Journal des Goncourt/I/Année 1856


Journal des Goncourt : Mémoires de la vie littéraire
Bibliothèque-Charpentier (Tome premier : 1851-1861p. 121-159).

ANNÉE 1856




6 mai 1856. — Je reviens. J’ai la tête comme si on y rangeait un musée de toiles et de marbres… Je m’en vais tâter le pouls aux lettres dans les petits journaux. Le pouls est remonté. Où ? Je ne sais ! Plus d’école ni de parti, plus une idée ni un drapeau. Des attaques accomplies comme des corvées, des insultes où il n’y a pas même de colère. Des bons mots de vaudevillistes, des scandales de coulisses infimes. Michel Lévy et Jacottet devenus les Augustes de tous ceux qui salissent du papier pour vivre. Pas un jeune homme, pas une jeune plume, pas une amertume. Plus de public, mais une certaine quantité de gens qui aiment à digérer, en lisant une prose claire ressemblant à un journal, qui aiment à se faire raconter des histoires en chemin de fer par un livre qui en contient beaucoup, et qui lisent non pas un livre, mais pour vingt sous… Véron, un Mécène encensé sous le masque par la Société des gens de lettres. Milhaud aumônant de royales lippées tous les porte-clairons de la Renommée et du feuilleton ! Fiorentino décoré ! Mirès chanté en vers !

— Tous ces jours-ci, mélancolie vague, découragement, paresse, atonie du corps et de l’esprit. Plus grande que jamais cette tristesse du retour qui ressemble à une grande déception. On retrouve sa vie stagnante à la même place. De loin, on rêve je ne sais quoi qui doit vous arriver, un inattendu quelconque, qu’on trouvera chez soi en descendant de fiacre. Et rien… Votre existence n’a pas marché, on a l’impression d’un nageur qui, en mer, ne se sent pas avancer. Il faut renouer ses habitudes, reprendre goût à la platitude de la vie. Des choses autour de moi, que je connais, que j’ai vues et revues cent fois, me vient une insupportable sensation d’insipidité. Je m’ennuie avec les quelques idées monotones et ressassées qui me passent et me repassent dans la tête.

Et les autres, dont j’attendais des distractions, m’ennuient autant que moi. Ils sont comme je les ai quittés, il ne leur est arrivé rien à eux non plus. Ils ont continué à être. Ils me disent des mots que je leur connais. Ce qu’ils me racontent, je le sais. La poignée de main qu’ils me donnent, ressemble à celles qu’ils m’ont données. Ils n’ont changé de rien, ni de gilet, ni d’esprit, ni de maîtresse, ni de situation. Ils n’ont rien fait d’extraordinaire. Il n’y a pas plus de nouveau en eux qu’en moi. Personne même n’est mort parmi les gens que je connais. Je n’ai pas de chagrin, mais c’est pis que cela.

30 mai. — X*** vient me voir, me lit un paquet de lettres de sa maîtresse. Mon ami a une doctrine : c’est de toujours occuper la femme qui vous aime, — dût-on l’occuper à pleurer. Il exige tout son temps, toute sa pensée, et, pour arriver à cela, il lui impose de petits devoirs matériels, comme de la forcer à se lever, tous les matins, pour lui écrire des lettres de sept ou huit pages. Puis, il la distrait par des scènes continuelles, des consignations de gens à la porte, des sacrifices de toutes sortes, et la boude, la gronde, l’insulte, fait amende honorable, puis la réinsulte, — maintenant son adorée, tout le temps, dans l’émotion fiévreuse d’une liaison toujours au bord d’une rupture ou d’une réconciliation. Bref, il bat son cœur à tour de bras pour ne pas qu’il s’ennuie.

— Quand Murger écrivit la Vie de Bohème, il ne se doutait guère qu’il écrivait l’histoire d’un monde qui allait être un pouvoir au bout de cinq ou six ans, et cela est cependant à l’heure qu’il est. Ce monde, cette franc-maçonnerie de la réclame règne et gouverne, et défend la place à tout homme bien né. C’est un amateur, et avec ce mot-là, on le tue : a-t-il derrière lui les in-folio d’un bénédictin ou apporte-t-il un peu de la fantaisie d’Henri Heine. Oui, ça ne fait rien, c’est un amateur, et il sera déclaré un amateur par tous les gagistes des feuilles de chou. Sans qu’on s’en doute, cet avènement de la Bohème : c’est la domination du socialisme en littérature.

