Journal des Goncourt/VI/Année 1878

Journal des Goncourt : Mémoires de la vie littéraire
Bibliothèque-Charpentier (Tome sixième : 1878-1884p. 3-51).

JOURNAL
DES GONCOURT

ANNÉE 1878


Mardi 1er janvier 1878. — Ce jour, ce premier jour de l’an d’une nouvelle année, se lève chez moi, comme dans une salle d’hôpital. Pélagie, les mains et les pieds enveloppés de ouate, se traîne avec des gestes gauches, se demandant si jamais l’adresse des mouvements lui reviendra, et moi, la poitrine déchirée par des quintes de toux qui me font vomir, je me demande si je pourrai, ce soir, au sortir de mon lit, m’asseoir à la table de famille des Lefebvre de Béhaine.

Un coup de tonnerre singulier en Bavière. Il brûle une maison, rend folle une servante, fait marcher pendant deux jours une femme paralysée depuis dix-sept ans, refait aveugle la sœur de cette femme, qui avait recouvré la vue à la suite d’une opération de la cataracte.

Dimanche 6 janvier. — Aujourd’hui, le ministre de l’instruction publique m’a fait l’honneur de m’inviter à dîner. C’est la première fois, que mon individu fait son entrée dans un ministère.

En ce temps-ci, les ministères me semblent avoir quelque chose des grands appartements d’hôtel garni, où l’on sent que les gens passent et ne demeurent pas.

Me voilà donc dans le salon du ministère, meublé d’épouvantables encoignures en bois de boule, de canapés et de fauteuils recouverts de moquette, imitant les tapisseries anciennes de Beauvais, de gravures de la calcographie dans des baguettes de bois doré, sur les boiseries blanches.

Le choix des convives est tout à fait audacieux, et les mânes des anciens et raides universitaires, qui, le dos à la cheminée, se sont avancés jusqu’à ces derniers jours, vers leurs classiques invités, doivent tressaillir d’indignation dans leurs bières de chêne. Il y a Flaubert, Daudet et moi, et le dessus du panier des peintres et des musiciens, tous portant le ruban ou la rosette de la Légion d’honneur, et parmi lesquels Hébert et Ambroise Thomas apparaissent, cravatés de pourpre, et la poitrine chrysocalée d’une énorme croix.

On se rend dans la salle à manger. Bardoux prend à sa droite Girardin, à sa gauche Berthelot : le fabricateur de La France a été jugé un convive plus important que le décompositeur des corps simples.

Les domestiques tristes, ennuyés, compassés, apportent dans leur service un certain dédain des gens qu’ils servent : dédain qui me fait plaisir, comme une manifestation réactionnaire.

Le hasard m’a placé à côté de Leconte de Lisle, qu’on m’avait dit un ennemi de ma littérature. Il m’adresse un mot aimable, et nous causons. L’homme, avec ses yeux lumineux, le poli de marbre de la chair de sa figure, sa bouche sarcastique, ressemble beaucoup à un prélat de race supérieure, à un prélat romain. Je le trouve spirituel, délicatement méchant, parlant peut-être un peu trop des choses de son métier, versification, prosodie, etc.

De temps en temps, mon regard s’allonge et parcourt les vingt-cinq têtes rangées autour de la table. Je regarde, avec plaisir, la jolie petite tête enthousiaste d’un jeune homme, qu’on me dit être Massenet ; je regarde la tête chevaline du vieux Bapst ; je regarde la tête étonnamment simiesque de Girardin, qui broie sa nourriture, avec les mouvements mélancoliques des mandibules de singes, mâchant à vide.

Nous sommes au dessert. On place devant nous des assiettes, au fond desquelles, imprimés en triste bistre, figurent les grands écrivains de Louis XIV, ayant au dos la date de leur mort. J’ai Massillon dans la mienne. C’est tout à fait caractéristique, ce service du ministère de l’Instruction publique, et, comme je disais : « Ça doit être un service du temps de Salvandy. — Oui, parfaitement, reprend Bardoux, il y en avait un du temps de M. de Fontanes, mais il est cassé… »

 

Quand je m’en vais, Bardoux me prend affectueusement le bras, me disant : « Voyons, vous n’avez pas quelque chose à me demander… pour quelqu’un… Vous n’avez pas à me recommander un ami ? » Et je m’en vais, touché de cette aimable offre, en pensant en moi-même, combien il faut que le malheureux ministre soit habitué aux demandes, pour que l’idée lui vienne d’en provoquer une, chez quelqu’un qui ne lui demande rien.

―――― Quelqu’un, ce soir, disait que l’impure commençait à manquer sur le marché de Paris. Il donnait cette raison, qu’autrefois l’homme de province allait dans une maison de prostitution ou couchait avec sa bonne. Maintenant le provincial entretient, et ce quelqu’un soutenait qu’à Rheims, qu’il connaissait bien, il y avait, à l’heure présente, près de deux cents femmes entretenues.

Mercredi 16 janvier. — La princesse revient aujourd’hui sur sa peine à quitter la France, sa maison, son chez-soi. « Il me semble, dit-elle, qu’il y a quelque chose qui se ferme dans ma tête… C’est comme un volet qu’on tirerait… Oh ! c’est très singulier, la dernière fois que j’ai été en Italie, à Bâle, voici une migraine affreuse qui me prend. Je suis obligée de me coucher, pendant que les autres dînent… Eh bien ! dans mon lit, j’avais là, mais vraiment, la tentation de me relever et de filer au chemin de fer, laissant mon monde continuer son voyage… J’ai besoin de Paris, de son pavé… Les quais, le soir, avec toutes ces lumières… Vous ne croyez pas qu’il y a des jours, où je me sens tout heureuse de l’habiter… Ça été si longtemps mon désir d’y venir… Non, quand je ne suis plus en France, il y a un trouble en moi, j’ai le diable au corps d’y revenir, d’y être, de me trouver avec des Français… Et la première fois que j’ai mis le pied sur de la terre française, en août 1841, il était deux heures du matin, “le premier pantalon garance” que j’ai aperçu, ça été plus fort que moi, je suis descendue de voiture pour l’embrasser… Oui, je l’ai embrassé ! »

Vendredi 18 janvier. — Les Charpentier rouvrent aujourd’hui leur salle à manger, pour un dîner donné à toutes les notabilités républicaines, à Gambetta, à Spuller, à Yung.

Gambetta arrive essoufflé, la voix rauque, se présentant avec une espèce de dandinement roulant, titubant, et toutes les marques et les apparences d’une caducité extraordinaire chez un homme, né en 1838.

Un moment, il cause intelligemment du rôle d’Alceste dans le Misanthrope, de l’insuffisance de Delaunay, de l’aspect sévère de Geoffroy qui, dit-il, portait la conscience du rôle.

Mardi 22 janvier. — On se demandait dans un coin de notre table de Brébant, comment on pourrait remplacer, plus tard, dans la cervelle française, les choses poétiques, idéales, surnaturelles : la partie chimérique que met dans l’enfance, une légende de saint, un conte de fées. De sa rude voix de gendarme du matérialisme, Charles Robin s’est écrié : « On y mettra de l’Homère ! »

Non, très illustre micrographe, un chant de l’Iliade ne parlera pas à l’intelligence de l’enfant, comme lui parle une histoire bêtement merveilleuse de vieille femme, de nourrice.

Mercredi 23 janvier. — Flaubert dit que toute la descendance de Rousseau, tous les romantiques n’ont pas une conscience bien nette du bien et du mal, et il cite Chateaubriand, Mme Sand, Sainte-Beuve, finissant par laisser tomber de ses lèvres, après un moment de réflexion : « Et c’est vrai que Renan n’a pas l’indignation de l’injuste ! »

―――― Au dix-huitième siècle, en cette époque humanisée, l’exil est toujours attaché à la chute d’un ministre : l’exil, un châtiment qui n’est pas du temps, et où il y a la cruauté d’une époque barbare.

