Journal des femmes/L’Aspirant de Marine

Journal des femmes
L’Aspirant de Marine (p. 193-200).

L’Aspirant de Marine.


Une bourgade maritime jetée au pied de la côte de Kent, honorée d’une forteresse et d’une école de navigation, semblait sourire agréablement à l’espoir de s’appeler ville un jour. Les bords de la mer n’en offraient pas de plus pittoresque à soixante milles de distance ; mais sa vraie valeur, à l’époque où le jeune aspirant Charles Stone vint y finir ses études, fut à ses yeux d’enfermer la renommée naissante de Lucy Ryan. Cette fraîche fleur marine qui entrait à peine dans son quatorzième printemps ne se doutait pas qu’elle eût pu faire l’ornement d’une grande cité : les hommes le disaient tout baut ; ses rivales agrestes l’avouaient tout bas ; elles le lui pardonnaient pourtant, car rien n’était plus retiré ni plus doux dans sa gloire que Lucy Ryan.

Bien que sa mère, humble veuve, ne sut lire couramment que dans la Bible, la poste aux lettres lui restait confiée par succession de son mari. Lucy envoyée strictement à l’école dès l’âge de six ans, tenait alors avec ordre l’emploi de son père. À chaque réclamation des habitans, marins pour la plupart, ou des voyageurs plus nombreux d’année en année, c’était Lucy qui, zélée et remplie d’une gaîté modeste, ouvrait la boîte grossière, de la forme et de la grandeur d’une boîte au sel, fermant soigneusement à clef, et clouée contre la fenêtre dans un panneau de la chambre boisée depuis le parquet jusqu’au plafond.

À l’autre extrémité du comptoir siégeait un large canapé de chêne et de jonc tressé, les bras toujours ouverts au service des voisins qui venaient tour-à-tour y dépenser une heure de causerie. Depuis l’établissement de l’hôtel de Kent, car la maison portait le titre ambitieux d’Hôtel de Kent, l’infatigable divan s’était en effet rarement reposé de l’emploi auquel on l’avait destiné.

La maîtresse du logis, femme grave et active à-la-fois, tançait les serviteurs employés aux soins de quelques chambres fréquemment occupées par les voyageurs qui traversaient la ville future. Déjà Lucy veillait à ce qu’ils fussent poliment servis. Ses furtives apparitions et ses grâces pures arrivaient en aide à la frugalité de l’hôtel, renommé seulement pour la rigide probité des maîtres.

De pauvres vieux matelots sans emploi, traversaient souvent, vers le soir, la Salle aux lettres, pour gagner leur lit de paille dans une grange hospitalière proprement tenue pour eux seuls, tout au fond de la cour peuplée de pigeons. Ils avaient aussi leur part des douces paroles de Lucy et se ressentaient de leur charitable influence.

Au-dessus de cette petite cour vulgaire où Lucy tenait le règne des anges, apparaissaient de temps à autres quelques visiteurs, assidus à réclamer d’elle un témoignage plus relevé d’intelligence. Bien que les jeunes officiers de marine eussent à leur disposition bon nombre de subalternes pour envoyer en leur place au bureau de la poste, ils me manquaient guères chaque matin d’aller en personne réclamer, d’un air affairé, leurs lettres, attendues ou non, puis de revenir à différentes heures de leur journée oisive, s’étonnant de la réponse patiente et presque affligée de Lucy :

« Il n’y a rien encore, monsieur. »

Ces jeunes amoureux, en se rencontrant si souvent au seuil ou dans le comptoir de la veuve Ryan, ne manquaient pas de deviner ce que l’enfant n’eut pas soupçonné pour le monde entier, qu’ils étaient tous rivaux, épris de ses innocens sourires.

À la fin, quelques-uns n’obtinrent plus même les sourires dont ils étaient fiers. De légères privautés hasardées par l’inexpérience vaniteuse de ces héros en herbe, effarouchèrent la jeune fille. Elle appela modeslement sa mère sitôt que l’un ou l’autre entrait. Ils finirent par comprendre son instinct pudique, et replièrent l’attaque devant celle silencieuse défense.

L’aspirant le plus distingué de l’école de Sith, dont les visites plus rares et plus convenantes n’avaient rien en apparence d’alarmant pour Lucy, demeura toutefois le plus sérieusement touché. Un sens d’honneur plus délicat l’avait éclairé ; la leçon sans art donnée aux indiscrets qui s’en plaignirent en riant, lui apprit à ne pas l’être. Charly Stone ne se conduisit ni légèrement ni avec promptitude ; la crainte lui tint lieu de froideur ; il ne parlait pas, il aimait. Plus jeune que ses rivaux, il était plus sonsible. La pudeur de Lucy avait détourné d’elle un danger sans qu’elle l’eût même soupçonné. Assise régulièrement au comptoir, tenant avec un saint scrupule les livres de comptes de sa mère, ou penchée aux fins ouvrages de son sexe, la belle jeune fille voyait sans étonnement le gentilhomme devenu l’occupant le plus sédentaire du canapé de jonc. Elle trouvait tout simple qu’il parlât bas durant des heures entières avec le vieux Mac-Daniel, armateur plus qu’à demi ruiné, ancien ami de son père, venant fréquemment d’une petite ville voisine pour le seul plaisir de retrouver sa place au siège d’ébène où s’étaient écoulés les plus beaux rêves de ses années perdues.

