Journal des Goncourt/I/Année 1860


Journal des Goncourt : Mémoires de la vie littéraire
Bibliothèque-Charpentier (Tome premier : 1851-1861p. 303-358).

ANNÉE 1860




Jeudi 12 janvier. — Nous sommes dans notre salle à manger, cette jolie boîte tendue, fermée, plafonnée de tapisseries, où nous venons d’accrocher le triomphant Louis Moreau de la Revue du Roi, et qui est toute lumineuse et égayée des feux doux d’un lustre de cristal de Bohême.

À notre table, il y a Flaubert, Saint-Victor, Aurélien Scholl, Charles Edmond, Julie, Mme Doche coquettement coiffée d’une résille rouge sur ses cheveux qui ont un œil de poudre. On parle du roman de Elle et Lui de Mme Colet, où Flaubert est férocement peint sous le nom de Léonce… Au dessert, Mme Doche se sauve à la répétition de la Pénélope normande qu’on doit jouer le lendemain, et Saint-Victor, qui n’a rien pour son feuilleton, l’accompagne avec Scholl.

Entre ceux qui restent, l’on se met à causer théâtre, et Flaubert de blaguer un peu grossement, ainsi qu’il en a l’habitude : « Le théâtre n’est pas un art, s’exclame-t-il, c’est un secret… et je l’ai surpris chez les propriétaires du secret. Voici ce secret. D’abord il faut prendre des verres d’absinthe au café du Cirque ; puis dire de toute pièce : Ce n’est pas mal, mais… des coupures, des coupures ! ou encore répéter : Pas mal !… mais il n’y a pas de pièce ; — et surtout toujours faire des plans et jamais de pièces. Au fond, quand on fait une pièce, on est f….. Voyez-vous, je tiens le secret d’un idiot, mais qui le possède de La Rounat. C’est lui qui a trouvé ce mot sublime : Beaumarchais est un préjugé !… Beaumarchais ! du phosphore… Ah ! les cochons, qu’ils me trouvent seulement le type de Chérubin ! »

La causerie se promène sur les uns et les autres de notre monde, sur la difficulté de trouver des gens avec lesquels on puisse vivre, et qui ne soient ni tarés, ni insupportables, ni bourgeois, ni mal élevés. Et l’on se met à regretter ce qui manque à Saint-Victor ; on en ferait un si joli ami, de ce garçon à l’expansion de cœur auquel on n’arrive jamais, quand même on est arrivé à sa plus entière expansion d’esprit, de ce garçon qui, après trois ans de relations d’amitié, a des glaces subites et des froideurs de poignées de main comme pour un inconnu. Flaubert explique l’homme par son éducation, disant que ces trois éducations, ces trois institutions de l’homme : l’éducation religieuse, l’armée, l’école normale, marquent d’un cachet indélébile l’individu.

Et nous voilà seuls, Flaubert et nous, dans le salon tout brouillardeux de fumée de cigare ; lui, arpentant le tapis, cognant la calvitie de sa tête à la boule du lustre, se répandant en paroles, débordant, se livrant à nous comme à des frères de son esprit.

Il nous redit sa vie retirée, sauvage même à Paris, enfermée et cadenassée. Il n’a point d’autre distraction que le dîner du dimanche de Mme Sabatier, la présidente, comme on l’appelle dans le monde de Théophile Gautier. Il a horreur de la campagne. Il travaille dix heures par jour, mais il est un grand perdeur de temps, s’oubliant en lectures et faisant, à tout moment, des écoles buissonnières autour de son livre. Il ne s’échauffe guère que vers cinq heures, quand il s’est mis au travail à midi… Il ne peut écrire sur du papier blanc, ayant besoin de le couvrir d’idées, à l’instar d’un peintre qui place sur sa toile ses premiers tons…

Soudain, comptant le petit nombre de gens qui s’intéressent aux choix d’une épithète, au rythme d’une phrase, au bien fait d’une chose, il s’écrie : « Comprenez-vous l’imbécillité de travailler à ôter les assonances d’une ligne ou les répétitions d’une page ? Pour qui ?… Et dire que jamais, même quand l’œuvre réussit, jamais ce n’est le succès que vous avez voulu, qui vous vient ! N’est-ce pas les côtés vaudeville de Mme Bovary qui lui ont valu son succès. Oui, le succès est toujours à côté… La forme, ah ! la forme, mais qu’est-ce qui dans le public est réjoui et satisfait par la forme. Et notez que la forme est ce qui nous rend suspects à la Justice, aux tribunaux qui sont classiques… Classiques, oh ! la bonne farce ! mais personne n’a lu les classiques ! Il n’y a pas huit hommes de lettres qui aient lu Voltaire, — lu, vous m’entendez. Et sont-ils cinq dans la Société des Auteurs dramatiques, qui pourraient dire les titres des pièces de Thomas Corneille ?… Mais l’image, les classiques en sont pleins, la tragédie n’est qu’image. Jamais Pétrus Borel n’aurait osé cette image insensée :

Brûlé de plus de feux que je n’en allumai !

« L’art pour l’art, en aucun temps, n’a eu sa consécration comme dans le discours à l’Académie d’un classique, de Buffon : “La manière dont une vérité est énoncée, est plus utile à l’humanité même que cette vérité.” J’espère que c’est de l’art pour l’art cela. Et La Bruyère qui dit : “L’art d’écrire est l’art de définir et de peindre.” » Là-dessus, Flaubert nous avoue ses trois bréviaires de style : La Bruyère, quelques pages de Montesquieu, quelques chapitres de Chateaubriand.

Et le voilà, les yeux hors de la tête, le teint allumé, les bras soulevés dans une envergure d’Antée, tirant de sa poitrine et de sa gorge des fragments du « Dialogue de Scylla et d’Eucrate », dont il nous jette le bruit au visage, un bruit qui ressemble au rauquement d’un lion.

Alors, revenant à son roman carthaginois, il nous conte ses recherches, ses lectures, les volumes de notes qu’il a prises, disant : « Savez-vous toute mon ambition ? Je demande à un honnête homme, intelligent, de s’enfermer quatre heures avec mon livre, et je lui donne une bosse de haschisch historique. C’est tout ce que je demande. »

Puis il ajoute sur une note mélancolique : « Après tout, le travail, c’est encore le meilleur moyen d’escamoter la vie ! »

Dimanche 22 janvier. — Nous montons l’escalier d’une maison du boulevard Saint-Martin. Au premier nous frappons à une porte d’appartement. On demande qui est là. Nous nous nommons. On ouvre. Et nous voici dans la loge de Lagier, puis dans la loge de Lia Félix. Quatre becs de gaz donnent dans la petite pièce une chaleur stupéfiante : c’est l’atmosphère d’un bain maure. Là-dedans, la pensée s’engourdit, le sentiment de la réalité des personnes et des choses s’en va, et l’on reste somnolent, les yeux ouverts, pendant que vos doigts tripotent machinalement toutes les choses de la toilette et du maquillage.

Dans cette espèce d’hébétement, on voit les actrices venir, sortir, comme à un appel invisible, aller à quelque chose de lointain, d’où s’échappe un murmure profond comme une clameur d’océan. Et tout ce mouvement autour de vous fait l’effet d’une agitation automatique, et le coin de foyer qu’on entrevoit, vous montre, assis sur la banquette, des personnages en costumes, les bras tombants comme des marionnettes aux ficelles cassées. Et l’on est entouré d’un brouhaha sourd, où ne se perçoit distinctement que : « Combien ce soir ? — 5,200. — La Gaîté ? — 400 ! — Le Cirque ? — 800 ! »

Puis l’on vague dans des corridors, où l’on cause avec des têtes de femmes, qui, pendant qu’on les habille par derrière, se voilent la gorge avec les deux rideaux de leur loge, croisés sur elle, dans le coquet mouvement de la Frileuse d’Houdon.

24 janvier. — Nous paraissons aujourd’hui (Les Hommes de lettres). Nous avons cette fébrilité qui vous chasse de votre chez-soi et vous pousse dans la rue… Et à la fin de la journée, nous sommes au boulevard du Temple, dans le cabinet de travail de Flaubert, dont le milieu de cheminée est un Boudha. Sur sa table des pages de son roman qui ne sont que ratures. Il nous adresse sur notre livre de chauds compliments qui nous font du bien au cœur, et nous sommes heureux de cette amitié qui vient à nous franchement, loyalement, avec une sorte de démonstration robuste.

Le soir, nous vaguons sur les boulevards, supputant les chances de duel, les chances de succès, regardant les étalages avec une certaine excitation nerveuse que nous ne pouvons maîtriser.

Dimanche 29 janvier. — … Le vieux Barrière nous conte cette chose saisissante. Il a vu, sur la place de Grève, un condamné dont les cheveux coupés ras, au moment où on le tournait en face de l’échafaud, se dressèrent tout droit, très visiblement. Et cet homme était cependant celui qui, après sa condamnation à mort, interrogé par le docteur Pariset, lui demandant ce qu’il voulait, avait répondu : « Un gigot et une femme ! »

— Nous passons la soirée chez Flaubert avec Bouilhet. Causerie sur de Sade auquel revient toujours, comme fasciné, l’esprit de Flaubert : « C’est le dernier mot du catholicisme, dit-il. Je m’explique. C’est l’esprit de l’inquisition, l’esprit de torture, l’esprit de l’Église du moyen âge, l’horreur de la nature… Remarquez-vous qu’il n’y a pas un animal, pas un arbre dans de Sade ? »

Il nous parle ensuite de romantisme, nous dit qu’au collège, il couchait un poignard sous son oreiller, et encore qu’il arrêtait son tilbury devant la campagne de Casimir Delavigne, et montait sur la banquette pour lui crier des injures de bas voyou.

Lundi 30 janvier. — On nous dit chez Dentu, qu’il y a eu ce matin un article de Janin sur les Hommes de lettres. Nous achetons les Débats, et nous trouvons dix-huit colonnes d’éreintement, dans lesquelles Janin nous accuse d’avoir fait un pamphlet contre notre ordre, un tableau poussant au mépris des lettres. Oui, c’est ainsi que le critique parle de ce livre, la meilleure et la plus courageuse action de notre vie, ce livre qui ne fait si bas le bas des lettres que pour en faire le haut, plus haut et plus digne de respect.

