Journal des Goncourt/III/Année 1866

Journal des Goncourt : Mémoires de la vie littéraire
G. Charpentier et Cie, éditeurs (Tome troisième : 1866-1870p. 3-95).

JOURNAL
DES GONCOURT

ANNÉE 1866


1er janvier. — Le Havre. J’entendais, ce soir, à table d’hôte, des capitaines de vaisseaux marchands, parler, la rougeur au front, du règne de la paix à tout prix de Louis-Philippe, et où le canon français saluait toujours le premier. Un gouvernement a encore plus besoin qu’un homme, de donner de lui l’idée qu’il est capable de se battre.

— J’avais bu hier du porto. Voici ce que j’ai rêvé cette nuit.

J’arrivais en Angleterre avec Gavarni. À l’entrée d’un jardin, où se pressait beaucoup de monde, j’ai perdu Gavarni.

Alors je suis entré dans une maison, et je me suis senti transporté, comme par des changements à vue, de pièce en pièce, où des spectacles extraordinaires m’étaient donnés.

De ces spectacles, je ne me rappelle que cela ; le reste avait disparu de moi au réveil, — quoique j’aie gardé une vague conscience que cela avait duré longtemps, et que bien d’autres scènes s’étaient déroulées dans mon rêve. J’étais dans une chambre, et un monsieur, en chapeau noir, donnait de furieux coups de tête dans les murs, et au lieu de s’y briser la tête, y entrait, en sortait, y rentrait encore. Puis je me trouvais couché dans une grande salle, sur un lit, dont la couverture était faite de deux figures pareilles à ces monstrueux masques de grotesques des baraques de saltimbanques, et cette couverture à images en relief se levait et s’abaissait sur moi, et bientôt la couverture ne fut plus faite de ces visages de carton, mais d’un dessus d’homme et d’un devant de femme, semblables à ces peaux de bêtes dont on fait des descentes de lit, et d’un immense semis de fleurs, à propos desquelles je faisais la remarque que j’avais la sensation de leurs couleurs, mais non la perception : — la couleur dans le rêve est comme un reflet dans les idées et non une réflexion dans l’œil. Et cela aussi, fleurs et couple, s’agitait sur moi, absolument comme les flots de la mer du théâtre, et sur tout mon corps, je sentais un chatouillement dardé.

Après, dans une autre salle, étroite, haute comme une tour, j’étais attaché par les pieds, la tête en bas, nu, sous une cloche de verre, et il me tombait sur le corps une masse de petites étincelles, d’une lumière verdâtre, qui m’enveloppaient la peau, et qui à mesure qu’elles tombaient, me procuraient le sentiment de fraîcheur d’un souffle sur une tempe baignée d’eau de Cologne.

Enfin j’étais lancé, précipité de très haut, et j’éprouvais une volupté non pas douloureuse, mais d’une anxiété délicieuse : il me semblait passer par des épreuves maçonniques, dont je n’avais pas l’effroi, mais dont la surprise m’apportait un imprévu saisissant.

C’étaient des jouissances, comme l’émotion d’un péril d’où l’on serait sûr de sortir, et qui vous ferait passer dans le corps un frisson de plaisir peureux.

— La Normandie est le pays de tous les poncifs : l’architecture gothique, le port de mer, la ferme rustique avec de la mousse sur le toit.

— Balzac a supérieurement compris la mère dans Béatrix, dans Les Parents pauvres, etc. Les petites pudeurs n’existent pas pour les mères : elles sont, comme les saintes et les religieuses, au-dessus de la femme. Une mère est tombée chez moi, un matin, me demander où était son fils, en me disant qu’elle irait le chercher n’importe où ! — On devine le n’importe où.

— C’est un malheur pour voyager en France d’être Français. L’aile du poulet d’une table d’hôte va toujours à l’Anglais. Et pourquoi ? C’est qu’un Anglais ne regarde pas le garçon comme un homme, et que tout domestique qui se sent considéré comme un être humain, méprise celui qui le regarde ainsi.

— En France, la femme se perd bien plus par le romanesque que par l’obscénité de ce qu’elle lit.

6 janvier. — Dîné avec Flaubert à Croisset. Il travaille décidément quatorze heures par jour. Ce n’est plus du travail : c’est la Trappe. La princesse lui a écrit de nous, au sujet de notre préface : « Ils ont dit la vérité, c’est un crime ! »

— L’antiquité a peut-être été faite pour être le pain des professeurs.

8 janvier. — J’ai comme une courbature morale de toute l’occupation qu’on a eue de nous. Le bruit à la fin fait trop de bruit. On aspire à du silence autour de soi.

— Il y a des fortunes qui crient : « Imbécile ! » à l’honnête homme.

— L’imagination du monstre, de l’animalité chimérique, l’art de peindre les peurs qui s’approchent de l’homme, le jour, avec le féroce et le reptile, la nuit, avec les apparitions troubles ; la faculté de figurer et d’incarner ces paniques de la vision et de l’illusion, dans des formes et des constructions d’êtres membrés, articulés, presque viables — c’est le génie du Japon.

Le Japon a créé et vivifié le Bestiaire de l’hallucination. On croirait voir jaillir et s’élancer du cerveau de son art, comme de la caverne du cauchemar, un monde de démons-animaux, une création taillée dans la turgescence de la difformité, des bêtes ayant la torsion et la convulsion de racines de mandragore, l’excroissance des bois noués où le cinips a arrêté la sève, des bêtes de confusion et de bâtardise, mélangées de saurien et de mammifère, greffant le crapaud au lion, bouturant le sphinx au cerbère, des bêtes fourmillantes et larveuses, liquides et fluentes, vrillant leur chemin comme le ver de terre, des bêtes crêtées à la crinière en broussaille, mâchant une boule avec des yeux ronds au bout d’une tige, des bêtes d’épouvante, hérissées et menaçantes, flamboyantes dans l’horreur — dragons et chimères des Apocalypses de là-bas.

Nous Européens et Français, nous ne sommes pas si riches d’invention, notre art n’a qu’un monstre, et c’est toujours ce monstre du récit de Théramène, qui, dans les tableaux de M. Ingres, menace Angélique de sa langue en drap rouge.

Au Japon, le monstre est partout. C’est le décor et presque le mobilier de la maison. Il est la jardinière et le brûle-parfum. Le potier, le bronzier, le dessinateur, le brodeur, le sèment autour de la vie de chacun. Il grimace, les ongles en colère, sur la robe de chaque saison. Pour ce monde de femmes pâles aux paupières fardées, le monstre est l’image habituelle, familière, aimée, presque caressante, comme est pour nous la statuette d’art sur notre cheminée : et qui sait, si ce peuple artiste n’a pas là son idéal ?

— Pourquoi pas un ordre du jour à la Mairie pour les belles actions civiles, comme à la caserne pour les actions d’éclat ?

— L’avarice des gens très riches de ce temps-ci a découvert une jolie hypocrisie : la simplicité des goûts. Les millionnaires parlent de la jouissance de dîner au bouillon Duval et de porter des sabots à la campagne.

10 janvier — … Sainte-Beuve est bien triste. Il se plaint de souffrances intérieures, qu’il exprime par des mouvements de vrille de ses doigts. Il a rédigé son testament et il va se faire faire une opération… ajoutant, avec un sourire douloureux, que les chirurgiens ont de la répugnance à ouvrir sa vieille peau.

15 janvier. — Dîner Magny.

Taine proclame que tous les hommes de talent sont des produits de leurs milieux. Nous soutenons le contraire. Où trouvez-vous, lui disons-nous, la racine de l’exotisme de Chateaubriand : c’est un ananas poussé dans une caserne ! Gautier vient à notre appui, et soutient pour son compte que la cervelle d’un artiste est la même du temps des Pharaons que maintenant. Quant aux bourgeois, qu’il appelle des néants fluides, il se peut que leur cervelle se soit modifiée, mais ça n’a pas d’importance.

— Se trouver en hiver, dans un endroit ami, entre des murs familiers, au milieu de choses habituées au toucher distrait de vos doigts, sur un fauteuil fait à votre corps, dans la lumière voilée de la lampe, près de la chaleur apaisée d’une cheminée qui a brûlé tout le jour, et causer là, à l’heure où l’esprit échappe au travail et se sauve de la journée ; causer avec des personnes sympathiques, avec des hommes, des femmes souriant à ce que vous dites ; se livrer et se détendre ; écouter et répondre ; donner son attention aux autres ou la leur prendre ; les confesser ou se raconter ; toucher à tout ce qu’atteint la parole ; s’amuser du jour présent, juger le journal, remuer le passé, comme si l’on tisonnait l’histoire, faire jaillir au frottement de la contradiction adoucie d’un : Mon cher, l’étincelle, la flamme ou le rire des mots ; laisser gaminer un paradoxe, jouer sa raison, courir sa cervelle ; regarder se mêler ou se séparer, sous la discussion, le courant des natures et des tempéraments ; voir ses paroles passer sur l’expression des visages, et surprendre le nez en l’air d’une faiseuse de tapisserie, sentir son pouls s’élever comme sous une petite fièvre et l’animation légère d’un bien-être capiteux ; s’échapper de soi, s’abandonner, se répandre dans ce qu’on a de spirituel, de convaincu, de tendre, de caressant ou d’indigné ; avoir la sensation de cette communication électrique qui fait passer votre idée dans les idées qui vous écoutent ; jouir des sympathies qui paraissent s’enlacer à vos paroles et pressent vos pensées, comme avec la chaleur d’une poignée de main ; s’épanouir dans cette expansion de tous, et devant cette ouverture du fond de chacun ; goûter ce plaisir enivrant de la fusion et de la mêlée des âmes dans la communion des esprits : la conversation, — c’est un des meilleurs bonheurs de la vie, le seul peut-être qui la fasse tout à fait oublier, qui suspende le temps et les heures de la nuit avec son charme pur et passionnant !

Et quelle joie de nature égale cette joie de société que l’homme se fait !

— Tous les observateurs sont tristes et doivent l’être. Ils regardent vivre. Ils ne sont pas des acteurs, mais des témoins de la vie. De tout ils ne prennent rien de ce qui trompe ou de ce qui grise. Leur état normal est la sérénité mélancolique.

— Une des plus grandes révolutions contemporaines est celle du rire. Le rire était autrefois un Roger Bontemps : aujourd’hui c’est un aliéné. Le comique de ces années-ci, en son insanité nerveuse, est un des modes de l’épilepsie. Il y a de la danse de Saint-Guy et de l’Odryana d’agités : c’est Bicêtre arrachant l’hilarité avec le sabre de Bobèche.

— Les plus luxueux trousseaux de femmes, les chemises de noces des jeunes filles qui apportent six cent mille francs de dot, sont façonnés à Clairvaux. Voilà le dessous de toutes les belles choses du monde.

— J’ai toujours entendu parler avec vénération et admiration des travaux des Bénédictins. Il semblait que ces gens eussent poussé le travail, la patience et la conscience aux dernières limites.

J’ai lu ces jours-ci, La liste des Portraits gravés du Père Lelong. On n’imagine pas un catalogue aussi peu renseigné, aussi sommaire, aussi incomplet, aussi mal fait. Le moindre travail de catalographie de notre temps lui est cent fois supérieur par la science et la recherche. L’histoire, décidément, et dans ses parties les plus secondaires, ne commence qu’au XIXe siècle.

Ce catalogue m’a fait voir dans les Bénédictins d’aimables épicuriens du travail, faisant des recherches, comme on fait la sieste entre de bons repas et de paresseuses promenades : leurs travaux, ce sont les après-dînées de l’abbaye de Thélème.

Vendredi 19 janvier. — J’ai vu, ce soir, le premier acte de Marion Delorme, dans l’alcôve d’un quatrième des Batignolles, dont on avait retiré le lit et les rideaux. C’est un ménage bourgeois éperdu de littérature, et où s’abat, presque tous les soirs, la petite bande d’art poussée à la suite de Baudelaire, cultivant Poe et le haschich, tous d’un aspect pas mal blafard.

— Il y a de la pacotille dans l’humanité, des gens fabriqués à la grosse, avec la moitié d’un sens, le quart d’une conscience. On les dirait nés après ces grandes rafles de vivants, au moyen âge, où des hommes naissaient inachevés, avec un œil ou quatre doigts, comme si la Nature, dans le grand coup de feu d’une fourniture, pressée de recréer et de livrer à heure fixe, bâclait de l’humanité.

21 janvier. — Ce gouvernement est vraiment lâche. Dans l’exposé des théâtres de l’Empire, pendant l’année 1866, on trouve de secrètes félicitations et de transparents encouragements à Pipe-en-bois, à la justice duquel, on remet dans la personne du public, la police du goût.

— Pouchet, chez Flaubert, raconte qu’on lui a supprimé dans l’Opinion nationale, une phrase qui relatait la belle conformation du cerveau de M. de Morny. Les partis ne veulent pas même d’une autopsie favorable à un ennemi.

— Une porcelaine fêlée a pour moi le son d’une chose blessée.

— À la Bibliothèque, dans la salle de lecture, j’ai vu, en passant, un homme qui lisait ; il avait dans la main la main d’une jeune femme assise à côté de lui. J’ai repassé deux heures après. L’homme lisait toujours, et il avait toujours la main de la jeune femme dans la main. C’était un ménage allemand. Non, c’était l’Allemagne.

— Ce qui entend le plus de bêtises dans le monde, est peut-être un tableau de musée.

— Les époques et les pays où la vie est bon marché, sont gais. Une des grandes causes de tristesse de notre société, c’est l’excès du prix des choses, et la bataille secrète de chacun avec l’équilibre de son budget.

— Chose singulière ! la poésie chinoise — celle du moins qu’on connaît — est classique. Des poésies de l’époque des Thang, la philosophie épicurienne au bord des eaux, l’éternelle invitation à la tasse, font vaguement rêver à un Horace de Rotterdam.

— La méchanceté dans l’amour, que cette méchanceté soit physique ou morale, est le signe de la fin des sociétés.

— Le journal a tué le salon, le public a succédé à la société.

— Il en est des petites filles jolies trop jeunes, comme de ces journées où il fait beau trop matin.

— Dernièrement, le fils d’une femme du peuple a quitté la maison de commerce où il était, en disant que c’était « un état où on ne parlait jamais de vous ».

J’ai peur de l’avenir d’un siècle où tout le monde voudra avoir une carrière de vanité et de bruit.

1er février. — Quelqu’un nous dit qu’on nous joue à Montparnasse. Une curiosité d’enfant nous fait monter dans un fiacre, nous cahotant dans des rues obscures qui n’en finissent pas. Puis tout à coup le gaz flambant de pâtisseries, de charcuteries, de marchands de vin, de cafés. Un théâtre d’où sortent des hommes en blouse, et des femmes qui remettent à la porte leurs sabots sur leurs chaussons. Dans la salle un public moitié composé d’ouvriers et de portiers retraités de leurs cordons.

