Journal du voyage de Montaigne/Préliminaire 3

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III.


À l’époque du Voyage de Montaigne en Italie (1580), cette belle contrée, couverte des ruines & des débris de l’antiquité, étoit encore depuis deux ſiécles devenue la patrie des Arts. Elle étoit enrichie des travaux de Palladio, de Vignole, de Michel-Ange, de Raphael, de Jules Romain, du Correge, du Titien, de Paul Veroneſe, du Tintoret, &c. Il est vrai que l’Algarde, le Guide, l’Albane, le Dominiquin, Lanfranc, Pietre de Cortone, Annibal Carrache, & une foule d’autres grands Maîtres, qui ſuivirent de près les premiers, n’avoient point encore produit ce nombre infini d’ouvrages en tous genres qui décorent les Égliſes & les Palais d’Italie. Le Pape qui régnoit alors, Grégoire XIII, ſ’étoit beaucoup moins occupé des Arts de décoration & d’agrément, que d’établiſſemens utiles & de quelques ouvrages publics. Sixte-Quint, ſon ſucceſſeur, élu quatre ans après ce Voyage, embellit beaucoup plus Rome, en moins de ſix ans que dura ſon regne, que n’avoit fait Grégoire XIII pendant plus de douze ans de pontificat. Cependant cette Capitale, ainſi que Florence & Venise, ainſi que pluſieurs autres Villes viſitées par Montaigne, avoient dès-lors de quoi remplir toute l’attention des Voyageurs, par les richeſſes & les monumens de toute eſpèce que les Arts y avoient déjà répandu. Montaigne y trouva donc de quoi s’occuper. Avec une imagination auſſi vive que celle qui perce dans ſes Eſſais, & d’une tournure pittoreſque, pouvoit-il voir froidement les Arts de la Grèce dont il étoit entouré ? Si le Journal de ſon Voyage contient peu de ces descriptions de Statues[1], de Tableaux, d’autres monumens dont tous les voyageurs modernes chargent ſucceſſivement leurs Relations (la plupart en ſe répétant ou ſe copiant les uns les autres) : c’eſt, comme il le dit, qu’il y avoit dès ce tems-là des Livres où tout cela ſe trouvoit ; c’eſt encore qu’il ne voyoit que pour ſoi, ou qu’il n’entroit point dans ſon plan d’obſervation de faire montre des impreſſions que les objets faiſoient ſur lui, ni de ſe parer de connoiſſances dont il laiſſoit la poſſeſſion aux Artiſtes. Mais il paroît que tous les reſtes des Romains l’avoient ſinguliérement frappé. C’eſt-là qu’il cherchoit le Génie de Rome qui lui étoit ſi préſent, qu’il avoit mieux ſenti, mieux apperçu que perſonne dans les écrits des Romains qui lui étoient familiers, & particuliérement dans ceux de Plutarque. Il le voyoit, ce Génie, reſpirer encore ſous les vaſtes ruines de la capitale du Monde. Jamais peut-être on ne l’a conçu ni repréſenté, d’aucune maniere, auſſi fortement, qu’il l’eſt dans ſes belles réflexions ſur l’immenſe tombeau de Rome[2]. Il est ſûr au moins que dans le grand nombre de Relations, de Deſcriptions en toutes langues, qu’on a des anciens restes ou des ruines de cette Ville, rien n’approche de cet éloquent morceau, rien ne donne une auſſi grande idée du ſiége de l’Empire Romain.