Samedi 4 février. — Gavarni vient dîner. Il a fait la grande partie d’aller au bal de l’Opéra avec nous. En arrivant, il demande une feuille de papier et y dépose de petites machines mathématiques, qui lui sont venues en route. Pour attraper l’heure du bal, nous l’emmenons voir Léotard, et, après le Cirque, nous allons prendre un grog dans un café des boulevards, où il nous parle avec une admiration enthousiaste des travaux de Biot, de ses livres de mathématiques où il n’y a pas de figures.

Et le voici, montant cet escalier du bal de l’Opéra, qu’il n’a pas vu depuis quinze ans, le voici à mon bras, perdu dans cette foule, comme un roi perdu dans son royaume : lui, Gavarni, qui pourrait dire : « Le carnaval, c’est moi ! »

Il vient jeter les yeux sur les modes nouvelles de la mascarade. Nous restons une heure à regarder, d’une loge, la danse et les masques, une heure où il semble faire une sérieuse étude du costume nouveau et presque général des danseuses : de ce costume de bébé, de cette petite robe-blouse descendant au genou, laissant voir la jambe et les hautes bottines ballantes dans l’air, et dessinant des nimbes au-dessus de la tête des danseurs. Puis quand il a tout le bal dans les yeux, je le ramène coucher chez nous. Il a eu froid en sortant du Cirque, puis la chaleur du bal l’a suffoqué. Il se traîne en marchant, il monte notre escalier lentement, lentement, et nous confie, au coin de notre feu, qu’en sortant du bal de l’Opéra, il ne pouvait mettre un pied devant l’autre.

Et il se couche, nous faisant de son lit, avant de s’endormir, de charmantes plaisanteries enfantines et qu’il sait si bien faire, sur le bal et les folies que nous aurions pu y faire.

Dimanche 5 février. — Déjeuner chez Flaubert. Bouilhet nous conte cette tendre histoire sur une Sœur de l’hôpital de Rouen, où il était interne. Il avait un ami, interne comme lui, et dont cette Sœur était amoureuse — platoniquement, croit-il. Son ami se pend. Les Sœurs de l’hôpital étaient cloîtrées et ne descendaient dans la cour de l’hôpital que le jour du Saint-Sacrement. Bouilhet était en train de veiller son ami, quand il voit la Sœur entrer, s’agenouiller au pied du lit, dire une prière qui dura un grand quart d’heure — et tout cela sans faire plus d’attention à lui, que s’il n’était pas là.

Lorsque la Sœur se relevait, Bouilhet lui mettait dans la main une mèche de cheveux, coupée pour la mère du mort, et qu’elle prenait, sans un merci, sans une parole. Et depuis, pendant des années qu’ils se trouvèrent encore en contact, elle ne lui parla jamais de ce qui s’était passé entre eux, mais en toute occasion se montra pour lui d’une extrême serviabilité.

Mardi 7 février. — … Du chalet de Janin à Passy nous allons au Point-du-Jour, chez Gavarni. Nous le trouvons assez inquiet de l’espèce de coup de sang qu’il a eu samedi, disant : « Je n’aime pas les choses que je ne comprends pas ! »

Nous causons des femmes qu’il a vues danser, et nous lui demandons s’il en a fait des croquis. « Non, non, mais je les ai emportées dans ma tête. Dans six mois, elles me seront parfaitement présentes. Le tout est de résumer ça par une idée très simple ; au fond qu’est-ce ? une chemise sans taille, et pour tout le reste, ce sont des ajustements au caprice et à la fantaisie de la femme. »

Là-dessus, il nous met sur les genoux un album de ses anciennes lithographies qu’il a retrouvé, et nous voyons combien, avant d’arriver à sa facilité de dessin sans modèle, à son imagination du vrai, il a fait de profondes, sérieuses, patientes, scrupuleuses études de la nature… C’est partout là-dedans, la mère de Feydeau, le père de Feydeau, et d’Abrantès, et jusqu’au dos d’Henri Berthoud, faisant le dos de cet inconnu. Il nous arrête à une petite image de bal qui ressemble à un bal d’insectes, et dont il moque la maigreur, et la conscience des parquets, et le fini et le précieux, mais où il rencontre l’animation du bal, et une opposition assez satisfaisante des blancs et des noirs, des habits et des robes, — toutefois en déclarant que, dans ce temps, il n’avait pu encore arriver ni aux noirs ni aux gris veloutés.

Dimanche 20 février. — Au coin de sa cheminée, Flaubert nous raconte son premier amour. Il allait en Corse. Il n’avait fait encore que se desniaiser avec une fille de chambre de sa mère. Il tombe dans un petit hôtel à Marseille, où des femmes de Lima étaient descendues avec un mobilier d’ébène, incrusté de nacre, qui faisait l’émerveillement des voyageurs. Trois femmes en peignoir de soie, filant du dos aux talons, flanquées d’un négrillon habillé de nankin et chaussé de babouches : un monde qu’il entrevoyait dans un patio tout plein de fleurs des tropiques, et où chantait au milieu un jet d’eau, — pour un jeune Normand qui n’avait encore voyagé que de Normandie en Champagne et de Champagne en Normandie, c’était d’un exotisme bien tentant. Et un matin, revenant d’une pleine eau dans la Méditerranée, à l’une de ces trois femmes rencontrée sur le seuil de sa chambre, une femme de trente-cinq ans, une magnifique créature, il jetait un de ces baisers où l’on jette son âme… Ce furent une fontaine de délices, puis des larmes, puis des lettres, puis plus rien.

Depuis, il revint plusieurs fois à Marseille, s’informa et ne put jamais savoir ce qu’étaient devenues ces trois femmes. La dernière fois qu’il y passa, se rendant à Tunis à l’occasion de son roman de Carthage, il ne retrouve plus la maison, qu’à chacun de ses passages il avait été voir. Il regarde, il cherche, il s’aperçoit que c’est devenu un bazar de jouets, et que le premier est occupé par un coiffeur. Il y monte, s’y faire raser, et reconnaît encore au mur le papier de la chambre.

27 février. — N’y a-t-il pas dévoilée toute une existence d’homme dans cette énumération d’une affiche de vente après décès : un pistolet de salon, une lorgnette en écaille, une canne de jonc à pomme d’or, une épingle jumelle ornée de brillants ?

4 mars. — Nous causons avec Flaubert des Légendes des siècles de Hugo. Ce qui le frappe surtout dans Hugo, qui a l’ambition de passer pour un penseur : c’est l’absence de pensée. Hugo n’est pas un penseur ; c’est, selon son expression, un naturaliste. Il a de la sève des arbres dans le sang… Puis il parle avec un mépris colère de Feuillet, de la cour basse qu’il fait aux femmes dans ses œuvres, disant : « Ça prouve qu’il n’aime pas la femme. Les gens qui l’aiment, font des livres où ils racontent ce qu’ils ont souffert à propos d’elle, car on n’aime que ce dont on souffre. — Oui, lui disons-nous, cela explique la maternité ! »

Alors on lui apporte trois gros volumes in-4, imprimés à l’Imprimerie Impériale, sur les mines de l’Algérie où il espère trouver un mot dont il a besoin pour son livre sur Carthage.

Soudain, il se met à nous réciter des lambeaux formidablement cocasses d’une tragédie ébauchée avec Bouilhet sur la découverte de la vaccine, dans les purs principes de Marmontel, où tout, jusqu’à « grêlée comme une écumoire » était en métaphores de huit vers : tragédie à laquelle il a travaillé pendant trois ans, et qui montre la persistance de bœuf de cet esprit, même dans les imaginations comiques, dignes d’un quart d’heure de blague.

Il a beaucoup écrit à sa sortie de collège et n’a jamais rien publié, sauf deux petits articles dans un journal de Rouen. Il regrette un volume d’environ 150 pages, composé l’année qui a suivi sa philosophie : la visite d’un jeune splenétique à une fille, un roman psychologique trop plein, dit-il, de sa personnalité. Dans Madame Bovary, il nous affirme qu’il n’y a qu’un seul type, esquissé de très loin d’après nature, un certain ancien payeur des armées de l’Empire, bravache, débauché, sacripant, menaçant sa mère de son sabre pour avoir de l’argent, toujours en bottes, en pantalon de peau, en bonnet de police, pilier du cirque Lalanne, dont les écuyers venaient prendre chez lui du vin chaud fait dans des cuvettes, et dont les écuyères venaient aussi accoucher sous son toit.

— C’est un grand événement de la Bourgeoisie que Molière, une solennelle déclaration de l’âme du Tiers-État. J’y vois l’inauguration du bon sens et de la raison pratique, la fin de toute chevalerie et de toute haute poésie en toutes choses. La femme, l’amour, toutes les folies nobles, galantes, y sont ramenées à la mesure étroite du ménage et de la dot. Tout ce qui est élan et de premier mouvement y est averti et corrigé.

Corneille est le dernier héraut de la noblesse ; Molière est le premier poète des bourgeois.

— Ne jamais parler de soi aux autres et leur parler toujours d’eux-mêmes, c’est tout l’art de plaire. Chacun le sait et tout le monde l’oublie.

10 mars. — J’ai reçu de Mme Sand sur les Hommes de lettres une lettre charmante comme une poignée de main d’ami… La vérité est que notre livre a un succès d’estime : il ne se vend pas. Au premier jour, nous avons cru à une grande vente. Et nous restons depuis quinze jours à cinq cents, ignorant si nous arriverons à une seconde édition. Après tout, nous sommes fiers entre nous de notre livre, qui restera, quoi qu’on fasse, en dépit des colères des journalistes ; et à ceux qui nous demanderaient : « Vous vous estimez donc beaucoup ? » nous répondrions volontiers avec l’orgueil de l’abbé Maury : « Très peu quand nous nous considérons, beaucoup quand nous nous comparons ! »

Il est bon toutefois d’être deux pour se soutenir contre de pareilles indifférences et de semblables dénis de succès, il est bon d’être deux pour se promettre de violer la Fortune, quand on la voit coqueter avec tant d’impuissants.

