Journal du voyage de Montaigne/Préliminaire 5

V


LE VOYAGE dont nous allons ſuivre ou ſimplement indiquer le cours, n’a, depuis

Oiſe jusqu’à Plombieres en Lorraine, rien d’assez curieux, pour nous arrêter en chemin. Le ſéjour même de Plombieres, dont Montaigne prit les eaux pendant quelques jours, n’a d’un peu remarquable, que le naïf Réglement fait pour la police de ces eaux, qu’on rapporte ici tout au long, & la rencontre d’un Seigneur Franc-Comtois à barbe pie, nommé d’Andelot, qui avoit été Gouverneur de Saint-Quentin pour Philippe II, après la priſe de cette ville par Jean d’Autriche. Il faut donc aller juſqu’à Bâle, dont la description fait connoître ſon état phyſique & politique d’alors, ainſi que ſes Bains. Ce paſſage de Montaigne par la Suiſſe n’eſt pas d’un détail indifférent. On voit comment ce Voyageur philoſophe s’accommode par-tout des mœurs & des uſages du pays. Les Hôtelleries, les Poiles, la cuiſine Suiſſe, tout lui convient ; il paroît même fort ſouvent préférer aux mœurs, aux façons Françoiſes, celles des lieux qu’il parcourt, & dont la simplicité, la franchise, étoit plus conforme à la ſienne. Dans les Villes où ſ’arrêtoit Montaigne, il avoit ſoin de voir les Théologiens Proteſtans, pour s’inſtruire du fond de leurs dogmes. Il diſputoit même quelquefois avec eux. Sorti de la Suiſſe, on le voit à Iſne, Ville Impériale, aux priſes avec un Ubiquitaire. Il rencontra dans toute ſa route, des Luthériens, des Zuingliens, &c. ; mais il vit beaucoup d’averſion pour le Calviniſme, qui ne prit point de ce côté-là. Dans ſon ſéjour à Augſbourg, Ville déjà conſidérable, & qu’il repréſente telle qu’elle étoit, la deſcription de la Poterne, que nous aurions déſiré pouvoir rendre plus intelligible, intéreſſera peut-être les Méchaniciens. On y obſervera ſon attention à ſe conformer autant qu’il pouvoit aux uſages extérieurs des Villes, pour n’être point trop remarqué. Mais un trait qui n’échappera point à ceux qui ne jugent Montaigne que comme on a jugé Cicéron, sur ces foibleſſes ſi communes dont la philoſophie, dans des tems plus simples, n’exempta, ni Platon, ni Diogêne lui-même[1], c’est l’amour de la gloriole & le ſentiment dont il ne put ſe défendre, lorsqu’il ſ’aperçut qu’on le prenoit pour un Seigneur François de haut rang. On lui tiendra bon compte encore de la vanité ſi perſévérante qui lui fait laiſſer le cartel de ſes armes aux eaux de Plombieres, à celles de Lucques & ailleurs. Montaigne traverſe, à ce qu’il paroît, aſſez rapidement la Baviere, & dit peu de choſe même de Munick.

C’eſt dans la traverſée du Tirol qu’il faut le conſidérer au milieu des Monts & des gorges de cette contrée pittoreſque, & ſ’y plaiſant beaucoup plus que dans tous les pays où il venoit de paſſer. Il s’y trouvoit d’autant mieux, qu’on l’avoit fauſſement prévenu ſur les incommodités qu’il eſſuyeroit dans cette route. Ce qui lui donne occaſion de dire : « Qu’il s’étoit toute ſa vie meffié du jugemant d’autruy ſur le diſcours des commodités des Pays étrangiers, chacun ne ſachant gouſter que ſelon l’ordonnance de ſa couſtume & de l’uſage de ſon Village, & avoit fait fort peu d’eſtat des avertiſſemens que les Voyageurs lui donnoient[2] ». Il comparoit ingénieuſement le Tirol à une robbe qu’on ne voit que pliſſée [à cauſe des montagnes], mais qui développée ſeroit un fort grand pays, parce que ſes montagnes ſont cultivées & remplies d’habitans. Son entrée en Italie fut donc par le Trentin.