Lucy qui ne regardait pas une fois de leur côté sans rencontrer en chemin les yeux noirs de l’aspirant de marine, le croyait, pour l’en estimer beaucoup, fermement attaché aux récits sérieux de son parrain, digne vieillard dont les spéculations avaient grandement souffert de l’inconstance de la mer. Comment, en effet, le jeune homme, ébloui de la présence de la plus belle fille du monde, eût-il écouté sans intérêt l’honnête marchand qui partageait avec lui le droit d’hospitalité, sans que personne osât en médire ? Tout ce que Charly Stone pouvait obtenir de sa raison, c’était de ne pas lui sauter au cou quand il entendait le parrain de Lucy, ne regretter de ses vaisseaux perdus que le bonheur de doter royalement un jour cette jeune merveille, seule chose terrestre qu’il aimât depuis la mort du joyeux et royal Ryan…

Le vieux Mac-Daniel partit tout-à-coup, comme de coutume, pour aller dans un port marchand renouer quelques fils avec le commerce des Indes, et durant plusieurs jours, l’amoureux Stone passa sans entrer devant l’hôtel de Kent. Lucy, droite et sérieuse, croyant ne penser à rien dans ses lenteurs de jeune fille ; ne répondait à personne, si ce n’est à sa mère qu’elle aimait et craignait tout ensemble ; elle ne s’apercevait pas que la seule chose qu’elle lût, ou crût lire sur toutes les lettres qu’elle enfermait dans la botte, en les rangeant avec préoccupation, c’était « À monsieur Charly Stone ; poste restante, à Sith. » Tout le jour, la nuit même, bercée de cette fascination, elle s’étonnait qu’il ne vînt pas chercher ses lettres, puisque ces lettres attendaient après lui, quelquefois le cœur lui en manquait d’impatience et d’anxiété. Un soir, ayant tout-à-fait perdu l’idée qu’il viendrait pour demander des lettres ou quoi que ce soit au monde, n’y voyant plus au travail d’aiguille, elle ferma soigneusement ses livres, se persuadant qu’elle n’avait rien à faire dans la maison, puisque personne n’y venait plus. Elle se trouva, sans s’en douter elle-même, assise au canapé de jonc, dans le coin délaissé par M. Stone et perdue dans une tristesse qui la faisait brûler.

— « Sûrement, dit-elle, en laissant pendre ses mains avec découragement, j’ai dans le cœur un reproche à me faire ; je n’étouffe ainsi que pour n’avoir pas assez pleuré mon père ; un père doit être tant pleuré par son enfant ! »

Cette pensée salutaire lui laissa répandre un déluge de larmes, et un peu de calme lui revenait, lorsque ses yeux se levèrent sur une personne debout devant elle, n’osant parler ni sortir, et que la nuit tombante ne l’empêcha pas de reconnaître. Lucy porta les mains en avant avec quelque frayeur, et demeura debout à son tour, sans opposer d’abord un seul mouvement à celui de M. Stone, qui, sans lui parler encore, saisit le bord de son tablier pour le porter ardemment ses lèvres. Lucy vit clair dans l’ombre. Ce genre d’aveu brusque et tendre lia toutes ses volontés d’une telle surprise qu’elle ne trouva pas plus de voix pour l’exprimer que si elle n’eût parlé de sa vie.

C’est alors qu’une déclaration d’amour vrai frôla respectueusement ses oreilles. Elle tremblait beaucoup et un bruissement étrange se passait dans sa tête ; mais elle entendit au fond de son cœur que chaque parole de cette langue, nouvelle pour elle, ne contenait qu’une espérance pure de l’amoureux jeune homme, presque aussi tremblant qu’elle. Lorsqu’une vive lumière apparut qui lui montra le visage irrité de sa mère. « Oh ! ma mère, s’écria-t-elle en retrouvant la parole dans une pieuse terreur, dites-lui que je l’aime, car je crois que je l’ai dit tout-à-l’heure à mon père. »

La pauvre mère, confondue de cette franchise vierge, regarda sévèrement M. Stone, qui la conjura de l’écouter un moment seul.

Alors Lucy, cachant sous sa main une partie de son beau visage, salua le jeune gentilhomme et disparut à ses yeux.

… Douze ans après que du consentement de sa mère, et dans le transport de son âme, cette enfant eut accepté l’hommage de Charly Stone, on trouve à l’entrée d’un autre village voisin, bordant la mer, une jeune femme qu’il est facile et triste de reconnaître pour Lucy Ryan. La beauté frappante de cette femme porte l’empreinte de l’infortune et toujours de la plus grande douceur. Les murs de son unique chambre sont nus ; tout est propre autour d’elle, et pourtant tout accuse une misère profonde. La pauvre femme, assise sur un escabeau, montre l’alphabet à un petit garçon de cinq à six ans, brûlé du soleil, tenant dans ses mains le livre abécédaire. Quelques étoffes, trop précieuses pour être à l’usage de la pauvre maîtresse du logis, sont dépliées sur une table grossière avec les humbles instrumens de l’industrie de la femme. Il est aisé de deviner par quel travail la belle indigente s’efforce à gagner du pain pour son docile écolier et pour elle-même.

La leçon prise, l’enfant est embrassé, et d’une voix caressante de mère, appelé un bon garçon, tandis que ses cheveux blonds, peignés avec amour, ruissèlent en deux parties lisses et égales vers chaque tempe. Alors un nouveau baiser récompense l’écolier plus savant d’une lettre, et qui s’est laissé faire beau.

— « Là ! mon petit roi ! dit la pauvre femme, et maintenant où est le frère pour t’emmener jouer avec lui ?

L’enfant, plus taciturne que d’ordinaire, la regarde, puis laisse comme à regret sortir cette réponse de sa bouche qui ne sourit pas.

— « Les grands garçons ont été méchans avec Charly, ma mère, ils ont crié contre Charly sur le rivage, quand il m’a renvoyé à ma leçon pour les empêcher de me rien faire.

— À quel jeu querellaient donc les grands, mon James ?

— À aucun jeu, ma mère, mais Dick Saunders appelait Charly d’un mauvais nom.

— Dis à ta mère ce mauvais nom, mon James ? »

James chercha, regarda par terre, puis devant lui, puis il dit : — « Je ne m’en souviens pas, ma mère. »

La femme se leva vivement avec un sentiment d’inquiétude, et, comme elle se dirigeait vers la porte, Charly lui-même se précipita dans la chaumière. En le voyant, sa mère poussa un cri, car pour la première fois de sa vie, elle le voyait avec cette figure.

Les mains de l’enfant étaient enfoncées dans ses poches ; ses sourcils noirs se rapprochaient avec l’expression de la colère, et ses lèvres tremblaient, tandis que des larmes aveuglaient ses yeux. Le front nu de cet enfant, qui paraissait avoir onze ans, sa face, ses oreilles étaient enflammés, et tout-à-coup le sang lui jaillit des narines. Évidemment il venait de se battre ; évidemment aussi il était le vainqueur : pourtant le seul sentiment de la mère fut l’effroi, car il ne put d’abord répondre aux questions pressées qu’elle lui adressait. — « Laissez James jouer avec la chèvre, ma mère, dit-il enfin en poussant le plus jeune hors le seuil, j’ai à vous parler. »

La mère s’assura au dehors que personne n’avait suivi Charly ; elle baisa le front du petit James, content de jouer avec la chèvre et ferma la demi-porte entre eux et lui.