Nous avons d’abord vu jouer la Chambre ardente, où, quand la Brinvilliers empoisonne, j’entends des femmes derrière moi lâcher : La garce ! Un enfant est fort curieux de savoir si on verra Henri IV dans la pièce, et le demande plusieurs fois avec instance à sa mère. Au fond un public naïf sur lequel la pièce historique exerce une fascination. Car c’est incontestable, les costumes du passé, de grands noms vaguement entendus et le lointain d’une ancienne époque, imposent au peuple et le pénètrent d’un respect religieux qu’il n’a pas pour les drames qu’il coudoie, pour les personnages de son temps.

Enfin on nous joue. Tomber du Théâtre-Français à Montparnasse, à ces voix cassées par les petits verres, à ces habits d’écrivain public au dos de vos jeunes premiers, à ces inintelligences du dire… enfin à la caricature de la merveilleuse mise en scène qui a été. C’est curieux… On reste même auteur là, on sent son cœur se porter en avant dans la poitrine, comme pour porter secours à ces mauvais cabots, à leur mémoire qui trébuche, aux estropiements imbéciles de votre style… Le public m’a paru tout prendre assez bien. Il a un peu ri seulement au mot de la mère à sa fille : « C’est à moi, ça ! » J’aurais mis : « Tu es à moi, mon trésor » qu’il aurait été ravi, — absolument, disons-le, comme le public des Français. Il se passera en effet encore bien du temps avant que le mot vrai ne tue le canaille du mot noble.

En sortant de la chose représentée dans ces conditions, j’ai entendu un ouvrier dire : « Ça ne fait rien, ça doit être joliment le chic du grand monde ! »

Au fond, nous avons souffert tout le temps, comme un homme qui verrait tutoyer sa maîtresse, chez un marchand de vin, par des hommes de barrière.

— Il y a une certaine couleur raisin de Corinthe, qui paraît affectée aux redingotes des vieux acteurs.

— Apprendre à voir est le plus long apprentissage de tous les arts.

— Il est de si petits historiens de grandes choses, qu’ils font penser à ces huîtres qui attestent un déluge.

— La femme a été constituée par Dieu la garde-malade de l’homme. Son dévouement ne surmonte pas le dégoût, il l’ignore.

— Tous les côtés forts du jeune homme, aujourd’hui tournés vers l’intrigue, la fortune, la carrière, étaient tournés autrefois vers ou contre la femme. Toute vanité, toute ambition, toute intelligence, toute fermeté et résolution d’action et de plan : ça allait à l’amour.

— Un homme qui a dans le visage quelques traits de don Quichotte, a quelque chose de sa noblesse d’âme.

— On n’a pas assez remarqué, combien il arrive souvent que les fils des pères — malheureux — sont les portraits de leurs pères. Leurs mères semblent les avoir conçus, dans la pensée fixe et peureuse de l’image du mari qu’elles trompaient. Ils ressemblent à leur père, comme l’enfant de la peur d’une petite fille ressemblerait à Croquemitaine.

— Le XIXe siècle est à la fois le siècle de la Vérité et de la Blague. Jamais on n’a plus menti ni plus cherché le vrai.

— L’assassinat politique est la mise en jeu du plus grand sentiment héroïque des temps modernes. Et quand il réussit, n’est-ce pas très souvent l’économie d’une révolution par le dévouement d’un seul ? Et enfin, l’assassin politique, n’est-ce pas un monsieur qui se met à la place du bon Dieu, volant, pour signer l’histoire d’un temps, la griffe de la Providence ?

Voyez ce qu’a produit la bombe Orsini ! L’Italie est libre, — et peut-être la papauté, c’est-à-dire la catholicité, mourra de cette bombe !

— Mauvais temps pour nous que ces temps. La prétendue immoralité de nos œuvres nous dessert auprès de l’hypocrisie du public, et la moralité de nos personnes nous rend suspects au pouvoir.

— Il y a du raisonneur de l’ancienne comédie dans le médecin moderne.

— À l’heure qu’il est, il n’y a pas un petit journaliste de province qui ne trouve la plus minuscule salle de spectacle de sous-préfecture, déshonorée par la représentation d’Henriette Maréchal.

— Pour une comédie, le mot superbe d’un de nos jeunes parents : « En telle année, mon père meurt… Bon ! »

— J’ai rarement vu à un amateur l’air amusé par l’art d’une chose. Tous me rappellent toujours un peu celui-là, qui passait sa vie à étudier des dessins anciens. Il n’en avait jamais vu un seul, — il ne regardait que les marques.

— Taine m’envoie son livre. Il a ramassé toute l’Italie en trois mois : les tableaux, les paysages, la société, — cette société si impénétrable ; enfin le passé, le présent, l’avenir.

Heureusement qu’il y a de grandes indulgences pour les légèretés des hommes sérieux.

8 février. — À une soirée chez la princesse Mathilde.

Ce que j’aime surtout dans la musique : ce sont les femmes qui l’écoutent.

Elles sont là, comme devant une pénétrante et divine fascination, dans des immobilités de rêve, que chatouille, par instants, l’effleurement d’un frisson.

Toutes, en écoutant, prennent la tête d’expression de leur figure. Leur physionomie se lève et peu à peu rayonne d’une tendre extase. Leurs yeux se mouillent de langueur, se ferment à demi, se perdent de côté ou montent au plafond chercher le ciel. Des éventails ont, contre les poitrines, un battement pâmé, une palpitation mourante, comme l’aile d’un oiseau blessé ; d’autres glissent d’une main amollie dans le creux d’une jupe ; et d’autres rebroussent, avec leurs branches d’ivoire, un vague sourire heureux sur de toutes petites dents blanches. Les bouches détendues, les lèvres doucement entr’ouvertes, semblent aspirer une volupté qui vole.

Pas une femme n’ose presque regarder la musique en face. Beaucoup, la tête inclinée sur l’épaule, restent un peu penchées comme sur quelque chose qui leur parlerait à l’oreille ; et celles-ci, laissant tomber l’ombre de leur menton sur les fils de perles de leur cou, paraissent écouter au fond d’elles.

Par moments, la note douloureusement raclée sur un violoncelle, fait tressaillir leur engourdissement ravi ; et des pâleurs d’une seconde, des diaphanéités d’un instant, à peine visibles, passent sur leur peau qui frémit ; suspendues sur le bruit, toutes vibrantes et caressées, elles semblent boire, de tout leur corps, le chant et l’émotion des instruments.

La messe de l’amour ! — on dirait que la musique est cela pour la femme.

— Le courage et la gloire d’un civil est de penser trop tôt.

— L’infirmité du bonheur de l’homme est faite de son sentiment du passé et de l’avenir. Son présent souffre toujours un peu du souvenir ou de l’espérance.

— Demander à une œuvre d’art qu’elle serve à quelque chose : c’est avoir à peu près les idées de cet homme qui avait fait du « Naufrage de la Méduse » un tableau à horloge, et mis l’heure dans la voile.

— On rencontre des hommes si bassement attachés à la religion d’une mémoire célèbre, qu’ils vous font l’effet de laquais d’une immortalité.

12 février. — Mme Sand vient aujourd’hui dîner à Magny. Elle est là, à côté de moi, avec sa belle et charmante tête, dans laquelle, avec l’âge, s’accuse, de jour en jour, un peu plus le type de la mulâtresse. Elle regarde le monde d’un air intimidé, jetant dans l’oreille de Flaubert : « Il n’y a que vous ici qui ne me gêniez pas ! » Elle écoute, ne parle pas, a une larme pour une pièce de vers de Hugo, à l’endroit de la sentimentalité fausse de la pièce…

Ce qui me frappe chez la femme-écrivain, c’est la délicatesse merveilleuse de petites mains, perdues, presque dissimulées dans des manchettes de dentelle.

— C’est le paradis moderne pour le peuple que ces pièces à grand spectacle du boulevard. Ce que la cathédrale gothique avec ses pompes et ses richesses était à l’imagination du moyen âge, le truc l’est au rêve du titi. Au ciel du faubourg Saint-Antoine, le corps de ballet remplace les Anges et les Dominations.

— L’amour moderne, ce n’est plus l’amour sain, presque hygiénique du bon temps. Nous avons bâti sur la femme comme un idéal de toutes nos aspirations. Elle est pour nous le nid et l’autel de toutes sortes de sensations douloureuses, aiguës, poignantes, délirantes ; en elle et par elle, nous voulons satisfaire l’insatiable et l’effréné qui est en nous. Nous ne savons plus tout bêtement et simplement être heureux avec une femme.

— Il y a un Beau, un beau ennuyeux, qui ressemble à un pensum du Beau.

14 février. — … Dans un coin du salon, une femme, encore étonnée de la chose et n’en revenant pas, conte la curieuse paternité d’un publiciste célèbre. D’abord la déclaration du publiciste à la mère, qu’il ne peut faire le bonheur complet de sa fille. Puis le mariage suivi d’un voyage en Italie, où il manque toujours le couronnement de l’édifice. Enfin le retour en France et la vie commune, où au bout de quelque temps il dit tout à coup à sa femme : « Mais ne trouvez-vous pas qu’un intérieur où il n’y a pas d’enfant, ce n’est pas complet ? » Là-dessus une invitation à dîner à un auteur dramatique, une invitation demandant sa collaboration d’une manière presque transparente. L’auteur dramatique ayant éludé cette bonne fortune, il charge sa femme de chercher de son côté, et elle trouve un père, auquel le publiciste a envoyé par dépêche télégraphique la nouvelle de la mort de leur fille.

Et tout cela avec une telle naïveté, une si grande bonne foi cynique, une si naturelle absence de sens moral, qu’il est impossible de démêler ce qu’il y a de vérité ou de mensonge dans cet amour pour cette fille morte… Oui, des sentiments si troubles, si complexes, si peu naturels, déconcertent toutes les notions que l’on a sur la famille, le mariage, le cœur humain ; en sorte que cet homme apparaît comme le sphinx des cocus.

Entre, au milieu de notre conversation, Dumas père, cravaté de blanc, gileté de blanc, énorme, suant, soufflant, largement hilare. Il arrive d’Autriche, de Hongrie, de Bohême… il parle de Pesth où on l’a joué en hongrois, de Vienne où l’empereur lui a prêté une salle de son palais pour faire une conférence ; il parle de ses romans, de son théâtre, de ses pièces qu’on ne veut pas jouer à la Comédie-Française, de son Chevalier de Maison-Rouge qui est interdit, puis d’un privilège de théâtre qu’il ne peut pas obtenir, puis encore d’un restaurant qu’il veut fonder aux Champs-Élysées.

Un moi énorme, un moi à l’instar de l’homme, mais débordant de bonne enfance, mais pétillant d’esprit : « Que voulez-vous, reprend-il, quand on ne fait plus d’argent au théâtre qu’avec des maillots… qui craquent… Oui, ç’a été la fortune d’Hostein… Il avait recommandé à ses danseuses de ne mettre que des maillots qui craquassent… et toujours à la même place… Alors les lorgnettes étaient heureuses… Mais la censure a fini par intervenir… et les marchands de lorgnettes sont aujourd’hui dans le marasme… Une féerie, une féerie ? Vous savez… il faut que les bourgeois disent en sortant : “Les beaux costumes ! Les beaux décors ! mais qu’ils sont donc bêtes les auteurs !” C’est un succès quand on entend ça ! »

— Les antipathies sont un premier mouvement et une seconde vue.

— De grands événements sont souvent confiés à de petits hommes, comme ces diamants que les joailliers de Paris donnent à porter à des gamins.

— Du haut d’un quatrième, c’est étonnant comme des hommes, une masse d’hommes ne semblent plus des individus, des êtres humains, des semblables, du prochain, mais une espèce de troupeau, une fourmilière, une bête énorme qui grouille et qui remue. Dans la rue, vous vous sentez coudoyer l’âme par le passant ; de là-haut, votre pensée lui marche sur la tête comme sur quelque chose d’anonyme, d’impersonnel, d’inconnu, d’étranger qui est en bas, là-dessous. L’optique du trône doit être cela.

— Une façon rapide de faire son chemin est de monter derrière les succès. À ce métier-là, on est bien un peu crotté, on risque bien d’attraper quelques coups de fouet, mais on arrive, comme les domestiques à l’antichambre.

— Certaines charges de ce temps-ci sont des cauchemars d’observation. Ce genre d’imitation qui entre dans la peau d’une bêtise ou d’une crapulerie, cette vérité prise sur le cru, ces idiotismes du peuple, cette lanterne magique des cancans populaires, — c’est un des sens les plus propres, les plus personnels à notre époque.

Il règne, dans ce temps, une fureur impitoyable de vérité qui éclate avec ses caractères les plus frappants dans ces drôleries à froid, dans ce déshabillé de la basse humanité du XIXe siècle. C’est une horrible dissection de génie, faite avec un cynisme qui ne laisse rien d’une société sans y toucher, et qui ferait frémir, si elle ne violait le rire.

— Le manque de rapport entre le revenu et la dépense de la vie actuelle, doit amener fatalement le viager de la fortune, de la rente, de l’argent. Ce sera peut-être la révolution naturelle de la propriété, de l’héritage et de la famille.

— La musique est ce qui enlève le plus la femme au-dessus de la vie, ce qui lui donne le plus de dégoût pour le rationnel et l’existant. Peut-être est-ce ce qu’on devrait le moins lui apprendre, car c’est lui créer un sens d’aspiration à ce qui n’est pas.

— Les petits esprits, qui jugent hier avec aujourd’hui, s’étonnent de la grandeur et de la magie de ce mot avant 1787 : le Roi. Ils croient que cet amour du Roi n’était que la bassesse des peuples. Le Roi était simplement la religion populaire de ce temps-là, comme la Patrie est la religion nationale de ce temps-ci. Et peut-être, quand les chemins de fer auront rapproché les races, mêlé les idées, les frontières et les drapeaux, il viendra un jour où cette religion du XIXe siècle paraîtra presque aussi étroite et petite que l’autre.

21 février. — Il y a des morts si soudaines de jeunes filles, qu’elles ressemblent à des assassinats de la Mort. L’autre jour, chez la princesse, nous mettions, dans sa voiture, en l’éclat de toute sa jeune beauté, Mlle R***. Aujourd’hui le Figaro m’apprend qu’elle est morte… Un détail, affreusement dramatique qu’on me donne : sa mère paralysée de tout le corps n’ayant pu l’embrasser pendant son agonie, on la lui apporta morte. Elle n’a pu que baiser son cadavre.

— Je remarque que les fougueux célébrateurs du nu, des vieilles civilisations athlétiques et gymnastiques, sont en général de cagneux universitaires, au pauvre et étroit torse, enfermé dans un gilet de flanelle.