— Les croque-morts ont vingt sous par papillotte : ainsi on appelle les cercueils d’enfants.

Mai. — Divan de la rue Le Peletier. Un petit mauvais lieu fort bête, où s’assemble, le soir, un ramassis de messieurs, qui sont aux lettres ce que sont les courtiers de journaux au journalisme. Celui-ci, après avoir plié les bandes de je ne sais quel canard, est au contrôle d’un petit théâtre des boulevards ; celui-là, au nez duquel on serait tenté d’allumer un cigare, a vu Alfred de Musset écrire… et ainsi des autres. J’allais oublier un original, un certain Fioupou, en grande dispute, par correspondance, avec Émile Saisset, sur le platonisme chrétien, et tout au logos, et parlant toujours et toujours exégèse… À l’heure présente, Barthet est le grand homme de l’endroit, un poète du Danube qui porte des souliers ferrés, et brandit un gourdin en l’honneur de Boileau… On y boit de la mauvaise bière, on y fait un mistron… Gavarni, qui n’y est allé qu’une fois, assure qu’on y scie les pommes de canne, quand elles sont en or.

— J’ai eu quelques secondes d’une jolie contemplation : Marie les cheveux aux bandeaux joliment ondulés, les yeux morts, les paupières battantes, la bouche ouverte, un sourire tremblant sur ses lèvres pâles dans le demi-jour de rideaux roses.

— J’entends un timbre : c’est un bruit net, sec, mécanique, anglican, toujours semblable à lui, qui dit qu’on sonne et non qui sonne : la détente d’un ressort d’acier qui tombe dans le vide de votre attente, de vos espérances. Oh ! la sonnette qui fait drelin ! drelin ! qui rit, qui chante comme un tourne-broche — au fait, il n’y a plus de tourne-broche aujourd’hui et l’on cuit au four — la sonnette qui vous dit de sa chanson fêlée, retour, amour, un vieil ami, une maîtresse neuve. Que c’est laid la civilisation des machines : le timbre me semble la sonnette du phalanstère.

— Une bonne d’une lorette qui habite la maison prête de l’argent à ses amants de cœur, à 20, 30, 50 pour 100.

— J’ai vu aujourd’hui le modèle des maîtresses, la maîtresse d’un jeune Anglais phtisique, une Italienne assez attachée à la poitrine de son amant, pour l’empêcher de sortir tous les soirs, s’enfermant avec lui, causant, fumant des cigarettes, lisant, toujours couchée sur une chaise longue, et dans une attitude qui montre un bout de jupon blanc et les bouffettes rouges de ses pantoufles. Viennent là, trois ou quatre Anglais et Allemands, qui apportent leurs pipes, une demi-douzaine d’idées hégéliennes, un très grand mépris pour la politique de la France qu’ils traitent de politique sentimentale.

La dame du logis ne sort guère plus dans la journée que le soir. Elle a conservé à Paris ses habitudes de réclusion de la femme italienne, et pour s’occuper, quand elle a découvert dans le Constitutionnel, un roman qui ne dure pas vingt-quatre volumes, elle le traduit pour elle toute seule, en pur toscan.

Un intérieur charmant, mais trop de portraitures d’amis et de parents. Le petit salon ressemble au Temple de l’Amitié. De tous ces portraits, un seul est intéressant au point de vue moral : c’est le portrait de la maîtresse par la mère de l’amant.

— On peut se servir de coquins, a dit La Bruyère, mais l’usage en doit être discret. Peut-être, en ce temps, l’usage en est-il sans discrétion ?

— Dîner chez Dinochau, le marchand de vin de la rue de Navarin. Petit escalier tournant à tablier, menant à une salle boisée de chêne verni, tendue de papier rouge velouté. Table en fer à cheval. Un dîner à 35 sous, un dîner bourgeois dont le fond est la soupe et le bouilli, et qui est le dîner de la littérature dans les moments de désargentement et de panne. Là-dedans, Monselet, Scholl, Audebrand, Busquet, le doux poète à lunettes et à manchettes bouillonnées, et des femmes en cheveux du quartier, et d’amusants déclassés comme ce Bourgogne, à la laideur d’un Mirabeau, avec une fièvre pétillante d’esprit dans les yeux, et qui vous dit : « Moi, je suis un plumitif, on ne me demande que de l’exactitude et de la paresse ! »

À la fin du dîner, au café, dans ce monde dînant en manches de chemise, Dinochau, le cheveu frisotté, la figure émerillonnée, vient se mêler à la littérature, et raconte des charges d’Auvergnat.