Dimanche 27 janvier. — Daudet s’écrie : « Je suis un être tout subjectif… je suis traversé par des choses… je ne puis rien inventer… Déjà toute ma famille y a passé… Je ne peux plus aller dans le Midi… »

Lundi 28 janvier. — La femme, l’amour : c’est toujours la conversation d’une réunion d’intelligences, en train de boire et de manger.

La conversation est d’abord polissonne, et Tourguéneff nous écoute avec l’étonnement un peu médusé d’un barbare, qui ne fait l’amour que très naturellement.

Comme on lui demande la sensation d’amour la plus vive, qu’il ait éprouvée dans sa vie, il cherche quelque temps, puis il dit :

« J’étais tout jeunet, j’étais vierge, avec les désirs qu’on a, lors de ses quinze ans. Il y avait, chez ma mère, une femme de chambre jolie, ayant l’air bête, mais vous savez, il y a quelques figures, où l’air bête met une grandeur. C’était par un jour humide, mou, pluvieux, un de ces jours érotiques, que vient de peindre Daudet. Le crépuscule commençait à tomber. Je me promenais dans le jardin. Je vois tout à coup cette fille venir droit à moi et me prendre — j’étais son maître et là, elle, c’était une esclave — me prendre par les cheveux de la nuque, en me disant : “Viens !”

« Ce qui suit, est une sensation semblable à toutes les sensations que nous avons éprouvées. Mais ce doux empoignement de mes cheveux, avec ce seul mot, quelquefois cela me revient, et d’y penser, ça me rend tout heureux. »

Puis on cause de l’état d’âme après la satisfaction amoureuse. Les uns parlent de tristesse, d’autres de soulagement. Flaubert déclare qu’il danserait devant sa glace. « Moi, c’est singulier, dit Tourguéneff, après, seulement après, je rentre en rapport avec les choses qui m’entourent… Les choses reprennent la réalité qu’elles n’avaient point, un moment avant… Je me sens moi… et la table qui est là, redevient une table… Oui, les relations entre mon individu et la nature se renouent, se rétablissent, recommencent. »

Mercredi 6 février. — Flaubert, parlant de l’engouement de tout le monde impérial, à Fontainebleau, pour la Lanterne de Rochefort, racontait un mot de Feuillet. Après avoir vu un chacun, porteur du pamphlet, et apercevant, au moment du départ pour la chasse, un officier de vénerie, en montant à cheval, fourrer dans la poche de son habit la brochurette, Flaubert, un peu agacé, demanda à Feuillet : « Est-ce que vraiment vous trouvez du talent à Rochefort ? » Le romancier de l’Impératrice, après avoir regardé à gauche, à droite, répondit : « Moi, je le trouve très médiocre, mais je serais désolé qu’on m’entendît, on me croirait jaloux de lui ! »

―――― La femme de Zola, assez souffrante cette année, tire de sa maladie une beauté rare, faite de la douceur de deux yeux très noirs, dans la pâleur comme éclairée d’un visage.

―――― Étudiant quelques jeunes ménages bonapartistes, je me prends à douter de la restauration de l’Empire ; je les trouve, ces ménages, trop coureurs de plaisirs, trop jouisseurs, trop portés à la rigolade. Malgré tous leurs enthousiasmes, leur fanatisme, leur idolâtrie, je ne trouve pas au fond d’eux, le deuil des défaites, qui seul peut, selon moi, assurer le retour des partis vaincus.

Mardi 12 février. — On parlait, ce soir, de la finesse de Victor-Emmanuel ; le général X… s’écrie : « Fin, pas si fin que cela, mais le plus grand hâbleur de l’Italie, un vrai Gascon !… J’étais auprès de lui, lors de l’envahissement de l’État romain. Il se plaignait de n’être pas obéi, et il disait que Ricasoli, qu’il avait mandé, se refusait à venir, sous le prétexte d’un mal de pied, et que Cialdini voulait aller en avant… Comme je l’interrompais, lui disant qu’il n’avait qu’à donner des ordres. “Des ordres, des ordres, mais chez vous sont-ils obéis les ordres ?”… Tenez, que je vous raconte une anecdote. Vers la fin de votre campagne d’Italie, votre manchot (Baraguay d’Hilliers) vint me trouver, et me dit : “Je me fous de l’Italie, je me fous de la France, je me fous de vous, et je vais prendre les eaux, dont j’ai besoin !” »

Lundi 18 février. — L’histoire est le plus grand bréviaire de découragement : on n’y rencontre que des coquins ou d’honnêtes imbéciles.

Vendredi 22 février. — Bardoux, à la table des Charpentier, racontait un curieux dîner fait chez Axenfeld.

On s’était un peu grisé, et l’ivresse de tous s’entretenait de l’incertitude de la mort qui attendait chacun. Axenfeld déjà souffrant, d’abord silencieux, se levant tout à coup et dominant les paroles tumultueusement confuses : « Moi, s’écriait-il, je mourrai du cerveau », — et il se mettait à raconter sa mort, telle qu’elle arriva. Se tournant vers son voisin de droite, et le regardant avec l’œil perçant et profond des grands diagnostiqueurs, il lui disait : « Toi, tu mourras de ça, et comme ça, » lui détaillant longuement et presque méchamment, les souffrances de sa fin. Puis se retournant vers son voisin de gauche, il lui prophétisait, dans un épouvantable récit, sa mort.

Les dîneurs étaient dégrisés.

Samedi 23 février. — Je dîne chez de Nittis, qui, la semaine dernière, est venu voir mes dessins.

C’est le petit hôtel, le domestique en cravate blanche, l’appartement au confort anglais, où l’artiste se révèle par quelque japonaiserie d’une fantaisie ou d’une couleur admirablement exotique. Et de Nittis a chez lui des foukousa qui font les plus claires et les plus gaies taches aux murs. Il y a entre autres des grues d’une calligraphie baroque sur un fond rose groseille, une vraie joie des yeux.

On dîne : un dîner commençant par un macaroni, que de Nittis cuisine lui-même, en sa qualité de Napolitain, et finissant par un pudding anglais. Sa femme, une petite femme à la tenue modeste, réservée, avec quelque chose de fin, de futé, de scrutateur dans la physionomie, en même temps que de délicatement souffreteux, et qu’elle doit à une fièvre intermittente gagnée, dit-elle, en posant pour son mari près du Vésuve.

Il est arrivé quelques personnes de tous les mondes, qui, le dîner fini, ont pris place autour de la table. C’est Marsaud, l’homme qui met sa signature sur les billets de banque, et qui semble, sous son noir faux toupet, une figure allégorique de l’implacabilité de l’Argent. Et cet homme, aux sourcils blancs sur des plaques rouges, aux lèvres minces, à la figure presque cruelle, parle avec une voix amoureuse, une bouche humide, d’un petit paysage tout frais, d’un Harpignies qu’il a vu à une exposition, le matin, et qu’il a l’air de convoiter, comme un vieux a envie d’une pucelle.

On s’est levé de table. Mais qui racle une guitare ? C’est un des convives. C’est Pagans chantant une romance d’amour du XVIIe siècle, une vraie romance des chansons de La Borde, puis une vieille chanson d’amour arabe, finissant par une plainte, une espèce d’ululement, qui vous met un petit frisson derrière la nuque, et fait paraître la pauvre plainte amoureuse française, d’une sentimentalité bien bêtote.

Nittis a chez lui des vues de Paris, enlevées au pastel, qui m’enchantent. C’est l’air brouillardeux de Paris, c’est le gris de son pavé, c’est la silhouette diffuse de passant.