« Ce grossier Saunders t’a blessé, cher ami de ta mère, dit-elle vivement en s’approchant de Charly.

— Pas tant que je l’ai blessé, ce faiseur d’histoires ! sanglota l’enfant. Ma mère ! Dick Saunders parle mal de moi et de vous.

— Et vous l’avez frappé, Charly ?

— Non pas au visage, car je suis trop petit : mais j’ai monté sur la digue et je lui ai donné du pied dans l’estomac.

— Que me dites-vous là ! qu’avait-il dit, enfin ?

— Je ne peux pas le répéter ; je n’ose pas me le répéter. Mais, ma mère, je suis assez grand pour vous demander… ce qu’il faut que je vous demande : M. Mac-Daniel qui vient de mourir l’autre année, n’était-il pas le père de James ?

— Il l’était, sans nul doute, Charly. La pauvre femme commençait à se troubler.

― Le père de James, et votre mari donc ?

— Oui.

— Et mon père aussi ? »

Elle changea de couleur et baissa les yeux sous le regard profond de son enfant. Après quelques secondes de perplexité, cette femme répondit d’une voix qu’elle s’efforçait d’affermir :

— « À présent, Charly, je sais ce qu’ils disent de vous et de moi. Et puis, le temps est venu en effet de vous instruire de ce qui vous concerne de si près.

— Dick Saunders n’aurait donc pas inventé d’histoire, ma mère ! « interrompit Charly, en se levant effrayé, et sans le savoir peut-être, interrogeant curieusement le visage pâle de mère. Elle-même le parcourut des yeux comme s’il devenait tout-à-coup un autre que son enfant. Elle soutint d’abord avec épouvante le regard ardent de la jeune créature, puis elle tomba sur une chaise en se cachant sous ses mains et pleurant avec amertume.

Cette vue pétrifia l’enfaut que mille idées inconnues assaillaient tour-à-tour. Ses genoux plièrent devant la honte qu’il venait d’entrevoir ; il eut peur de sa puissance sur cette femme qu’il aimait et craignait comme Dieu, et lui jetant timidement les deux bras autour du cou :

— Pardon ma mère, dit-il d’une voix étouffée. Pour la femme, avec une tendresse indicible, et comme ivre de douleur, elle l’embrassa long-temps sans pouvoir lui répondre autre chose que des baisers.

— Non, Charly, reprit-elle quand elle put parler, le bon M. Mac-Daniel n’était pas ton père… attends un moment. » Sur quoi la femme souleva une natte de paille grossière qui servait de portière à la petite pièce voisine, où son lit était caché. Elle revint presque aussitôt tenant un portefeuille usé qu’elle confia aux mains de son fils debout devant elle, puis s’assit, évidemment pour respirer de l’effort qu’elle venait de faire sur elle-même. Un moment, cette belle créature humiliée releva la tête avec quelque fierté devant l’apparition du passé ; puis la détourna ; essaya de ranger son ouvrage sur la table, afin de reprendre un peu de maintien ; mais elle ne parvenait pas à surmonter ses larmes qui continuaient de couler, tandis que le jeune garçon la regardait alors avec plus de tristesse que d’empressement de s’instruire.

— Ouvre cela, lui dit-elle avec une solennité simple. Tu sais lire à présent. M. Mac-Daniel t’a fait aussi savant que pas un de ton âge, ouvre cela, tu sauras de ton père tout ce que tu veux savoir. »

Instinctivement saisi de la gravité de leur situation, Charly devint pâle à son tour et s’assit lui-même, car les jambes lui manquaient. Tandis qu’il obéissait en silence au commandement de sa mère, il se rappelait qu’il l’avait, plus d’une fois, surprise à pleurer sur ce portefeuille délabré. C’est à peine s’il osait l’ouvrir. Quand il l’osa, une petite peinture s’offrit à son regard, et le fit tressaillir.

— « Mon père était capitaine de vaisseau ! s’écria-t-il.

— Oui, Charly, officier dans le service naval du Roi.

— Et gentilhommme, ma mère ?

— Sa commission l’a rendu tel ; mais il l’eût été de même sans sa commission.

— Il fut donc votre mari avant que M. Mac-Daniel vous épousât, ma mère ?

— Votre père et moi nous ne fûmes jamais mariés. »

Le silence le plus morne suivit ces paroles brèves. Elles tintèrent entre la mère et le fils, et les saisit ensemble d’un affreux battement de cœur. Les traits les plus jeunes trahirent un combat intérieur d’une étonnante amertume, tandis qu’ils étaient comme terrifiés devant la miniature. Tout-à-coup le pauvre enfant mordu au cœur par une autre angoisse demanda, la gorge serrée : « est-il mort, cet homme ? »

La femme frissonna ; ses mains se joignirent ; un sentiment superstitieux traversa son esprit : elle trembla que Dieu, pour la frapper, n’eût mis cette parole dans la bouche de son enfant, et s’écria : « Je ne sais pas ! je ne sais rien ; j’espère en Dieu que non. Parfois je crois une chose, et parfois une autre. Écoute, mon aimé… »

Charly, troublé de son désordre, se remit à genoux devant elle. « Non, ma mère, je ne veux plus rien apprendre ; je ne veux plus vous voir triste. Tais-toi, ma mère ! tais-toi ! répéta-t-il avec passion ; ce qui fit involontairement sourire d’amour cette humble coupable. Elle reprit pourtant avec mélancolie et comme se parlant à elle-même :

« J’étais bien jeune quand j’ai connu cet homme-là. Je m’étonne encore, comme il s’est étonné depuis sans doute, qu’il ait trouvé en moi rien d’aimable, rien, sinon l’innocence d’un enfant, que l’on devrait bien, mon Dieu ! laisser pur à sa mère. J’étais en tout si loin de mériter qu’il perdît son âme pour moi, même au prix de toute la mienne ! Ma mère n’avait pu faire en faveur de mon ignorance que ce que j’ai tâché de faire pour toi, mon bien ! elle m’avait mise de bonne heure à d’honnêtes écoles, jusqu’à ce que je devinsse grande et utile à notre maison bénie. Ce fut là peut-être mon charme à ses yeux à lui, car sitôt qu’il eut reçu de ma mère l’espoir de m’obtenir pour femme, un jour il devint aussi mon maître. Tout ce qui pouvait élever mes idées, agrandir mon intelligence et ma foi, il semblait heureux de me l’apprendre. Il se faisait, disait-il, une honnête compagne et un ami solide pour tout son avenir ; il touchait beaucoup mon cœur aussi ! Mais je ne dois pas m’arrêter à l’histoire de mon cœur : il y a long-temps que je ne suis rien, moi !