Le premier empreſſement de Montaigne ne fut, ni pour Rome, ni pour Florence ou Ferrare : Rome étoit trop connue, diſoit-il, & à l’égard des deux autres Villes, il n’y avoit laquais qui n’en pût dire des nouvelles. De Roveredo, où il s’apperçut que les écreviſſes commençoient à lui manquer, parce qu’exactement depuis Plombieres, dans un trajet de près de 200 lieues de pays, il en avoit eu à tous ſes repas, après avoir été voir le Lac de Garde, il tourne vers l’Etat des Vénitiens. Il paſſe ſucceſſivement à Verone, à Vicenze, à Padoue, & ſur chacune de ces Villes, il y a plus ou moins de détails. Veniſe, qu’il avoit une faim extrême de voir, ne répondit point apparemment à toute l’idée qu’il s’en étoit faite, puiſqu’il la vit très-rapidement, & qu’il n’y fit pas un long ſéjour. Cependant il en admira d’abord la ſituation, & l’Arcenal, la place de Saint-Marc, la police, la foule d’Etrangers qui s’y trouvoient ; enfin, l’opulence, le luxe & le grand nombre de Courtiſannes d’un certain rang. Les bains de Bataglia lui font faire ſa premiere diverſion aux eaux Minérales. Rovigo, Ferrare & Bologne, ont enſuite l’une après l’autre le tribut de ſa curioſité ; mais comme il y fit peu de ſéjour, il s’étend peu ſur ces trois Villes. Il prend de là le chemin de Florence, & s’arrête d’abord à viſiter quelques maiſons de plaiſance du Grand-Duc. Description assez détaillée des jardins & des eaux de Pratolino. Florence avait de quoi l’occuper ; on ne le voit pourtant pas grand admirateur de cette Ville, & de la magnificence des Médicis. C’eſt même au milieu de Florence, qu’il dit n’avoir jamais vu de Nation où il y eût ſi peu de belles femmes que l’Italienne. Il ſ’y plaignoit auſſi des logemens & de la mauvaise chere qui lui faiſoient regretter les Hôtelleries d’Allemagne. Il met ici Florence fort au-deſſous de Veniſe, peu au-deſſus de Ferrare, & à l’égalité de Bologne. On trouve encore plus de détails à proportion ſur le Grand-Duc lors régnant, que ſur ſes Palais. Deſcription de Caſtello, autre maiſon de plaiſance du même Prince, d’où il va à Sienne.

Montaigne entre ſur les terres de l’Egliſe, paſſe à Monte-Fiaſcone, Viterbe, Roſſiglione, &c. & arrive à Rome le 30 Novembre 1580.

L’idée magnifique & ſublime qu’il donne ici de l’ancienne Rome d’après ſon ſuperbe cadavre, eſt connue par le Proſpectus qui a été publié ; mais il eſt curieux d’en rapprocher le Tableau qu’il fait de Rome moderne.

« C’est, dit-il, une Ville toute Cour & toute Nobleſſe ; chacun prend ſa part de l’oiſiveté Eccléſiaſtique[3]… C’est la plus commune Ville du monde, & où l’étrangeté & différrnce de Nations ſe conſidere le moins : car de ſa nature, c’eſt une Ville rapiécée d’Etrangiers ; chacun y est comme chez ſoi. Son Prince embraſſe toute la Chrétienneté de ſon autorité. Sa principale Juriſdiction oblige les Etrangiers en leurs maiſons, comme ici à ſon Election propre (à ſa volonté), & de tous les Princes & Grands de sa Cour, la conſidération de l’origine n’a nul poids. La liberté de la Police de Veniſe & utilité de la trafique la peuple d’Etrangiers ; mais ils y ſont comme chez autrui pourtant. Ici ils ſont en leurs propres offices & biens & charges ; car c’est le ſiége des perſonnes Eccléſiaſtiques ». À travers ce vieux langage, on entrevoit, ce me ſemble, quelques idées aſſez neuves.