Peut-être, un jour, ces lignes que nous écrivons froidement, sans désespérance, apprendront-elles le courage à des travailleurs d’un autre siècle. Qu’ils sachent donc qu’après dix ans de travail, la publication de 13 volumes, tant de veilles, une si persévérante conscience, des succès même, une œuvre historique qui a déjà une place en Europe, après ce roman même, dans lequel nos ennemis mêmes reconnaissent « une force magistrale », il n’y a pas une gazette, une revue petite ou grande qui soit venue à nous, et nous nous demandons si le prochain roman que nous publierons, nous ne serons pas encore obligés de le publier à nos frais ; — et cela quand les plus petits fureteurs d’érudition et les plus minces écrivailleurs de nouvelles, sont édités, rémunérés, réimprimés.

Dimanche 11 mars. — On sort de table… Femme au délicat profil, au joli petit nez droit, à la bouche d’une découpure si spirituelle, à la coiffure de bacchante donnant aujourd’hui à sa physionomie une grâce mutine et affolée, femme aux yeux étranges qui semblent rire, quand sa parole est sérieuse. Toutes les femmes sont des énigmes, mais celle-ci est la plus indéchiffrable de toutes. Elle ressemble à son regard qui n’est jamais en place, et dans lequel passent, brouillés en une seconde, les regards divers de la femme. Tout est incompréhensible chez cette créature qui peut-être ne se comprend guère elle-même ; l’observation ne peut y prendre pied et y glisse comme sur le terrain du caprice. Son âme, son humeur, le battement de son cœur a quelque chose de précipité et de fuyant, comme le pouls de la Folie. On croirait voir en elle une Violante, une de ces courtisanes du XVIe siècle, un de ces êtres instinctifs et déréglés qui portent comme un masque d’enchantement, le sourire plein de nuit de la Joconde. Il y a souvent comme la tombée d’une larme au milieu d’une de ses blagues, et presque toujours, au bout d’une de ses phrases attendries, un strident rrrr, qui semble la crécelle de l’ironie.

Et l’on ne sait vraiment si c’est une femme qui a plus envie d’être à vous que de se moquer de vous.

Samedi 17 mars. — Une jouissance tout à fait supérieure : un grand acteur dans une pièce sans talent. Vu Paulin Ménier dans le Courrier de Lyon. Un admirable comédien, le comédien supérieur de ces années. Un créateur de types, avec une silhouette, des gestes, une physionomie des épaules, un masque du crime d’après des études sur le vrai, d’après des modèles entrevus dans une imitation de génie.

Paulin Ménier, le seul acteur qui donne aujourd’hui à une salle le frisson, le petit froid derrière la nuque, que donnait Frédérick Lemaître.

— L’humoristique chose qu’on me contait hier à propos de l’étiquette des cours d’Allemagne. Il est défendu de se moucher, même d’éternuer devant les souverains de là-bas. Une ambassadrice de ma famille se trouvait très embarrassée quand il lui arrivait de s’enrhumer. Heureusement qu’elle était prise en affection par une espèce d’antique camerera mayor, dans la famille de laquelle se léguait au lit de mort, de génération en génération, le secret de ne pas éternuer devant son souverain. Et elle lui révéla ce secret : qui est de se pincer le cartilage intérieur du nez d’une certaine façon.

Dimanche 1er avril. — Nous parlions aujourd’hui de l’amoureux à la mode, de l’homme à femmes de l’heure présente, et du renouvellement qui se fait tous les trente ans, dans la physionomie du séducteur. Le ténébreux de 1830 est démodé ; qui l’a remplacé ? le jocrisse de salon, le farceur, le faiseur d’imitations. Et ce changement vient de l’influence du théâtre sur les femmes. En 1830, c’étaient les Antony qui faisaient prime, aujourd’hui ce sont les Grassot. L’acteur dominant, culminant d’une époque, semblerait donner le la à la séduction amoureuse.

— Certains mots d’une méchanceté sublime sont donnés à des femmes sans intelligence : la vipère a la tête plate.

7 avril. — À la salle du Vaux-Hall, rue de la Douane, à un assaut donné par Vigneron, qui annonce le Désespoir des bras tendus.

Un rendez-vous de la force moderne, depuis l’athlète de la lutte à main plate et l’hercule du Nord, jusqu’au gymnaste de l’« Adresse française ». Tous les types : les forts de la Halle apoplectiques, à la chemise sans cravate, à la courte blouse relevant et ouverte ; les marchands de vins à nuque de taureau ; les maigres petits savetiers pâlots, à la mine de catin, le cou et les bras nus dans des gilets de flanelle rose ; les souples tireurs de canne, à la tête de chat ; les jolis éreintés de barrière, un bouquet de violettes à la boutonnière, ramenant leur avant-bras, pour faire palper, à leurs voisins, sur le drap de la manche, le sac de pommes de terre de leurs biceps ; les maîtres d’armes de régiment, une redingote passée sur leur veste de salle, la tenue martiale et académique, le front évasé, les yeux enfoncés, un petit bout de nez relevé et le visage en as de pique.

À côté de ces hommes, deux genres de femmes : la vieille teneuse de gargot et de basse table d’hôte ; la petite fille du peuple, toute jeunette, au bonnet noir à rubans de feu, à laquelle le gros homme élastique, qui vient de tirer le sabre, redemande son mouchoir, où les sous sont noués dans un coin.

— Ce qui me dégoûte c’est qu’il n’y a plus d’extravagance dans les choses du monde. Les événements sont raisonnables. Il ne surgit plus quelque grand toqué de gloire ou de foi, qui brouille un peu la terre et tracasse son temps à coups d’imprévu. Non, tout est soumis à un bon sens bourgeois, à l’équilibre des budgets. Il n’y a plus de fou même parmi les rois.

10 avril. — Flaubert, qui part à Croisset marier sa nièce, vient me faire ses adieux. Il nous entretient d’une création qui a fort occupé sa jeunesse, aussi bien que quelques-uns de ses amis, et surtout son intime, Poitevin, un camarade de collège qu’il nous peint comme un métaphysicien très fort, une nature un peu sèche, mais d’une élévation d’idées extraordinaire.

Donc ils avaient inventé un personnage imaginaire, dans la peau et les manches duquel ils passaient, tour à tour, et les bras et leur esprit de blague.

Ce personnage assez difficile à faire comprendre, s’appelait de ce nom collectif et générique : le Garçon. Il représentait la démolition bête du romantisme, du matérialisme et de tout au monde. On lui avait attribué une personnalité complète, avec toutes les manies d’un caractère réel, compliqué de toutes sortes de bêtises bourgeoises. Ça avait été la fabrication d’une plaisanterie lourde, entêtée, patiente, continue, ainsi qu’une plaisanterie de petite ville ou une plaisanterie d’Allemand.

Le Garçon avait des gestes particuliers qui étaient des gestes d’automate, un rire saccadé et strident à la façon d’un rire de personnage fantastique, une force corporelle énorme. Rien ne donnera mieux l’idée de cette création étrange qui possédait véritablement les amis de Flaubert, les affolait même, que la charge consacrée, chaque fois qu’on passait devant la cathédrale de Rouen.

L’un disant : « C’est beau, cette architecture gothique, ça élève l’âme ! » Et aussitôt celui qui faisait le Garçon s’écriait tout haut, au milieu des passants : « Oui, c’est beau et la Saint-Barthélémy aussi, et les Dragonnades et l’Édit de Nantes, c’est beau aussi !… » L’éloquence du Garçon éclatait surtout dans une parodie des Causes célèbres qui avait lieu dans le grand billard du père Flaubert, à l’Hôtel-Dieu, à Rouen. On y prononçait les plus cocasses défenses d’accusés, des oraisons funèbres de personnes vivantes, des plaidoiries grasses qui duraient trois heures.

Le Garçon avait toute une histoire, à laquelle chacun apportait sa page. Il fabriquait des poésies, etc., etc., et finissait par tenir un Hôtel de la Farce, où il y avait la Fête de la Vidange… Homais me semble la figure réduite, pour les besoins du roman, du Garçon.

Jeudi 12 avril. — Nous partons, ce matin, pour le plus ennuyeux voyage d’affaires du monde, un rembaillement de fermes, qui est le fond de nos ennuis et de nos préoccupations depuis un an…

Le lendemain à Chaumont, il faut attendre jusqu’à trois heures la voiture… Nous attendons sur un petit banc de bois d’où l’on voit la grande place de la ville, et l’Hôtel de ville, aux heures tombant avec un bruit de glas. Ce sont de grosses servantes, crevantes de santé, les joues presque bleues de sang, qui traversent la place. Après les servantes, défilent lentement un, deux, trois, quatre, cinq individus. On compterait les allants et les venants sur ses doigts… Puis un chien qui fait, comme un homme, le tour de la place, puis un autre… Ah ! une femme en chapeau ! Il y a, au milieu de la place, une petite voiture — boutique de mercerie, où personne n’achète… À deux heures la marchande ferme et s’en va bien contente. Il y a quelque chose de plus mort que la mort ; c’est le mouvement de la place d’une ville de province.

 

Le soir nous sommes à Breuvannes, chez ce vieil ami de notre famille, M. Colardez. Il est là, toujours le même, toujours dans ses livres, avec sa mémoire, son intelligence, son ironie restée debout. Philosophant avec ce grand et charmant esprit, en cette petite allée toute droite de son jardin, dans laquelle nous allons jusqu’au bout, puis nous revenons, nous causons de la mort de la province, depuis la Révolution qui a commencé à appeler toutes les capacités dans la capitale. Car tout va aujourd’hui à Paris : les cerveaux comme les fruits ; et Paris est en train de devenir une ville colossale et absorbante, une cité — polype, une Rome au temps d’Aurélien.

Et revenant à la province, Colardez nous esquisse des figures pantagruéliques des vieux temps de la Haute-Marne, où nos aïeux, du matin au soir, toujours prêts à boire, nos aïeux restaient sur le banc de pierre de leur porte à raccrocher des buveurs, tandis que leurs dignes épouses se faisaient des noirs au visage, en buvant à la cave un coup du vin, et remontaient trébuchantes. Il nous peint ces triomphantes apoplexies des propriétaires dans leurs jardinets, après une rincette d’eau-de-vie, sous un coup de soleil de juin : natures perdues qui n’ont guère laissé d’héritiers que ce notaire de Daillecourt, qui ces années-ci, après un souper prolongé jusqu’à huit heures du matin, fit explosion, à table. Crepuit medius, oui, son ventre éclata, sans figure aucune.