Avant de lire ces réflexions, on verra comment Montaigne, avec des cartes & des livres, avoit étudié cette Ville ; & l’on concevra que peu de Voyageurs l’ont mieux pu voir, avant ou même après lui. On ne peut douter encore qu’il n’eût partagé ſon attention entre l’ancienne Rome & la nouvelle ; qu’il n’eût également bien examiné les reſtes de la grandeur Romaine, & les Égliſes, les Palais, les Jardins modernes, avec tous les embelliſſemens dont ils étoient déjà décorés. Si du peu de deſcriptions de Rome & de ſes environs, qu’il a miſes dans ſon Journal, on inféroit que le goût des Arts lui manquoit, on ſe tromperoit évidemment, puiſque, pour ne point ſ’en faire une tâche, il renvoye aux Livres, ainſi qu’on l’a déjà dit. Rome a depuis ce tems-là bien changé de face ; mais il nous a paru curieux de conférer ſa Relation, telle qu’elle eſt, avec les plus récentes, & nous n’avons point négligé de faire cette comparaiſon, quand elle nous a paru néceſſaire. Il en eſt de même des autres Villes d’Italie vues par Montaigne. Les Statues antiques de Florence, (la Ville qu’il vit le mieux, après Rome), & les chefs-d’œuvres de ſon École, ne lui étoient point échappés. Il ne marque point une admiration outrée pour Veniſe, où il ne reſta que ſept jours, parce qu’il ſ’étoit propoſé de revoir cette belle Ville à ſon aiſe ; mais on remarquera que Montaigne, ſans être inſenſible aux belles choses, étoit aſſez ſobre admirateur[3]. Ce qui paroît le toucher le plus, ce sont les beautés, les variétés locales, un ſite agréable ou ſingulier, quelquefois la vue d’un lieu déſert & ſauvage, ou des terreins bien cultivés, l’aſpect impoſant des montagnes, &c. &c. Cependant l’Hiſtoire Naturelle n’entre pour rien dans ſes obſervations, s’il n’eſt queſtion d’eaux minérales ; les arbres, les plantes, les animaux l’occupent fort peu. Il ſe repentit à la vérité de n’avoir pas vu ſur la route de Florence le Volcan de Pietra mala, qu’il laiſſa par pur oubli, ſans ſe détourner. On le voit aſſez curieux des machines hydrauliques & autres, & de toutes les inventions utiles. Il en décrit même quelques-unes, & ſes deſcriptions, pour n’être pas fort claires, pour manquer ſouvent de préciſion, parce que les termes apparemment lui manquoient, n’en prouvent pas moins ſon attrait, ſon goût pour ce genre de curioſités. Un autre objet d’obſervation plus conforme à ſa philoſophie, c’étoient les mœurs & les uſages des Peuples, des contrées, des conditions différentes, qu’il conſidéroit avec un ſoin particulier. Il voulut voir & entretenir quelques Courtiſanes à Rome, à Florence, à Veniſe, & ne crut point cet ordre indigne de ſon attention[4]. Il aimoit naturellement le commerce des femmes ; mais comme il fut toujours bien plus réglé dans ſes mœurs, ou plus chaſte dans ſa perſonne que dans ſes écrits, qu’il étoit aſſez maître de ſes ſens, & qu’il étoit fort attentif ſur ſa ſanté, la continence, à près de 50 ans, ne dut pas lui couter beaucoup[5]. À l’égard de la galanterie à laquelle ſa philosophie ne l’avoit pas fait renoncer, comme on le verra dans ſon ſéjour aux bains de Lucques[6], il ſ’en permettoit un peu ſelon l’occaſion & les circonſtances.

Montaigne au reſte avoit toutes les qualités néceſſaires à un Voyageur. Naturellement ſobre & peu ſenſible au plaiſir de la table, peu difficile ſur le choix ou ſur l’apprêt des alimens, quoiqu’aſſez friand de poiſſon, il ſ’accommodoit partout de ce qu’il trouvoit ; il ſe conformoit ſans peine au goût, aux uſages différens de tous les lieux qu’il rencontroit : cette variété même étoit un plaiſir de plus pour lui. Véritable Coſmopolite, qui regardoit tous les hommes comme ſes concitoyens naturels, il n’étoit pas moins accommodant, moins aiſé dans le commerce de la vie. Il aimoit beaucoup la converſation, & il trouvoit bien à ſe ſatisfaire chez une Nation ſpirituelle où ſa réputation l’avoit devancé, & lui avoit fait des amis. Loin d’y porter cette prévention que l’on reproche aux François de trop laiſſer voir aux Etrangers, il comparoit leurs uſages aux nôtres, & quand les premiers lui paroiſſoient prévaloir, il en convenoit ſans héſiter[7] Ainsi ſa franchiſe ne pouvoit manquer de le rendre très-agréable à ceux mêmes qui ne ſ’en piquoient pas autant que lui. Ajoutons à tous ces avantages l’habitude du cheval, ſi commode pour lui qui ſouffroit difficilement les voitures, & par cette heureuſe habitude, un corps capable de fatigues qui lui faiſoit supporter & les mauvais gîtes, & le changement d’air preſque continuel, & toutes les autres incommodités des voyages.

Montaigne voyageoit comme il écrivoit ; ce n’étoit ordinairement ni la réputation des lieux, ni moins encore un plan formé de ſuivre telle ou telle partie pour la connoître exactement, ni la marche des autres Voyageurs, qui régloient la ſienne ; il ſuivoit peu les routes ordinaires, & l’on ne voit pas que dans ſes voyages, (excepté toujours ſon attrait pour les eaux minérales), il eût un objet plus déterminé qu’il n’en avoit en compoſant ſes Eſſais. A peine a-t-il le pied en Italie qu’il paroît regretter l’Allemagne. « Je crois, dit le premier Ecrivain du Journal, que ſ’il eût été ſeul avec les ſiens, il fût allé plutôt à Cracovie ou vers la Grèce par terre, que de prendre le tour vers l’Italie. Mais le plaiſir qu’il prenoit à viſiter les pays inconnus, lequel il trouvoit ſi doux que d’en oublier la foibleſſe de ſon âge & de ſa ſanté, il ne le pouvoit imprimer à nul de la troupe, chacun ne demandant que la retraite[8]. Quand on ſe plaignoit de ce qu’il conduiſoit ſouvent la troupe par chemins divers & contrées, revenant ſouvent bien près d’où il étoit parti ; (ce qu’il faiſoit, ou recevant l’advertiſſement de quelque choſe digne de voir, ou changeant d’advis ſelon les occaſions), il répondoit qu’il n’alloit, quant à lui, en nul lieu que là où il ſe trouvoit, & qu’il ne pouvoit faillir ni tordre ſa voie, n’ayant nul projet que de ſe promener par des lieux inconnus ; & pourveu qu’on ne le viſt point retomber ſur meſme voie, & revoir deux fois meſme lieu[9], qu’il ne faiſoit nulle faute à son deſſein[10].