Montaigne ſe plaiſoit beaucoup à Rome, & ſon ſéjour en cette Ville, dans ce premier voyage, fut de près de cinq mois. Cependant il fait cet aveu : « Quoique j’y aye employé d’art & de ſoin, je ne l’ai connue que par ſon viſage public, & qu’elle offre au plus chétif étrangier ».

Il étoit fâché d’y trouver un ſi grand nombre de François, qu’il ne rencontroit preſque perſonne qui ne le ſaluât en ſa langue. L’Ambaſſadeur de France à Rome étoit en ce tems-là M. d’Elbene. Montaigne, qui, dans tout ſon Journal, marque un grand reſpect pour la Religion, crut ne pouvoir ſe diſpenser de rendre au Souverain Pontife l’hommage de ſa piété filiale, dans la forme uſitée en cette Cour. M. d’Elbene en fit ſon affaire. Il mena Montaigne & ſa compagnie, (notamment M. d’Eſtiffac) à l’Audience du Pape ; ils furent admis à lui baiſer les pieds, & le Saint Pere exhorta nommément Montaigne de continuer à la dévotion qu’il avoit toujours portée à l’Église & ſervice du Roi très-Chrétien[4].

Ce Pape, on l’a déja dit, étoit Grégoire XIII, & ſon Portrait, de la main de Montaigne, qui, non-ſeulement l’avoit vu de près, mais qui fut encore à portée, pendant tout ſon ſéjour à Rome, d’être bien inſtruit ſur ſon compte, est probablement un des plus vrais, des plus sûrs que l’on puiſſe avoir. Il ne gâtera rien ici.

« C’est un très-beau vieillard, dit M.[5] d’une moyenne taille & droite, le viſage plein de majeſté ; une longue barbe blanche, âgé lors de plus de 80 ans, le plus ſain pour cet âge & vigoureux qu’il eſt poſſible de deſirer, ſans goute, ſans colique, ſans mal d’eſtomach, & ſans aucune ſubjection : d’une nature douce, peu ſe paſſionnant des affaires du monde[6], grand bâtisseur, & en cela il lairra à Rome & ailleurs un ſingulier honneur à ſa mémoire ; grand aumônier, je dis hors de toute meſure… Les charges publiques pénibles, il les rejette volontiers ſur les épaules d’autrui, fuyant à ſe donner peine. Il prête tant d’audiences qu’on veut : ſes réponses ſont courtes & réſolues, & perd t’on tems à lui combattre ſa reſponſe par de nouveaux argumens. En ce qu’il juge juſte, il ſe croit ; & pour ſon fils même[7], qu’il aime furieuſement, il ne s’esbranle pas contre cette ſienne Juſtice. Il avance ſes parens, mais ſans aucun intéreſt des droits de l’Egliſe qu’il conſerve inviolablement… Il a une vie & des mœurs auxquelles il n’y a rien de fort extraordinaire, ni en l’une, ni en l’autre part, toutes fois inclinant beaucoup plus ſur le bon ».

On voit après cela Montaigne employer à Rome tout ſon tems en promenades à pied, & à cheval, en viſites, en obſervations de tout genre. Les Egliſes, les Stations, les Proceſſions même, les Sermons ; puis les Palais, les Vignes, les Jardins, les amuſemens publics, ceux du Carnaval, &c. rien n’étoit négligé. Il vit circoncire un enfant Juif, & il décrit toute l’opération dans le plus grand détail. Il rencontre aux Stations de Saint-Sixte un Ambaſſadeur Moſcovite, le ſecond qui fût venu à Rome, depuis le Pontificat de Paul III ; ce Miniſtre avoit des dépêches de ſa Cour pour Veniſe adreſſées au Grand Gouverneur de la Seigneurie. La Cour de Moſcovie avoit alors ſi peu de relation avec les autres Puiſſances de l’Europe, & l’on y étoit ſi mal inſtruit, qu’on croyoit que Veniſe étoit du Domaine du Pape.

La Bibliothéque du Vatican, qui ne pouvoit qu’être déja très-riche, étoit une partie trop attrayante pour échapper à Montaigne ; auſſi par le compte qu’il en rend, voit-on qu’il eut ſoin de la fréquenter.