17 avril. — Au fond des plaintes des fermiers, il y a ce fait incontestable. Il n’y a plus de bras pour les travaux de la terre. L’éducation détruit la race des laboureurs et par conséquent l’agriculture… Et tout en se lamentant, notre fermier Flammarion nous fait remarquer que nous marchons sur des champs à nous : impossible vraiment de plus ressembler aux champs des autres.

23 avril. — Un ennui vague qui n’a pas d’objet, et qui se promène de long en large chez moi. La vie est décidément trop plate. Il n’y a pas deux liards d’imprévu ici-bas. Il ne m’arrive rien que des catalogues de ventes, puis des bobos ressassés, des migraines connues. C’est tout. Je n’hérite pas d’un monsieur que je ne connais pas. Cette jolie maison que j’ai vue à vendre rue Larochefoucauld, on ne m’apportera pas ce soir sa donation sur un plat d’argent. Et quand je repasse toute mon existence, ça été toujours comme ça, rien qui sort du train-train des événements ordinaires et j’ai le droit d’appeler la Providence une marâtre.

Je n’ai eu qu’une aventure : je regardais, sur les bras de ma nourrice, un joujou, un joujou très cher. Un monsieur qui passait me l’a acheté !

— L’ennui est peut-être un privilège. Les imbéciles ne sentent pas s’ennuyer. Peut-être même qu’ils ne s’ennuient pas. Une révolution, tous les dix-huit ans, leur suffit pour se distraire.

Jeudi 10 mai. — … Ce soir Gavarni nous parle de ses amours réalisées et de ses amours ébauchées, de cent cinquante femmes environ, allant des créatures les plus quintessenciées aux dernières gourgandines, — dont il a aimé à fond la moitié, et courtisé de très près l’autre moitié. Parmi ces amantes, revient dans ses souvenirs une femme prise d’un vrai sentiment pour lui, et qu’il a toujours respectée à cause de relations avec sa famille. Et il raconte que, lorsqu’elle avait été bien sage, il l’emmenait déjeuner chez Bancelin, où il y avait un lit et des pantoufles dans les cabinets, et que la pauvre femme, à la vue de ces choses, qui n’étaient pas faites pour elle, se mettait à pleurer.

Nous lui demandons s’il a jamais compris une femme ? « Une femme, mais c’est impénétrable, non pas parce que c’est profond, mais parce que c’est creux ! » Nous lui demandons encore s’il a été jamais vraiment amoureux ? « Non, je n’ai aimé bien réellement que mon père, ma mère, mon enfant ! »

— L’esprit ne dort pas dans le sommeil, mais il semble tomber, la nuit, sous l’esclavage des sensations physiques qui le régissent.

25 mai. — Il y a en nous un instinct irraisonné qui nous pousse à l’encontre des despotismes d’hommes, de choses, d’opinions. C’est un don fatal que l’on reçoit en naissant, et auquel on ne peut se soustraire. Il y a des esprits qui naissent domestiques et faits pour le service de l’homme qui règne, de l’idée qui réussit, du succès : ce terrible dominateur des consciences, — et c’est le plus grand nombre, et ce sont les plus heureux. Mais d’autres naissent, et nous sommes de ceux-là, avec un sentiment insurrectionnel contre ce qui triomphe, avec des entrailles amies et fraternelles pour ce qui est vaincu et écrasé sous la grosse victoire des idées et des sentiments de l’universalité, avec enfin cette généreuse et désastreuse combativité, qui, dès huit ou dix ans, leur fait se donner des coups de poing avec le tyran de leur classe, et tout le reste de leur vie, les confine dans l’opposition de la politique, de la littérature, de l’art.

7 juin. — Bar-sur-Seine. Une chose bien caractéristique de notre nature, c’est de ne rien voir dans la nature qui ne soit un rappel et un souvenir de l’art. Voici un cheval dans une écurie, aussitôt une étude de Géricault se dessine dans notre cervelle ; et le tonnelier frappant sur une futaille dans la cour voisine, nous fait revoir un lavis à l’encre de Chine, de Boissieu.

Juin. — Un curieux monument de l’éducation donnée par les pères de famille à leurs enfants sous Napoléon Ier. Le père d’un mien parent, lui avait dit : « Il faut que tu saches le latin, on peut se faire comprendre partout quand on sait le latin. Il faut que tu saches le violon, parce que si tu es prisonnier de guerre dans un village, tu pourras faire danser les paysans et ça te rapportera quelques sous, et si tu es prisonnier dans une ville, on pensera de toi que tu es un jeune homme distingué, appartenant à une bonne famille et cela t’ouvrira les sociétés et te fera faire de bonnes connaissances. Et puis, il faut que tu dormes sur l’affût d’un canon comme sur un lit, et pour t’y habituer, tu vas coucher pendant huit jours sur une couverture, attachée sur le parquet par quatre clous. »

— Ma cousine disait à M. Colardez : « On dit que vous gâtez terriblement votre enfant ?

— « Madame, j’en ai perdu un ! »

N’est-ce point un mot d’esprit du cœur ?

26 juin. — Il n’y a point de théâtre ici. Je m’en vais au tribunal voir juger, un jour de police correctionnelle.

Une salle blanchie à la chaux, où passe le tuyau d’un poêle, et où un Christ mal peint qui regarde un Napoléon en plâtre. Une petite servante de treize ans est sur un banc, une malheureuse enfant : elle gagnait quatre francs par mois chez une femme qui l’accuse de vols de liqueurs et de sirops.

La Justice est là, avec la cravate blanche et les lunettes d’or du président. Un jeune substitut replet, le coude sur son code, avec une désinvolture de blasé dans une loge d’Opéra. En face, le greffier qui a l’air d’un diable de Nuremberg. Puis, en bas du tribunal, la face plate et les yeux bordés de jambon, l’huissier avec son petit manteau noir qui pend à son habit, comme une aile cassée de chauve-souris.

La petite fille pleure. Vraiment, à voir la misérable petite, pelotonnée sur le banc, et le mouchoir aux yeux, et qui a commencé par la mendicité, et qui n’a eu nul appui, nul enseignement pour résister aux pauvres petits vices de son âge, il vous prend une mélancolie profonde. On en sort à la voix du président qui, s’adressant au père de l’enfant, un mendiant idiot, lui reproche de n’avoir pas développé le sens moral dans son enfant. À ce mot le père semble vaguement chercher une araignée au plafond. La petite fille en a pour quatre ans de maison de correction.

On passe à une affaire d’outrage aux mœurs. Il y a deux fillettes de treize à quatorze ans, aux yeux de charbon ardent, qui se dandinent et se frottent avec une lascivité animale contre les bancs. Elles déposent de sottises qu’on leur a faites, avec une aisance, une propriété de termes véritablement monstrueuse. Le prévenu est un gros homme, à épaules de bœuf, sanguin, interrupteur qui veut toujours parler, donner l’opinion de ses idées, et dont l’émotion se trahit par un croissant de transpiration sous les aisselles, sur sa blouse. À tout moment il se lève, agitant derrière son dos, ses deux grosses mains de Goliath. Les témoins déposent : des dépositions baveuses, gluantes et qui s’embrouillent. Tout se passe en famille. Il y a une interruption d’audience, où tout le monde se rapproche ; l’huissier offre une prise au prévenu ; les témoins, le brigadier de gendarmerie, le public, le greffier entrent dans le prétoire et se mêlent au groupe. L’avocat discute un plan des lieux avec le brigadier, le prévenu retouche au plan.

Les témoins s’embrouillent de plus en plus, et je ne sais ce qui arrive, parce qu’il est six heures, et que l’avocat ne fait que commencer sa plaidoirie : un tableau effrayant de la démoralisation des villages par la balle du colporteur, par les obscénités que les fillettes lui achètent en se cotisant.

— Mon cousin me contait que dans une maison de Jeu, au 36 de la rue Dauphine, il avait vu, dans sa jeunesse, un homme après avoir perdu une grosse somme, dans une contraction nerveuse, chiffonner son chapeau de feutre comme un linge, se moucher dedans, et le mettre dans sa poche.

— « Malheur aux productions de l’art dont toute la beauté n’est que pour les artistes… » Voilà une des plus grandes sottises qu’on ait pu dire : elle est de d’Alembert.

— Un songe qui vous donne une femme, une femme indifférente, vous laisse quelques heures, au réveil, un sentiment de reconnaissance et comme une ombre d’amour pour cette femme.

— La séduction d’une œuvre d’art est presque toujours en nous-même et comme dans l’humeur du moment de notre œil. Et qui sait si toutes nos impressions de choses extérieures ne viennent pas, non de ces choses, mais de nous. Il y a des jours de soleil qui semblent gris à l’âme, et des ciels gris que l’on se rappelle comme les plus gais du monde. La bonté du vin, c’est le verre, l’instant, le lieu, la table où on le boit. La beauté de la femme, c’est l’amour qui la regarde.

24 août. — Aubryet a invité à dîner aujourd’hui chez lui tous les dîneurs de Charles Edmond de dimanche dernier. Nous sommes Saint-Victor, Flaubert, Charles Edmond, Ludovic Halévy, Claudin et Théophile Gautier. Un appartement, rue Taitbout, au cinquième, où a passé un tapissier de lorettes. Un salon capitonné de soie gorge de pigeon avec un plafond de Faustin Besson. Une salle à manger meublée de ce bric-à-brac de la porcelaine et de la verrerie, qu’Arsène Houssaye a mis à la mode. On s’assied à table, et de suite, la causerie prend feu à propos de Ponsard, en train de lutiner Titania, dans une pièce à l’imitation de Shakespeare.

— « Vous n’avez jamais vu Ponsard ? Figurez-vous un gendarme qui fait ses farces… Toi, Théo, tu as été bien, tu l’as fortement éreinté, dit Saint-Victor.

— Oh ! moi, toujours, répond Gautier, c’est l’homme avec lequel on a tapé sur mes admirations… c’est la mâchoire d’âne dont on s’est servi pour assommer Hugo.