« T’ai-je dit que j’avais quatorze ans dans ce temps doux et cruel, vraiment ! Nous devions être mariés deux années plus tard ; c’était la résolution de ma mère, c’était aussi la condition de sa famille au consentement de cette union qui remplissait mal l’ambition de son père. On a beaucoup d’ambition dans son fils, vois-tu. Je comprends cela maintenant, dit la femme en s’interrompant elle-même, pour regarder longuement son garçon déjà beau.

« Rien ne va comme on se l’est promis. C’était pourtant une belle journée que celle qui m’en préparait de si tristes. J’étais, comme pour une fête, mieux habillée que les autres jours, car, après de vives instances, ma mère avait permis qu’il nous menât voir un vaisseau royal entré dans notre rade depuis quelques semaines. C’était la première fois que j’allais sortir avec lui ; c’était comme la première proclamation des bancs de notre lointain mariage, et les maisons, les rues, l’air, la mer, dont le bruit nous appelait ensemble, tout, selon moi, bougeait de joie, parce qu’à vrai dire, je n’étais rien que joie en moi-même, et quand on est heureux on prête à tout le bon vouloir de s’en réjouir avec vous.

« Il vint en effet, mais revêtu de l’habit de départ : le vaisseau du roi l’emmenait dans la nuit. Après avoir ouvert précipitamment la porte, il s’adossa contre elle, hors d’haleine, tenant dans ses mains l’ordre inattendu qu’il nous montrait sans pouvoir proférer une parole. Je sentis que c’était là un malheur : je me tins immobile, tandis que je le lisais tremblante comme au jugement dernier ; puis je reportai ma vue troublée sur lui, dont les cheveux et le visage étaient couverts de sueur, tandis qu’il tenait ses regards à la terre dans un profond accablement. Une idée le fit bondir vers ma mère qu’il supplia de nous marier le soir même afin de se soumettre à ce départ qui ne lui paraissait qu’une trahison. Hélas ! d’où partait-elle ? Ma mère lui rompit brusquement la parole. Elle opposa mon âge d’adolescente ; elle opposa toute sa famille inconnue ; elle s’arma, Seigneur ! de tous ses effrois de mère, de sa raison indignée qu’une enfant prétendît à devenir femme et mère à son tour, et tandis que je pleurais à ses genoux comme lui-même, elle nous quitta pour se soustraire à ce qu’elle nommait notre imprudence, nous laissant désespérés l’un pour l’autre et seuls. Seuls ! miséricorde ! se retraça la femme en attrapant convulsivement la tête de son enfant sur le quel ses larmes recommencèrent à couler. ― Je ne l’ai jamais revu, acheva-t-elle d’un accent étouffé. »

Charly, dont les idées confuses devenaient une souffrance qu’il s’efforçait d’autant plus de vaincre qu’il tremblait d’affliger davantage sa mère, lui demanda doucement si son père avait souvent écrit. Elle laissa tomber ses bras et secoua la tête sans répondre.

« D’où vient donc ce portrait, poursuivit-il, cherchant à concilier dans son esprit l’habit de capitaine de vaisseau avec le titre d’aspirant de marine sous lequel son père avait dû partir.

— Ce portrait, Charly, n’est dans mes mains que depuis deux ans. J’ignore comment il est venu jusqu’à moi ; un pauvre à qui j’avais fait l’aumône de quelques hardes dont je pouvais encore disposer, disparut après l’avoir, selon toute apparence, déposé sur cette même table, ce qui me fît le soir un grand saisissement.

— D’où suis-je donc venu, moi ? » dit à voix basse le triste Charly, tandis que sa mère, pressant sous ses mains fiévreuses son front chargé de rougeur, demandait à Dieu de saintes paroles pour éclairer son jeune juge, et elle répondit :

« C’est là ce que je n’ai su moi-même qu’après d’étranges souffrances. J’ignorai durant plusieurs mois, que l’étroit embrassement d’un homme m’eût changée de ce que j’étais la veille de cet unique embrassement. Tandis que je pleurais, il m’avait dit à genoux laisse-toi fiancer et je jure Dieu que je n’aurai jamais d’autre femme que toi. Un frisson me saisit alors et je restai ta mère. Ce fut la mienne qui me l’apprit avec terreur, tandis que par suite de malheurs sur malheurs et de grandes humiliations, nous traînions une misère extrême. Un de ces jours-là, Charly, nous nous trouvâmes trois devant la miséricorde divine. Tu étais venu partager les douleurs et le pain de ton inconsolable mère. »

Charly, sans parler, se prosterna devant la pénitente et cacha sa tête dans ses genoux.

« Le canon du vaisseau qui rappelait à bord l’équipage avait réveillé l’âme de ma mère et notre raison perdue. Ma mère rentra, tandis qu’il traçait à la hâte cet écrit, regardé par nous comme le contrat du ciel, et qui nous mariait devant elle comme nous l’étions devant l’éternité. « Prenez compassion de moi et de ma femme, lui dit-il, en me remettant toute faible à sa pitié et s’élançant éperdu vers le signal qui redoublait. Quand je rouvris les yeux, ma mère pleurait sur moi.