C’est-là ſans doute qu’il rencontroit Maldonat, Muret & de pareils hommes, devenus aujourd’hui ſi rares. Il remarque, comme une ſingularité, que M. d’Elbene partit de Rome ſans avoir vu cette Bibliotheque, pour n’avoir pas voulu faire une politeſſe au Cardinal Bibliothécaire. Sur quoi il fait cette réflexion où l’on reconnoîtra bien ſon ſtyle : « l’occasion & l’opportunité ont leurs privileges, & offrent souvent au Peuple ce qu’elles refuſent aux Rois. La curiosité ſ’empêche ſouvent elle-même, comme fait aussi la grandeur & la puiſſance ».

Rome ſeule eſt pour un véritable Curieux un monde entier à parcourir : c’eſt une ſorte de Mappemonde en relief, où l’on peut voir en abrégé l’Égypte & l’Aſie, la Grece & tout l’Empire Romain, le Monde ancien & moderne. Quand on a bien vu Rome, on a beaucoup voyagé. Montaigne alla voir Oſtia, & les Antiquités qui ſont ſur la route ; mais ce ne fut qu’une courſe. Il revint tout de ſuite à Rome continuer ſes obſervations.

On trouvera peut-être peu digne d’un Philoſophe, tel que Montaigne, ſon attention à obſerver par-tout curieuſement les femmes ; mais cet attrait naturel entroit dans la compoſition de ſa philoſophie, qui n’excluoit rien de toute la moralité de l’eſpece humaine[8]. Il voyoit peu de belles femmes à Rome, & il remarque que la beauté plus ſinguliere ſe trouvoit entre les mains de celles qui la mettoient en œuvre[9]. Cependant il convient enſuite que les Dames Romaines ſont communément plus agréables que les nôtres, & qu’il ne ſ’en voit pas tant de laides qu’en France ; mais il ajoute que les Françoiſes ont meilleure grace.

De tout les détails de ſon ſéjour à Rome, celui qui concerne la cenſure des Eſſais, n’eſt pas le moins ſingulier, & ne peut qu’intéreſſer beaucoup les amateurs de Montaigne.

Le Maître du ſacré Palais lui remit ſes Eſſais châtiés ſelon l’opinion des Docteurs Moines. « Il n’en avoit pu juger, lui dit-il, que par le rapport d’aucun Moine François, n’entendant nullement notre langue, & ſe contentoit tant des excuſes que je faiſois ſur chaque article d’animadverſion que lui avoit laiſſée ce François, qu’il remit à ma conſcience de r’habiller ce que je verrois eſtre de mauvais gouſt. Je le ſuppliai au rebours qu’il ſuivit l’opinion de celui qui l’avoit jugé, avouant en aucunes choſes, comme d’avoir uſé du mot de fortune, d’avoir nommé (cité) des Poëtes hérétiques (c’eſt-à-dire profanes), d’avoir excuſé Julian (l’Empereur Julien dit l’Apoſtat), & l’animadverſion ſur ce que celui qui prioit devoit être exempt de vicieuſe inclination pour ce tems [quod ſubolet Janſeniſnum] ; Item, d’eſtimer cruauté ce qui eſt au-delà de mort simple[10] ; Item, qu’il falloit nourrir un enfant à tout faire, & autres telles choſes ; que c’eſtoit mon opinion, & que c’eſtoient choſes que j’avois miſes, n’eſtimant que ce fuſſent erreurs. À d’autres, niant que le Correcteur eut entendu ma conception. Ledit Maeſtro qui eſt un habile homme m’excuſoit fort & me vouloit faire ſentir qu’il n’eſtoit pas fort de l’avis de cette réformation, & plaidoit fort ingénieuſement pour moi en ma préſence, contre un autre qui me combattoit, Italien auſſi ».

