immense de Tolstoï, aucune obscurité. Les notes de l’édition russe nous ont rendu un grand service. Mais nous fûmes forcé de les remanier complètement pour les adapter aux exigences du public français.

Si ces explications contribuent à mieux faire comprendre la pensée du Maître, si elles provoquent chez le lecteur le désir de mieux connaître ce qu’a dit et écrit le grand artiste et penseur, nous considérerons avoir accompli notre tâche.

Paul Birukoff.

Onex, près Genève.
31 janvier 1917.