« Des bruits, des regards que je ne pouvais pas comprendre, parce qu’il est affreux de comprendre, vinrent bientôt corrompre jusqu’à ma tristesse, qui m’était chère. Une femme, que j’avais vue passer plus d’une fois, dont les yeux hardis me faisaient baisser la vue, s’approcha tout-à-fait un jour de la vitre, pour m’exa miner avec un rire haineux. Quand nous fûmes ruinées et hors d’état de soutenir notre maison devenue déserte, quand ma mère, calomniée, fut contrainte de quitter avec moi le pays natal, où tout s’était tourné contre elle, elle a toujours pensé que cette femme, un peu riche et qui nous succéda dans notre chère demeure, s’était vengée sur moi d’avoir été plus aimée qu’elle d’un homme qui ne m’a pourtant jamais écrit. Son silence m’avait brisé le cœur. Ma mère en mourut. Toi tu m’aidas à vivre, car tu étais petit, et tu ressemblais à ce doux portrait de Charly Stone.

— Charly ! s’écria l’enfant ; Charly ! oh ! merci, ma mère, je m’appelle comme lui », et il serra sa mère d’une étreinte passionnée.

— Ma mère qui avait emporté sa bible me disait quelquefois :

— Sommes-nous ruinées puisque nous avons ce livre ?

— J’en écoutais en effet toutes les pages comme s’il y eût une voix au fond qui me parlât, me reprochant et me consolant tout en semble. Cette voix dit des choses plus tendres que n’en savent les hommes, et celui qui aime bien, connaît bien ce que veut dire ce langage : c’est un grand cri qui perce le ciel et va jusqu’aux oreilles de Dieu.

« Cinq années se passèrent ainsi, résuma-t-elle, en essuyant les yeux de son garçon. Cachées et comme perdues dans le faubourg d’un petit port de mer, la misère et le courage nous tenaient toujours une compagnie fidèle. M. Mac-Daniel, mon parrain, catholique comme nous, ayant été appelé au lit de mort de ma mère, fut touché de cette triste histoire que je te raconte, mon enfant, et qu’elle lui confia dans sa terrible vérité. M. Mac-Daniel effrayé de mon avenir et du tien, promit de m’épouser si je n’en avais pas l’aversion. Les dernières paroles de ma mère, qui me regardait d’un regard auquel on ne peut désobéir quand il vous demanderait votre vie, furent la prière de ce mariage qui lui paraissait un double salut pour moi, fort jeune encore, et pour toi, Charly, qu’elle aimait de toute son âme ! Je ne trouvai rien à lui répondre que « oui, ma mère, pour votre bénédiction ! » Et sois sûr qu’elle nous l’a donnée, mon Amour. J’ai tant souffert ! — Et puis ? demanda Charly, en voyant de nouveaux pleurs venir.

— Et puis, tout fut dit pour moi. M. Mac-Daniel avait quelque aisance comparativement à nous ; c’était presque un père qui nous relevait ensemble ; j’en remercie encore Dieu et ma mère. Mais le malheur me connaissait, il ne m’oublia pas.

« M. Mac-Daniel ne fut pas récompensé dès ce monde de son dévoûment généreux. On le trompa dans quelques associations d’intérêts. Un voyage ayant été jugé nécessaire pour sauver tout ce qui lui restait encore, il ne revint que pour mourir de l’affliction de me voir replongée dans la misère avec un fils de plus. Et voilà tout, Charly.

— J’aimais beaucoup Jame, répliqua sérieusement le jeune garçon, je l’aimais tout-à-fait comme un frère, et présentement que je sais mon sort, je l’aime encore mieux pour l’amour de son père, qui me fut si bon à moi, l’orphelin. »

Il y avait une tristesse si grave et si mesurée dans cette dernière parole de Charly, que sa mère tourna les yeux vers une petite vierge qui pendait dans un coin de leur pauvre chambre, comme l’appelant en témoignage de la valeur d’un tel enfant. Après quoi, pressant ses lèvres brûlantes contre l’oreille de son fils.

« Fais donc rentrer le pauvre ange qui joue depuis si long-temps avec la chèvre. »

Lui se leva, puis, quand il fut au seuil, il revint rêveur, et rendant à sa mère le portefeuille refermé sur le portrait, il lui demanda s’il pourrait le revoir une autre fois encore. Elle le lui passa pieusement au cou, lui disant de le garder toujours, car ajouta-t-elle avec un soupir profond, tu viens de l’acheter bien cher !

Trois semaines environ après cet entretien qui développa chez l’enfant une tendresse plus visible pour sa mère, elle lui prit la main comme ils étaient seuls, et le poussa doucement sous la petite vierge, ayant à lui déclarer qu’il fallait se résoudre à se quitter pour un temps ; puis elle lui montra quelques pièces d’argent soigneusement enveloppées, fruit de son travail et de ses jeûnes rigoureux, mis à part pour cette époque décisive.

« Avec cela, lui dit-elle, tu entreras à l’école de Sitt que ton père a quittée il y a douze ans. L’indigente veuve d’un ancien armateur vient d’oser demander pour toi cette justice : au nom de l’honnête Mac-Daniel, nous l’avons obtenue. Je te conduirai moi-même, je tâcherai de mériter les épreuves dont il plaît à Dieu d’honorer ma faiblesse : aide-moi ! Tu deviendras aspirant de marine ; à ton tour tu me diras adieu pour chercher… ou pour remplacer ton père. Ton père doit être un grand capitaine !

— J’irai, répliqua Charly qui l’avait écoutée sans lever les yeux. Je le chercherai partout ; je reviendrai capitaine, ajouta-t-il avec une confiance profonde, et je te consolerai, moi ! »

Durant ce propos qui, pour quelques momens, tint cette femme abandonnée entre ciel et terre, le petit James frappa des pieds contre la demi-porte, appelant de toute sa force Charly pour le conduire au rivage. Il raconta joyeusement que le vieux Lark, ancien garde-côte, criait là-bas qu’un trois mâts se voyait à distance, et que beaucoup, dans le village, allaient voir le grand vaisseau. Charly ne demanda que des yeux la permission d’y courir, tandis que James le tenait par sa manche pour l’entraîner plus vite. La mère leur enjoignit d’éviter les sables et de ne pas s’aventurer devant la grande marée.

La brise fraîchissante l’annonçait déjà.