Voilà ce qui ſe paſſa dans l’explication que Montaigne eut chez le Maître du ſacré Palais au ſujet de la cenſure de ſon Livre ; mais lorſqu’avant ſon départ de Rome, il prit congé de ce Prélat & de ſon Compagnon, on lui tint un autre langage. « Ils me prierent, dit-il, de n’avoir aucun égard a la cenſure de mon Livre, en laquelle d’autres François les avoient avertis qu’il y avoit plusieurs ſottiſes ; ajoutant, qu’ils honoroient mon intention & affection envers l’Egliſe, & ma ſuffiſance ; & eſtimoient tant de ma franchiſe & conſcience, qu’ils remettoient à moi-même de retrancher en mon Livre, quand je le voudrois réimprimer, ce que j’y trouverois de trop licentieux, & entr’autres choſes, les mots de fortune. [Il me sembla les laisser fort contens de moi] : & pour s’excuſer de ce qu’ils avoient ainsi curieusement vu mon livre, & condamné en quelque chose, m’alléguerent pluſieurs Livres de noſtre tems de Cardinaux & Religieux de très-bonne réputation, censurés pour quelques telles imperfections qui ne touchoient nullement la réputation de l’Auteur, ni à l’œuvre en gros ; me priarent d’aider à l’Egliſe par mon éloquence (ce ſont leurs mots de courtoiſie), & de faire demeure en cette Ville paiſible & hors de trouble avec eux ».

Après un jugement ſi bien mitigé, Montaigne naturellement ne dut pas ſe preſſer beaucoup de corriger ſes Eſſais. D’ailleurs, comme nous l’avons fait voir, ce n’étoit pas ſon usage. Il ajoutoit volontiers, mais ne corrigeoit ni ne retranchoit rien, en ſorte qu’il y a lieu de croire que nous avons les deux premiers Livres des Eſſais, tels qu’ils étoient avant l’examen de Rome, excepté les additions qu’il y a faites.

Un intérêt encore plus preſſant pour Montaigne & qui paroît l’avoir beaucoup occupé, c’est la grace que le Majordome du Pape, Philippe Muſotti[11], qui l’avoit pris en ſinguliere amitié, lui fit obtenir par l’autorité du Saint-Pere. Nous parlons des Lettres de Citoyen Romain, qui flattoient ſi ſingulierement ſon amour-propre ou ſa fantaiſie qu’il ne peut s’en taire. Ces Lettres obtenues, il ne tarda point à quitter Rome. Il alla voir auparavant Tivoli ; & la comparaison qu’il fait des eaux, des beautés naturelles de ce lieu charmant, avec celles de Pratolino & de quelques autres endroits, eſt du goût le mieux raiſonné.

Montaigne en ſortant de Rome prit le chemin de Lorette. Il paſſa, par Narni, Spolette, Foligno, Macerata, & autres lieux dont il ne dit qu’un mot. Étant encore à Lorette, il faiſoit ſon compte d’aller à Naples qu’il avoit bien envie de voir. Les circonſtances l’empêcherent de faire ce voyage. S’il l’eût fait, Dieu ſait combien il eût viſité les eaux de Bayes & de Pouzzols. La perſpective des eaux de Lucques lui fit ſans doute changer ſa marche. Ainsi de Lorette on le voit ſe porter directement à Ancone, Sinigaglia, Fano, Foſſombrone, Urbin, &c. Il repaſſe à Florence, ſans ſ’y arrêter, tourne vers Piſtoye, de cette Ville à Lucques, enfin au Bagno della Villa, où il arrive au commencement de Mai (1581), & s’établit pour prendre les eaux.

C’eſt-là que Montaigne, de ſa ſeule ordonnance, s’impoſe la réſidence & l’uſage de ces eaux de la façon la plus ſtricte. Il ne parle plus que de ſon régime, des effets ſucceſſifs que les eaux font sur lui, de la maniere dont il les prenoit chaque jour ; en un mot, il n’omet aucune des plus petites circonſtances concernant ſon habitude phyſique, & l’opération journaliere de ſes boiſſons, de ſes douches, &c. Ce n’est plus le Journal d’un Voyageur qu’on va lire ; c’est le Mémoire d’un malade attentif à tous les procédés du remede dont il uſe à diſcrétion, aux plus petits incidens de ſon action ſur ſon être & de ſon état actuel : enfin c’eſt un compte bien circonſtancié qu’il ſemble rendre à ſon Médecin pour l’inſtruire, & pour avoir ſes avis ſur les ſuites de ſes infirmités. Il eſt vrai que Montaigne, en ſe livrant à tous ces faſtidieux détails, prévient que : « Comme il s’eſt autrefois repenti de n’avoir pas écrit plus particulierement ſur les autres Bains, ce qui auroit pu lui ſervir de regle & d’exemple pour tous ceux qu’il auroit vus dans la ſuite, il veut cette fois s’étendre & ſe mettre au large sur cette matiere ». Mais la meilleure raiſon pour nous, c’est qu’il n’écrivoit que pour lui. On trouve pourtant ici bien des traits qui de tems en tems peignent le local & les mœurs du pays.