Jeudi 14 mars. — Voilà qui est un peu effrayant. Hier, à dîner chez la princesse, je me suis trouvé mal à plat : une syncope complète. On m’a couché sur un divan de la salle à manger, les jambes en l’air, on m’a jeté de l’eau de Cologne à la figure, la princesse m’a été chercher son éventail aux abeilles d’or — et je suis revenu. Mais je crains que mon cœur ne fasse plus qu’assez mal son service. Il faut se dépêcher de publier son œuvre.

―――― Claude Bernard, dans le délire qui précéda son agonie, ne répétait qu’un seul mot : « Foutu ! foutu ! »

Mercredi 20 mars. — Céard me donnait un joli détail sur les amours d’hôpital. Ces amours débutent d’ordinaire par une paire de jarretières, que la malade demande à l’interne aimé, de lui acheter.

―――― Burty racontait, ce soir, que le fils de Martener, le fils du médecin, dont Balzac n’a pas changé le nom dans Pierrette, avait une fille qu’il adorait. Dans un bal, ce Martener, qui était médecin, comme son père, en un tour de valse que fit sa fille, à un rien, à une pose de son cou, la vit poitrinaire, morte, perdue.

Je pensais, malgré moi à ce sommeil de mon frère, en face de moi, en chemin de fer pour Vichy, où j’avais vu un instant, sur son visage de vivant, son visage de mort.

―――― À Glascow, le dimanche, les protestants, pour associer l’animalité entière au repos du saint jour, recouvrent de linge les cages des oiseaux, y faisant la nuit. Ils ne veulent pas, en ce jour, que les oiseaux chantent.

―――― Un type de major de table d’hôte. Un chapeau placé de côté sur ses cheveux gris, coupés ras. Sous le chapeau deux rouges oreilles détachées de la tête, et une longue barbiche poivre et sel. L’homme mâchonne un bout de cigare éteint, a sur le dos un paletot à collet et à larges revers de fausse loutre ; et la main passée dans la chaînette cordée de son parapluie, il marche, en s’appuyant dessus, comme sur une canne plombée.

Mercredi 3 avril. — La chanteuse Alboni, cette large et joviale mangeuse, disait à une cuisinière, nouvellement entrée chez elle : « Vois-tu, ma fille, à la maison, dans les plats, il faut qu’il y ait de quoi en manger trois fois, pour chacun. »

Samedi 6 avril. — J’ai la conscience qu’en histoire, sortira bientôt de dessous terre, une génération pareille à celle qui s’est levée dans le roman, une génération qui se mettra à faire l’histoire à mon imitation. Oui, quoique les jeunes semblent jusqu’ici enracinés dans le vieux passé et les vieilles méthodes, j’ai la conviction, que d’ici à peu d’années, même parmi les élèves de l’école des Chartes, il y aura un abandon des siècles antiques, pour remonter aux siècles modernes, et là, avec la documentation de ces temps, ressusciter des morts, parmi cette humanité vraiment galvanisable.

Mardi 9 avril. — On causait aujourd’hui, aux Spartiates, de l’espèce d’esclavage que la femme apporte naturellement dans une liaison, de sa charmante et complaisante servilité en amour.

Jeudi 11 avril. — La curieuse conversation — une conversation dont je n’ai pu attraper que des bribes dans la gare du chemin de fer — entre un cul-de-jatte, une jeune fille marchant avec des crosses, une vieille femme aux œillères à verres bleus lui couvrant les tempes.

La vieille femme a d’abord parlé de son mari malade, disant que depuis trois mois elle couchait sur le paillasson, et que lui, ne voulait pas aller à la consultation, parce que les médecins ne lui ôteraient pas le mal qu’il avait dans le corps, — et se courbant, et imitant une toux au plus profond de l’être, elle a ajouté : « C’est comme cela toute la nuit !… Oui quand il ne pourra plus cracher, il sera nettoyé. »

Il est question d’une espèce de maladrerie de banlieue, où demeurent tous ces estropiés, et où, un vieux père Romain vient faire, pour un sou, les lits des gens qui ne peuvent se lever. Il était aussi question de travaux, je ne sais lesquels par exemple, de travaux que pouvaient faire des gens n’ayant presque plus l’usage de leurs membres.

Et chez ces éclopés, aux pépins déteints, ficelés autour de leurs corps, et qui semblent les membres d’une immense association haillonneuse, loqueteuse, vermineuse, il n’y avait ni tristesse, ni désolation, mais bien au contraire régnait en eux un certain gaudissement, sur une note raillarde.

―――― Tout me désespère dans ce temps ! ce n’est pas assez que mon pays soit en république, il fallait encore qu’il se plaçât sous l’invocation de Voltaire, de cet historien prenant le mot d’ordre des chancelleries, de ce bas flatteur des courtisanes de la cour, de cet exploiteur de la sensibilité publique, de ce roublard metteur en œuvre de l’actualité, de ce poncif faiseur de tragédies, de ce poète de la poésie de commis voyageur, de ce poète anti-français de la Pucelle, de ce lettré enfin, que je hais autant que j’aime Diderot.

Dimanche 14 avril. — On parlait des joies que donnait la croyance en soi, folle, exagérée, enfantine. À ce propos, Zola nous entretenait de Courbet, qu’il avait vu planté devant un de ses tableaux, se caressant la barbe, et riant tout de bon, avec la répétition de cette phrase : « C’est comique, cette peinture ! »

Et le terme de comique dans la bouche du Jordans moderne, équivalait à sublime.

Mardi 23 avril. — Les critiques pourront dire tout ce qu’ils voudront, ils ne pourront pas nous empêcher, mon frère et moi, d’être les saint Jean-Baptiste de la nervosité moderne.

Mardi 30 avril. — Chez Daumier la réalité bourgeoise a parfois une intensité telle, qu’elle arrive au fantastique.

―――― Aujourd’hui, au dîner Brébant, devenu une espèce d’antichambre de ministère, c’est autour de moi un susurrement à voix basse de gens qui se demandent et se promettent des places pour les amis. Aujourd’hui littérature, art, science, tout se tait sous la grosse et bête voix de la politique.

Jeudi 2 mai. — À l’exposition. C’est vraiment charmant cette petite et rustique maison japonaise du Trocadéro, avec son enclos de bambous, sa porte aux grosses fleurs sculptées dans un bois tendre, ses petits arbres en paraphes d’écriture, ses parasols, sous l’ombre desquels se remuent des volatiles minuscules, ses resserres en essences joliment veinées : tout ce goût et tout cet art décoratif dans une habitation des champs. Puis la petite maison aux chambres, grandes comme les chambres de Pompéi, vous fait toucher le cadre étroit, où se joue la vie de ce petit peuple.

Je déjeune avec le Chinois Tien-Paô, qui ne prend que du thé et des œufs. C’est un musulman sérieux, qui depuis qu’il est ici, faute d’avoir trouvé un boucher, qui tue avec la parole consacrée, n’a pas encore mangé de viande, et n’en mangera pas pendant les deux mois, qu’il restera ici. Tien-Paô a une entaille derrière le cou, où l’on mettrait les deux doigts. À l’âge de quatorze ans, il a commencé à être décapité par les Taï-Ping, et n’a dû son salut qu’à sa queue, qu’il se désole d’avoir moins belle que celle de ses compatriotes.

Décidément, à l’exposition du Japon, l’écran au héron d’argent, et le paravent avec toute cette flore sur laque, en pierre dure, en ivoire, en porcelaine, en métaux de toutes sortes : ce sont pour moi les deux plus beaux objets mobiliers, que depuis le commencement du monde a fabriqués l’art industriel chez aucun peuple. Comment Rothschild a-t-il pu laisser cela à vendre, cinq minutes ?