La main dans la main, les enfans s’éloignèrent. Il n’y eut que James qui parlât durant leur marche. Charly demeurait silencieux, bien que son frère secouât sa main à chaque instant pour l’obliger de répondre à son babil animé. Ils rencontrèrent des groupes de camarades que le petit James voulait rejoindre ; mais l’aîné l’attirant contre lui les dépassa, la tête haute et ridant son front. Sa mère seule eût pu définir le mélange de honte, de tristesse et de fierté qui soulevait sa poitrine dépositaire d’un grand secret. D’autres groupes d’enfans et de mariniers se montrèrent sur les galets ; mais le jeune mysantrope ne voulut pas y descendre jusqu’à ce qu’ils se fussent disséminés vers différens points du rivage.

Le temps est alors de la plus grande sérénité. Une brise croissante ne chasse encore qu’avec une feinte colère les vagues qui meurent sans bruit sur la plage à peine chargées d’écume. Tantôt le soleil nu, tantôt le nuage blanc, ombre et lumière, alternent leurs effets sur la face immense de la mer, frappée tour-à-tour de teintes dorées, de larges reflets verts, pourpres et bleus. L’œil découvre à l’horizon la voile et le pavillon bariolé, tandis que l’espace n’est heurté que par les roches noires se détachant avec hardiesse sur le ciel tout azur.

Le trois mâts annoncé par James, se dresse immobile à moins d’un mille de distance du rivage, d’où l’on peut facilement le reconnaître pour un vaisseau de l’Inde. Tandis que le plus jeune des enfans conjure son frère d’approcher autant que possible des sables secs, Charly, sans s’émouvoir, enveloppé dans ses jeunes tristesses, arpente silencieusement la digue. Il observe avec une vague jalousie qu’il y a là bien des enfans avec leurs pères assistant à ce beau spectacle. Alors : comme pour braver la gêne de son cœur, il s’avance résolument vers les flots, sous la ligne basse des rocs, formant plus loin une plate-forme saillante au-dessus du bord. On monte à cette plate-forme graduellement par la continuation des falaises qui prennent naissance au bout de la digue, et conduisent sans beaucoup d’obstacle à cette espèce d’arc-boutant. Toutefois, avant de l’atteindre, il est comme défendu par un cercle irrégulier de roches noires étroitement enclavées l’une dans l’autre, enfermant le dernier sentier couvert durant la marée haute.

Charly n’avait pas l’intention de s’y aventurer ; mais tandis qu’il marchait dans une direction oblique afin de l’éviter, quelques jeunes garçons turbulens ayant à leur tête Dick Saunders, parurent se diriger contre lui. Charly jugea d’un coup-d’œil qu’ils étaient trop nombreux pour les affronter tous ensemble, et conduisit en toute hâte son jeune frère à la base des grands rocs. Plusieurs autres fois il avait risqué de passer outre quand la marée était plus avancée ; toujours il était revenu sain et sauf au rivage sans autre inconvénient que les pieds mouillés et quelques éclaboussures réjouissantes autant qu’inévitables, car la cime des rocs ne pouvait être facilement escaladée, tant leur barrière était haute et raide.

Le flot depuis peu d’instans allait et venait déjà chargé de bruit.

À quelques cents pas se montrait une fissure étroite d’un accès attrayant, mais difficile ; cette ouverture menait à l’arc-boutant. Charly soutint James en rampant le long des arcades tournoyantes, après quoi l’aidant pour le faire gravir par cette fente rocailleuse, ils parvinrent à l’espèce de promontoire suspendu sur le golfe, et tournèrent fièrement leurs regards vers la mer.

Leurs yeux, pleins d’une ardente curiosité, s’attachent au spectacle d’un intérêt immense pour tous les âges, celui d’hommes échappés aux dangers des grandes mers. Un vif mouvement s’opère sur le pont du trois mâts si près d’eux alors qu’ils en distinguent la chaloupe glissant légèrement à la mer ; elle touche les vagues dansantes à la proue du vaisseau et se remplit de rameurs comme pour être envoyée au rivage.

Le cœur de Charly bat avec force devant cette scène qui n’a jamais éveillé sa sympathie comme à cette heure. Cependant les marins demeurent immobiles sur leurs rames, et semblent attendre l’ordre de partir. Parfois la chaloupe flotte et s’élance comme hors de l’eau, car la brise devient plus aigre et la vague plus rude. Charly reste là près d’une heure sans mouvement, et, pour la première fois de sa vie, sans répondre aux étonnemens naïfs de son petit compagnon.

Enfin, l’homme que semble attendre la chaloupe, apparaît sur le pont et descend au milieu des rameurs. Sa vue frappe délicieusement James qui, battant des mains et les cheveux blonds au vent, crie : « Ah ! voilà ! voilà le capitaine ! »

Ce nom, ce vêtement, font frissonner le pensif Charly qui ne pousse qu’un sanglot devant cette ombre de son premier rêve. On pourrait dire qu’avec la rapidité d’un oiseau, son âme vient d’atteindre à cette barque dont le chef se tient debout, pointant au rivage où Charly brûle d’aller le voir descendre.

Le tumulte croissant des eaux, qui bruit dans ses oreilles, le frappe aussi d’un brusque avertissement. L’expérience lui rappelle qu’il est plus que temps de retourner à la grève, s’il veut n’avoir que les pieds mouillés ; mais l’enfant ne calcule pas que les sables au-dessus desquels ils sont pour lors enfermés, doivent être envahis déjà par la mer qui s’enfle ; il ne calcule pas que la marée au milieu de son flux, court avec la rapidité de chevaux qui s’échappent ; il l’entend alors se briser contre le côté droit de la barrière, et se ressouvient tout-à-coup des avertissemens de sa mère. L’augure est confirmé : c’est là l’impétueuse marée de l’équinoxe du printemps.