La plus grande partie de ce morceau qui eſt long, c’eſt-a-dire toute ſa réſidence à ces eaux, & le reſte de ſon Journal juſqu’à la premiere Ville où retournant en France il trouve qu’on parle François, ſont en Italien, parce qu’il vouloit s’exercer dans cette langue ; il a donc ici fallu traduire Montaigne pour ceux qui ne l’auroient pas entendu.

Au reſte, dans la Relation du ſéjour de Montaigne aux bains della Villa, l’ennui de ſon Journal diététique eſt egayé par la deſcription d’un Bal villageois qu’il y donne, & par les galanteries dont il s’amuſe. On pourra même être édifié de ſon attention pour Divizia, pauvre Payſanne, qui, ſans culture, étoit Poëte & de plus improviſatrice. Il avoue, à la vérité, que juſqu’alors, par le peu de communication qu’il avoit eue avec les habitans du lieu, il n’avoit gueres bien ſoutenu la réputation d’eſprit & d’habileté qu’on lui avoit faite. Cependant il fut invité, preſſé même, de vouloir bien aſſiſter à une conſultation de Médecins qui ſe fit pour le Neveu d’un Cardinal, alors ſur les lieux parce qu’on étoit réſolu de s’en rapporter à ſa déciſion. Il en rioit, dit-il, en lui-même[12] ; mais pareille chose lui étoit arrivée plus d’une fois à ces eaux & même à Rome.

Montaigne, pour faire quelque trève aux remedes, prend congé des eaux, repaſſe à Piſtoye, revient à Florence pour la troiſiéme fois, & y ſéjourne quelque tems. Il y voit des Proceſſions, des courſes de Chars, la courſe des Barbes, & la ſinguliere Revue de toutes les Villes du Grand Duché repréſentées par des Eſtaffiers, dont la personne n’impoſoit gueres. Il trouve dans la Librairie des Juntes le Teſtament de Boccace, & il en rapporte les principales diſpositions, qui font voir à quelle miſere étoit réduit cet Écrivain encore aujourd’hui ſi célèbre. Montaigne paſſe de Florence à Piſe dont il fait la deſcription. Mais, ſans aller plus loin, obſervons ici qu’on pourra le trouver un peu crédule à l’égard du merveilleux que les Italiens ſe plaiſent volontiers à répandre, & que ſa philoſophie ſur ce point n’eſt pas toujours aſſez ferme. Il fait quelque ſéjour à Piſe & va voir ſes Bains ; il retourne enſuite à Lucques, y ſéjourne & décrit auſſi cette Ville. De Lucques, il revient aux Bains della Villa, pour y reprendre les eaux. Il reprend en même-tems son Hiſtoire Thermale & diététique, ſes détails valétudinaires, médicinaux, &c.

Cette attention ſi minutieuſe & ſi conſtante de Montaigne ſur ſa ſanté, ſur lui-même, pourroit le faire ſoupçonner de cette exceſſive crainte de la mort qui dégénere en puſillanimité. Nous croyons plutôt que c’étoit la crainte de la taille, opération très-redoutée & juſtement formidable alors ; ou peut-être, penſoit-il, comme le Poëte Grec, dont Cicéron rapporte ce mot : « Je ne veux pas mourir, mais il me ſeroit fort indifférent d’être mort[13] ». Au reſte il faut l’entendre lui-même s’expliquer fort nettement ſur cela[14].