Pendant que je me promène au milieu de cette industrie féerique, arrive le chocolatier Marquis, auquel la vue de ces merveilles semble donner la démarche et le pas de l’ivresse.

Lundi 6 mai. — Un désastre que le Bouton de rose. Le public d’abord gentil au premier acte, se fâche au second, et hue le troisième, qu’il a peine à laisser finir.

Rien n’est vraiment lamentable comme la chute d’un ami, que vous ne pouvez vraiment ni défendre, ni soutenir. Je ne veux pas avoir l’air de l’abandonner, et me laisse emmener chez Véfour. Laissant à sa femme le soin de commander le souper, étranger aux choses qui se disent, le front pâle, penché sur son assiette, Zola fait tourner machinalement dans son poing fermé, son couteau de table, la lame en l’air. De temps en temps, une phrase qui ne répond à rien, s’échappe de ses lèvres. Et il dit : « Non, ça m’est égal, mais ça change tout mon ordre de travail. Je vais être obligé de faire Nana… Au fond, ça dégoûte les insuccès au théâtre… La Curée attendra… Je veux faire du roman. »

Et il continue à faire tourner son couteau.

Mardi 7 mai. — Parmi les gens à imagination, je suis étonné, combien il leur manque le sens de l’art, la vue compréhensive des beautés plastiques, et parmi ceux qui ont cela, je suis étonné combien il leur manque l’invention, la création : ils ne sont que des critiques.

Mardi 14 mai. — Degas, en sortant d’une maison, ce soir, se plaignait de ce qu’on ne trouve plus d’épaules abattues dans le monde. Et il avait raison : c’est un signe d’aristocratie, qui disparaît des nouvelles couches de femmes.

Vendredi 17 mai. — Dîner chez Charpentier entre les cinq, comme on nous appelle.

Zola, parlant de l’insuccès du Bouton de rose, joué il y a une dizaine de jours, s’écrie : « Cela me rajeunit… Cela me donne vingt ans… Le succès de l’Assommoir m’avait avachi… Vraiment, quand je pense à l’enfilade de romans qui me restent à fabriquer, je sens qu’il n’y a qu’un état de lutte et de colère, qui puisse me les faire faire ! »

―――― De l’observation spontanée et presque faite en dépit de soi : Bon ! je le veux bien, mais de l’observation comme on va au ministère, merci !

Lundi 27 mai. — Je dîne aujourd’hui tout seul, en tête à tête avec Daudet et sa femme.

Daudet m’entretient de son livre : les Rois en exil, dont la conception est vraiment tout à fait jolie, en ce qu’elle se prête à une réalité poétique et ironique. Il veut faire un éleveur de roi, d’un fils de démocrate, que deux franciscains vont chercher dans un hôtel du quartier Latin, à l’escalier plein de filles en savates. Cela bien exécuté, doit être tout à fait de la délicate et grande modernité. Soudain Daudet s’interrompt disant : « Voyez-vous, c’est très malheureux… au fond vous m’avez troublé… oui vous, Flaubert et ma femme… Je n’ai pas de style, non, non, c’est positif. Les gens nés au delà de la Loire, ne savent pas écrire la prose française… Moi ce que j’étais, un imaginateur… Vous ne vous doutez pas de ce que j’ai dans la tête… Eh bien, sans vous, je ne me serais pas préoccupé de cette chienne de langue… et j’aurais pondu, pondu dans la quiétude. »

Vendredi 7 juin. — Le Marsaud qui signe les billets de banque, est un de ces vieillards qui a vu Paris, du temps des galeries de Bois, et qui, à propos de leur disparition, dit avec une indescriptible mélancolie : « Paris a bien perdu ! »

Mercredi 19 juin. — Je n’ai jusqu’ici rencontré, dans ma vie, que trois très grands esprits, trois très hautes cervelles, trois engendreurs de concepts tout à fait originaux. Le premier était le petit père Colardez, ce Silène au front de Socrate, enfoui dans un village de la Haute-Marne, les deux autres sont Gavarni et Berthelot. Les grands penseurs, en vedette à l’heure actuelle, à côté de ces trois hommes, ne sont que de la menue monnaie, du billon.

Jeudi 27 juin. — Morceau à faire sur la comparaison de la taverne de Noël, la salle à manger des photographes, et la Taverne anglaise, qui semble le réfectoire des vieux romantiques. On me disait que Georges, l’ancien garçon à la mémoire extraordinaire, était devenu le sacristain d’une chapelle protestante de la rue Royale.

―――― Ces jours-ci, on a fait la vente d’un nommé Arnauldet, frère d’un employé que j’ai connu au cabinet des Estampes. Au milieu d’un fouillis immense, il y a quelques très jolies et charmantes choses, achetées à vil prix par Burty, qui a suivi la vente, depuis les salles d’en haut jusqu’à Mazas : la salle d’en bas, où on vend la literie et les batteries de cuisine.

Ce garçon, originaire du Poitou, et sorti d’une famille de la magistrature, en ce temps de sensualisme grossier, était un type du sensuel délicat, et du curieux dans les choses du boire et du manger.

Il n’aimait qu’une certaine eau-de-vie fabriquée près de la Rochelle, et dont la provision était vendue tous les ans, à l’Angleterre. Cette eau-de-vie donc, il la faisait racheter en Angleterre, et il la buvait dans un petit verre, gardé dans un étui, qu’on ne lavait jamais, et qui avait pris l’irisation d’un lacrymatoire antique. Le café, on lui en triait un petit sac, qui était choisi grain par grain. Il faisait venir des huîtres d’un certain marchand d’huîtres de Marennes, et les donnait à garder dans une cave du quartier qui leur conservait une fraîcheur particulière. Il s’était fait fabriquer une semaine de pipes d’écume de mer, d’une minceur charmante, baptisées de noms délicieux, et qui se succédaient l’une après l’autre.

Enfin, chez ce garçon qui n’avait pas plus de douze à quinze mille livres de rente, toutes les choses du boire et du manger venaient du meilleur fournisseur existant dans le monde, qu’il fût à Paris ou aux Grandes Indes, et un jour, que le peu difficile Bracquemond déjeunait chez lui, et que sa rude nature s’impatientait de toutes ces recherches, de toutes ces provenances, il lui jeta :

— Et votre sel, d’où le faites-vous venir ?

— De Morelles, répondait flegmatiquement Arnauldet.

Il vivait, cet épicurien, dans un petit monde de jouisseurs délicats, dont était Pingard, l’huissier de l’Académie, qu’on retrouvait à la vente des vins, faisant de la dégustation savante avec la petite tasse d’argent des gourmets-piqueurs de vin, et tout débordant d’indignation comique, quand l’expert se trompait d’un an, sur la date d’un cru.

Dimanche 30 juin. — J’ai été entouré, toute la journée, de la joie bête, houleuse, haineuse, de cette multitude demandant des lampions et des drapeaux aux fenêtres, et surtout aux miennes qui n’en avaient pas.

Lundi 1er juillet. — Des drapeaux, on ne voudra jamais croire cela, on en a mis hier aux corbillards emportant leurs morts au cimetière.

―――― C’est curieux, ce besoin de dramatique qu’a l’humanité. Elle s’ennuie, en ouvrant son journal, quand il ne parle pas d’une guerre, ou au moins de l’assassinat d’un souverain.

Mercredi 17 juillet. — Aujourd’hui, j’ai eu à déjeuner le ménage Daudet, à la première sortie de relevailles de Mme Daudet, et les Charpentier, et Burty, dont le ventre devient bedonnant et le dos montagneux.

Daudet a été charmant. Il a une conversation qu’on ne peut définir que par un mot : une conversation d’improvisateur. C’est un mélange de petites choses gentilles, de fines observations, de remarques drolatiques d’imaginations poétiquement funambulesques. Il fallait l’entendre couper le littéraire de sa conversation, par des blagues sur la nourrice morvandiste qu’il a découverte, et sur son dernier-né, qu’il appelle Tardivaux, à l’indignation de sa femme.