— Eh bien ! vocifère Flaubert, il y en a encore un que j’abomine plus que Ponsard, c’est le gas Feuillet ! J’ai lu trois fois son Jeune Homme pauvre… qui a une place de 10 000 francs… Et savez-vous à quoi on reconnaît que son jeune homme est distingué : c’est qu’il sait monter à cheval… Oui, et puis, tu sais, il y a dans tous ses livres, des jeunes gens qui ont des albums et qui prennent des sites…

— Savez-vous, vous autres, avec quoi un jeune homme était riche, il y a vingt ans, soupire un dîneur, lisez Paul de Kock, vous y trouverez : Charles était riche, il avait 6 000 livres de rente, mangeait tous les soirs un perdreau truffé, entretenait un rat de l’Opéra, — et c’était vrai !

Là-dessus, une imitation par Claudin de Gil-Perez dans Mimi Bamboche. Et toute la table de lui crier que c’est de la récréation de bagne, du Poulman en goguette… enfin toute une série d’aperçus supérieurs sur ce que cela doit produire sur les cervelles de gandins, sur ces têtes qui ont une raie qui va jusque dans le crâne.

Puis on passe du Champagne, âgé de vingt-deux ans ; et il est question des morts de la Révolution, d’une sorte d’exhumation du cimetière de la Madeleine, et de l’échafaud de la du Barry, d’où sort — pourquoi ! comment ! — une discussion sur l’art antique entre Saint-Victor, et Gautier qui a déclaré Phidias : un décadent.

 

— Vous ignorez, dit Saint-Victor, au sortir de table, en remuant son café, que c’est aujourd’hui la Saint-Barthélemy et que Voltaire aurait eu la fièvre. Parfaitement ! fait Flaubert sur une note théâtrale. Et voici Saint-Victor et Flaubert à déclarer Voltaire, le plus sincère et le plus ingénu des apôtres, et nous, à nous regimber de toute la force de nos convictions. Ce sont des éclats de voix, des cris, des vociférations. — Un martyr… en exil une partie de sa vie ! — Oui, mais la popularité ? — Une âme tendre… l’affaire Calas. — Eh ! mon Dieu, c’est l’affaire Peytel de Balzac. — Pour moi, c’est un saint ! beugle exaspéré Flaubert. — Vous qui êtes un physiologiste, vous n’avez donc jamais regardé la bouche de cet homme-là ? — Quant à moi, dit Gautier, cet homme, je ne peux pas le sentir, je le trouve prêtreux, calotin, c’est le Prud’homme du déisme, oui, pour moi, voilà ce que c’est : le Prud’homme du déisme. »

La discussion s’éteint un moment, puis reprend autour d’Horace, quelques-uns veulent retrouver Béranger, et dont Saint-Victor vante la pureté de la langue, langue que Gautier trouve bien inférieure à l’admirable langue de Catulle.

Et nous voici arrivés à la question de l’immortalité de l’âme, cette causerie forcée, après un bon dîner, entre intelligences supérieures.

« C’est inadmissible, dit Gautier, vous figurez-vous mon âme gardant la conscience de mon moi, se rappelant que j’ai écrit au Moniteur, quai Voltaire, 13, et que j’ai eu pour patrons Turgan et Dalloz… » Coupant Gautier, Saint-Victor jette : « L’âme de M. Prud’homme, on ne se l’imagine pas, n’est-ce pas, arrivant en lunettes d’or devant Dieu, auquel elle dirait : Architecte des mondes… » Gautier reprend tranquillement : « Nous admettons parfaitement l’inconscience avant la vie, ce n’est pas difficile de la concevoir après. Tenez, la fable des anciens, la coupe du Léthé, voilà ce qui doit être. Moi je n’ai peur que de ce passage du moment, où mon moi entrera dans la nuit, où je perdrai la conscience d’avoir été… — Il y a cependant un grand horloger, balbutie timidement Claudin. — Ah ! si nous tombons dans l’horlogerie… sais-tu, Claudin, qu’il y a un infini matériel, et que c’est une découverte toute récente… — Oui, oui, c’est le mot de Henri Heine, jette Saint-Victor, nous demandons ce que sont les étoiles, ce que c’est Dieu, ce que c’est la vie. On nous ferme la bouche avec une poignée de terre glaise, mais est-ce là une réponse ?… — Écoute, Claudin, continue placidement et imperturbablement Gautier, en admettant qu’il y ait des êtres dans le soleil, un homme de cinq pieds dans la terre, aurait 750 lieues de haut dans le soleil, c’est-à-dire que les semelles de tes bottes, pour peu que tu portes des talons, auraient deux lieues, la hauteur de la mer dans sa plus grande profondeur ; écoute toujours bien, Claudin : et avec tes semelles de bottes de deux lieues, tu posséderais 75 lieues de masculinité à l’état naturel… — Tout cela est très gentil, mais… fait Claudin se rebiffant un peu — “Catholicisme et Markowski”, voilà ta devise, Claudin, » lui lance brutalement Saint-Victor.

« Voyez-vous, dit Gautier en se rapprochant de nous, l’immortalité de l’âme, le libre arbitre, c’est très drôle de s’occuper de tout cela jusqu’à vingt-deux ans ; mais après, ça n’est plus de circonstance. On doit s’occuper à avoir une maîtresse qui respecte vos nerfs, à convenablement arranger son chez-soi, à posséder des tableaux passables… et surtout à bien écrire. Voilà l’important : des phrases bien faites, et encore quelques métaphores ; oui, quelques métaphores, ça pare l’existence… — Markowski, Markowski, qu’est-ce que c’est que ça ? répétait Flaubert dans un coin du salon avec l’ignorance d’un vrai provincial. — Mon cher, — c’est Claudin qui parle, — Markowski était un bottier. Il s’est mis à apprendre le violon tout seul, et puis à danser aussi tout seul. Alors il a donné des bals avec des filles. Dieu a béni ses efforts. Il est sorti vivant de quelques raclées que lui a fait distribuer Adèle Courtois, et aujourd’hui il est propriétaire de la maison qu’il habite. »

En descendant l’escalier d’Aubryet, je demande à Gautier s’il ne souffre pas de ne plus habiter Paris.

« Oh ! cela m’est parfaitement égal. Ce n’est plus le Paris que j’ai connu. C’est Philadelphie, Saint-Pétersbourg, tout ce qu’on veut ! »

— Les mots ! les mots ! On a brûlé au nom de la charité, on a guillotiné au nom de la fraternité. Sur le théâtre des choses humaines, l’affiche est presque toujours le contraire de la pièce.

— Une main humaine, presque toujours une main de femme, les doigts autour d’une aumônière tendue, — c’est la quête dans l’église catholique ; une espèce de filet à papillons, au bout d’un bâton de bois à rallonge, — c’est la quête dans la chapelle protestante.

Ne trouvez-vous pas que ce sont bien là les deux religions ?

6 septembre. — Nous partons pour l’Allemagne avec Saint-Victor… J’ai vu Heidelberg. Il m’a semblé voir l’œuvre de Victor Hugo, quand la postérité aura passé dessus, quand les mots seront rouillés, quand les pans superbes de l’édifice littéraire revêtiront la solennité de la ruine, quand le temps, comme un lierre centenaire, montera dans la beauté des vers. Vieux et cassés, les hémistiches garderont la majesté foudroyée de ces rois Sarmates, frappés de boulets en pleine poitrine. Et le vaste palais de poésie du maître demeurera grand et charmant, comme ce géant de grâce mêlant Albert Durer à Michel-Ange, brouillant Rabelais et Palladio, ayant Gargantua dans sa tonne et l’Invicta Venus dans sa chapelle.

Jeudi 6 septembre. — Au musée de Cassel, des Rembrandt presque ignorés. Entre autres une merveilleuse bénédiction de Jacob ; un rêve de lumière blonde. Ce sont des légèretés de peinture à la colle, des transparences d’aquarelle, une touche voltigeante et pareille à un rayon de soleil sur de l’écaille, toutes les couleurs qu’aime Rembrandt, jusqu’à celles qu’il tire de la fermentation et de la moisissure des choses, ainsi que des fleurs de pourriture et des phosphorescences de corruption. Le jour est biblique. Les trois lumières dégradées, la pénombre entourant le vieillard, la douce lumière du ménage, le rayonnement des enfants, semblent l’admirable image de la famille : Soir, Midi, Aube. — Le Passé dans l’ombre bénissant, par-dessus le Présent éclairé, l’Avenir éblouissant.

— Je demande à un garçon de l’hôtel de l’Empereur romain, je ne sais pourquoi, s’il y a quelqu’un qui règne à Cassel. Il y a des points sur le globe où l’on ne voit point la place d’un souverain. Le garçon m’apprend qu’il y en a un cependant à Cassel, sous lequel Cassel gémit : le royaume d’Yvetot sous Denys le Tyran ! « Mais enfin, dis-je à ce garçon, vous êtes un pays constitutionnel, vous avez des chambres, vous devez avoir une opposition. Eh bien qu’en faites vous ? — Rien, Monsieur. Il n’y a personne chez nous pour se mettre à la tête de l’opposition ! »

Vendredi 7. — Berlin… En sortant de Kroll, la voiture m’emporte à travers des rues de palais, sur le petit pavé bruyant, je ne sais où, à une porte éclairée où il y a une affiche. J’entre dans une grande salle rayonnante de gaz. Une dizaine de femmes, auprès des tables, sont sur des divans, dans des poses lasses et stupides. Au milieu un petit pianiste mécanique de quinze ans, de la force d’une nuit de musique, automatique et flave, sans regard, joue éternellement sur un piano. De temps en temps, la voix de soprano d’une femme se lève avec la musique et bruit avec elle.

La porte du fond parfois s’ouvre, et des femmes entrent, marchent avec des pas de revenants, et s’asseyent. Elles ont des tailles plates de poupées, et l’on cherche dans leur dos, comme dans le dos d’Olympia, où on les remonte. Une pâle vierge à la Holbein apparaît jouant avec des fruits sur une assiette, grignotant, et riant d’un rire de songe…

Puis me voici dans la lumière rousse d’un petit café enfumé. Les cigares et les pipes y font des nuages visibles et qui se tordent comme une idée bête qu’on poursuit. Trois jeunes filles en costume tyrolien, l’aigrette au chapeau, les bretelles à la gorge, chantent sur une estrade et font sonner l’écho de leurs montagnes.