« Il y auroit trop de foibleſſe & de lâcheté de ma part ſi, certain de me retrouver toujours dans le cas de périr de cette maniere[15], & la mort s’approchant à tous les inſtans, je ne faiſois pas mes efforts, avant d’en être là, pour pouvoir la ſupporter ſans peine, quand le moment ſera venu. Car la raiſon nous preſcrit de recevoir joyeuſement le bien qu’il plaît à Dieu de nous envoyer. Or, le ſeul remede, la ſeule regle & l’unique ſcience pour éviter les maux qui aſſiegent l’homme de toutes parts & à toute heure, quels qu’ils ſoient, c’eſt de ſe réſoudre à les osouffrir humainement, ou à les terminer courageuſement, promptement[16] ».

Il étoit encore aux Eaux della Villa, le 7 Septembre [1581], lorſqu’il apprit par une Lettre de Bordeaux, qu’on l’avoit élu Maire de cette Ville le 1 Août précédent. Cette nouvelle lui fit hâter son départ, & de Lucques il prit la route de Rome.

Montaigne de retour à Rome y fit encore quelque ſéjour dont on voit ici le détail. C’est-là[17] qu’il reçut les Lettres des Jurats de Bordeaux qui lui notifioient son Élection à la Mairie de cette Ville, & l’invitoient à s’y rendre au plutôt. Il en partit accompagné du jeune d’Eſtiffac, & de plusieurs autres Gentilshommes qui le reconduipsirent aſſez loin, mais dont aucun ne le psuivit, pas même ſon Compagnon de voyage.

Sa route dans laquelle il retrouva l’hiver, & qu’il fit avec une ſanté chancelante, puiſqu’il rendoit de tems en tems du ſable ou des pierres, fut par Ronſiglione, San-chirico, Sienne, Pontalcé, Luques & Maſſa di carrara. Il avoit fort envie de paſſer à Gênes, & il n’y va point par les raiſons qu’il rapporte. Il prend par Pontemolle & Fournoue, laiſſe Cremone, & vient à Plaiſance, dont il donne une courte description. Il voit Pavie & ſa Chartreuſe, qu’il décrit auſſi ſommairement, paſſe à Milan ſans ſ’y arrêter, & de là par Novarre & Verceil, il arrive à Turin, que l’on ne peut, reconnoîtredans l’idée meſquine qu’il en donne. Novaleze, le Mont-Cenis, Montmelian & Chambery, n’ont qu’un trait de plume. Il paſſe par la Breſſe, & arrive à Lyon, Ville qui lui plut beaucoup à la voir : c’eſt le ſeul mot qu’il en dit. De Lyon, il traverſe l’Auvergne & le haut Limouſin pour entrer dans le Périgord, & il ſe rend par Périgueux au Château de Montaigne – Longae finis chartæque viæque.Hor.


P.S. On finiſſoit d’imprimer ce Diſcours, quand M. Capperonnier, Garde de la Bibliothéque du Roi a reçu de Bordeaux une Lettre concernant la famille de Montaigne, dont il a bien voulu nous faire part. Cette Lettre nous apprend qu’il exiſte encore à Bordeaux une famille du nom de Montaigne, qui est préciſément la même que celle de l’Auteur des Eſſais. En voici la filiation.

« Michel de Montaigne étoit fils de Pierre Eiquem, Seigneur de Montaigne & Maire de Bordeaux. Pierre avoit trois freres, & deux ſont morts ſans poſtérité. Le troiſiéme, Raimond Eiquem de Montaigne, Seigneur de Buſſaguet, étoit par conſéquent oncle paternel de Michel de Montaigne. Il avoit épouſé une Adrienne de la Chaſſagne, dont il eut quatre enfans, & entre autres, Geoffroy Eiquem de Montaigne, Seigneur de Buſſaguet, Conſeiller au Parlement de Bordeaux comme ſon pere. C’est de ce Geoffroy que deſcend la maiſon de Montaigne actuellement exiſtante en Guyenne dont le dernier rejetton a épousé Mademoiſelle de Galatheau ».

L’Auteur de cette Lettre (M. de la Blancherie) aſſure qu’il n’écrit que d’après les Pieces justificatives qu’il a ſous les yeux.


FIN.