« Il diſoit, qu’après avoir paſſé une nuit inquiette, quand au matin, il venoit à ſe ſouvenir qu’il avoit à voir une Ville ou une nouvelle contrée, il ſe levoit avec deſir & allégreſſe. Il ajoutoit, qu’il étoit comme ceux qui liſent un conte plaiſant ou un beau livre, & qui craignent toujours qu’il ne vienne à finir ; que de meſme il prenoit ſi grand plaiſir à voyager, qu’il haiſſoit le voiſinage du lieu où il devoit ſe repoſer ; & il propoſoit pluſieurs deſſeins de voyager à ſon aiſe, ſ’il pouvoit ſe rendre ſeul[11]. »

Montaigne, à ſon entrée en Allemagne, ſe repentoit de trois choses : 1°. de n’avoir pas amené de France un Cuiſinier, non pour ſe faire apprêter à manger à ſon goût ou à la Françoiſe, mais au contraire pour qu’il apprît la cuisine Suiſſe, Allemande, Italienne ; 2°. de n’avoir pas pris pour l’accompagner quelque gentilhomme du pays ; 3°. de ne s’être pas pourvû d’itinéraires & de Livres qui lui euſſent indiqué les lieux & les choses à voir[12].


  1. Il dit que ce ſont les Statues qui lui ont le plus agréé à Rome. Il comparoit donc notre Philoſophe ; il avoit donc le ſentiment des Arts.
  2. Elles ſont rapportées dans le Proſpectus du Journal, & ſe trouvent ici, Tome I, page 305.
  3. Aujourd’hui l’on admire trop ; & la plupart de nos Philoſophes, ou de ceux qui, parmi nous, en prennent le nom, ne ſe défendent pas plus que les autres d’un ſentiment qui ne prouve point toute l’étendue d’eſprit que l’on voudroit bien montrer.
  4. Il avoit bien obſervé l’adreſſe des Courtiſanes de Rome. Il admiroit de combien elles ſe montroient plus belles qu’elles n’étoient ; avec quel art elles ſe préſentoient par ce qu’elles avoient de plus agréable, montrant ſeulement le haut du viſage, ou le bas, ou le côté ; enfin ſe couvrant ou ſe découvrant, de maniere qu’il ne ſ’en voyoit pas une ſeule de laide à la fenêtre.
  5. « Tout licencieux qu’on me tiene dit Mont. Eſſais, L. 5. ch. 5. J’ai en vérité plus ſévèrement obſervé les loix du mariage, que je n’avois promis ni eſpéré ».
  6. Tome 2, p. 195.
  7. “Un Allemand, dit-il, Essais ; L. 3. ch. 13. me feit plaiſir à Auguſte (Augſbourg) de combattre l’incommodité de nos fouyers par ce même argument de quoi nous nous ſervons ordinairemant à condamner leurs Poyles. Car, à la vérité, ceſte chaleur croupie, & puis la ſenteur de ceſte matiere reſchauffée de quoi ils ſont compoſés, enteſte la pluſpart de ceux qui n’y ſont expérimentés : moi non. Mais au demeurant eſtant cette chaleur égale, conſtante & univerſelle, ſans lueur, ſans fumée, ſans le vent que l’ouverture de nos cheminéesnous apporte, elle a bien par ailleurs de quoi ſe comparer à la noſtre ». C’eſt ainſi que tout eſt compenſé dans la vie : Montaigne l’avoit trop bien remarqué pour tenir à nos préjugés nationaux.
  8. Voilà comme voyage le molleſſe. On voudroit tout voir ſans ſe gêner, ſans qu’il en coutât la moindre peine ; on voyageroit bien volontiers dans ſon lit.
  9. Cette loi que Montaigne paroît ici ſ’impoſer ne fut point du tout de rigueur, puiſqu’en Italie on le verra repaſſer plus d’une fois dans les mêmes lieux, & de plus y faire quelque ſéjour.
  10. Tome I., p. 182 & 183.
  11. Ibid. p. 184 & 185.
  12. Tome I. p.92.