— Un de ces soirs, j’ai vu au Théâtre-Français, après le Malade imaginaire, ce qu’on appelle la Cérémonie. Cérémonie c’est bien le mot. C’est une solennité. Rien de plus curieux : c’est antique, archaïque, presque gothique. On est reporté au temps du comique gaulois, du grand siècle, du bon goût et des pissotières dans les grands appartements de Versailles.

De majestueux faisceaux de seringues marchent, comme des haches de consuls, devant le rire. Les manteaux, les robes, l’hermine, les bonnets carrés des hommes et des femmes, la pourpre universitaire, le personnage du præses, le latin de cuisine et de latrine, les réponses du clysterium dare, le plain-chant de Diafoirus et de Purgon, font songer à un paranymphe du Mardi-Gras à la Sorbonne, et à la Messe rouge d’une rentrée de cour d’apothicaires en belle humeur. J’avais beau me dire que j’étais dans la maison de Molière, je me croyais plutôt au théâtre de la Foire — avec ou sans grande lettre.

Et dans la salle, le public riait sans s’arrêter, d’un rire délicat, français, national.

— Les souverains ne rendent officiellement visite qu’à l’argent. Ils ne vont pas chez un grand homme ; ils vont chez l’homme aux millions, comme s’il était le seul digne de les recevoir. Et cela depuis trois siècles, c’est Louis XIV et Fouquet, Louis XV et Bouret, etc.

— J’ai entendu dire à un médecin : L’âme est une non-valeur.

— Il n’y a de bon que les choses exquises.

24 février. — Dîner Magny.

… Cette nature si féminine de Sainte-Beuve a cela surtout de la femme, qu’il se met en colère, quand il sent avoir tort.

Quelqu’un raconte que Bastide, étant en prison, avait fait la connaissance d’un voleur. Bastide sorti de prison, ce voleur le rencontrant, le saluait, et Bastide lui adressait la parole, le prêchant un peu. Un jour il vit son homme qui ne le saluait plus, il alla à lui, se disant qu’il devait avoir commis quelque mauvais coup. L’homme abordé et interrogé, après beaucoup de tergiversations, lui dit : « C’est que je suis de la Police ! »

25 février. — C’est le nil admirari en marbre, que le garçon de café. Le nimbe d’un Jésus à Emmaüs cerclerait la tête d’un dîneur ou bien le truc d’une féerie enlèverait tout à coup la robe d’une femme, qu’il continuerait à servir la femme, comme si elle était habillée, où le dîneur comme s’il était un simple mortel.

— Quelle ironie ! Les gens d’esprit, de génie, se tuant toute leur vie pour cette grosse bête de public, tout en méprisant, au fond de leur cœur, chaque imbécile qui le compose.

— Ce soir, une jeune fille me disait qu’elle avait commencé à écrire un journal, et qu’elle s’était arrêtée, par peur de l’entraînement de cette causerie confidentielle avec elle-même. La femme a comme une pudeur de se voir toute et de regarder au fond d’elle.

— Combien vivons-nous peu, les uns et les autres !… Taine, avec son coucher à 9 heures et son lever à 7, son travail jusqu’à midi, son dîner d’heure provinciale, ses visites, ses courses aux bibliothèques, sa soirée après son souper, entre sa mère et son piano ; — Flaubert, comme enchaîné dans un bagne de travail ; — nous, dans nos incubations cloîtrées sans nulle distraction ou dérangement de monde et de famille, sauf un dîner de quinzaine chez la princesse et quelques courses d’aliénés de la curiosité sur les quais.

— Quelle ligue de toutes les médiocrités, de toutes les impuissances pour faire un Ponsard contre un Hugo.

— Y a-t-il eu des envies qui ont dû couver contre nous, pour éclater ainsi ? Et pourquoi nous envie-t-on ? Il n’y a au fond que deux choses à envier en nous, deux choses dont nos envieux se passent parfaitement : notre affection et notre honorabilité.

— Le jour s’éteint. Un certain bleuissement blanchâtre, pareil à une pâleur de lune, commence à glisser sur les dalles du quai. Une lumière n’ayant plus de soleil et n’étant plus que du jour mort, laisse paraître, dans des tons froids et dépouillés, la tristesse et la platitude des maisons sales, des façades grises, où un petit triangle d’ombre vient se poser régulièrement en haut de chaque fenêtre.

Le ciel est devenu d’un bleu sourd, d’un bleu de savonnage, mettant comme un reflet déteint sur le luisant des parapets polis par la main des passants, sur les romans à quatre sous dans la boîte du bouquiniste.

L’eau de la Seine va, une eau qui ne paraît pas aller ; elle est d’un vert décoloré, du vert neutre qu’ont les eaux aveugles dans un souterrain. Là-dedans un peu de rose tombe d’une arche de pont rouillée, et une ombre se noie, une immense ombre descendue du haut de Notre-Dame, comme un grand manteau dégrafé qui glisserait par derrière.

Dans les petites rues du quai à gauche, la nuit semble sortir de terre, des pavés, des devantures de boutiques sombres, monte dans les jambes de ceux qui vont, et ne laisse de couleur que le bleu d’une blouse, le linge d’un bonnet ; en haut, dans le ciel, une petite fumée rousse coupe la lanterne du Panthéon, en blanchissant dessus.

De l’autre côté, les murs de l’Hôtel-Dieu, les redoutables soubassements de pierre, comme troués de bouches de nécropoles, s’assombrissent des tons gris de cendres calcinées, et derrière le treillis vert du promenoir, on ne distingue plus, dans le crépuscule tombant, que le blanc du bonnet de coton d’un malade.

Des points de lumière de voitures piquent et sillonnent au loin l’horizon. Sur les ponts, les gens ne sont plus que des silhouettes, des virgules noires… des espèces de fourmis tout là-bas.

Au-dessus de l’eau couleur d’étain, la perspective des deux ponts se rejoint et se perd dans un brouillard de pierres, dans une fumée de toits.

Le gaz tout à coup flambe chez un marchand de tabac, en une détonation de feu, qui jette le rouge du magasin allumé sur le trottoir et le violet du pavé.

C’est la nuit de Paris qui se lève.

— L’épithète rare, voilà la marque de l’écrivain.

mars. — Que de dramatique inédit dans ce que fait une nuit de Paris, avec l’amour, le crime et la mort !

— Flaubert, que je rencontre allant faire exempter, du service militaire, son domestique, à propos d’un varicocèle, me dit : « Moi je préférerais être militaire à avoir une infirmité… à savoir même tout seul que j’en ai une… Oui, j’aimerais mieux servir sept ans que d’avoir la conscience que j’en ai une… d’infirmité ! »

— Il y a, dans ma maison, un banquier très riche qui donne des soirées, le dimanche, pour marier sa fille. Ce jour-là, il fait mettre un tapis sur l’escalier, et emprunte au portier les fleurs que la Deslions lui a laissées, en quittant la maison.

— La misère des idées dans les intérieurs riches arrive parfois à vous apitoyer.

— La beauté du visage ancien était la beauté de ses lignes ; la beauté du visage moderne est la physionomie de sa passion. Nous avons de beaux monstres comme Lekain, Mirabeau.

— Gavarni nous dit aujourd’hui : « Sue, c’est l’homme du mal. Il n’est admirable que dans la peinture des méchants, de la méchanceté… Sue, il me fait l’effet d’un enfant qui crève les yeux à un pierrot ! »

— L’histoire n’est pour certains historiens qu’un arsenal d’épingles.

— Le monde est généralement représenté comme un théâtre et un lieu d’action. C’est bien plutôt une halle et un repos des activités vitales et amoureuses dans la musique, dans la compagnie, dans les banalités de la politesse et des mots.

9 mars. — Quand on étudie l’embryon humain dans les grossissements de figurations en cire, et qu’on suit, de la tache embryonnaire à l’enfant, le développement de l’être, il semble que l’on ait devant soi la racine, le germe de deux arts : l’art du Japon, l’art du moyen âge.

Ce qui commence à baigner dans le liquide amniotique, l’embryon de quelques semaines, cette espèce de sangsue dressée sur sa queue courbe, est une vraie chimère qu’on dirait taillée dans du jade, dans une amalgatolithe rose. Il y a de la fantaisie baroque de monstre dans cette tête grotesque et terrible, où la forme sort d’un trou et d’une enflure, où la bouche s’ouvre dans le rinceau d’un mascaron, où les petits yeux jaillissent des tempes comme deux petites perles de verre bleu.

Puis cela devient cette espèce de petite taupe hydrocéphale, à la chair mamelonnée et tuberculeuse. Le fœtus enfin, dessine l’être créé et le laisse apparaître : la tête n’écrase plus les membres, le corps se fonde et s’établit ; et voici, à quelques mois, l’enfant à peu près tel qu’il doit naître. On le voit, dans la coupe verticale de l’utérus, comme ces figures incrustées et pliées dans le cadre des médaillons d’un chœur de cathédrale du XVe siècle.

L’oppression de la pose de ces petits êtres, leur ramassement, les gestes d’instinct de l’enfance dans son premier lit, les ratatinements frileux, les croisements étroits de bras et de jambes, les attitudes inconscientes de sommeil et de prière, cette ébauche naïve de la vie rudimentaire, cette expression de souffrance d’un corps angéliquement douloureux ! — n’est-ce pas le style du moyen âge, le sentiment de cet art, qu’on croirait par moments n’avoir eu pour modèle qu’un peuple de figures à demi formées et comme une race de vivants embryonnaires ?

10 mars. — Pense-t-on à tout ce qui sera jeté à l’avidité de cette curiosité moderne sur la vie intime des personnes, quand peut-être avant cent ans, le notaire, le médecin, le confesseur, écriront des mémoires qui n’attendront peut-être pas vingt ans après leur mort, pour voir le jour.

— Les assemblées, les compagnies, les sociétés peuvent toujours moins qu’un homme. Toutes les grandes choses de la pensée, du travail, sont faites par l’effort individuel, aussi bien que toutes les grandes choses de la volonté. Le voyageur réussit où les expéditions échouent, et ce sont toujours des explorateurs solitaires, un Caillé, un Barth, un Livingstone, qui conquièrent l’inconnu de la terre.

— C’est une remarque juste, que l’homme commence à rechercher dans la maîtresse, l’aspect coquin, l’air mauvaise p… tandis que, plus tard, il est attiré par l’expression de la bonté chez la même femme, comme s’il cherchait à mettre la figure du mariage, dans le concubinage.

14 mars. — Aujourd’hui, j’entends pour la première fois, Girardin sortir de ses petites phrases axiomatiques, de ses monosyllabes ironiques, de son mutisme ordinaire.

Il expose son système de la liberté illimitée de la presse, avec une verve froide, une ténacité humoristique, un sang-froid vraiment curieux dans la riposte. Avec son système, il affirme tuer, et l’affirmation me semble juste, deux partis sur trois dans l’opposition : les journaux légitimistes sombrant dans le nombre des feuilles paraissant, et l’orléanisme mourant de ce qu’il n’a plus rien à demander ; — l’orléanisme auquel il porte par là-dessus un coup tout à fait mortel, en faisant racheter par le gouvernement les charges de notaires, d’avoués, d’agents de change, et de toutes ces fonctions privilégiées, faisant des charges libres et accessibles à toute la jeunesse, qui est le grand appoint du parti. Quant au républicanisme opposant, il lui semble que la demi-liberté dont il jouit, fait parfaitement son jeu, et il se demande si l’immense diffusion de l’hostilité ne lui nuirait pas. En somme, c’est l’idée de l’innocuité du poison pris à haute dose.

Tout cela, cette théorie qui peut paraître une utopie, exposée sans grands mots, très pratiquement, avec des comparaisons comme celle-ci, sur le double emploi des préfets et des sous-préfets : « Je dis au domestique qui commande aux autres : Voulez-vous me donner un verre d’eau ? Et je l’entends crier dans l’escalier : “Approchez donc un verre d’eau à Monsieur !” Ce sont vos préfets et vos sous-préfets ! »

— Fournisseur de rébus pour assiettes, — c’est un état à Paris.

20 mars. — Nous étions, ce soir à la Librairie internationale. Arrive au comptoir un petit bonhomme, qui pose des piles de sous et se les fait changer en argent blanc : un petit bonhomme ayant quelque chose d’un nain, à l’épaisse tignasse frisée dans laquelle, à tout moment, il enfonce des doigts qui grattent, aux yeux effrontés, au nez rouge dans une figure toute pâle, sortant de la loque d’un foulard de l’Inde à ramages jaunes jouant le cache-nez, à la petite toux sèche, à la respiration essoufflée d’un phtisique, — et les pieds dans d’immenses souliers, blancs de la boue de huit jours. À travers la figure il a une grande éraflure.

— Qu’est-ce qui t’a fait ça ? demande le commis.

— C’est de la rousse… un sergent de ville qui a voulu m’arrêter… Mais, trop bête… Je lui ai tiré mes craquenots… Eh bien ! oui, mes souliers ! — Et il montre le moyen de cacher aux sergents de ville son argent, en le faisant filer dans ses manches et en le cachant dans ses souliers. — Elle, ma sœur… elle n’a pas cette chance-là, elle est d’hier à la Tour Pointue (la Préfecture)… C’est la neuvième fois, moi je n’y ai été encore que deux fois.

— Quel âge as-tu ?

— Douze ans ! Et il rapporte une pièce douteuse au commis, en disant : — Ce n’est pas vous qui me le mettrez… Tiens, dit-il gravement, voilà mon associé… voilà Arthur. Ça, fait-il en montrant d’autres mômes à la porte, c’est mes ouvriers… moi je veille pour la rousse… je guette au pet.

— Pourquoi a-t-on arrêté ta sœur ?

— Elle vendait des fleurs… ils ne veulent pas et ils laissent les Italiens… la rousse ne leur dit rien. Et pêle-mêle toutes sortes de choses lui sortent de la bouche comme des crapauds : « Ah ! les femmes… je les aime-t’y, moi !… les femmes… quand je serai grand, il m’en faudra cinq à chaque bras… que je me fourre dedans. » Puis ce sont des bribes de chansons ordurières, puis un passé d’hôpital : « J’y ai été deux fois aux Enfants-Trouvés et à l’Enfant-Jésus… J’avais du mal dans la tête… Ils ne m’ont rien fait… Moi, je m’ai sauvé… et je m’ai mis du saindoux… ça me fait friser les cheveux… Nom de Dieu ! j’ai fait mes cinq francs aujourd’hui. »

Une petite de neuf ans, une de ses ouvrières, une bamboche aux yeux déjà ardents de femme et de voleuse, se glisse dans la boutique.

— Combien ?

— Trois.

Le dialogue s’échange avec le terrible sérieux de gens d’affaires.

— Eh bien ! faut encore tes six sous… Crois-tu que je vais, comme hier, te payer tous les jours l’omnibus pour la place Maub. (Maubert) ?