  1. La Philoſophie qui n’est que diſcoureuſe n’eſt excluſive d’aucunes miſeres, d’aucunes petiteſſes humaines, & ſur-tout de la vanité. Le ridicule eſt de la montrer trop ouvertement, même en voulant la cacher ; ou de bâtir l’œuvre de ſa gloire par tous les petits moyens que l’on employe à présent, & qui ſe décèlent d’eux-mêmes. Montaigne a du moins l’avantage que ſa vanité plus ſincere & plus franche choque moins qu’une vanité hypocrite. On a dit qu’après la bravoure rien n’étoit plus brave que l’aveu de la poltronnerie.
  2. Tom. I, p. 164.
  3. Deus nobis haec otia fecit. Virg. Ecl.I.
  4. Henri III.
  5. Tom. I, pag. 288.
  6. En effet, quoique Montaigne écrive qu’il vit à Saint-Pierre du Vatican des enſeignes priſes ſur les Huguenots par les troupes de Henri III, ce qui fait aſſez voir la part que Rome prenoit à nos troubles, comme il eſt obſervé dans les notes ; quoique l’abominable boucherie de la Saint-Barthelemy ſe ſoit faite ſous le Pontificat de ce Pape, Deſerre, Hiſtorien Huguenot, & l’un des moins modérés, dit expreſſément qu’en 1584 on présenta à Grégoire XIII le plan de la Ligue, pour qu’il lui donnât ſa bénédiction, & s’en déclarât être le parrein, mais qu’il ne voulut être boute-feu d’une guerre qu’il ne pourroit éteindre, & qu’il renvoya les Députés ſans réponſe. Invent. génér. de l’Hiſt. de Fr. regne de Henri III.
  7. Ce Pape avoit été marié.
  8. Le mot de Terence : Homo ſum, humani a me nihil alienum ; ce mot plein de ſens & devenu ſi trivial, n’eut peut-être jamais une application plus utile ou d’une préciſion plus exacte que pour notre Auteur. Car ſes ſpéculations embraſſant toute l’étendue de l’humanité, il étoit auſſi ſimplement ſpectateur du ſexe deſtiné à plaire par les agrémens extérieurs, (formarum elegans ſpectator), qu’observateur aſſidu de l’autre.
  9. On a fait depuis long-tems la même remarque à Paris.
  10. L’Auteur Italien du Livre qui traite des Délits & des Peines, n’auroit pas trouvé cette morale trop relâchée, puisqu’il penſe de même.
  11. C’eſt apparemment la reconnoiſſance qui n’a pas permis à Montaigne d’omettre le nom du Majordome ; mais comme, il n’eſt pas moins intéreſſant de ſavoir le nom du Prélat qui défendoit ſi bien ſes Eſſais, le Dominicain qui étoit alors Maître du Sacré Palais, s’appelloit Siſto Fabri. On ſait que depuis S. Dominique qui fit créer cet Office par le Pape Honorius III, c’eſt toujours un Religieux de cet Ordre qui en eſt revêtu.
  12. Il étoit bien ſingulier, en effet, que l’homme le plus incrédule en Médecine fût pris pour juge en pareille matiere ; mais comme il croyoit aux eaux minérales, on le ſuppoſoit orthodoxe ſur les autres points.
  13. Emori nolo, ſed me eſſe mortuum nihili æſtimo. Epicharme.
  14. Tom. 2. pag. 245. C’eſt la Traduction que l’on repréſente ; mais on peut conſulter le texte Italien.
  15. De la pierre ou de la gravelle.
  16. C’eſt-à-dire, comme il est expliqué dans la note relative à cette réflexion, tome 2, p. 427. en s’abandonnant à la nature & lui laiſſant exercer tout ſon pouvoir ſur nous, ſans combattre les progrès du mal par des remedes, ou par des opérations douloureuſes, dont une prompte mort nous délivre. Il ſe diſoit peut-être intérieurement comme un Poëte moderne : Ah ! non eſt tanto digna dolore ſalus.
  17. Non à Véniſe, comme l’écrit, d’après de Thou, le P. Niceron, copié par Peſſelier dans l’Éloge Hiſtorique qu’il a mis à la tête de l’Eſprit de Montaigne.