Redescendus avec précipitation jusqu’à l’ouverture qui ramène à la chaîne des rocs, les enfans jettent un dernier regard curieux par cette fente, pour revoir encore le vaisseau, après quoi Charly saisit la main de son frère pour le ramener au chemin qu’ils ont parcouru ; mais à sa grande consternation une vague formidable fouette leur visage à travers l’étroite fissure. L’aîné grimpe vivement aux rocs qui ramènent vers la grève ; la mer écumante se soulève à l’entour. Le regard perçant du jeune garçon cherche et retrouve la chaloupe en travail, ballottée à quelques encablures du rivage. Il hêle de toute la force de ses poumons, se laisse glisser rapidement jusqu’au petit effrayé, l’élève contre le roc au-dessus de sa tête, et gravissant ainsi des pieds et des mains jusqu’au méplat qu’ils viennent de quitter, il pousse de nouveau ses longs cris d’alarme. Une cavité propice de la forme d’un berceau formée par la jonction irrégulière des rocs, lui suggère l’idée d’y placer l’enfant éperdu et pleurant qu’il préserve ainsi d’être inondé par la mer montant avec une incroyable promptitude : alors, recommençant à ramper jusqu’à la cime aiguë de la falaise, il lance pour la dernière fois dans l’espace sa voix désespérée.

La clameur vient d’être entendue, car l’embarcation luttant à fleur de vagues, dévie tout-à-coup de sa route et longe vers les récifs ; mais presque aussitôt elle semble hésiter et se détourne à l’approche de cette côte hérissée.

« Ma mère ! crie à cette vue le pâle Charly ; ma mère ! votre plus petit, votre James est perdu ! par ma faute, nom du ciel ! par ma faute ! »


Il juge vite en effet que quand même lui, le plus fort, pourrait nager jusqu’au rivage, l’autre chétif sera noyé dans sa crêche de pierre, avant le retirement des eaux.

« Non ! non ! non ! » jure-t-il tout-à-coup à travers les vagues tumultueuses, et dépouillant sa veste, sa ceinture et sa chemise qu’il déchire, il en forme instantanément une sorte de cordage.

« Non ! non ! continue-t-il à hurler dans le vent et la mer qui battent ses membres nus, et courant au plus jeune dont les dents claquent de froid et d’épouvante :

— Laisse-toi faire, dit-il, ne crains rien, je suis grand ; viens ! je suis ton père, mon petit. Laisse-toi lier sur mon dos, et je nagerai comme un poisson pour toi. »

James arrête ses sanglots, comme frappé du seul danger de son frère ; il s’accroche au roc et crie :

« Oh ! je t’enfoncerai, Charly ! va tout seul, va chercher ma mère. Je resterai bien sage, sans bouger : je prierai Dieu. J’attendrai jusqu’à demain. »

Durant cette lutte, et tandis que Charly renouvelle sa prière avec autorité, les brisans s’élancent tout-à-coup pour atteindre le sommet des falaises ; ils frappent, ils surmontent l’espace comme des troupeaux de coursiers furieux et sans frein.

La chaloupe qui s’est dévouée s’approche pourtant. Charly qui l’aperçoit pousse un cri de joie sauvage qui retentit par toute la côte. Mais en saisissant James pour le sauver de gré ou de force, le ruban du portrait se rompt, la petite peinture roule au bas du récif ; il veut la ressaisir, il perd l’équilibre, et roule au fond des brisans qui l’entraînent.

Le capitaine du trois mâts, qui venait d’observer ce débat entre les deux enfans, voyant l’aîné tomber à la mer, ordonne à ses hommes de tenter un coup hardi et d’avancer vers le point où le garçon vient de rouler.

Charly reparaît nageant avec force, non vers son salut, mais pour se cramponner aux roches noires. En vain le capitaine et les rameurs l’appellent à grands cris, il ne les écoute plus. Une idée l’emporte, il veut sauver son enfant.

A la réapparition de Charly, une femme, montant comme avec des ailes le sentier glissant des récifs, jette un grand cri vers le ciel. Le vieux Lark soucieux et quelques mariniers la regardent aller, mais pas un n’ose la suivre parmi les chemins heurtés qui mènent à l’arc-boutant.

La voix connue de cette femme atteint le jeune nageur, malgré les hauts bruits de la mer ; il redouble ses efforts intrépides pour remonter jusqu’à James, mais tout mouvement devient inutile. Une attaque renforcée des brisans inonde le cercle entier des rocs ; nulle partie des arcades ne demeure visible, excepté l’enfoncement élevé, au milieu duquel le petit James reste comme incrusté parmi des flots d’écume.

Sa mère à la côte, son frère à la mer, le capitaine debout parmi ses matelots, sont vainement témoins de la conduite du petit patient. D’abord il s’est assis, puis relevé, puis agenouillé, tendant les bras ; puis une lame le frappe et le fait chanceler. Une autre accourt ; il tombe, disparaît, revient encore ; puis, enlevé sur la pointe aiguë du roc, il hausse ses mains qu’il tord sur sa tête ; puis, au troisième assaut de la vague furieuse, l’innocent est engouffré dans le tourbillon des eaux…..

En ce moment, la chaloupe active atteignait le plus grand épuisé, qui, comme instinctivement appelé par les efforts de l’équipage, tourne et dérive languissamment de son côté.

« Que diable ce jeune requin tient-il donc entre ses dents ? » dit le capitaine, en assistant ses matelots du bras et de la rame. Attiré par lui dans la barque, Charly, sans un mot, sans un cri, tombe au fond comme asphyxié. La miniature coule alors sans effort de ses dents entr’ouvertes, et le capitaine l’ayant reçue dans ses mains étonne les matelots par l’exclamation de surprise qui lui échappe. Avidement penché sur le visage mouillé de l’enfant et plongeant jusqu’au fond de ses traits, il plie le genou, appuie sur l’autre ce visage livide comme la mort ; touche, craintif, ses joues froides et son front, pleure amèrement sur lui, quoique en silence, et les marins sont là tout émerveillés de voir leur grave et rude capitaine embrasser étroitement le jeune garçon évanoui. À peine la chaloupe a-t-elle tiré vingt brasses que le petit James flotte devant elle ; le capitaine, ayant rejeté doucement son fardeau, s’élance à mi-corps, tend les bras avec énergie, et retient au passage la frêle créature.

« Au rivage ! au rivage ! » crie le capitaine troublé. L’ordre vigoureusement exécuté, la barque court légère, aidée par le courant, et s’échoue sans secousse sur les galets, à peu de distance de l’endroit où les roches trempent leur surface dans l’eau.