La petite se met à grogner et ils se donnent sournoisement des coups de pied.

— Ah ! au fait, aujourd’hui il y en a une qui passe à la Justice… C’est la dix-huitième fois, et elle va sur ses douze ans… Elle avait été voir une tireuse de cartes qui lui avait annoncé qu’elle irait seulement dans trois cabinets… qu’elle ne passerait pas au Palais… Des blagues… Viens-t’en, ma gosse… Nous allons à la grande Hôtel.

Je n’ai jamais rencontré, dans l’enfance, une semblable fleur de fumier, une pareille coulée d’immondices, une telle flétrissure de l’âme, quelque chose produisant en vous une répulsion qui va presque jusqu’à la peur. On aurait dit toutes les corruptions et toutes les canailleries de Paris, filtrées dans ce petit monstre de l’âge de la première communion ; oui, dans cet enfant, où tout le mal, tout le vice d’une capitale de deux millions d’âmes, s’apercevait, comme en une effrayante miniature.

— J’ai toujours rêvé ceci, et ceci ne m’arrivera jamais.

Je voudrais, la nuit, par une petite porte, à serrure rouillée, cachée dans un mur, je voudrais entrer dans un parc que je ne connaîtrais pas, un parc ombreux, mystérieux. Peu ou point de lune. Un petit pavillon ; dedans une femme que je n’aurais jamais vue et qui ressemblerait à un portrait que j’aurais vu dans un musée. Un souper froid, une causerie où l’on ne parlerait d’aucune des choses du moment ni de l’année présente. Un sourire de Belle au Bois dormant, point de domestiques… Et s’en aller, sans rien savoir, comme d’un bonheur, où on a été mené, les yeux bandés, et ne pas même chercher après, la femme, la maison, la porte, parce qu’il faut être discret avec un rêve… Mais jamais, jamais, cela ne m’arrivera !

Et cette idée me rend triste.

30 mars. — Lu dans un journal une lettre de Louis Blanc, qui me semble vraiment bien préoccupé de l’action sur le public de notre Histoire de la Société française pendant la Révolution. Il s’essaye à prouver, contre nous, que la guillotine a augmenté le nombre des équipages à Paris.

On n’a pas assez de temps dans notre métier pour répondre aux paradoxes, quand ils sont trop bêtes.

— Saint-Victor me contait ce mot d’un très illustre juif, auquel un ami demandait, à la fin d’un dîner où l’on avait largement bu, demandait, pourquoi étant si riche, il travaillait comme un nègre à le devenir encore plus :

« Ah ! vous ne connaissez pas la jouissance de sentir, sous ses bottes, des tas de chrétiens ! » répondait le très illustre juif.

— En Écosse, le dimanche, dans la campagne, il vous arrive de voir un monsieur qui se promène, ouvrir tout à coup quelque chose qu’il a sous le bras : c’est une chaire à prêcher sur laquelle il monte et prêche.

Les œuvres, les livres, les romans, où les sermons sortent du paysage, me font revoir ce monsieur-là.

— Les croque-morts appellent d’une terrible expression, une exhumation : un dépotage.

— Vu ces jours derniers Gavarni.

Il n’a plus la notion du mois, des jours, des heures, du temps. Ce n’est plus un homme, c’est une rêverie scientifique, dont rien ne partage et ne détermine l’infinie durée. Il ne dessine plus, il ne s’occupe plus de rien, amusé seulement par quelque brochure, quelque livre ingénu de 1830, qu’il tire des fouilles de son grenier, et au sujet duquel, il invente toutes sortes de choses amusantes.

— Quand la nature veut faire la volonté chez un homme, elle lui donne le tempérament de la volonté : elle le fait bilieux, elle l’arme de la dent, de l’estomac, de l’appareil dévorant de la nutrition, qui ne laisse pas chômer un instant l’activité de la machine ; et sur cette prédominance du système nutritif, elle bâtit au-dedans de cet homme un positivisme inébranlable aux secousses d’imagination du nerveux, aux chocs de la passion du sanguin.

— Il me semble voir dans une pharmacie homéopathique le protestantisme de la médecine.

9 avril. — Chez Magny.

Aujourd’hui Taine parle, d’une manière très intéressante, de longues heures de sa jeunesse, passées dans une chambre où il y avait un cent de fagots, un squelette recouvert d’une lustrine, une armoire pour serrer les vêtements, un lit, deux chaises. C’était la chambre d’un ami, d’un élève en médecine, d’un interne d’hôpital d’enfants, lequel s’était voué à des recherches remontant des enfants aux familles, un homme du plus grand avenir, mort à Montpellier à vingt-cinq ans.

Là, dans cette chambre et d’autres pareilles, Taine dit que les plus hautes questions, des questions encore plus révolutionnaires que celles agitées ici, étaient discutées avec une énergie, une audace, une violence, enfin avec ce qui monte dans la tête et les idées d’une jeunesse qui ne vit pas, qui ne s’amuse pas, qui ne jouit pas. Car cette jeunesse de Taine et de sa génération n’a point eu de jeunesse, elle a grandi dans une espèce de macération, en compagnie du travail, de la science, de l’analyse, au milieu de débauches de lectures, et ne pensant qu’à s’armer pour la conquête de la société ! Ainsi, n’ayant pas vécu de la vie humaine, ne s’étant point mêlée à l’homme et à la femme, et ayant cherché à tout deviner par les livres, cette génération a fait et devait faire surtout des critiques.

Au milieu de l’exposition de sa vie de travail et de privation d’amour, dans le sens élevé du mot, Taine est interrompu par Gautier qui jette : « Tout cela est une théorie du renoncement stupide… La femme, prise comme purgation physique ne vous débarrasse pas de l’aspiration idéale… Plus on se dépense, plus on acquiert… Moi, par exemple, j’ai fait faire une bifurcation à l’école du romantisme, à l’école de la pâleur et des crevés… Je n’étais pas fort du tout. J’ai écrit à Lecour de venir chez moi et je lui ai dit : “Je voudrais avoir des pectoraux comme dans les bas-reliefs et des biceps hors ligne.” Lecour m’a un peu tubé comme ça… “Ce n’est pas impossible”, m’a-t-il dit… Tous les jours, je me suis mis à manger cinq livres de mouton saignant, à boire trois bouteilles de vin de Bordeaux, à travailler avec Lecour deux heures de suite… J’avais une petite maîtresse en train de mourir de la poitrine. Je l’ai renvoyée. J’ai pris une grande fille, grande comme moi. Je l’ai soumise à mon régime, bordeaux, gigot, haltères… Voilà, et j’ai amené avec un coup de poing sur une tête de Turc — et encore sur une tête de Turc neuve — j’ai amené 520… Aussandon qui a étouffé un ours à la barrière du Combat, pour défendre son chien, et qui, de là, est allé laver à la pompe ses entrailles — un gaillard, n’est-ce pas ? — n’a jamais pu arriver qu’à 480. »

11 avril. — Je suis toujours un peu choqué de voir Ricord dans un salon de femme, comme je serais choqué de voir un flacon d’un vilain remède sur une toilette de femme. Il me dessine ce qu’il soigne.

— Michelet ! Le génie qui, dans ce moment-ci, déteint sur tout et sur tous : Il y a de la Mer de Michelet dans les Travailleurs d’Hugo. Aujourd’hui, j’ouvre le livre de Renan : c’est du Michelet fénelonisé. Michelet s’est emparé de la pensée contemporaine.

— Diderot, Beaumarchais, Bernardin de Saint-Pierre : c’est le grand legs du dix-huitième siècle au dix-neuvième.

— Elle avait des cheveux de soie, soufflés et bouffants comme ces cheveux des femmes de Véronèse, dans la Venise triomphante au Palais ducal. Elle me faisait aussi penser, avec sa robe de chambre mauve et ses accoudements paresseux, à ces Chinoises penchées sur un balcon de bambou, comme des Polymnies du fleuve Jaune. Elle était, après mon déjeuner et mon dîner, le décor entrevu à travers le nuage de ma pipe. Elle meublait le carré de la fenêtre en face, depuis bien longtemps vide. Je la regardais tranquillement et doucement, sans désirs. Elle m’amusait les yeux, m’occupait comme une souriante toile de fond… la nouvelle voisine !

Cela durait bien depuis huit jours… Hier matin, plus de rideaux à la fenêtre, un déménagement brusque… Et je m’aperçois que c’est triste, un appartement vide, et le papier tout nu, et le dessus de la cheminée où il n’y a plus rien, et les persiennes entr’ouvertes avec des gestes de travers.

— Livres magiques après tout, que ces livres de Hugo, qui, comme tous les livres de vrais maîtres, donnent, à leur lecture, une espèce de petite fièvre cérébrale.

— Les monuments fameux et grands dans la mémoire humaine, font, à les voir, l’impression des lieux de son enfance qu’on revoit : votre rêve, les trouve rapetissés.

— L’homme peut échapper à la langue qu’il parle. Le cynisme des expressions, la dépravation des mots, déprave toujours la femme.

— Les banquiers amateurs de ce temps-ci font courir des enchères au lieu de faire courir des chevaux, sur n’importe quoi, sur une porcelaine, une toile, un morceau de papier. Ce qu’ils font en achetant ? Ils parient seulement qu’ils sont plus riches les uns que les autres.

17 avril. — On a beaucoup parlé de la domesticité, de la platitude basse des nobles. On n’avait pas eu encore le loisir dans ce temps, de faire la comparaison avec la domesticité des gens de petite bourgeoisie ou de peuple auprès d’une influence, auprès d’un monsieur qui peut servir à leur carrière, par exemple d’un artiste comme *** auprès d’un surintendant des Beaux-Arts. Il faut le voir se faufiler à côté de lui à table, applaudir d’un gros rire tout ce qu’il dit, le caresser pour ainsi dire de la servilité de son attention, et de toute son épaisse personne.

Le seul changement est que peut-être les nouveaux domestiques, dans leur service, manquent de grâce.

— La pire débauche est celle des femmes froides, les apathiques sont des louves.

— Un rêve, malheureusement pas écrit au saut du lit, et où ne se retrouveront pas les cassures et les effacements en certaines parties de la chose rêvée.

Je savais — comme on sait dans les rêves — que j’étais quelque part dans les environs de Florence. Une campagne très âpre, très durement éclairée, un pays dantesque. Pas une vapeur, pas un brouillard, pas un voile. Des bois faisant des taches noires sur une terre de cendres blanches, des bouquets de verdure sombre se dressant sèchement çà et là. Un paysage du Midi rayonnant jusqu’au fond, et qui avance sur l’œil et marche contre lui, et une ligne courante de monts fauves, collant l’horizon sur une bande de ciel d’un bleu cru.

Je ne me rappelais guère comment j’étais là. Il me semblait que j’y avais été jeté par un coup d’éventail, que j’y étais tombé, comme du balcon d’une loge du théâtre Borgognissanti, et que les épaules d’une statue m’avaient emporté dans les champs.

Et puis, tout à coup, je me trouvais dans une grande fête, un étrange triomphe. Gonflés et joufflus comme des tritons, des éphèbes soufflaient dans de longues buccines, et nous allions toujours, moi, avec eux entraîné, et nous sautions dans notre course folle, je me rappelle, des barrières de lierre.

En chemin, de petits garçons et de petites filles, les cheveux volants et semés de fleurs et d’épis, au dos une écharpe envolée, les mains nouées aux mains d’un seul de leurs dix doigts, enroulaient des danses autour des oliviers, et je sentais qu’il y avait dans l’air l’harmonie d’une grande musique de luth et de psaltérions.

Une figure de l’Écho — ou du moins l’image que je m’en faisais, — entrevue entre des arbres dans un bois de chênes-liège, répétait la musique, aussitôt qu’elle cessait, une, deux, trois fois, sur une note moqueuse.

Et c’étaient, à la queue des grands sonneurs de buccines, de petits sonneurs de cymbales qui écoutaient leur cuivre contre leur oreille ou en envoyaient au ciel le bruit strident, et derrière eux encore le cortège de petites bouches enfantines paraissant bêler un amoureux plain-chant, le plain-chant d’un gros livre de lutrin que portaient deux petits chanteurs.

Et je vois encore celui qui marchait en tête, un Cupidon faunin, nimbé par le rond d’un tambourin, et le rire aux lèvres, se balançant d’un pied sur une outre.

— Une femme, suprêmement maigre, les yeux profonds, le bleu de l’œil très clair dans l’effacement tendre des sourcils, un grand front, des tempes ramifiées de veinules bleuâtres, la bouche non sensuelle, la bouche sentimentale… Il y a des femmes qui ressemblent à une âme.

— Je dîne chez Philippe. Il y a là, à côté de nous, à une table, une famille bourgeoise avec trois enfants et une petite bonne. Cela me reporte à du vieux temps. Un peu de mon enfance m’est revenu, un souvenir de ces voyages, où la nourrice (qui avait élevé mon frère) mangeait avec nous. Oui, une habitude du passé, qui, certains jours, faisait entrer le domestique dans la famille. Cela s’en va comme tant d’autres choses.

Le domestique, dans notre société d’égalité, n’est plus qu’un paria à gages, une mécanique à faire le ménage, que les maîtres n’associent plus à leur humanité.

— C’est le néant que la vieille histoire. Mais l’adultère de Mme de Jully, voici qui est de mon humanité, de mon temps : voici qui me touche. Ce sont là des souvenirs qui font tressaillir… Il faut, pour s’intéresser au passé, qu’il nous revienne dans le cœur. Le passé qui ne revient que dans l’esprit, est un passé mort.

— On me racontait que des internes avaient été renvoyés de Clamart, pour avoir livré de la peau de seins de femmes à un relieur du faubourg Saint-Germain, dont la spécialité est d’en faire des reliures de livres obscènes.

— Un joli mot bête entendu :

— On se marie beaucoup cette année.

— Les hommes, surtout !

25 avril. — Une chose tristement apitoyante à voir : c’est ce Ponsard, travaillé par la souffrance, et se gracieusant et se forçant à sourire, en remuant sous la douleur lancinante qui le traverse, la jambe et le bout du pied, ainsi qu’un collégien qui demande à aller aux lieux.

Et puis, à la pitié succède une indignation presque colère. Je ne vois plus chez lui que le martyr courtisan, l’agonisant venant ramasser les compliments de ce salon princier, l’homme s’habillant, courant les soirées, galvanisant son mal, au lieu de mourir, comme j’espère bien que je le ferai, de mourir obscurément, le nez dans le mur de sa chambre.

— Le scepticisme au XVIIIe siècle faisait partie de sa santé ; nous, nous sommes sceptiques avec amertume et souffrance.