Jeudi 18 juillet. — En réfléchissant combien mon frère et moi, nous sommes nés différents des autres, combien notre manière de voir, de sentir, de juger était particulière, — et cela tout naturellement et sans affectation et sans pose — combien en un mot notre nous n’était pas une originalité acquise à la force du poignet, je ne puis m’empêcher de croire que l’Œuvre que nous avons produit, ne soit pas un œuvre très différent de celui des autres.

Lundi 22 juillet. — Me voilà aujourd’hui libéré du travail de l’histoire, de ce travail qui prend tout votre temps, et qui au fond ne vous absorbe pas, ne vous enlève pas à vous-même. Je vais enfin m’appartenir, et me donner, pour les années qui me restent à vivre, à l’imagination, au style, à la poésie.

Mardi 23 juillet. — L’introduction d’un nouveau médecin à chaque dîner de Brébant. Aujourd’hui c’est Paul Bert, qui disserte sur le temps qu’a pu durer le Paradis, sur les facultés génératrices d’Ève, et les deux cornes qu’elle avait vraisemblablement, etc., etc.

Lundi 29 juillet. — Départ pour Bar-sur-Seine. Je suis seul dans mon wagon, et en la trépidation du chemin de fer, et par la nuit qui vient, ma pensée va au roman des « Deux clowns. » (Les frères Zemganno.) Bientôt la cervelle s’excite et s’enfièvre, et voici des scènes qui se dessinent. Je trouve le premier épisode : une halte de bohémiens dans un paysage vague, dont je prendrais l’eau, le ciel, les plantages, sur le bord de la Seine.

Samedi 3 août. — Mon cousin Marin a invité les femmes de la magistrature d’ici, à une pêche aux écrevisses, à la tombée de la nuit. On doit pêcher au-dessus de Polisot, et la pêche est le prétexte d’un dîner-souper en plein air. On monte en voiture par une pluie battante, et au bout d’une heure, on est à destination et on se met à table.

La nuit est venue. Huit torches, fixées à huit piquets, sont allumées, éclairant le repas de leurs lueurs balayées et fuyardes. Un grand feu flambe au milieu du pré, où de temps en temps, les trois femmes vont sécher les semelles de leurs bottines mouillées, montrant des bas écossais et des pantalons brodés, en se soutenant par la taille, avec des gestes de caresse : groupe au milieu fait par la charmante Mme G…, dans une de ces blanches toilettes anglaises, que Gravelot donne, en ses vignettes, à ses héroïnes de romans. Et au dessert, ce sont des jeux de cache-cache de petites filles, et des parties de main-chaude, où il faut deviner le nom de la bouche, qui vous embrasse la main.

Et le murmure de la rivière, et les fanfares lointaines des trompes de chasse se rapprochant, et les poursuites aériennes des femmes, passant brusquement de la lumière dans l’ombre, et de l’ombre dans la lumière, donnent à cette partie de plaisir dans la nuit, avec cette musique de ballade, un rien de fantastique.

Jeudi 8 août. — Voici la vie de l’aristocratie de cette petite ville. On se réunit, à quatre heures, dans un grand jardin, dont la porte reste ouverte, jusqu’à sept heures. Un joli endroit, au bord de la Seine, où sous de grands arbres ombreux, penchés sur la rivière, et portant, au milieu de leurs feuilles, des caleçons qui sèchent, l’on voit passer entre les branches, dans l’ensoleillement de l’eau, tantôt une barque remplie de robes claires, tantôt le bonnet de toile cirée et le talon rose d’une femme qui nage.

Là, viennent le Président du Tribunal, des juges, un sous-préfet dégommé, le commandant de gendarmerie, le receveur particulier, un forestier, des avoués, de petits jeunes gens, et tout le monde cancane, potine, parle de l’article du Nouvelliste de l’endroit, ridiculise le commissaire de police… Puis, le soir, dans le petit cercle, où l’on monte par une espèce d’échelle, et qui a pour garniture de cheminée de son salon, des chandeliers représentant Robert Macaire et Bertrand, en galvanoplastie, ce sont les mêmes potins et les mêmes cancans qui remplissent, dans la bouche des mêmes personnes, les heures de la soirée jusqu’à minuit.

Lundi 12 août. — Visite de l’ancien château de Riceys, possédant la plus belle allée de platanes que j’aie jamais vue : une allée de ces arbres à peau de serpent, qui fait ici une ogive verte de 120 pieds au-dessus de votre tête, et cela dans la longueur de trois cathédrales.

M. de Zeddes, le châtelain, après nous avoir promenés dans tout l’immense château, où l’architecture Louis XV se greffe sur la Renaissance, et où le jour entre par des fenêtres de tous les siècles, nous fait monter dans les greniers, dans la forêt équarrie de charpente, qui asseyait autrefois un toit sur une habitation aux murs de six pieds d’épaisseur.

Là, dans ce vieux bois geignant par le vent qui s’élève, j’ai la sensation du gémissement d’une mer désolée ! M. de Zeddes me disait qu’en automne, à l’époque des tourmentes équinoxiales, il venait s’asseoir en ces combles, et y restait deux ou trois heures, englouti dans la volupté de ce grand bruit plaintif.

Lundi 19 août.

Cette grande, cette fluette femme, à la taille un peu carrée, à la gorge toute menue, est très brune, avec de grands yeux noirs, tout doux, et dont le regard est comme une caresse. Autour d’elle, il y a une petite senteur sauvage, perdue dans un goût d’héliotrope. Aujourd’hui, elle porte une robe rose, et sa longue et gracieuse personne fait un effet charmant dans la verdure foncée des chênes de la forêt, en son marcher lent, en ses accroupissements légers, pour cueillir une fleur… Et la femme est, pour ainsi dire, toute vêtue de chasteté.

Jeudi 22 août. — Un juge de Bar me racontait, ces jours-ci, une perquisition qu’il avait faite à propos d’un vol de bijoux, chez une fille de Pontoise. Un hareng saur était l’unique objet mobilier, qu’il avait trouvé dans la première pièce. Et dans la seconde, il était tombé sur un avoué de la localité, en chemise et en lunettes bleues, qui, ainsi surpris, avait passé tout le temps de la perquisition, assis sur une chaise, le nez dans le mur d’un angle de la pièce.

Lundi 2 septembre. — À tous mes retours, je ne sais quel ennui, quel découragement me saisit, jusqu’au jour où je suis rentré dans le travail. Aujourd’hui, je promène cette tristesse à l’Exposition, sans que la vue de tous les bibelots rétrospectifs puissent la distraire. Au fond les hommes d’imagination, quand ils ont quitté, un mois, leur domicile, s’attendent, en y rentrant, à y trouver de l’imprévu heureux, et cela n’est jamais.

―――― En travaillant à la préface du livre de Bergerat, je m’aperçois que tous les terribles paradoxes de Flaubert ne sortent pas de lui : ils sont de Gautier. Flaubert n’a fait qu’adapter à ces dires énormes — prononcés par Théo de la voix la plus douce — n’a fait qu’adapter un gueuloir à casser les vitres.

―――― Ce n’est pas la quantité de temps, ainsi qu’on le croit généralement, qui fait la supériorité d’une œuvre, c’est la qualité de la fièvre qu’on se donne pour la faire. Puis, qu’est-ce que fait une répétition ou une négligence de syntaxe, si la création est neuve, si la conception est originale, s’il y a, ici et là, une épithète ou un tour de phrase, qui vaille à lui seul, cent pages d’une prose impeccable, qualité ordinaire.

Jeudi 12 septembre. — Saint-Cloud, où je vais étudier les saltimbanques pour mon roman.