Durant cette action, la mère, éperdue et remplie d’une sainte force, redescendait les récifs, redevenus çà et là plus visibles. Tandis que le capitaine lui rend son enfant qu’il portait enveloppé dans son sein, elle regarde la foule sans la voir ; des mots inarticulés sortent de sa bouche comme des gémissemens. Ses yeux, ses mains, sa vie errent de l’un à l’autre enfant qu’elle veut ressaisir à-la-fois. L’étrange beauté de cette femme ne frappe qu’un seul au milieu des assistans en rumeur qui la suivent jusqu’à sa chaumière ; un seul donnerait le trois mâts qui flotte en rade pour arrêter l’âme dans ces deux enfans presque morts : celui-là commande impérieusement au chirurgien du bord, mêlé à l’équipage, d’éloigner les curieux interceptant l’air utile au salut de cette famille, Quelque argent qu’il distribue pour obtenir les premiers secours dans le village disperse en un clin d’œil tous les témoins qui l’importunent. Une autre sainte et pauvre femme pénètre en silence dans la masure qu’elle devine nue et stérile ; elle y apporte des vêtemens secs pour la mère, un cordial, un peu de bois qu’elle allume, puis sort comme pour n’être pas reconnue, en signant son front devant la Vierge qui sait sa croyance. Celle-là aussi était catholique et regardée en dessous par les habitans du village.

Aux premiers baisers ardens de la mère, l’aîné de ses fils a rouvert ses yeux ; il les promène égarés sur cette mère qu’il adore ; puis, s’élevant sur son coude, les attache fixement au front du capitaine debout devant le lit tiré à la hâte contre l’unique fenêtre de cette chambre obscure.

C’est alors que la mère le détache de son cœur partagé pour courir au pauvre James, chaudement enveloppé dans les couvertures et livré aux soins actifs du chirurgien.

« Mon enfant ! mon enfant ! demande-t-elle d’un accent que toute mère devine, et qui va remuer l’âme d’un homme dont elle ignore la présence.

— Il vivra, répond le chirurgien, mais ne le saisissez pas avec des larmes ; il est très faible. »

Cet ordre fait plier de joie les genoux de la femme et cloue sur ses lèvres ses ferventes prières.

« Moi, je ne pleure pas, dit Charly d’une voix déjà forte, tandis que sur le même lit, s’étant avancé jusqu’à James, il étreint doucement l’enfant, qu’il ranime, et lui souffle la vie avec sa chaude haleine.

— Hardi, mon brave ! s’écrie en riant le chirurgien, et avale cette gorgée pour te ramener tout-à-fait des nôtres. »

Voyant les choses aller ainsi, le capitaine pose doucement sa main sur l’épaule de la mère et lui demande quelques secondes d’entretien. Surprise, elle se lève par un sentiment de reconnaissance et de respect, et le suit à l’autre extrémité de la chambre hors la vue de tous.

Le soleil couchant répandait alors une clarté rougeâtre sur les objets environnans ; la pauvre chambre en était comme illuminée :

« Lucy ! » fut d’abord la seule parole dite à voix basse par le capitaine dans l’oreille de cette femme qui se crut frappée de démence. Elle se retourne pour regarder en face qui lui parle ; son âme s’émeut en elle et s’effraie. Mais Lucy reconnaît sa vraie vie et tombe sans force contre le mur devant l’homme qui vient de la nommer.

« Je crois en Dieu ! s’écrie-t-elle les mains étendues vers Charly Stone.

— Je crois en toi ! lui répond-il en saisissant ses mains et l’attirant à lui, puis il parcourt d’un regard triste les traits charmans, devenus si pâles qu’ils en sont comme divins.

— Tu as souffert, Lucy ! il faut me pardonner, poursuit-il avec une sincérité profonde. J’ai souffert pour toi aussi. J’ai lutté longtemps pour t’effacer de mon cœur. Ton silence à tant de lettres m’avait irrité, mais effrayé souvent. Tout ce que je pus recueillir après cinq ans d’anxiétés cruelles, c’est que vous étiez partie, et perdue… Moralement perdue. Si l’on m’eût dit que vous étiez morte, on m’eût rendu moins malheureux ; j’aurais pleuré ma femme, et je pris en horreur mon infidèle maîtresse. J’ai tout appris depuis peu : cet enfant aujourd’hui m’a tout confirmé sans me dire une parole. Je sais, Lucy, que vous êtes pure comme cet enfant. La colère d’une femme vous a fait bien du mal, et à moi aussi, ma chère âme. Le remords l’a touchée enfin cette femme, parce qu’elle est devenue mère à son tour. C’est alors, m’a-t-elle écrit, qu’elle eut honte de se trouver si méchante auprès de son enfant ; c’est alors que ne pouvant plus rendre mes lettres, interceptées à la poste, où elle vous avait succédé pour dérober ces lettres qui vous envoyaient ma vie, et qu’elle avait détruites dans sa vanité jalouse, elle vous aurait du moins fait remettre un portrait que vous n’aviez pu recevoir, après la quatrième année de mon absence.

— Pitié ! dit Lucy, ma mère ne s’était pas trompée. Mais ce portrait est revenu bien tard, et vous aussi, Charly Stone : car voilà comme je suis devenue. »

Le capitaine se leva sans répondre, attiré par la voix de Charly, qui tenait par la main le petit James ressuscité.

« Il vient te dire que je ne l’ai pas tué, ma mère ! criait-il en riant et en sanglotant tout ensemble.

― Là ! là ! » dit-elle en apaisant cette jeune âme trop tendue, en même temps que les yeux humides du capitaine laissaient connaître au chirurgien que son noble patron prenait à tous un intérêt fort grave.

En effet, peu d’heures après, le capitaine était marié à la veuve Mac-Daniel, dont il adopta le deuxième enfant. « Il descend des anges, dit-il, et fera route avec l’autre. »

La catholique charitable fut payée du feu qui les avait réchauffés. Puis, emmenant sa femme au vaisseau qu’il commandait en roi, le capitaine Charly Stone y fit monter ses deux fils et poursuivit son voyage.

Mad. Desbordes-Valmore.