6 mai. — Flaubert me disait hier : « Il y a deux hommes en moi, l’un dont vous voyez la poitrine étroite, le cul de plomb, l’homme fait pour être penché sur une table ; l’autre un commis voyageur, avec sa gaîté voyageuse et le goût des exercices violents… »

15 mai. — Ce soir, la maréchale *** sous sa coiffure métallique jetant des lueurs de cantharides, avait un sourire de l’œil d’un charme indéfinissable… Se sentant regardée, elle a pris, ainsi que c’est commun aux femmes qui sont l’objet de l’attention, une fausse pose naturelle… Et cela m’a donné l’idée de commencer mon futur roman d’amour par une grande étude de la mimique, de l’approche électrique, de la communication des fluides, du mariage des effluves, entre deux corps prêts à s’aimer.

20 mai. — Charles Blanc : un apôtre sculpté dans un marron d’Inde, ou plutôt dans un radis flétri avec ses blancs malades.

21 mai. — Mme Sand fait son entrée chez Magny, en une robe fleur de pêcher : une toilette, je crois bien, tout en l’honneur de Flaubert.

— Qui devient triste, de moi ou des endroits publics ? Ce soir, Mabille m’a paru lugubre. Pas un rire, pas un éclat de jeunesse ou de gaîté ! Une promenade silencieuse qui fait crier le sable comme les voitures, les jours de pluie, un sempiternel tournoiement ressemblant au manège de la c… p…

— L’étonnante femme, à la métaphore d’un pittoresque, d’une fantaisie, d’un imprévu qui nous dégote tous ! Elle entre aujourd’hui chez Flaubert, sur cette phrase : « Tu sais ma matrice, cet amour de médecin l’a examinée… eh bien, elle est comme ça, ma matrice ! » — et elle fait le geste d’un télégraphe qui perd l’équilibre, — ajoutant : « Oui, mon cher, comme un perroquet sur un bâton, sur le pont d’un bâtiment, par une tempête… »

30 mai. — Fête annuelle donnée par la princesse à l’empereur.

Le jardin tout rempli de lumière électrique. Du gazon et des arbres éclairés par un clair de lune féerique, un clair de lune à la Titania, et des feuilles, dont la découpure semble une minuscule rampe de gaz, et sur le bleu d’encre du ciel, des luminosités, où les chauves-souris grises deviennent, un instant, toutes blanches, et tout au fond, à travers les fenêtres, le feu des lustres sur la pourpre de la tenture, et çà et là, dans le chaud brouillard des salons, du noir traversé par quelque chose d’un rouge éclatant : — un grand’croix de la Légion d’honneur sur un divan.

Les femmes, les femmes ! trop des robes, trop des mannequins de couturière, et pas assez des êtres… On remarque la grande-duchesse de Russie, une tête de commandement, et qui a l’air d’un camée calqué sur Nicolas ; elle a auprès d’elle sa fille, l’air moitié d’une Kalmoucke, moitié d’une grisette parisienne, avec un gentil sourire clignotant dans ses yeux sans sourcils.

— Autour de nous, nous sentons comme un éloignement, une froideur de tous, et nous percevons un sentiment intérieur, qui ne nous pardonne ni la franchise de nos personnes, ni la vérité de nos livres, et qui saisit, pour témoigner ses antipathies, le prétexte et l’occasion de notre défaite d’Henriette Maréchal.

2 juin. — … « Vous voyez ce monsieur-là, si entouré,… c’est un grand nom de France qui possède des eaux dans un département du Centre, et qui écrit toutes les semaines au médecin imposé par lui, qu’il ne donne pas assez de douches à 40 sous… Ah ! le monde, le grand monde renferme de singuliers particuliers ! » L’homme me disant ça, c’est le docteur Tardieu, qui, m’entraînant dans un petit salon, me raconte ce fait-Paris.

Une ancienne lorette avait pris un commerce, dans le genre de celui du gros Milan, commerce auquel elle avait annexé la fourniture de tous les appareils artificiels avec lesquels on remplace les outils naturels de l’amour.

Cette femme avait été assassinée dans son bureau, et Tardieu fut chargé de l’autopsie. La femme s’était furieusement défendue, et, dans sa lutte avec les assassins, avait bousculé, renversé, répandu à terre tous les engins de son commerce, sur lesquels reposait son cadavre.

Parlant de cette assassinée au milieu de toutes ces obscénités, Tardieu disait que ce spectacle, remontant à quelques années, était quelque chose qui poursuivait le souvenir.

24 juin. — Nous allons, ce soir, chez Gavarni. Il y a des siècles que nous ne l’avons vu. Nous le trouvons dans son cabinet, mathématiquant au milieu d’un amoncellement de livres. On lui apporte pour son souper — car il ne dîne plus — des pois et de la salade sentant le mauvais vinaigre. Il est servi dans le moment par une bonne auvergnate, une de ces horribles femmes qui sont, à Paris, les bonnes malheureuses de la misère. Il mange distraitement, et sans pain, un peu de ces pois et de cette salade, posés sur la table de noyer sans nappe, au milieu de ses papiers et de ses bouquins de science, un rien reculés de son assiette.

Alors il nous parle de tableaux qu’il a eu, un temps, l’idée de peindre, de tableaux allégoriques et décoratifs pour des monuments publics ; il nous parle de la proposition qu’il a faite jadis à M. Cavé, de lui peindre les quatre murs d’une mairie, en y faisant figurer les quatre actes de l’état civil :

L’Acte de naissance ;

La Conscription ;

Le Mariage civil ;

L’Acte de décès.

Il composait la Conscription avec une académie d’homme mettant la main dans l’urne.

Il avait aussi pensé, pour un Tribunal, à une sorte de triptyque, au milieu duquel il aurait peint, de grandeur nature, une Justice, à la chevelure blonde rappelant le souvenir d’une perruque du Parlement, à la robe rouge, imitant la robe de la Cour de cassation, le pied nu posé sur un glaive, assise sur un siège de marbre, où une tête de lion et une tête de mouton décoreraient les deux bras, et, derrière elle, les toits, les clochers, les dômes, les coupoles d’une vaste cité.

29 juin. — Dîner à Neuilly chez Gautier.

La maison encore sens dessus dessous du déménagement du ménage Catulle Mendès. À table, Gautier, ses deux vieilles sœurs, l’éternel Chinois, et la jolie Estelle, ayant comme voisine de table, Éponine, une chatte noire aux yeux verts qui mange à son couvert, aux côtés de sa maîtresse.

Les deux sœurs, les deux vieilles filles, qui semblent avoir oublié depuis longtemps qu’elles sont des femmes, les cheveux dépeignés, le corps perdu dans une blouse sans forme, enfin de ces créatures qu’on voit au second plan des familles ; effacées et dévouées, de beaux types à étudier pour un descendant de Balzac.

Après dîner, devant le rideau de peupliers du fond du jardin, au milieu des criailleries de la récréation d’une pension de petits enfants d’à côté, tous trois, à cheval, sur le mur de la terrasse du jardin, nous causons, tout en fumant, de mille choses, du dernier livre de Hugo, duquel Gautier déclare ne pouvoir dire ni bien ni mal, cela lui paraissant n’être pas un produit humain, mais quelque chose de fabriqué par un élément : les œuvres de Polyphème. Puis il est question des dîners de Boissard, du modèle Marix, de la Présidente, de Mosselmann, son amant, qui pour un homme d’argent n’était pas si bête. C’était lui qui disait dernièrement à un architecte religieux : « Combien coûtera décidément votre église… toute finie, hostie en gueule ? »

— Une chose bizarre, c’est qu’avec la Révolution, avec la diminution de l’autorité monarchique dans toute l’Europe, avec la pesée du peuple dans les choses gouvernementales, le règne des masses enfin, jamais il n’y a eu de plus grands exemples de l’influence omnipotente, du despotisme des volontés d’un seul. Voir Napoléon III et Bismarck.

10 juillet. — Été voir à l’Isle-Adam la belle et curieuse collection de paysages modernes du carrossier Binder.

Un homme aux favoris, à la large face, aux lèvres minces d’un fermier anglais, avec, derrière lui, pour ombre : un bouledogue. Un bourgeois râblé et enrichi, qui a essayé, assez intelligemment, de s’anoblir avec une collection, des goûts artistes, une liaison avec Jules Dupré.

Il commence à me montrer ses tableaux, à distance, sur un ton pincé, suffisant, supérieur… quand arrive Dupré, qui allume familièrement une pipe, se met à décrocher ses tableaux, et me les fait passer sous les yeux, sans me dissimuler ses admirations pour ses enfants, me disant de celui-ci : « Oh ! c’est un des plus cuits ! » Puis jetant des mots, des interrogations, des théories, me disant que tous ces tons sont en rapport avec l’or de son cadre, et s’interrompant pour me demander si j’ai lu Fréron… Décousu, sans ordre dans ses pensées se suivant à la diable, et soudain s’animant, et ses yeux bleus, comme vides, se remplissant d’une lumière soudaine, et criant que le gouvernement doit encourager l’art et jamais les artistes… qu’il fait tous ses tableaux si vrais, au bout de la brosse, que la nature en face est trop écrasante… qu’il n’expose plus, parce que les tableaux comme les siens, sont tués par les tableaux à sujets, les tableaux qui se racontent.

Il y a à la fois de l’apôtre, de l’ouvrier et du toqué, chez le grand paysagiste.

16 juillet. — Trouville.

Un joli décor pour une conversation d’amour que la terrasse du Casino à neuf heures.

Au loin, un ciel assombri sur une mer aux troubles clartés, laissées dans l’eau par le soleil disparu, et où des silhouettes de gros bateaux échoués mettent des souvenirs de naufrages. La plage toute crépusculaire, traversée de promenades d’ombres chinoises, presque perdues dans la pénombre générale. Et devant soi, dans les ténèbres, la grande voix rythmée de la lame molle, et, dans le dos, la musique des airs de valse qui joue dans la lumière.

— En art, en littérature, je connais peu de révolutionnaires, nés sans pain.

— Quand l’homme vieillit, il éprouve le besoin d’une chose qui ne lui manquait pas du tout dans sa jeunesse : le silence.

31 juillet. — Les Académies ont été uniquement inventées pour préférer Bonnassieux à Barye, Flourens à Hugo, et tout le monde à Balzac.

— La grandeur de Dieu m’apparaît surtout dans l’infini de la souffrance humaine. Le nombre des maladies épouvante encore plus que le chiffre des étoiles.

— Un homme à Paris a cent mille francs à dépenser tous les jours. Quand on va chez lui on le trouve assis sur une chaise de paille, tournant ses pouces, en face d’un Gudin accroché à son mur, l’unique objet d’art qu’il possède.

De ce revenu d’un Dieu qui permet tout, cet homme, le russe Y… ne sait rien faire que cela : donner parfois un dîner à des membres du Jockey-Club, et louer une fois tous les quinze jours, moyennant 500 francs, un b…

— Comme la vie chez les enfants ressemble à un ressort neuf.

4 août. — Un tableau charmant, — rien que le peintre à trouver : — un homme couleur de bronze, à la membrure d’un Saint-Christophe, dans le rouge délavé de la pourpre mouillée de sa chemise de laine, offrant à la vague, le petit émoi, la petite peur, les petits membres d’une petite fille, toute blonde, toute rose, toute blanche.

5 août. — Jamais un public ne saura les désespoirs de la page qu’on cherche à s’arracher, — et qui ne vient pas.

6 août. — Singulière vie que la nôtre ici, une vie de travail comme jamais, sans doute, n’en a vu Trouville. Lever à dix heures. Un gros déjeuner de table d’hôte d’une heure. Une heure à fumer sur la terrasse du Casino. Toute la journée un travail qui va jusqu’à cinq ou six heures. Un gros dîner de table d’hôte de six à sept heures. Un cigare sur la terrasse, un tour sur la plage, et retravail jusqu’à minuit, deux heures du matin.

Nous voulons finir Manette Salomon, où nous avons retrouvé énormément à travailler.

— Saint-Victor me contait ici la singulière mort du mari de la nourrice de sa fille : un paysan sorti de son trou et tombant dans le bruit, l’étourdissement, l’espèce de magie de l’atelier de photosculpture de Dalloz, où il l’avait fait placer. Le malheureux en avait perdu la raison et la vie. On en ferait presque un conte fantastique.

— Il n’y a pas d’homme de nature fausse ou tortueuse, sur lequel ne soit écrit en quelque coin de la bouche ou de l’œil : « Garde à toi ! »

— Il y a des gens si funambulesques, que leur père semble avoir été trompé par Pierrot.

— Quelle assurance la beauté donne à un enfant. C’est l’aisance dans la grâce.

18 août. — Je regarde, par une porte-fenêtre ouverte, sauter au Casino les gandins qui dansent. Au milieu d’eux un gilet blanc, un petit ventre qui pointe, un danseur à l’air d’un garçon de noce endimanché. C’est Doré. Les artistes aiment ces joies qui les frottent à un semblant de monde. Tous les hommes de lettres passeraient ici, que pas un n’irait figurer dans ce trémoussoir.

Le quadrille fini, Doré reconduit sa danseuse, la salue comme à un bal chez Passoir, vient à nous deux, nous demande à faire un tour sur la jetée. Et le voilà à lancer des idées fortes, mais sans lien ni suite ; le voilà à faire des charges, mais comme pour lui, au fond de sa gorge, et qu’on n’entend pas ; le voilà à vous accabler d’un tas de questions, mais sans jamais écouter vos réponses ; — à la longue vous hébétant, vous courbaturant, vous assommant de lui[1].

Même, peut-être très injustement, son physique m’est antipathique. Il me déplaît, cet homme, gras, frais, poupin, la figure en lune de lanterne magique, le teint d’enfant de chœur, la mine sans âge, et où le labeur effrayant de sa production n’a pas mis d’années, il me déplaît enfin avec son air d’enfant prodige sur un corps d’homme fait.

21 août. — Fini aujourd’hui Manette Salomon.

23 août. — Je rencontre ici un étudiant en droit, le type de la jeunesse libérale, républicaine, sérieuse, vieillotte, avec des appétits âpres d’avenir, et la conviction intime de tout conquérir. Il me confirme dans l’idée que la jeunesse actuelle se partage en deux mondes tout différents, sans aucune fusion ni rapprochement possible : la pure gandinerie, d’une viduité de tête sans exemple, et le camp des travailleurs, plus enragés au travail qu’à n’importe quelle époque : une génération retranchée du monde, aigrie par la solitude, une génération amère, presque menaçante.

— Voici un type de bonté féminine sur lequel il n’y a pas à se tromper : le teint un peu tiqueté de taches de rousseur, les lèvres épaisses, et la bouche comprimée et entr’ouverte comme un gros bouton de fleur, vulgo en cul de poule.

— Dans une partie de campagne où tout le monde est couché sur l’herbe, il y a comme une volupté qui s’étire et se pâme, dans ces bouts de doigts de femme, farfouillant près de la fine cheville, dans une bottine grise. On dirait la plante du pied de l’Amour chatouillée par le Midi.