Un vrai Gavarni. Au milieu d’une pelouse, autour d’une serviette, où il y a deux assiettes et une bouteille de vin, deux femmes couchées tout de leur long, et fumant des cigarettes : l’une reposant sur la paume d’une main ; l’autre allongée sur le dos, avec les deux mains entrelacées sous la nuque, et lançant au ciel des bouffées de fumée.

―――― En ces rues à l’intersection brutale, par ces clartés aveuglantes du nouvel éclairage, au milieu du charabia de toutes les bouches étrangères, Paris ne me semble plus mon Paris. Il me fait l’effet d’une ville libre, hantée et habitée par tous les galoupiats de l’Europe.

Vendredi 13 septembre. — Ce matin, j’ai reçu la visite d’une Russe très distinguée, d’une comtesse Tolstoï, d’une cousine de l’écrivain, qui avait fait demander le bonheur de voir l’auteur de Renée Mauperin. Mon père ne prévoyait guère, quand il faisait la campagne de Russie, une épaule cassée à la bataille de la Moskova, et qu’un peloton de cosaques passant comme une trombe, le forçait à finir un morceau de cheval sur le toit d’une habitation, en faisant le coup de pistolet, mon père ne prévoyait guère que son fils serait un jour apprécié par une compatriote de ces cosaques.

―――― Littré disait à un de mes amis : « La terre est une planète inférieure, et l’homme un composé mal assemblé. »

Jeudi 19 septembre. — Dans les petits objets manuels, fabriqués anciennement par les Japonais, on sent qu’ils travaillaient pour des touchers délicats, pour des tacts d’artistes. Et c’est curieux, quand on pense que ces objets étaient généralement fabriqués dans un burg (yashki), sous la direction, l’encouragement de l’œil guerrier du propriétaire, tandis que nos burgraves d’Europe n’ont jamais été que de grossiers barbares.

Ce soir, conversation sur les mauvaises odeurs des pieds, du nez, de la bouche : conversation dans laquelle se complaît et s’épanouit Flaubert.

Il raconte longuement, voluptueusement, l’anecdote d’un punais, du nez duquel tombe une viscosité, une sépia, qui force le docteur Trousseau à quitter son cabinet, et à n’y rentrer que le lendemain. Et comme bouquet de la fin, il narre l’histoire d’un pessaire retiré, au bout de dix-sept ans, par son père, du ventre d’une marchande de poissons, et dont l’infection était telle, que trois internes de l’hôpital de Rouen tombaient évanouis sur le cul.

Samedi 21 septembre. — Flaubert, à la condition de lui abandonner les premiers rôles, et de se laisser enrhumer par les fenêtres, qu’il ouvre à tout moment, est un très agréable compagnon. Il a une bonne gaîté et un rire d’enfant qui sont contagieux, et dans le contact de la vie de tous les jours, se développe, en lui, une grosse affectuosité, qui n’est pas sans charme.

Dimanche 22 septembre. — Ce matin, Maeda, commissaire général du Japon à l’Exposition universelle de Paris, est arrivé à Saint-Gratien, accompagné de deux jardiniers de ses compatriotes, portant dans des morceaux de soie jaune, des instruments de jardinage, bizarres, hétéroclites. On a été au fond du potager. Les deux Japonais ont brisé la terre d’un carré, et ont semé des radis, des choux, des navets, des navets d’un mètre, et dont trois font la charge d’un homme.

Ce Maeda, costumé à l’européenne, a une douceur charmante dans la politesse, et son teint jaune prend, par moment, un rose qui ressemble à ce joli fard carminé, dont les Japonaises des albums se rougissent les paupières.

On lui demande ce qui l’a frappé parmi les choses de l’Europe. Il répond : « La grandeur ! » — et parle avec émerveillement de Versailles.

Lundi 23 septembre. — On cause d’une excentrique châtelaine des environs de Paris, dont le goût, la passion, l’idée fixe, est le maquerellage, et le maquerellage uniquement par perversion. En sorte que tous les couples amoureux du département, elle les attire chez elle, et les installe dans des appartements de son château, communiquant par un système d’escaliers en colimaçons.

Enfin sa maladie de perdre les jeunes femmes est tellement connue, que son neveu, quelque insistance qu’y mette sa tante, ne permet jamais à sa femme d’y coucher, et quand elle lui propose une promenade, il met de suite ses gants, pour être en tiers entre elles deux.

Samedi 28 septembre. — Ce soir, le vieux Giraud contait ceci. Encore enfant, au temps des confitures, son père et sa mère le chargeaient d’aller chercher un pain de sucre, chez un distillateur de leurs amis, qui demeurait rue des Cinq-Diamants. Or la rue en question était alors pleine de filles, faisant le trottoir. Le jeune Giraud revenant chez lui avec son enfant de chœur sur les bras, s’approchait d’une de ces peu vertueuses demoiselles, et détachait d’un coup de clef, un éclat du bas de pain de sucre, moyennant quoi, il obtenait de toucher un rien à ses charmes. Puis il passait à une autre, détachant un nouvel éclat… Et arrivé à la maison, il se mettait à casser frénétiquement tout le pain de sucre, pour qu’on ne s’aperçût pas du déchet.

N’est-ce pas là une histoire montrant le gamin qu’il y eut toujours chez l’homme ?

Jeudi 10 octobre. — Au fond, dans toute cette Exposition de 1878, il n’y a guère que les objets d’art japonais, les imitations de verre de Venise, et le moulage russe d’un seul jet du corps d’une femme. Si je n’avais pas de bibelots, j’achèterais ce moulage, et n’aurais que cela dans mon salon : ce serait la présence réelle d’une belle réalité.

Samedi 12 octobre. — Vaguant dans les rues campagnardes de Montmorency, en sa belle santé, la princesse appuyée sur mon bras, et souriant au beau soleil de la journée, au bonheur de son heureuse vie entourée de l’affection d’une petite société amie, me dit, s’arrêtant soudainement : « Oui, ce serait bien dur de m’en aller, je l’avoue, je trouve la vie bonne ! »

―――― C’est joli, une Parisienne marchant dans la rue, et que l’on voit absente de la foule qui la heurte, sourire à sa pensée.

Vendredi 25 octobre. — Je ne mangerai plus dorénavant à la Taverne anglaise. Il y a au comptoir, une cinquantenaire exsangue, la figure émaciée par l’élaboration et la fatigue des additions, les cheveux tirés sur les tempes, et relevés sur le sommet de la tête, en une touffe ressemblant à la touffe de Chingachgook, et cette tête sauvagement sérieuse, m’est désagréable à voir, quand je prends ma nourriture.

―――― Il me semble que je dois bien faire mon roman des deux clowns, me trouvant en ce moment, la cervelle dans un état vague et fluide, convenant à cette œuvre, un peu en dehors d’une réalité absolue.

―――― Un mot profond de femme à un homme, parlant de l’impossibilité de se faire aimer avec des cheveux blancs : « Les femmes ne regardent pas ou du moins ne voient pas les hommes qu’elles aiment. »

Aujourd’hui à l’aquarium de l’Exposition, je suis resté une heure, devant les truites. J’étudiais ce poisson à l’œil carnassier, j’étudiais ses immobilités mortes au profond de l’eau, le ventre sur la grève, puis tout à coup les frottements de côté de ses flancs sur les cailloux : frottements fous et comme électriquement voluptueux, qui, à chaque contact du corps du poisson avec le fond, le fait remonter deux ou trois pieds en l’air.