Et alors vers ma table, le crâne et le front balayés et baignés de grandes mèches de cheveux blancs, quelqu’un d’à peine vivant, d’oublié par la mort, par la guerre, s’approche, branlant comme une ruine. Le pauvre petit vieillard, ensuairé dans sa longue redingote tachée du ruban d’une croix, avance vers moi sa tête, où deux yeux sortent, fixes et saillants, morts et terribles comme ceux d’un soldat, auquel on enfoncerait une baïonnette dans le ventre. De grosses moustaches blanches lui masquent la bouche, et lui remontent jusqu’au bout du nez, quand il parle. Son menton tout écourté et ravalé par l’édentement, a un perpétuel tremblotement. Il semble mâcher des restes d’idées, de souvenirs, de mots. Il a peine à porter la petite boîte de parfumerie, où il cherche l’eau de Cologne et la pommade qu’il veut me vendre. À tout moment, il les pose devant moi, en s’appuyant dessus, prêt à tomber ; et ses yeux s’ouvrant de plus en plus, le vieux soldat de Blucher, de cette voix qui semble sortir d’un trou, de cette voix de son passé, un murmure comme un cri de dessous la neige, me bredouille en français : « Entré à Paris ! »

On respire ici, dans cette ville nocturne, un air d’Hoffmann.

Samedi 8 septembre. — … Battant les rues, cette nuit, nous rencontrons deux jeunes filles, portant ces chapeaux qu’on voit dans les estampes à l’aquateinte d’après Lawrence, ces grands chapeaux d’où pend une dentelle noire, dont les pois semblent faire danser sur la figure des femmes des grains de beauté… Nous nous attablons avec elles, dans un jardin de café, et leur offrons une glace, un fruit, n’importe quoi. Ces deux jeunes filles toutes blondes, au bleu sourire des yeux, et dont l’une a le type angélique d’une vierge de Memling, se font apporter deux côtelettes de veau… « Elles ont leurs mères, » disent-elles, et nous voici dans un gasthaus d’un faubourg de Berlin, ténébreux comme la caverne de Gil Blas, et verrouillé de serrureries et de ferronneries comme un vieux burg, et servis par un garçon considérant ces femmes avec l’air à la fois niais, cocasse et sensuel de Pierrot, regardant, par une fente, l’intérieur d’une école de natation de femmes… Chez la jeune fille au type de Memling, les yeux dans le plaisir, au lieu de se voiler et de mourir, vous regardent comme des yeux de rêve. C’est une clarté, une lucidité étrange, un regard somnambulesque et extatique, quelque chose d’une agonie de bienheureuse qui contemplerait je ne sais quoi au delà de la vie. Ce regard singulier et adorable n’est pas une lueur, ni une caresse, il est une paix, une sérénité. Il a un ravissement mort et comme une pâmoison mystique.

J’ai possédé dans ce regard toutes les vierges des primitifs allemands.

10 septembre. — Dresde… Assis sur sa malle, Saint-Victor passe toute la soirée à causer avec nous. Il dit de Grandville et de ses caricatures philosophiques : « Il me fait l’idée d’un homme qui s’embarquerait pour la lune… sur un âne de Montmorency. » Il dit de Doré : « C’est Michel-Ange dans la peau de Victor Adam ! »

Ensuite il nous parle avec enthousiasme, presque avec une cupidité amoureuse de cette fameuse « Voûte verte », que nous allons voir, de ces diamants, de ces pierres précieuses, sur lesquelles il semble que la lumière soit heureuse, il semble que le rayon jouisse… S’il était riche, il aimerait à en avoir, à les tirer de leur écrin, à les faire chatoyer au soleil, comme un avare tire de l’or au jour. Et de là, des diamants, la conversation monte au pape, puis du pape à Dieu, et finit par cette parole d’un roi de Perse : « Pourquoi y a-t-il quelque chose ? »

— Très intéressants : ces deux Watteau du musée de Dresde (nos 661-662), tableaux beaucoup moins noyés dans la tonalité vénitienne que les autres tableaux du maître, et d’où Pater a tiré toute sa palette, toute sa claire et un peu frigide palette, aux petits tons blancs, jaunes, vermillonnés : palette que j’étais tenté de lui croire personnelle.

16 septembre. — Nuremberg. Il y a dans les rues des casse-noisettes qui marchent sans bruit, et dans les lanternes des maisons, des femmes qui regardent distraitement et laissent tomber sur le passant un sourire effeuillé. Nous causons ce soir de la vie antédiluvienne qu’on doit mener ici, une vie qui ne doit pas avoir plus de conscience d’elle-même que la conscience du sable dans le sablier… Et comme, en causant, nous tripotons quelques bibelots achetés ici, Saint-Victor nous conte à ce sujet le plus beau trait d’amour et de bibeloterie qui soit : Charles Blanc rapportant à sa maîtresse, de Copenhague à Paris, un service à thé de porcelaine de Saxe, — sur ses genoux.

 

Au cimetière, parmi les cénotaphes chargés d’armoiries, une tombe d’Américaine portant ce beau cri de guerre de la foi : Resurgam. Tout à côté se trouve l’antique tombeau d’un apothicaire ou d’un potier d’étain, où se trouvent deux seringues modelées en bronze : deux seringues témoignant combien ce peuple est insensible à l’ironie, et à quel point le ridicule n’existe pas en Allemagne.

18 septembre. — Munich. Une brasserie dans un Parthénon de carton-pierre… Les fresques de Kaulbach sont bêtes comme une métaphore de la Révolution : c’est l’hydre du fédéralisme et les grenouilles du Marais, exécutés par un rapin chassé de l’atelier de M. Biard.

— À la Glyptothèque. Le faune Barberini. La plus admirable traduction, par le marbre et l’art statuaire, d’une humanité contemporaine des Dieux. Cette gracieuse tête renversée par le sommeil sur l’oreiller du bras, l’ombre calme de ces yeux clos, le sourire de cette bouche d’où semble s’exhaler un souffle, la mollesse et la tendresse de ces joues détendues par le repos : c’est le tranquille et beau sommeil de l’humanité au sortir des mains du Créateur. Tel, je me figure, le sommeil d’Adam, dans la nuit, où une compagne lui fut donnée.

25 septembre. — Je dîne (le dîner est ici à deux heures), je dîne à l’hôtel de Francfort en face d’une Viennoise, accompagnée de son frère en uniforme, d’une jeune fille décolletée à la peau éblouissante. Quelle gaîté des yeux, quelle fête du regard s’en est allée avec la suppression de ce décolletage en plein jour du XVIIIe siècle, — gardé ici.

Lundi 24 septembre. — Vienne. Musée Lichtenstein… Quatre Chardin, dans une tonalité plus chaude, plus bitumeuse, que ceux que je connais en France. La Ratisseuse : fichu blanc et bleu, casaquin brun, tablier blanc. Dans le bonnet et le tablier des rugosités, de vraies scories de blanc d’argent en plein bain d’huile. Esquisse signée : Chardin, 1738. — La Pourvoyeuse ; du jaune, du rouge, du rose, du bleuâtre violacé, posés l’un à côté de l’autre dans la figure, et jouant la tapisserie au gros point, signé : Chardin, 1735. — La Gouvernante, placée trop haut pour être bien vue, mais dans un ton roux superbe. — Un sujet non gravé dans le temps (Les Aliments de la convalescence), une femme cassant un œuf qu’elle se prépare à faire cuire dans une poêle : la femme dans des tons doucement roses, violacés, blanchâtres, sur un fond chaudement sombre.

Paris, 30 septembre. — Au sortir de cette ville de bruit et de mouvement (Vienne), où les voitures volent, où les pavés sonnent, où il y a dans les rues un monde riant et gai à poignée, et où les femmes ne sont plus les Allemandes de Berlin, mais des femmes au sang mêlé, des métis de Hongroises, de Croates, de Bohêmes, de Russes, au front bas, à l’œil amoureux, et qui depuis la fille de boutique jusqu’à l’Impératrice, sont des images de volupté… Paris me paraît gris et morne, et ses femmes inexpressives, et les roues de ses voitures avoir des chaussons de lisières. Rien de la patrie ne me sourit, pas même notre intérieur.

— La vanité de l’auteur dramatique a quelque chose de la démence de ce fou de Corinthe, convaincu que le soleil était uniquement fait pour l’éclairer — lui seul.

8 novembre. — « Savez-vous comment on a pris Sébastopol ? Vous croyez que c’est Pélissier, n’est-ce pas ? » nous dit quelqu’un d’assez bien informé. Et il continue : « Ah ! que la vraie histoire n’est jamais l’histoire ! Pélissier n’y a été pour rien. On a pris Sébastopol par le ministère des affaires étrangères. »

Il y avait à Saint-Pétersbourg, pendant la guerre, un attaché militaire de Prusse, M. de Munster, très aimé en Russie, et qui envoyait au roi Guillaume tous les détails secrets de la campagne, les procès-verbaux des conseils de guerre tenus chez les Impératrices. Le roi de Prusse ne communiquait les dépêches de M. de Munster à personne, pas même à son chef de cabinet, M. de Manteuffel. Il ne les communiquait qu’à son mentor intime, M. de Gerlach, un mystique germain, un conservateur féodal à la de Maistre, plein de mépris pour les parvenus du droit national, et outré de la visite de la reine Victoria à Paris.

M. de Manteuffel eut connaissance de cette correspondance secrète. Il la fit intercepter et copier, pendant le trajet qu’elle faisait du palais chez M. de Gerlach. Dans ces lettres se trouvaient toutes les révélations possibles sur la défense de Sébastopol. Ainsi on y disait : « Si tel jour on avait attaqué Sébastopol à tel endroit, il était pris. » Et encore : « Il n’y a qu’un point à attaquer (et qu’on désignait) et tout est perdu, mais tant que les Français ne l’auront pas trouvé, il n’y a rien à craindre. » Le gouvernement français achetait le voleur qui interceptait la correspondance au profit du ministre, et l’empereur Napoléon avait communication des lettres révélatrices. Il envoyait aussitôt à Pélissier l’ordre de tenter l’assaut sur un endroit qu’il lui indiquait, toutefois sans pouvoir lui mander sur quoi il fondait la certitude de son succès.