28 août. — À l’enterrement de Roger de Beauvoir, ce qui me frappe : c’est la laideur morale de mes camarades littéraires. Ils ont tous l’air de digérer le succès d’un ami.

29 août. — L’art c’est l’éternisation, dans une forme suprême, absolue, définitive, de la fugitivité d’une créature ou d’une chose humaine.

— Blague ! blague ! blague ! La blague, toujours la blague dans ce temps-ci.

Je reçois un prospectus ronflant pour le progrès du canotage. Ce n’est plus un plaisir, une récréation, un exercice gymnastique ; enfin, le canotage : c’est le sport nautique, une institution de progrès qui a des présidents, des secrétaires, qui fabrique des discours aux régates, une société de pochards en vareuse et de marins d’eau de vaisselle, qui veulent par l’association faire leur chemin, arriver au moyen de la marine de plaisance à des distinctions, à une sorte de carrière.

30 août. — La passion des choses ne vient pas de la bonté ou de la beauté pure de ces choses, elle vient surtout de leur corruption. On aimera follement une femme, pour sa putinerie, pour la méchanceté de son esprit, pour la voyoucratie de sa tête, de son cœur, de ses sens ; on aura le goût déréglé d’une mangeaille pour son odeur avancée et qui pue.

Au fond, ce qui fait l’appassionnement : c’est le faisandage des êtres et des choses.

30 août. — Pourquoi cette sensation continuelle que nous avons tous les deux de manquer d’une chaleur intérieure, d’un montant physique, non pour le travail de la pensée et la fabrication d’un livre, mais pour le contact social, le choc avec les hommes, les femmes, les événements ? Oui, il nous faudrait de temps en temps l’infusion d’une palette de jeune sang ou d’une bouteille de vin vieux, pour être au diapason de l’existence parisienne… Nous sommes vraiment trop semblables à des gens entrés au bal de l’Opéra, sans être un peu gris.

Réflexions après un dîner, où nous avons bu chacun une bouteille de Saint-Julien, un excès qui ne nous est plus guère permis par notre santé.

31 août. — Pouthier vient dîner chez nous. Un échelon encore plus bas dans la misère. On l’a chassé de son ancien domicile. Il a été forcé d’errer deux nuits, ayant quatre sous dans sa poche, n’osant s’asseoir, de peur de s’endormir, et d’être ramassé sans avoir à donner d’adresse aux sergents de ville. Il demeure maintenant à Paris, dans une rue qui s’appelle — c’est à ne pas le croire — rue de la Brèche-aux-Loups, — et dans une maison en construction, sans lieux et sans porte cochère. Il fait des repas de trois sous de bouillon et de deux sous de pain.

Du reste, tranquille, insoucieux, gai, il me fait l’effet d’un homme roulé au bas d’un abîme, et qui s’assied au fond, en fumant sa cigarette. Je lui dis qu’il faut absolument sortir de là, que je vais tâcher de lui obtenir une place dans un chemin de fer. Je le vois devenir tout triste à cette proposition, triste comme un enfant en vacances à qui on parle du collège. Il éloigne cette perspective avec répugnance ; me dit : « Plus tard… nous verrons, » cela avec l’horreur du bohème pour l’enrégimentement dans un bureau.

2 septembre. — J’avais envie de lui dire : « De quel droit me reconnaissez-vous ? me demandez-vous une poignée de main ? »

C’était au fils X…, un ancien camarade de collège, rencontré en chemin de fer, que j’avais envie de dire cela : « Car enfin à quoi pouvez-vous me servir ou en quoi pouvez-vous m’être agréable. Vous ne me prêteriez pas cent francs, si j’en avais besoin ! Si j’aimais la chasse vous ne m’inviteriez pas à venir tuer un faisan chez vous ! Comme conversation, je sais d’avance ce que vous allez me dire. Vous allez me parler de tous mes camarades qui sont devenus agents de change, ce dont je me f… Vous émettrez sur la littérature des idées d’homme pratique qui me blesseront. Et puis vous êtes juif, je n’aime pas les juifs. C’est un sacrifice pour moi que d’en saluer un. Je demande un peu ce que je gagne à ce que vous me reconnaissiez ? »

Et tout en me reprochant de n’avoir pas le courage et le front de lui dire cela, — le fond de ma pensée, — je pensais à ce grand type pour notre théâtre, d’un homme, d’un cynique, qui ferait fi de toute politesse, penserait tout haut, dirait à chacun ce qu’on cache, et servirait à tout le monde cette franchise terrible dans de la brutalité d’esprit.

— De singulières existences dans ce Paris. On me parle d’une famille avec un rien de petite rente, consacrant tout son pauvre argent au plaisir du spectacle, se privant d’une femme de ménage, se salissant les doigts aux plus gros ouvrages, et assistant, le soir, en gants propres, aux premières représentations, — famille connue de toutes les ouvreuses, en relation avec tous les buralistes, et même les sergents de ville, qui ont servi dans le régiment où le père était major.

Dans cette famille, une fille portant le nom d’Élodie, encore plus folle de théâtre, plus assoiffée de premières, que sa mère et ses tantes, et qui, à la Contagion, faisait queue au milieu d’étudiants, depuis dix heures du matin, se faisant garder sa place, pendant qu’elle déjeunait dans un café voisin, et dînant avec des gâteaux que les étudiants lui allaient chercher.

9 septembre. — Cela m’a rendu rêveur. Hier nous étions au Jardin des plantes. Un hoko a coursé et pouillé, devant nous, un oiseau plus petit et cent fois plus faible que lui, une Pénélope, je crois. Il l’a, à peu près, tuée, puis est demeuré dans une vigilance assassine près du malheureux volatile, qui essayait de le désarmer, en faisant le mort.

Alors j’ai songé à tous ces blagueurs qui soutiennent que la nature est la leçon et la source de toute bonté. La bonté ! mais c’est une création de l’homme, et sa plus grande, et sa plus merveilleuse, et sa plus divine, dirais-je par habitude — une création contre nature.

— C’est une chose curieuse que les trois grands peintres français du XVIIIe siècle : Watteau, Chardin, La Tour, soient les trois seuls peintres du temps qui n’aient point été en Italie.

— On dit que le maréchal Vaillant a la manie de faire des vers latins, qu’il fait faire par Frœhner — qui les lui fait faux.

Lundi 10 septembre. — Dîner Magny.

Sainte-Beuve se soulève contre la providence des choses, des hommes, de l’histoire. Il proclame l’histoire une suite d’accidents, à l’encontre de Renan et de Berthelot, qui soutiennent qu’il y a des lois des faits… À propos de la confiscation des biens des d’Orléans, Renan s’avance à dire que les idées de propriété sont trop absolues en ce temps-ci, une théorie que j’avais déjà rencontrée chez Sainte-Beuve…

15 septembre. — Je prends, dans une rue du quartier Latin, la description de la boutique d’un des derniers écrivains publics.

Une boutique lie de vin, à la porte-fenêtre fermée par des rideaux blancs, avec un carreau cassé. Au-dessus de la porte : Écrivain public ici, et sous une main à la sanguine : Plans, décalques et autographes. Actes sous seing-privé, Baux, etc. Demandes, Lettres, Pétitions, Mémoires, Copies simples et de luxe, Généalogies illustrées.

Et des annonces comme celles-ci : « À vendre un garni de dix lits. Bail 3 ans. Quartier N.-D. — À vendre un fonds de marchand de vin et traiteur. Bail 12 ans, pour 6 000 francs. » Et plus bas : On fait ici son courrier avec une lettre à cinq cachets.

— Sainte-Beuve est, pour ainsi dire, hygrométrique littérairement : il marque les idées régnantes en littérature, à la façon dont le capucin marque le temps dans un baromètre.

24 septembre. — Dîner Magny.

Nefftzer raconte, ce soir, cette anecdote qu’il tient d’une personne qui dîna, après Sadowa, avec le roi de Prusse. Le roi, à la fin du dîner, moitié larmoyant d’attendrissement, moitié gris, dit : « Comment Dieu a-t-il choisi un cochon comme moi, pour cochonner avec moi une si grande gloire pour la Prusse ! »

— Une seule comédie à faire dans ce temps-ci : le Tartuffe laïque. Mais cette pièce est impossible pour deux raisons. La censure l’interdirait d’abord, et le grand parti du Siècle l’écraserait.

— Tout être, homme ou femme, qui aime le poisson, a des goûts délicats.

29 septembre. — Saint-Gratien.

Marchal nous raconte, ce soir, dans la chambre de Giraud, que, pêchant à la ligne, sur les quatre heures du matin, à Sainte-Assise, chez Mme de Beauvau, il aperçut se baignant deux jeunes filles ; l’une brune, l’autre rousse. Leurs ébats en pleine Seine étaient caressés par le soleil levant, et leur beauté fumait dans l’aube.

Marchal prévenait Dumas, qui le lendemain venait les voir, et pour leur faire une niche s’asseyait sur leurs chemises. De là l’épisode du bain dans l’Affaire Clémenceau.

1er octobre. — Promenade après déjeuner dans le parc, où la princesse, après avoir parlé d’un tas de choses, se livre à une sortie contre les enfants : « Laissez donc ! avec les enfants, il faut toujours descendre à eux, bêtifier, parler nègre. Ils vous rabougrissent l’intelligence… Puis moi, sur l’éducation, j’ai des idées philosophiques… Ça tient peut-être à la manière dont j’ai été élevée… Oui, ma mère ne m’a pas gâtée !… Elle s’indignait, cette bonne vieille baronne de Reding sur ce mot de ma mère : “Tous mes enfants, je les donnerais pour un doigt de Fifi… Fifi, c’était mon père… Je ne me trouvais bien que dans la société de mes deux vieilles tantes… Il y en avait une de 80 ans, toute petite, plus petite qu’Augusta… malade depuis trente ans, couchée sur un canapé, qu’elle remplacerait, disait-elle, quand elle irait à Paris — moi, ça me faisait rire — et ratatinée, et le cou tout noir avec des cordes, une voltairienne enragée… je n’ai jamais vu une athée comme ça… Elle n’avait jamais été mariée, ayant épousé Joseph en 93 !… L’autre encore plus vieille, avec un bonnet de nourrice tout rond sur la tête, jamais de corset, et jurant comme un diable. »

Elle vous jette ça, la princesse, une boutade, un trait à la Saint-Simon, un souvenir peint et frappé, en marchant en avant de vous, et se retournant, et gesticulant, et réunissant par des appels incessants la meute de ses petits chiens.

5 octobre. — Au fond, en tant que littérateurs, nous ne pouvons nous débarrasser de deux suspicions auprès du public : la suspicion de la richesse et de la noblesse. Et cependant nous ne sommes pas riches du tout, et si peu nobles.

7 octobre. — Dîner Magny.

Un journaliste américain, amené à Magny par Renan, nous raconte que son premier article dans une revue de là-bas, un article sur Platon, lui a été payé 5 dollars, à toucher sur la banque des cordonniers de Boston.

Toujours l’immense et bavarde mémoire de Sainte-Beuve. Le duc Pasquier lui disait qu’il ne reviendrait plus aux affaires, que l’Empereur ne lui pardonnerait jamais son mot, quand amené dans le cabinet de Pasquier, et demeurant son képi sur la tête, le duc avait dit : « Gendarmes, découvrez l’accusé ! »

Puis Sainte-Beuve passe de Pasquier à Louis XVIII, à son mot à ses ministres :

« Messieurs, il n’y a pas de conseil demain mardi, le Roi s’amuse ! »

Mme du Cayla avait succédé à Mme de Mirbel dégoûtée à la première épreuve. Et le mardi, comme on craignait une syncope, toute la cour, médecins et gentilshommes étaient aux écoutes dans l’antichambre. Aussitôt après, le baron Portal tâtait le pouls au Roi et lui disait : « Petit, petit, petit ! »

Et enfin de Louis XVIII, nous sautons à Chateaubriand. Et Sainte-Beuve assure, qu’en 1817, lorsqu’un mandat d’amener fut lancé contre lui, on trouva, à six heures du matin, l’auteur du Génie du Christianisme, couché entre deux filles.

Veyne nous confiait que Gavarni s’était abstenu de tout commerce avec une femme depuis 1848, année où il s’était séparé de la sienne. L’homme qui jusque-là avait partagé sa vie entre la femme et le travail, avait brusquement coupé cette habitude, et lui disait à propos de Mlle Aimée, que tout le monde croyait sa maîtresse, qu’il regrettait de ne pas lui avoir fait un enfant, parce que ça l’aurait peut-être sauvée.

— Un mot profond de Mme Dorval : « Je ne suis pas jolie, je suis pire ! »

10 octobre. — Dans l’atelier de Thierry, le décorateur, qu’on va enterrer, impression poignante de ce dernier tableau interrompu par la mort, de cette fête romaine, de cette fête de couleurs, disparaissant sous les habits noirs des invités qui s’accotent à la grande toile lumineuse.

12 octobre. — Notre impression en entrant dans le Musée de Saint-Quentin, devant les La Tour. C’est mieux que de l’art, c’est de la vie… Oui, une impression que nulle autre peinture du passé ne nous a donnée ailleurs… Stupéfiant musée de la vie et de l’humanité d’une société. Toutes ces têtes paraissent se tourner pour vous voir, tous ces yeux vous regardent, et il vous semble que vous venez de déranger, dans cette grande salle, où toutes les bouches viennent de se taire, le XVIIIe siècle qui causait.

— Saint-Quentin : une ville où les rues ont tout à fait l’air du décor d’une pièce de Molière, avec des nuits carillonnantes, où l’on croit dormir dans une tabatière à musique.

— Lavoix nous disait : « À Paris, on n’est vraiment que le tiers de son moi. Il y a en vous, tant d’impressions, d’idées, de pensées, de choses des autres, que je vais en Bretagne, pour reconstituer ma personnalité et pour redevenir un moi, tout à fait moi ! »

— La princesse a des saillies d’une observation très fine. Elle a remarqué qu’un grand nombre de femmes ont des voix, selon leur toilette : leur voix de soie, leur voix de velours, etc.

14 octobre. — Saint-Gratien.

Un original ménage d’artiste que ce ménage du peintre Giraud. La femme se couche à huit heures, et se réveille, quand les deux noctambules arrivent, vers les deux heures du matin. Père, fils et mère couchent dans la même chambre. Le père sur un fauteuil à côté du lit de sa femme, et le fils dans un lit de sangle, en travers du pied du lit de sa mère. Alors le fils lit, tout haut, un livre quelconque. La chambre est pleine de livres dépareillés, que la mère achète pour quelques sous sur les quais, et qu’elle relit toujours, sans se préoccuper du commencement ou de la fin de l’aventure. Puis on cause sur la lecture, on fume, et on ne s’endort que vers les trois ou quatre heures du matin. Et les hommes se lèvent assez tard, tandis que la femme sort de son lit de très bonne heure, pour faire elle-même le café au lait, que son mari et son fils prennent couchés.