Jeudi 31 octobre. — Je suis arrivé chez le notaire, ne croyant pas à la chose, et ai été aussitôt rejoint par mon co-prêteur, qui m’a débité des histoires peu rassurantes sur notre débiteur. Une demi-heure s’est passée, sans que personne apparût. Enfin le représentant de l’entrepreneur de vidange a fait son entrée, avec un portefeuille sous le bras, ayant l’air d’être gonflé de chiffons de la banque. Le notaire s’est mis à lire, d’une voix bredouillante, un long acte très peu clair et soulevant un tas d’objections : « Bon, me suis-je dit, il va se présenter quelque difficulté, et le payement sera rejeté à quelque calende, qu’on ne verra jamais. » Non, tout s’est pacifié, arrangé, au moyen d’un contrat de mariage qu’on a été chercher incontinent, et à ma stupéfaction, mon notaire m’a remis entre les mains soixante-quinze vrais billets de mille francs.

Ces 75 000 francs, avec 6 500 qui me sont encore dus, 8 500 francs que j’ai attrapés de mon ex-notaire, défalcation faite des frais, me font rentrer dans mes 80 000 francs, avec les intérêts dus depuis trois ans : « Ça finit aussi bien qu’une mauvaise affaire peut finir ! » m’a dit Duplan, et je suis complètement de son avis. Mais jamais plus, jamais plus, je ne placerai de l’argent sur hypothèque.

―――― Dîner chez Matzugata, le commissaire général de l’Exposition du Japon.

Une pendule en forme de chalet suisse, de faux meubles de Boule, un service de table en affreuse porcelaine anglaise, représentant des scènes de chasse d’après les dessins de Victor Adam et de Grenier, c’est là, le mobilier de cette résidence japonaise. Autour de la table, la tête un peu sauvage de Matzugata, qui ne parle pas français, la tête souriante et un peu jésuitique de Maeda, la tête hilare d’un jeune Japonais à la figure caricaturale de ces jeunes filles, que sculptent les ivoiriers japonais, puis, la tête d’About, la tête de Pelletan, la tête de Charcot.

Un dîner des plus fins, des plus délicats, avec toutes les recherches européennes de la dernière heure, et débutant par des tartelettes à l’Agnès Sorel.

Le pourquoi ce dîner a été donné, aurait pu fournir un chapitre à Balzac. Un ami à moi, est très énamouré d’une juive de la grande société, désirant posséder un de ces chênes nains de cent cinquante ans, qui tiendrait dans le pot de terre d’un rosier. Le commissaire japonais se refusait à le vendre et voulait le rapporter au Japon. Or, ce dîner en principe était donné à Gambetta, qui devait demander le chêne au dessert, mais il n’a pu venir qu’après dîner. Toutefois la demande avait été faite par lui, et moyennant ce dîner, et peut-être encore la création d’un consulat sur les côtes du Nippon, la carissima de mon ami aura son chêne.

Mercredi 6 novembre. — Hier, chez Charpentier, les Japonais ont apporté de la cuisine fabriquée par eux, de petites tartelettes de poissons, des gelées blanches et vertes de poissons, et encore un mets dont ils semblent très friands, de petits rouleaux de riz, dans une feuille de plante aquatique grillée : quelque chose à l’aspect d’un boudin blanc dans une enveloppe de boudin noir.

Ce n’est guère bon pour nos palais européens, mais l’on sent dans ces comestibles une cuisine très civilisée, très travailleuse du suc et de l’essence des aliments, et dont les produits donnent aux papilles un tas de petites sensations, délicates, complexes et fugitives. Ce sont des mets et des nourritures ayant le caractère et le format de nos hors-d’œuvre. Du reste, nous ne pouvons être que de mauvais juges de cette cuisine : l’élément gras, étant la base de la cuisine européenne, et l’élément maigre, étant la base de la cuisine japonaise.

Après dîner, deux de ces Japonais, dont l’un est le cuisinier des petits plats que nous avons mangés, se mettent à dessiner sur des morceaux d’étoffe, dans les senteurs fades de l’encre de Chine. Ils sont là, penchés sur le papier, avec une figure qui peine, avec un grand pli à la joue, et l’avancement de leur grosse bouche sérieuse. Ils tiennent leur pinceau entre la première phalange du pouce et l’index, et semblent l’avoir dans la paume de la main.

L’un d’eux dessine trois corbeaux, et c’est vraiment merveilleux de savoir, dans un dessin qui n’a jamais d’enveloppe ni de contour général, réserver les lumières, et d’être fixé d’avance si sûrement sur les places et les valeurs de sa composition. Avec un pinceau écrasé et aux poils presque secs, il rend l’extrémité duveteuse de la plume, de la façon la plus extraordinaire, et modèle, avec des plans dans la demi-teinte, en un gris noyé dans l’eau, le plus savant et le plus moelleux dessin de nature de la poitrine de l’oiseau noir.

Lundi 11 novembre. — J’avais été plein de sagesse à cette exposition, je n’avais rien acheté, mais là rien, pas même un objet de dix sous. Cependant, à ma première visite j’avais avisé, à la section de la Chine, un objet que je trouvais un des plus beaux du Champ de Mars, un de ces objets à la richesse barbare et précieuse, digne d’une galerie d’Apollon exotique. C’était un très grand vase en jade vert, en forme de balustre, avec sur sa panse, un quadrillé d’or, relevé d’un cloutis de corail, et aux anses formées par des têtes de dragons ayant des yeux de cristal de roche.

Je l’avais marchandé… pour le marchander. On me l’avait fait 2 000 francs. Depuis je ne l’avais pas revu, et ne pensais plus à ma folle envie, quand dans une de ces séances que je fais de 6 à 7 heures, chez les Sichel, je demandais vaguement à Tien-Paô, s’il avait vendu son vase. Il me répondait que non, ajoutant que c’était une pièce très rare, très ancienne, et d’un seul morceau, et qu’il me le laisserait cependant à 1 200 francs. Ma foi, le lendemain, — le maudit vase avec son or, son corail, son cristal de roche m’avait trotté dans la tête, toute la nuit — j’allais trouver mon Chinois, auquel j’offrais de son jade, 800 francs. Et Tien-Paô, après avoir répété un tas de fois, « 80 taels… 80 taels, pas possible… 80 taels, trop bon marché, » me le laissait à la fin. Aujourd’hui la pièce opulente fait, entre deux flambés, le milieu de la cheminée de mon cabinet de l’Extrême-Orient.

Mardi 12 novembre. — Je ne sais quel charme ont les fleurs d’hiver, elles me semblent parées de quelque chose de joliment et délicatement souffreteux. Aujourd’hui se dressait sur la table de Nittis, un énorme bouquet de chrysanthèmes jaunes, mais si peu qu’on les voyait blancs, avec l’extrémité des pétales un rien violacée ; et je regardais ce bouquet, sans pouvoir en détourner les yeux : c’était comme la pâleur d’une chair de petite fille, meurtrie par le froid.

―――― Où m’a-t-on dit, ces jours-ci, que les coups de corde, en Angleterre, se donnaient, à l’heure qu’il est, avec une mécanique. Voilà le progrès, un progrès qui ne laisse plus rien à craindre de l’humanité du bourreau.

Mardi 19 novembre

L’on causait de l’industrialisme du monde des lettres sans humanités, de ces littérateurs appelés peut-être à devenir les éducateurs des générations, commençant à épeler. Là-dessus le vieil Houssaye parlait d’un homme de lettres, dont il taisait le nom, et qui lui disait, il y a quelques jours : « Moi, à midi, tous les jours, j’ai fait deux feuilletons… je ne cours pas après les gros prix… 25 francs, c’est le prix que me donne la Liberté ou l’Estafette. Donc à midi j’ai 50 francs. Le reste de la journée, je la passe dans les petits théâtres, ou avec mes amitiés, mes relations, mes trucs, j’arrive à être d’un quart, d’un sixième dans une pièce, et ça rapporte encore 50 francs, pour la fin de la journée… Eh bien, cela me fait 36 000 francs par an, je n’en gagnais pas autant avant, quand j’étais à la Bourse. »

Mercredi 20 novembre. — Un sculpteur, qui a passé des années en Angleterre, disait que là, il avait trouvé les plus belles poitrines, les plus charmants torses de femmes, mais que ces femmes n’avaient point la colonne vertébrale mobile, qu’il était impossible d’obtenir de ces corps, ce que vous donnait le premier modèle français venu, un hanchement, une torsion, un contournement, un mouvement de grâce féminin, le penchement d’une Hébé tendant la coupe à Jupiter.