Pélissier ayant en mémoire l’assaut manqué du 18 juillet, se refusa à donner l’assaut demandé par l’Empereur. Dépêches sur dépêches. Pélissier impatienté, et qui n’était pas commode, coupe le télégraphe. L’Empereur est au moment de partir. Enfin le général Vaillant est envoyé, et les indications de M. de Munster font gagner la Tchernaia et attaquer Malakoff dans le point juste où il fallait l’attaquer.

Ces lettres n’ont coûté que 60,000 francs, un morceau de pain. Maintenant, allez voir la prise de Malakoff d’après les journaux, au Panorama[1].

— Dans les sociétés de la vie, le lendemain ne rit jamais comme la veille. La gaîté d’un salon se fane avant son papier. Le plaisir d’une maison vieillit avant ses hôtes.

Samedi 19 octobre. — Nous allons voir les écuries de Chantilly. Cela est de la rocaille grande comme une ruine romaine. C’est peut-être le plus grand effort du XVIIIe siècle vers le colossal.

— Dans l’histoire du monde c’est encore l’absurde qui a fait le plus de martyrs.

18 novembre. — Je vais ce soir à l’Eldorado, un café-concert du boulevard de Strasbourg, une salle à colonnes d’un grand luxe de décor et de peintures.

Mon Paris, le Paris où je suis né, le Paris des mœurs de 1830 à 1848 s’en va. Il s’en va par le matériel, il s’en va par le moral. La vie sociale y fait une grande évolution qui commence. Je vois des femmes, des enfants, des ménages, des familles dans ce café. L’intérieur va mourir. La vie menace de devenir publique. Le cercle pour le haut, le café pour le bas, voilà où aboutiront la société et le peuple… De là une impression de passer là-dedans, ainsi qu’un voyageur. Je suis étranger à ce qui vient, à ce qui est, comme à ces boulevards nouveaux sans tournant, sans aventures de perspective, implacables de ligne droite, qui ne sentent plus le monde de Balzac, qui font penser à quelque Babylone américaine de l’avenir. Il est bête de venir en un temps en construction, l’âme y a des malaises comme un corps qui essuierait des plâtres.

— Peut-être n’y a-t-il de bien vraie liberté pour l’individu, que lorsqu’il n’est pas encore enrégimenté dans une société parfaitement civilisée, où il perd l’entière possession de lui-même, des siens, de son bien. L’État surtout, depuis 1789, a été diantrement absorbant, a joliment entamé au profit de tous, les droits d’un chacun, et je me demande si l’avenir ne nous réserve pas, sous le nom du gouvernement absolu de l’État, servi par le despotisme d’une bureaucratie française, une tyrannie bien autre que celle d’un Louis XIV.

21 novembre. — Tous ces temps-ci, travaillé à notre roman de Sœur Philomène. Quand vous avez travaillé toute la journée, quand votre pensée s’est échauffée le jour entier, sur le papier, sans le contact et le rafraîchissement de l’air extérieur et des distractions, votre tête que vous sentez, dans la journée, lourde de la crasse d’une cervelle, vous semble à la nuit, pleine d’un gaz, léger, spirituel, capiteux.

— Il semble que dans la création du monde, Dieu n’a pas été libre et tout-puissant. On dirait qu’il a été lié par un cahier des charges… Pour pouvoir faire l’été il a été obligé de faire l’hiver.

29 novembre. — À propos d’un croquis de Mme Hercule, le modèle de femme, célèbre par ses histoires extravagantes, Gavarni revient sur sa jeunesse, sur cette vie de noctambule qu’il affectionnait, sur ces nuits où il se trouvait avec Mlle Aimée et toute une bande de jeunes et honnêtes femmes au bois de Boulogne, dans le faubourg du Roule, à la campagne, sur ces parties qui n’avaient que le plaisir apporté par le rire fou de Mlle Aimée et les cocasseries de Chandellier. C’est étonnant, c’est particulier comme cette génération de 1830, comme cette société de Gavarni, qui n’était pas une exception, s’amusait de peu, et quelle ingénuité de la première jeunesse restait à ces hommes qui avaient très peu besoin du fouet et du charme irritant de l’orgie, et qui semblent avoir passé beaucoup de leur vie avec des bourgeoises très adultes ou mariées, nourrissant des tendresses secrètes pour eux.

Il nous conte une journée chez Mme Waldor, qui les avait invités, Gavarni, Chandellier, Mlle Aimée, à visiter sa maison de campagne à Saint-Ouen. Or la maison de campagne était deux chambres louées dans un bâtiment de blanchisseur, et qui n’avaient pour perspective que les murs de la cour et le linge qui y séchait. On y déjeunait, on y dînait, et ma foi, on trouvait tant de charme à la singulière villégiature, qu’on passait la nuit à causer : les deux hommes assis sur des chaises, les deux femmes couchées sur le lit. Les rafraîchissements étaient, en tout et pour tout, un punch qu’on allongeait avec de l’eau, que Chandellier dut aller chercher à la Seine, en se livrant à toutes sortes de singeries amusantes.

Chandellier : c’était le grand dérideur de Gavarni, qui nous raconte, en riant encore aux larmes, qu’un jour Mme Hercule se plaignant d’un échange qu’elle avait fait d’un gril et d’une guitare, contre une fausse queue qu’on lui avait assurée être de la couleur de ses cheveux et qui n’en était pas, au milieu de mille lazzis, Chandellier prenant la queue des deux mains et l’enjambant, se mettait à galoper frénétiquement autour de la chambre, ainsi qu’un enfant monté sur un cheval de bois.

— Parler pour parler, c’est la femme. Les hommes chantent, quand ils sont entre eux. La femme chante, quand elle est seule, pour parler.

— Dans la langue de la bourgeoisie, la grandeur des mots est en raison directe de la petitesse des sentiments.

Décembre. — La plus grande force de la religion chrétienne, c’est qu’elle est la religion des tristesses de la vie, des malheurs, des chagrins, des maladies, de tout ce qui afflige le cœur, la tête et le corps. Elle s’adresse aux gens qui souffrent. Elle promet des consolations à ceux qui en ont besoin, l’espérance à ceux qui désespèrent. Les religions antiques étaient les religions des joies de l’homme, des fêtes de la vie. Depuis, le monde est devenu vieux et douloureux. C’est la différence d’une couronne de roses à un mouchoir de poche : la religion chrétienne sert quand on pleure.

— Les gens qui ont beaucoup roulé dans la vie, et dans des positions subalternes, sont effacés, usés comme de vieux sous. Même sur les catastrophes qu’ils voient, qu’ils entendent, ils semblent avoir les sens de l’âme émoussés comme leurs physionomies et leurs personnes. Leur jugement n’a plus de vivacité, d’indignation, de colère. Ils sont affectés des choses comme de loin.

18 décembre. — Nous nous décidons à aller porter, ce matin, la lettre que nous a donnée, sur la recommandation de Flaubert, le docteur Follin pour M. Edmond Simon, interne dans le service de Velpeau à la Charité. Car il nous faut faire pour notre roman de Sœur Philomène, des études à l’hôpital, sur le vrai, sur le vif, sur le saignant.

Nous avons mal dormi. Nous sommes levés à six heures et demie. Il fait un froid humide, et sans nous en rien dire l’un à l’autre, nous avons une certaine peur, une certaine appréhension dans les nerfs. Quand nous entrons dans la salle des femmes, devant cette table, sur laquelle sont posés un paquet de charpie, des pelotes de bandes, une montagne d’éponges, il se fait en nous un petit trouble qui nous met le cœur mal à l’aise. Nous nous raidissons, et nous suivons avec ses internes, Velpeau ; mais nous nous sentons les jambes, comme si nous étions ivres, avec un sentiment de la rotule dans les genoux, et comme du froid dans la moelle des tibias.

 

Quand on voit cela, et au chevet des lits, ces pancartes sinistres contenant ces seuls mots : Opérée le… il vous vient l’idée de trouver la Providence abominable, et d’appeler bourreau ce Dieu, qui est la cause de l’existence des chirurgiens.

Ce soir, il nous reste de tout cela une lointaine vision, la réminiscence d’une matinée qu’il nous semble plutôt avoir rêvée que vécue. Et chose étrange, l’horreur du dessous est si bien dissimulée sous les draps blancs, la propreté, l’ordre, la tenue, qu’il nous reste de cette visite — c’est très difficile à donner la note juste — quelque chose de presque voluptueux et de mystérieusement irritant ; il nous reste de ces femmes entrevues sur ces oreillers bleuâtres, et transfigurées par la souffrance et l’immobilité, une image qui chatouille sensuellement l’âme et qui vous attire par ce voilé qui fait peur. Oui, c’est étrange, je le répète, nous qui avons horreur de la souffrance, des excitations cruelles, nous nous sentons plus qu’à l’ordinaire en veine d’amour. J’ai lu quelque part que les personnes qui soignaient les malades étaient plus portées vers les plaisirs des sens que les autres. Quel abîme tout cela !

Dimanche 23 décembre. — Nous passons une partie de la nuit à l’hôpital.

 

… Nous arrivons au lit d’un phtisique qui vient de passer à l’instant même. Je regarde et je vois un homme de quarante ans, le haut du corps soulevé par des oreillers, un tricot brun mal boutonné sur la poitrine, les bras tendus hors du lit, la tête un peu de côté et renversée en arrière. On distingue les cordes du dessous du cou, une barbe forte et noire, le nez pincé, des yeux caves ; autour de sa figure, sur l’oreiller ses cheveux, étalés, sont plaqués ainsi qu’un paquet de filasse humide. La bouche est grande ouverte, ainsi que celle d’un homme dont la vie s’est exhalée en cherchant à respirer, sans trouver d’air. Il est encore chaud, sous la sculpture profonde de la mort sur un vieux cadavre. Ce mort a réveillé une image dans ma mémoire : le supplicié par le garrot de Goya.