15 octobre. — Ce soir nous sommes presque seuls au salon. La princesse qui a les yeux un peu fatigués, n’est pas en train de travailler, et se laisse aller à retrouver, à revoir son passé.

Elle parle de son mariage, de la Russie, de l’Empereur Nicolas : « Jamais je ne vous le pardonnerai ! » c’est le mot avec lequel l’accueille le czar, lorsqu’elle arrive mariée avec Demidoff. Le rêve du czar avait été de donner à son fils la main d’une Napoléon. Ainsi cette femme qui nous parlait, a manqué deux couronnes impériales. N’est-il pas naturel que parfois, en ses mélancolies, lui reviennent le souvenir et l’ombre de ces couronnes qui ont effleuré son front ?

« Nicolas, c’était un peu le type de l’ogre, reprend-elle, mais nuancé par des choses de cœur comme chef de famille. Un excellent père et parent. Il allait tous les jours voir les princes, les princesses, assistait aux repas, était présent quand on fouettait les enfants, se rendait compte de ce qu’ils mangeaient, lorsque les parents étaient absents, ne manquait pas de se trouver aux couches des princesses. Oui, il était excessivement paternel et bon pour les gens de sa famille. Il avait des amis, comme un particulier, Kisseleff, par exemple, qui entrait à toute heure, familièrement, dans la chambre de l’Impératrice.

« Un peu de sa dureté, il faut bien le reconnaître, était faite par la canaillerie, par la volerie de tout ce qui l’entourait. Il disait à son fils : “Il n’y a que nous deux d’honnêtes gens en Russie !” Car il savait que toutes les places étaient vendues. Il n’y avait donc rien d’étonnant qu’il y eût chez lui une certaine affectation théâtrale d’impitoyabilité. »

Et la princesse nous le montre faisant la police lui-même, se promenant dans les rues sur une petite voiture, plus grand de la tête que tous ses sujets. Et beau comme un camée, et rappelant un empereur romain ! ajoute-t-elle.

« Eh ! mon Dieu, il était un peu fou, mais c’était bien concevable quand je pense que j’ai vu cela à Moscou sur son passage au Kremlin : des moujicks lui touchant sa botte, et faisant le signe de la croix, avec la main qui l’avait touchée.

« Et encore, je vous dis, un reste de sauvage. À propos de la princesse de Hesse, fille adultérine, épousée par un de ses fils, il me jeta dans l’oreille : “Après tout, c’est le cochon qui anoblit la truie !” »

« Un jour la grande-duchesse m’apprenait qu’il était en colère, parce qu’il avait lu dans Custine qu’il avait pris du ventre. Elle se trompait ? Lorsqu’il arriva chez moi, il me dit : “Vous ne me demandez pas pourquoi je suis de mauvaise humeur.” Alors il se mit à me raconter qu’il venait de passer une revue. C’était en hiver et il avait vu, par un froid de tous les diables, le colonel, après la revue, faire mettre sur le dos de ses soldats leurs culottes, pour les économiser !… Tout ce qu’il y a de plus galant au fond, il avait la singulière habitude d’embrasser sur le cou, sur l’épaule, toutes les jolies femmes qu’il voyait… Oui, très amoureux d’actrices… Après ça, il avait une si vieille Impératrice, branlant de la tête… Son dernier amour fut une demoiselle d’honneur qui refusa l’argent qu’il lui avait laissé dans son testament, et s’enferma près de son tombeau, après sa mort.

« Pour moi, il a été excessivement paternel. Il était très épris de l’idée de l’émancipation de la Sibérie, répétant que cette émancipation serait un événement curieux de l’histoire, faite au nom d’une Napoléon.

« … Quant à M. Demidoff, il ne voulait pas même prononcer son nom et ne l’a jamais prononcé. Il tombait chez nous à des dîners, sans gardes, sans escorte, des dîners terribles où il ne le regardait même pas… Enfin un jour arriva où l’Empereur me dit : “Pourquoi ne me faites-vous pas vos confidences ce soir ?” Et comme je ne voulais pas parler, il ajouta : “Quand vous aurez besoin de moi, vous me trouverez toujours, adressez-vous directement à moi par le comte Orloff.” »

La princesse laisse glisser tout ça d’elle, mot par mot, rêveusement, au milieu de silences où il semble que vont s’arrêter ses confessions, touchant d’une main distraite des choses sur la table, laissant tomber et errer ses yeux sur le tapis. En causant, elle a oublié l’heure, elle qui se couche de bonne heure, et soudain elle s’étonne de voir qu’il est minuit un quart.

Ah l’histoire ! l’histoire ! Je pensais au terrible portrait du czar que m’a fait Herzen. Et peut-être que les deux portraits sont vrais.

17 octobre. — La princesse a la tête en l’air. Elle n’a pas dormi. Elle veut faire un jardin d’hiver. On pose des piquets. Et, allant et venant, elle nous raconte la création successive de cette propriété ; les 18 arpents primitifs devenus 82 arpents, l’acquisition de Catinat, les 9 arpents à conquérir pour la carrer.

Nous la retrouvons dans la vérandah, assise devant un petit bureau, la tête appuyée sur la main, regardant amoureusement une chose que nous ne voyons pas d’abord. Il y a près d’elle un gros homme en frac, gilet, pantalon noirs, les mains gantées de blanc, trois mèches rameneuses collées et plaquées sur une énorme loupe, de gros yeux bleus de faïence, deux lippes pour lèvres, une respiration de soufflet, des favoris buissonneux, des traits stupides et béats. C’est le Hollandais Gika, le marchand de perles, et ce sont des colliers, des unions, des fils aux éclairs argentés, des perles grosses comme des noisettes, deux boutons de 14 000, une perle de 21 000 francs, tout un doux et laiteux ruissellement qu’il remue sous les yeux de la princesse, dont les perles sont la passion, et qui succombe et finit par se donner une perle de 8 000 francs.

Ce soir la princesse nous fait des adieux affectueux, ajoutant avec un aimable sourire qu’elle nous aime beaucoup, quoique nous la contredisions toujours.

Lundi 22 octobre. — Dîner Magny.

Tout de suite aujourd’hui la conversation s’élève aux hypothèses de la population des planètes. Comme un ballon à demi gonflé, la conversation tâtonne l’infini, et de l’infini est amenée naturellement à Dieu. Les formules pleuvent pour le définir. Contre nous, plastiques et latins, qui ne concevons Dieu, s’il existe, que comme un vieillard à figure humaine, un bon Dieu à la Michel-Ange avec une grande barbe, Taine, Renan, Berthelot, opposent des définitions hegeliennes, montrant Dieu dans une diffusion immense et vague, dont les mondes ne seraient que des globules, des atomes.

Et Renan, l’imaginative échauffée, et cherchant l’esquisse colorée d’un tout vivant, après de profondes fouilles dans son cerveau, et à la suite d’un long silence prometteur d’un accouchement de génie ; Renan, le plus sérieusement et le plus religieusement du monde, arrive à comparer, devant la table béante son Dieu à lui… devinez à quoi… à une huître et à son existence végétative… Oh ! une huître très grand modèle.

Sur la comparaison, la table part d’un énorme éclat de rire, auquel, après un moment de stupéfaction de ce qu’il a été amené à dire, Renan s’associe gentiment au rire général.

Je ne sais si c’est ce rire homérique qui fait penser à Homère, en tout cas Homère est sur le tapis. Alors chez tous ces destructeurs de foi, ces démolisseurs de Dieu, éclate une dégoûtante latrie. Tous ces critiques s’écrient d’une seule voix qu’il y a eu un temps, un pays, une œuvre au commencement de l’humanité, où tout a été divinisé, et au-dessus de toute discussion et même de tout examen.

Et les voilà à se pâmer sur les mots.

— Des oiseaux aux longues queues ! crie Taine avec enthousiasme.

— La mer invendangeable, la mer où il n’y a pas de raisin, est-ce assez beau ? fait de sa petite voix qui s’enfle, Sainte-Beuve.

— Au fait, vous savez, ça n’a aucun sens, jette Renan, il y a une société d’Allemands qui a trouvé un autre sens.

— Et c’est ? interroge Sainte-Beuve.

— Je ne me rappelle plus, dit Renan, mais c’est admirable.

— Eh bien ! qu’en dites-vous, là-bas, nous lance Taine, vous qui avez écrit que l’antiquité avait été faite pour être le pain des professeurs ?

Je ne voulais pas parler, parce que je ne me souciais pas que la scène d’un récent dîner recommençât, mais un peu asticoté par les uns et par les autres, je pris la voix la plus douce pour affirmer que j’avais plus de plaisir à lire Hugo qu’Homère, essayant cette fois de parer les foudres de Saint-Victor avec le nom d’Hugo.

À ce blasphème Saint-Victor, devenu positivement fou furieux, se remet à hurler avec sa voix de zinc et ses cris d’aliénés, que c’est trop fort, que c’est impossible à entendre, que nous insultons la religion de tous les gens intelligents.

Je commence à répondre que c’est bien singulier, qu’à une table où on admet la discussion de toute chose au monde, je n’aie pas le droit de dire mon opinion sur Homère.

Saint-Victor crie et s’emporte. Alors je me mets à crier et à m’emporter plus fort que lui, avec tout le soulèvement des nerfs que je commence à éprouver pour cet homme de talent, mais sans opinion à lui, et toujours l’humble serviteur d’une opinion consacrée, et dont la voix baisse et dont la colère prend des tons pleurards, quand il rencontre un caractère qui montre les dents.

Sainte-Beuve, fort ému de la querelle, me fait venir auprès de lui, essaye de me calmer, en me promenant la main sur le bras, et tâche de tout raccommoder, en proposant d’un côté à mes adversaires, de fonder un club d’homériques, pendant qu’il me frictionne de l’autre côté… Tout peu à peu s’éteint, et Saint-Victor en s’en allant me tend la main… J’aurais voulu qu’il ne me la tendît pas.

C’est une amitié qui nous pèse, et dans laquelle se débattent douloureusement des sympathies littéraires et le souvenir de services reçus, avec les blessures faites à notre affection par la butorderie et l’intolérance du lettré et de l’homme.

27 octobre. — Répétition de la Conjuration d’Amboise. Au fond Bouilhet est un élève de Casimir Delavigne, Victor Séjour et Hugo. Ça ne fait rien : c’est un garçon travaillant honorablement et qui s’applique. Je dirai que c’est très bien, autant que je puis dire une chose que je ne pense pas.

28 octobre. — Flaubert présente aujourd’hui Bouilhet chez la princesse. Je ne sais quelle malencontreuse inspiration a eue le poète à déjeuner. Mais il sent comme tout un omnibus du Midi. Nieuwerkerke remonte épouvanté, disant : « Il y a en bas un auteur qui sent l’ail ! »

29 octobre. — Nous soupons au sortir de la première représentation de la Conjuration d’Amboise, avec Bouilhet, Flaubert, la comtesse d’Osmoy. À deux heures d’Osmoy arrive. Il vient de battre pour le succès de son ami tous les cafés Tabourey du quartier Latin, ayant laissé, je ne sais où, Monselet un peu éméché, et qui en est à son second souper, et compte bien ne pas s’en tenir là.

Dans ce souper après un succès, après une ovation, ce qui nous frappe, nous si friands de ces joies fiévreuses, et qui reviendrons à ce damné théâtre : c’est le creux de ce bonheur.

Le triomphateur est d’abord éreinté, il tombe de fatigue et d’accablement, il est tout au bout de ses émotions et de ses sensations nerveuses, et, pour ainsi dire, trop usé pour jouir de sa réussite. Rien de l’épanouissement complet d’une franche félicité. On sent l’auteur traversé d’inquiétudes, de préoccupations. Tout l’empêche de goûter son présent. Il est à la représentation du lendemain, aux mauvaises chances qui peuvent survenir, au revirement qui peut se produire. Non, ce n’est pas l’applaudissement de tous qu’il a dans l’oreille et le cœur, non ce n’est pas l’acclamation universelle : c’est un on-dit, « que Girardin a blagué tout le temps », c’est le rapport de la maussaderie de la figure de tel critique ; enfin tout ce qu’il peut se forger de mauvais, d’hostile, de perfide dans les feuilletons du lundi.

Nous étudions sur ce brave garçon, le sournois empoisonnement de la victoire au théâtre, et devant ce souper entre gens fourbus, cassés, brisés, sans verve, avouant qu’un succès ne vaut pas l’effort dépensé, et qu’il y a trop d’alliage dans la récompense, toutes sortes de mélancolies me viennent sur les revanches qui peuvent nous arriver.

— Le chic actuel d’une femme est le mauvais genre distingué.

— Les pensées de Chamfort : c’est comme la condensation de la science du monde ; l’élixir amer de l’expérience.

— Les bonheurs arrivent toujours trop tard dans la vie.

4 novembre. — Bar-sur-Seine.

Me voici dans ma famille, famille où en dépit des 44 ans de mon frère et de mes 36 ans, on nous appelle les enfants. Une maison où mon frère vient passer ses vacances depuis 1833, et où je l’accompagne depuis l’âge de dix-huit ans.

C’est chez une cousine, un peu plus âgée que mon frère, et élevée avec lui. Pendant qu’il était à la pension Goubaux, rue Blanche, elle était à la pension Sauvan, rue de Clichy, et la nourrice (l’ancienne nourrice d’Edmond), qui venait les chercher tous deux, les dimanches, et qui trouvait presque toujours Edmond en retenue, l’emmenait promener une ou deux heures, dans les terrains vagues de Montmartre, et lorsqu’elle rentrait et trouvait notre père furieux du retard du déjeuner, elle disait : « C’est Mademoiselle qui ne finit pas de s’habiller ! » et ma cousine avait la gentillesse de ne pas la démentir.

Son mari est un grand propriétaire terrien, qui depuis des années nous promène, avec toutes sortes de complaisances et de la bonne gaîté, à travers ses bois, ses champs, ses fermes.

Ma cousine a une fille, une Parisienne très élégante, et qui a la réputation d’être une des femmes de la capitale qui se mettent le mieux, puis, un garçonnet que j’aime de tout mon cœur, mais un type complet de ce temps, un garçon qui blague tout, avec des facéties du Palais-Royal… Ah ! celui-là n’a pas la vénération, fichtre ! Il jette son chapeau dans les portraits de nos vieux parents et fait des bosses aux toiles de nos ancêtres. À ChaillotVa t’asseoir… tout le répertoire de Thérésa, toutes les cascades des Bouffes, les rengaines et les refrains du bas théâtre de nos jours, lui sortent de la bouche.

Ce soir il a empoigné l’antiquité, et blasphémé toutes ses études. La Grèce, oïe oh oïe ! un Bicêtre… Alexandre, un épateur !… Christophe Colomb, il a été devant lui, j’en ferais autant… Annibal, la bonne charge, Annibal qui a coupé les Alpes avec du vinaigre… aceto, je me rappelle… Des bêtises, quoi !