Jeudi 28 novembre. — Aujourd’hui, chez Burty, une curieuse et instructive séance. Le Japonais Watanobé-Seï a fait un dessin, mais non plus, un de ces croquis improvisés au bout du pinceau, mais un grand panneau à l’aquarelle, un kakemono.

Le dessin pour être précieux au Japon, doit être fait sans aucune reprise du trait, sans aucun repentir. On attache même une certaine importance à la rapidité du faire, et le compagnon du peintre a été regarder l’heure à la pendule, quand l’artiste a commencé !

Le peintre japonais était muni, cette fois, d’un morceau de soie gommée presque transparente, se fabriquant seulement au Japon pour cet usage ; et la soie était tendue sur un petit cadre en bois blanc. Sauf deux ou trois bâtonnets de couleur de son pays, entre autres une espèce de jaune, couleur de gomme gutte, et du bleu verdâtre, l’artiste se servait de couleurs au miel, de couleurs européennes.

D’abord pour commencer, ce fut au milieu, comme toujours, un bec d’un oiseau devenant un oiseau, puis encore trois autres becs, trois autres oiseaux : le premier grisâtre, le second au ventre blanc, aux ailes vertes ; le troisième ayant l’apparence d’une fauvette à tête noire ; le quatrième avec du rouge dans le cou d’un rouge-gorge. Il ajouta à la fin, au haut du panneau, un cinquième oiseau, un calfat au bec de corail. Ces cinq oiseaux furent exécutés avec le travail le plus précieux et presque le frou-frou révolté de leurs plumes.

Et c’était charmant de voir notre Japonais travailler, tenant deux pinceaux dans la même main, l’un tout fin et chargé d’une couleur intense et filant le trait, l’autre plus gros et tout aqueux, élargissant la linéature et l’estompant : tout cela avec des prestesses d’escamoteur, debout devant sa petite table aux gobelets.

Sur le fond, laissé complètement vierge, il a mouillé la plus grande partie, réservant, çà et là, des déchiquetures, pareilles à de petits archipels, et dont l’ensemble avait une certaine ressemblance avec une carte du Japon. Le panneau a été un peu séché à la flamme d’un journal, et retiré, lorsqu’il conservait un rien d’humidité dans les parties mouillées.

Alors brutalement, et comme sans souci de la délicatesse de son dessin, il a fait pleuvoir de gros pâtés d’encre de Chine, qui étendus avec un blaireau, ont détaché sur la légère demi-teinte d’un ciel gris, les branchages et les oiseaux enfermés dans une couche de neige, faite miraculeusement par ces espèces d’archipels gardés secs dans le papier.

Puis, quand le panneau a été ainsi préparé, ainsi avancé, ne voilà-t-il pas que notre peintre japonais s’est mis à le laver à grandes eaux, donnant, sur la tête colorée des oiseaux, de petits coups de pouce, amortissant, et ne laissant sur le papier que la vision effacée, de ce qui y était tout à l’heure.

Et le panneau encore une fois remis au feu et retiré mollet, l’artiste indique un tronc tortueux par un large appuiement, mais interrompu, mais cassé, et pique avec la plus grande attention, dans le vide, dans l’effacement, les petites fleurs rouges d’un cognassier du Japon, ne plaçant qu’au dernier moment la valeur noire de son dessin, la tache intense à l’encre de Chine du tronc de l’arbuste.

Et encore des lavages, des séchages, des reprises, des relavages, au bout desquels le lumineux et moelleux dessin était parachevé, tirant de tout ce travail dans l’humide, quelque chose du joli flottement des contours d’une aquarelle qui baigne dans l’eau de la cuvette d’un graveur, — et sans que, selon l’expression d’un peintre, dans cette chose soufflée, se sentît la moindre fatigue.

Vendredi 29 décembre. — Pillaut, le musicien, disait spirituellement, ce soir : « Oui, maintenant quand je parle, on m’écoute… et vous savez, lorsque je dis les choses les moins intéressantes, c’est autour de moi, un cercle de gens attentifs, approuvant mes paroles, de la tête. La première fois que je m’en suis aperçu, cela m’a profondément attristé…, cette attention m’a averti que je commençais à être un vieux. »

Mardi 3 décembre. — Aujourd’hui, au dîner des Spartiates, Francis Magnard racontait la petite cause, qui a amené la chute de la colonne Vendôme.

Une fille, dont Magnard ne se rappelle pas bien exactement le nom, jouissant d’une certaine notoriété, avait été abandonnée par un riche entreteneur, à cause de ses relations avec un ingénieur. Pendant la Commune, se trouvant fort désargentée, elle reprochait à son amant d’être la cause de sa misère, et celui-ci chercha, s’ingénia à trouver un moyen de gagner de l’argent. Il eut l’idée d’appliquer le système du sifflet, la coupe en biseau de la colonne, système, sans lequel il eût été presque impossible de la jeter à bas ; et il eut, pour son invention, une somme de 6 000 francs, qu’il donna à sa maîtresse.

Mercredi 4 décembre. — « Le peuple est une bête qui vit de gloire, — disait brillamment, ce soir, Renan chez la princesse — mais quand il s’est accoutumé à ce foin, il faut lui en donner tous les jours, c’est ce qu’avait fait Napoléon, c’est ce que n’a pas fait Bismarck… C’est peut-être très grave pour lui. »

―――― Je me surprends, en construisant mes phrases maintenant, à faire de la main droite tenant la plume, des gestes d’un chef d’orchestre : si mes phrases ne sont pas musicales, je ne sais pas diantrement comment il faut s’y prendre.

Samedi 7 décembre. — Ce soir, Pagans chantait du Rameau. Il me semblait, qu’en entendant cet air vieillot, j’avais les cordes tendres de l’âme, caressées par de l’ingénu rococo.

J’étais sous l’impression de ce chant, quand une voix, qui semblait sortir par les narines d’un nez, me dit que le propriétaire de cette voix avait lu Manette Salomon, dans le sérail.

C’est ce Polonais étrange qui, après s’être manqué d’un coup de pistolet dans la bouche, est devenu peintre de Sa Hautesse, dans le palais duquel il a passé une fois cinq cents jours de suite, sans en pouvoir sortir une minute, occupé de l’éternelle et colossale mise en peinture des batailles, hantant la cervelle du Sultan : pauvre peintre qu’on faisait, lorsqu’il était malade, traverser les cours à cheval, en lui tenant les genoux, de peur qu’il ne tombât, qu’on asseyait sur une chaise, et qui devait quelquefois travailler douze heures sans manger.

―――― Dans ce roman des « Frères Bendigo » (les Frères Zemganno), il y a quelques chapitres que j’écris avec le portrait de mon frère devant moi, il me semble que ça porte bonheur à mon travail !

Lundi 30 décembre. — Un joli mot d’une vieille femme de mes amies, à qui sa bru disait qu’elle aimait à lire, à faire de la musique, mais détestait les travaux de femme, la tapisserie, la broderie, etc., etc. : « Ma chère, c’est que vous avez été toujours heureuse, que vous n’avez pas eu de chagrins… Oui, bien souvent ces travaux sont une occupation mécanique, derrière laquelle on s’enfonce dans ses regrets ! »