 

… Puis j’ai vu venir dans l’ombre, tout au loin, tout au loin, au delà d’un grand cintre vitré, j’ai vu venir une petite lueur, qui a grandi, est devenue une lumière. Il y avait quelque chose de blanc qui marchait avec cette lumière, et que cette lumière éclairait. Ce qui venait a ouvert la porte du cintre, et deux femmes, dont l’une, une chandelle à la main, se sont trouvées dans la grande salle. C’était la sœur faisant sa ronde, accompagnée d’une bonne de la communauté ! La sœur, une novice sans doute, car elle n’avait pas le voile noir, était tout en blanc, d’un blanc molletonneux, avec un bandeau sur le front ; la bonne en bonnet de nuit, en foulard noir, en camisole et en jupon.

Elles ont été à un lit, la sœur à la tête, la bonne au pied et élevant la chandelle en l’air. Alors j’ai entendu une voix si doucement faible, que j’ai cru que c’était la voix de la malade. Non, c’était la sœur qui parlait à une vieille femme avec une voix de caresse, une voix calmement impérieuse, comme on en prend avec les enfants aimés, quand on veut leur faire faire quelque chose, qu’ils ne veulent pas. « Vous souffrez du siège ? » La vieille malade a bougonné de mauvaise humeur quelque chose d’inintelligible. La sœur a soulevé la couverture, a pris dans ses bras la malade infirme et infecte, l’a retournée sur le dos, un pauvre dos talé et meurtri, semblable au dos d’un nourrisson meurtri par des langes trop serrés, a retiré prestement, de dessous le corps changé de place, l’alèze souillée, et toujours lui parlant, sans cesser une minute de la caresser de la voix, lui disant qu’on allait lui mettre un cataplasme, qu’on allait lui donner à boire… Et cela a fini par le bassin.

En vérité, cela vous arrache l’admiration du cœur, et cela est d’une grandeur simple, qui fait bien petits, les bruyants aimeurs de leurs semblables, les aimeurs de peuple. C’est vraiment un triomphe pour une religion d’avoir amené une femme, cette faiblesse, ce délicat appareil nerveux, à la victoire de dégoûts de cette nature, d’avoir amené l’affectuosité d’une créature distinguée à appartenir tout entière à d’abjects et sordides misérables qui souffrent. Ah ! les religions de l’avenir auront de la peine à créer de tels dévouements.

Et devant cette jeune femme, tendrement penchée sur cette horrible et breneuse mégère qui l’injurie, je pense, comme on penserait à un goujat en goguette, à ce Béranger, à cet auteur qui a trouvé drolichon de faire entrer au paradis une sœur de charité et une fille d’Opéra, avec des états de service se valant à ses yeux… Oui, il a toujours manqué aux ennemis du catholicisme, un certain sens respectueux de la femme propre, manque qui est la marque et le caractère des gens de mauvaise compagnie, et le grand patron de la confrérie, M. de Voltaire, voulant faire un poème ordurier, a été nécessairement choisir comme héroïne Jeanne d’Arc : la Sainte de la patrie.

— De tout tableau qui procure une impression morale, on peut dire, en thèse générale, que c’est un mauvais tableau.

— Si, dans notre vie, il n’y a eu, jusques à présent, ni chance, ni hasard heureux, nous avons du moins cette grande chose, une chose peut-être unique depuis que le monde existe, cette société intellectuelle de toutes les heures, cette mise en commun de nos orgueils, enfin cette communion des cœurs, à laquelle nous sommes habitués comme à la respiration : un bonheur rare et précieux. Du moins c’est à le croire par le prix auquel nous le fait payer la vie ; oui, comme si ce bonheur était l’envie de tous.

26 décembre. — Nous allons à la Charité. Nous partons dans la neige par un jour qui se lève, avec un bas du ciel ressemblant à une réverbération d’incendie. La pierre des maisons, au milieu de ces blancheurs froides, a comme un ton de rouille. Nous assistons à la visite, et nous voyons mettre dans la boîte à chocolat un paquet noué aux deux bouts, qui est une morte.

Nous descendons avec un interne à la consultation qui se tient dans le cabinet du chirurgien, et où il y a des bancs et une barrière. Lentement s’est approché un petit vieillard, le collet de son paletot gras et lustré, remonté jusqu’aux yeux, un misérable chapeau lui tressautant aux mains. Il a de longs et rares cheveux blancs, la figure osseuse et décharnée, les yeux tout caves et au fond une petite lueur. Et il tremble ce pauvre vieux, comme un vieil arbre mort, fouetté par un vent d’hiver. Il a tendu son poignet noueux où il y a une grosse excroissance.

— Vous toussez ? lui dit l’interne.

— Oui, Monsieur ! beaucoup ! — a-t-il répondu d’une voix douce, éteinte, dolente et humble, — mais c’est mon poignet qui me fait mal !

— Nous ne pouvons pas vous recevoir. Il faut aller au Parvis Notre-Dame. »

Le vieillard ne disait rien et regardait vaguement l’interne.

— « Et demandez la médecine et pas la chirurgie, lui répéta l’interne le voyant rester immobile.

— Mais c’est là que j’ai mal, reprit doucement le vieillard, en montrant son poignet.

— On vous guérira ça, en guérissant votre toux.

— Au Parvis Notre-Dame, » lui cria, d’une voix où la brutalité s’attendrissait, le concierge, un gros bonhomme à moustaches d’ancien soldat.

On voyait la neige tomber à flocons par la fenêtre. Le vieillard s’éloigna sans un mot avec son chapeau à la main. « Pauvre diable ! quel temps ! c’est loin !… il n’en a peut-être pas pour cinq jours ! » fit le concierge.

Et l’interne nous dit : « Si je l’avais reçu, Velpeau l’aurait renvoyé demain. C’est ce que nous appelons en terme d’hôpital une patraque. Oui, il y a comme cela des moments durs… mais si nous recevions tous les phtisiques… Paris est une ville qui use tant… nous n’aurions plus de place pour les autres ! »

Cette scène nous a remués plus que tout ce que nous avons vu jusqu’ici à l’hôpital.

Là-dessus nous allons visiter l’ancienne salle de garde, décorée par les peintres, amis des internes, par Baron qui a représenté les Amours malades, reprenant et rebandant leurs arcs, à la sortie de l’hôpital ; par Doré, qui a composé une sorte de jugement dernier de tous les médecins passés et présents aux pieds d’Hippocrate ; par Français, etc., etc.

Puis nous passons dans la vraie salle de garde, une petite pièce cintrée qui était l’ancienne chambre ardente des prêtres morts. Il n’y a pas de serviettes. On tire d’une armoire deux taies d’oreiller, pour nous en servir.

 

On entend la sonnerie de la chapelle pour un mort, et devant la fenêtre, donnant sur la cour, se dessine le coin d’un corbillard de pauvre qui stationne.

 

Nous retournons à quatre heures pour entendre la prière, et à cette voix grêle, virginale, de la novice agenouillée, adressant à Dieu les remerciements de toutes les souffrances et de toutes les agonies qui se soulèvent de leurs lits vers l’autel, deux fois les larmes nous montent aux yeux, et nous sentons que nous sommes au bout de nos forces pour cette étude, et que pour le moment c’est assez, c’est assez.

Nous nous sauvons de là, et nous nous apercevons que notre système nerveux, dont l’état nous avait à peu près échappé dans la contention de toutes nos facultés d’observation, ce système nerveux secoué et émotionné de tous les côtés à notre insu, a reçu le coup de tout ce que nous avons vu. Une tristesse noire flotte autour de nous. Le soir nous avons les nerfs si malades, qu’un bruit, qu’une fourchette qui tombe, nous donne un tressaillement par tout le corps, et une impatience presque colère. Nous nous complaisons au coin du feu, dans le silence, le mutisme, acoquinés là, sans l’énergie de bouger, de nous remuer, de nous secouer.

27 décembre. — C’est affreux, cette odeur d’hôpital qui vous poursuit. Je ne sais si c’est réel ou une imagination des sens, mais sans cesse il nous faut nous laver les mains. Et les odeurs mêmes que nous mettons dans l’eau, prennent, il nous semble, cette fade et nauséeuse odeur de cérat… Il nous faut nous arracher de l’hôpital et de ce qu’il laisse en vous, par quelque distraction violente…

Ah ! lorsqu’on est empoigné de cette façon, lorsqu’on sent ce dramatique vous remuer ainsi dans la tête, et les matériaux de votre œuvre vous faire si frissonnant, combien le petit succès du jour vous est inférieur, et comme ce n’est pas à cela que vous visez, mais bien à réaliser ce que vous avez perçu avec l’âme et les yeux !

— Il est vraiment curieux que ce soient les quatre hommes les plus purs de tout métier et de tout industrialisme, les quatre plumes les plus entièrement vouées à l’art, qui aient été traduits sur les bancs de la police correctionnelle : Baudelaire, Flaubert et nous.

  1. Note communiquée. « On a su depuis par une publication de M. Seiffert, le directeur de la Cour des comptes à Potsdam, que M. de Manteuffel, le ministre des affaires étrangères, pour se prémunir contre les agissements du parti russe, très puissant alors à la cour de Berlin, avait de compte à demi avec M. de Hinkeldey, le président de la police, organisé un service secret, qui, depuis plus d’un an, lui livrait la copie des lettres particulières que M. de Gerlach et M. de Niebuhr échangeaient derrière son dos, avec l’attaché militaire de Prusse à Saint-Pétersbourg. C’est par l’agent du ministre prussien, que M. de Moustier fut informé, au moment où l’on allait lever le siège de Sébastopol, de l’état désespéré de la place. M. de Manteuffel rendait ainsi, par des voies mystérieuses, un signalé service aux puissances occidentales, en même temps qu’à son pays, car si le dernier mot de la guerre était resté à la Russie, la Prusse serait retombée sous la pesante tutelle de la cour de Saint-Pétersbourg. Il est également permis de croire qu’en cette affaire, M. de Manteuffel obéissait un peu à son ressentiment contre le parti russe, qui ne lui pardonnait pas d’avoir empêché le roi de Prusse de prendre fait et cause pour son beau-frère, l’Empereur Nicolas. »
    Donc le fait avancé par mon frère et moi, dans notre Journal, est parfaitement vrai, sauf quelques petites erreurs de détail, provenant du récit, tel qu’il nous a été fait à cette époque.