Voilà les scepticismes et les ironies, avec lesquels on sort aujourd’hui du collège… eh ! mon Dieu, cela fera peut-être, un jour, de la vérité et de la philosophie de l’histoire.

— Les bâtards de gentilshommes et d’abbés qui vivent encore en province, sont tous braconniers. Il semble qu’ils aient hérité d’un sang de chasseur et de goûts de grands seigneurs.

— Autrefois la province ne lisait pas, et n’avait nulle opinion sur les faiseurs de livres et sur les livres.

Aujourd’hui elle ne lit pas plus, mais elle a des opinions littéraires, prises dans le bas des petits journaux. Un déplorable progrès !

— Inquiétante silhouette, sur le crépuscule, à l’horizon d’un champ, que cet homme dressé, les deux mains et le menton sur un grand bâton, immobile et contemplateur, dans le temps sans heures et le commencement du songe des choses.

Ce paysan solitaire grandit pour moi et menace dans le ciel. Je vois derrière le berger, le pasteur et le sorcier, l’espion de l’étoile et le jeteur de sorts, une espèce de voleur diabolique des secrets de la nuit, l’évocateur des forces méchantes et noires de la nature, — et c’est comme un cercle de sabbat qui me semble tourner autour de lui, dans le frétillement de la queue de son chien.

24 novembre. — À travers l’eau des ornières, la terre grasse, les mottes molles, les prés détrempés et gluants, nous sommes arrivés à la Bécassière. De loin nous entendions une piaillerie : les gamins du village d’à côté, les petits rabatteurs, qui poussaient, en se jouant, des cris de sortie d’école, dans les arbres.

La maison du garde, une masure, une bâtisse de plâtre, rapiécée par place, et où apparaissent, comme des esquilles, les lattes sortant du mur. Sous l’auvent du toit de tuile, une grosse botte de haricots grippés qui sèchent. À l’intérieur, une chambre basse, où est percée une petite fenêtre à trois carreaux. Une cheminée à la plaque fendue par l’incendie des bourrées, et dans laquelle il y a un tube de fonte pour souffler le feu. Sur la cheminée, trois bouteilles d’encre vidées par les comptes et les chiffres des coupes de bois, une moitié de calebasse faisant une cuiller de sauvage, une écuelle brune pareille au pot à tisane de Marat. Dans une retraite du mur, un moine, l’ancienne bassinoire rustique, un boisseau, une bayonnette, une petite glace de foire avec des plumes de geai passées derrière, deux faucilles, une corne pour appeler dans le bois.

Au fond, au-dessus d’un lit moisi, un sabre de pompier, et un fusil à pierre au chien tout rouillé ; sur une planche, au plafond, une fiole remplie d’eau-de-vie de piéton, des assiettes de ferme, une lanterne, et un morceau de savon de Marseille pendu à une ficelle.

Un antre, une tanière, où il fait bon de s’ensauvager toute une journée.

25 novembre. — Je me lève, j’ouvre la France… Gavarni mort… un coup de foudre… L’enterrement à l’heure où je lis cela… Et nous n’y serons pas, nous ne nous retrouverons pas derrière le cercueil de l’homme que nous avons le plus aimé, le plus admiré… Nous ne le reverrons plus…

Toutes sortes d’idées, de souvenirs : la mélancolie de ses derniers jours, ses mains si maigres qu’on aurait dû mouler, la caresse de son œil, sa voix si tendre quand il nous appelait ses petits, ce quelque chose en lui d’un père pour nous.

Et je pense à cette première atteinte de la mort qui l’a touché à mon bras — ô ironie ! — au sortir d’un bal de l’Opéra qu’il avait voulu revoir pour la dernière fois.

Je regrette tout ce que je n’ai pas sauvé de lui par une note… Oh ! comme la mort vous fait voir que la vie est de l’histoire !

2 décembre. — Tout un mois passé au vent, à l’air, à la pluie, à la gelée, les pieds dans la boue, la vie affluant au visage et nous bourdonnant aux tempes ; et tantôt au bord de la rivière, allant à pas glissés derrière le balancement d’épaules d’un jeteur d’épervier ; et tantôt fourrant les mains dans le sang tiède et la curée chaude d’un chevreuil : — un mois où nous tâchons de nous redonner de la santé bestiale de la campagne.

3 décembre. — Nous partons de Bar-sur-Seine. Il y a à quitter une maison, où on a été paresseux et heureux, l’espèce d’effort qu’on éprouve à se lever d’un bon fauteuil ; et puis au fond, on a toujours une certaine terreur de l’inconnu qui est dans la vie devant vous et auquel on va.

5 décembre. — Nous avons la visite de Rops qui doit illustrer la Lorette. Un bonhomme brun, les cheveux rebroussés et un peu crépus, de petites moustaches noires en forme de pinceaux, un foulard de soie blanche autour du cou, une tête où il y a du duelliste de Henri II et de l’Espagnol des Flandres. Une parole vive, ardente, précipitée, où l’accent flamand a mis un ra vibrant.

Il nous parle de cet ahurissement que produisit sur lui, sortant de son pays, le harnachement, le travestissement, l’habillement presque fantastique de la Parisienne, qui lui apparut comme une femme d’une autre planète. Il nous parle longuement du moderne qu’il veut faire d’après nature, du caractère sinistre qu’il y trouve, de l’aspect presque macabre qu’il a rencontré chez une cocotte, du nom de Clara Blume, à un lever de jour à la suite d’une nuit de pelotage et de jeu : — un tableau qu’il veut peindre, et pour lequel il a fait quatre-vingts études d’après des filles.

6 décembre. — Je passe chez Pierre Gavarni. Je lui trouve une douleur endormie et qui paraît rêver. « Il me semble, dit-il, que ce n’est pas arrivé… Je ne puis parler de lui au passé. »

Pierre me raconte qu’il est arrivé à quatre heures. Son père, à son arrivée, resta d’abord immobile. Puis, sous la pression de sa main, il lui dit d’une voix rude : « Ah ! c’est toi, mon garçon. » Et comme s’il faisait sa dernière et suprême légende : « Eh bien ! voilà mon caractère ! » Pierre lui parla alors de changer de vie, quand il serait sur ses pattes et qu’il faudrait aller à ces pays de soleil dont il revenait : « Nous parlerons de cela, je ne te dis pas le contraire. »

Ce fut son dernier mot. Plus tard, comme son fils, le voyant horriblement couché, lui demandait s’il voulait qu’il le relevât dans son lit, il fit de l’index, sans parler, le geste qui lui était familier pour dire non, et ce fut son dernier geste. Il était mort à sept heures.

De là, je suis allé chez Forgues, qui nous peint l’horreur de cet enterrement : la maison en carton suintant l’eau ; une porte qu’il ouvre et qu’on repousse sur lui, en disant : « On est à le mouler. » Il était midi moins dix. Les mouleurs en retard avaient dû courir, de commissaire de police en commissaire de police. Et, pour le raser, Veyne avait été obligé de prendre le rasoir du coiffeur, qui s’était trouvé mal. Dans le jardinet, une cinquantaine de personnes de bric et de broc, trempées, mouillées sous la pluie et les parapluies, et, entre leurs jambes, la course effarée d’un lapin devenu complètement fou.

— Tout va au peuple et s’en va des rois, jusqu’à l’intérêt des livres qui descend des infortunes royales aux infortunes privées : de Priam à Birotteau.

— … Ricord, ce soir, racontait à demi-voix, dans un salon, que Sainte-Beuve, un peu souffrant, ces jours-ci, d’une rétention, lui disait : « Mais, mon Dieu, quand j’étais petit, on ne m’a pas appris à pisser, moi ! »

Sainte-Beuve a, comme cela, des mots enfantins, au milieu de tous les apports de l’expérience.

10 décembre. — On étouffe dans la vie littéraire de ce qu’on ne peut dire ni écrire.

— Ces jours-ci, nous avons eu à dîner Pouthier, qui nous confessait que tous les soirs, après avoir soufflé sa bougie, il soupirait comme une action de grâces à Dieu : « Comment ! tu vis encore, petite canaille ! » Il est toujours dans sa maison en construction de la rue de la Brèche-aux-Loups, dans une chambre où il a couché deux mois, avant que les fenêtres fussent posées et au-dessus de la bataille de chevaux de charroyeurs, qu’il entend appeler de ces noms effroyables : Mord-la-nuit et Bon-à-tuer.

21 décembre. — Tous ces jours-ci nous avons relu des imprimés de la Révolution pour une pièce que nous faisons sur l’époque. Notre pièce ne dira pas ce que nous sentons à relire cela ; nous tâcherons d’y mettre le plus possible des sentiments d’impartialité qu’exige le théâtre.

Mais notre vraie et intime impression : c’est le dégoût, c’est le mépris. L’esprit, pour peu qu’on l’ait délicat, se soulève plus que le cœur contre ces pages, plus pleines encore d’inepties que de crimes. Ce qui domine, avant tout, dans cette mare d’assassinats : c’est l’odeur de la bêtise. La Révolution a eu beau se faire terrible, elle est foncièrement bête. Sans le sang elle serait niaise, sans la guillotine elle serait burlesque. Ôtez à ces grands hommes, à Robespierre, à Marat, leurs nimbes de bourreaux, l’un n’est plus qu’un professeur de rhétorique filandreux : Gracchus Pet-de-Loup, et l’autre, un maniaque, un aliéné caricatural. Oui, ôtez le sang de la Révolution et le mot : « C’est trop bête ! » vous viendra à la bouche, devant ce ramas d’imbécillités cannibalesques et de rhétorique anthropophage. Il faut le lire pour le croire, pour croire que cela est arrivé en France, il n’y a pas cent ans : le règne, la dictature homicide du bas, de la loge, de l’office, du portier, du domestique, de toutes les jalousies et délations d’inférieurs.

Une terrible objection, ces années ! contre la Providence. Si elle existe, ce n’est que pour tout tolérer, et Dieu, en ce temps, ressemble à Lafayette : il dort à tous les 6 octobre.

Et quelles hypocrisies, quels mensonges, cette Révolution ! Les devises, les murs, les discours, l’histoire, tout ment à cette époque. Ah ! quel livre à faire : les Blagues de la Révolution. Car où est l’opinion faite de la vérité vraie ? Qui a jamais remonté à la vérification des documents ? Quel est le fait de la Révolution que le patriotisme, la passion des partis, le journalisme, n’ont pas rendu légendaire ? De tous ceux qui parlent du fameux coup de sabre de Lambesc, quels sont ceux qui ont lu la justification de Lambesc et savent le vrai de la scène ? Et, dans le peuple de gobeurs du monde et de la rue, qui ont leur catéchisme tout fait sur la prise de la Bastille, combien savent le nombre de prisonniers que ces terribles et dévorants cachots ont lâché à la lumière ? Trois ou quatre !

23 décembre. — Été aujourd’hui voir le père Barrière. Nous trouvons ce pauvre vieillard attendant une visite comme on attend une fête. Tout branlant, les mains tremblotantes, il nous fait place avec joie, auprès de son feu. Sa mémoire vacillante, sa parole bégayante et à demi paralysée, cherchent à se rattacher à nous par d’aimables caresses de sa vieille pensée. Et comme de choses qui lui font peur et qui lui ont laissé une impression tourmentante, il nous parle de tous les sentiments mauvais, déchaînés contre nous, et, en causant de cela, il se lève de ce vieillard moribond et qui a vu 93, comme une épouvante de l’envie de ces temps-ci et de l’avenir de haines germant dans cette tourbe des lettres, — et qui l’étonne comme une fermentation mauvaise, jusqu’ici sans exemple : « Ah ! oui, maintenant, lui disons-nous, s’il n’y avait pas de gendarmes, tout homme qui aurait deux sous de notoriété, serait déchiré en pleine rue ! »

24 décembre. — Accrochés ce soir à la taverne de Lucas par Paul Baudry, il nous emmène à son atelier qui est de l’autre côté de la rue, et nous fait voir une de ces grandes machines pour l’Opéra, où, en dépit de beaucoup de talent, il me fait l’effet de Goltzius cherchant Michel-Ange.

Les peintres sont vraiment malheureux. Hors le moderne qu’ils méprisent, les plus vrais talents, tels que Baudry, sont toujours amenés à refaire ce que de plus forts qu’eux ont déjà peint. Décidément le cycle de la grande peinture est fermé… et il n’y a plus que le paysage.

Intérieur sec, sobre, vide, comme inhabité : c’est la stricte demeure du travail. La chambre avec son petit lit est une cellule. Chambre et atelier, un logis d’ouvrier dans lequel pend quelque vieille soierie de chez Wail qui sert, un jour, pour un ton riche. On ne sent chez ce peintre de talent, ni service ni cuisine, et, ce soir, traîne encore, non enlevé, le mince os d’une côtelette sur une assiette, reste du déjeuner.

En montant l’escalier, il nous disait : « Oh ! quand une fois on a été mordu de la misère, il vous reste toujours la crainte d’en être repiqué ! »

25 décembre. — Noël. C’est la loterie de la princesse, la distribution de ses étrennes à sa société, au hasard d’un tirage de cartes : 32 lots comprenant des bracelets, des robes de velours, des nécessaires de voyage, des tapis, des lampes, etc. Il y a là tous les intimes du moment, les deux princesses Primoli et Gabrielli et leurs maris, du Sommerard et sa femme, M. et Mme Reiset, Mme de Lespinasse, les peintres Marchal, Baudry, Hébert, Boulanger, Protais, Saintin, les Giraud, et nous deux, comme hommes de lettres.

30 décembre. — Passé aujourd’hui devant l’ancienne maison de Gavarni, avenue de l’Impératrice.

Il y a presque du cimetière dans cette bâtisse lugubre, avec sa grille rouillée, son jardinet à plates-bandes de buis, ses arbustes verdâtres. Le moisi de la tombe mange les marches descellées des portes-fenêtres du rez-de-chaussée. Nous regardons cette misérable maison ambitieuse de bourgeois de l’Empire, cette maison de plâtre, plaquée de fenêtres d’occasion, avec son fronton de temple grec, grignoté par la pluie. Nous regardons le vide à travers ces fenêtres sans rideaux, battues d’une moitié de persienne, et nous pensons à tout ce que cette maison a eu des mauvaises chances de la vie du grand artiste, de ses tristesses, des absorptions de sa maladie.

Et malgré tout, nous sommes encore heureux de la voir debout, cette maison ! elle nous le rappelle. Les maisons de ce temps durent si peu, gardent si peu longtemps la mémoire de ceux qui y ont vécu !

  1. Depuis nous l’avons connu d’une manière assez intime, et notre jugement de 1866, sur lui, s’est fort modifié.