Et nous revenons avec Monselet, tenant dans une main un paquet de rillettes de Tours, enveloppé dans du papier, et dans l’autre un joujou d’enfant, un diable qu’il fait jaillir gaminement de sa boîte, avec le couicoui d’une pratique de polichinelle, chaque fois que nous passons devant une femme.

31 mai. — … Alors Gavarni nous entretient de son dégoût et de son détachement des choses réalisées : « Je ne fais une chose qu’à cause de ses difficultés, et que parce qu’elle n’est pas facile à faire : ainsi mon jardin, quand il sera fini, j’en ferai volontiers cadeau à quelqu’un. Il y en a qui peignent des paysages, moi je m’amuse à faire des paysages en relief. Eh bien, qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse d’un dessin une fois fait : il n’y a qu’à le donner. »

Puis il nous parle du théâtre, de ses idées contre l’illusion scénique en faveur du tréteau, déclarant qu’il n’admire que deux pièces : les Précieuses ridicules et le Bourgeois gentilhomme, parce que ce sont des leçons de philosophie sous la forme la plus tangible, sous la forme la plus parade, — et s’interrompant : « Avez-vous jamais regardé attentivement non le théâtre, mais la salle ? Avez-vous vu ces têtes ? Je ne sais pas, après avoir vu ça, comment on a le courage de parler au public… Le livre, l’homme en prend au moins connaissance dans la solitude, mais la pièce, elle est appréciée par une masse d’humanité réunie, une bêtise agglomérée. »

Puis lâchant le théâtre, après un silence où il reste un moment perdu dans ses réflexions, il s’écrie : « Ah ! la recherche, c’est une fière monomanie ! Maintenant, quand je ferai une lithographie de plus ou de moins, ça ne fera pas grand’chose pour ma renommée, au lieu que s’il y avait le théorème Gavarni, — hein, ce serait gentil ? »

9 juin. — Rue du Bac, au fond de deux ou trois cours, un vaste logis, retiré, tranquille, placide, avec de l’air, des coins de verdure, un grand morceau de ciel. Une porte derrière laquelle on entend, pendant plusieurs secondes, des pas avant qu’elle ne s’ouvre. Un domestique sans livrée. Un salon au meuble en palissandre et en velours rouge, et ayant l’aspect d’un salon du monde bourgeois riche — mais toutefois avec, au-dessus du piano, une copie du tableau du Mariage de la Vierge de Pérugin, et, en face, le Baptême de Jésus, un gothique brugeois.

— Pardon, Messieurs, voulez-vous entrer dans mon cabinet ?

Des livres tout autour. Des deux côtés de la cheminée des tableautins, et sur la bordure dorée de la glace un portrait en miniature de religieuse.

« Oh ! fait le maître de la maison, c’est un costume de comédie… Oui, une personne de ma famille qui, dans une pièce de théâtre, a rempli un rôle de couvent et voulut se faire peindre avec les habits de son rôle… Des mœurs, Messieurs, que vous aimez, des mœurs du XVIIIe siècle… Ma famille adorait la comédie. Tenez. Et il tire des rayons un volume : Théâtre de M. le Comte de Montalembert, joué sur le théâtre de Montalembert… Votre tableau de Paris m’a vivement intéressé, c’est bien curieux… Je vous ai écrit… Oui…. Ce sont des vivacités de style qui vous ont fait écarter. L’Académie est une dame qui n’aime pas ces choses-là. Vous savez que je pense comme vous et non comme elle… Tous ces hôtels, c’est bien curieux à suivre dans votre livre… Je me rappelle, quand nous sommes revenus de l’émigration, il y avait un cheval qui tournait une meule dans le théâtre de notre hôtel… Si vous aviez pu recueillir en province la tradition orale, hélas ! ce sera chose perdue plus tard… Dans les premiers chapitres de ses Paysans, M. de Balzac a tracé une peinture des paysans comme les a faits la Révolution. Oh ! ce n’est pas flatté, mais c’est si vrai. Je suis du Morvan et je me disais : Il faut qu’il y soit venu. »

Puis il ajoute : « Je voudrais que le Correspondant rendît compte de votre livre. Je n’ai personne dans le moment, le petit Andral est si paresseux… Avez-vous un ami qui pourrait faire ce compte rendu ? Il faut quelqu’un qui puisse faire cela pour les presbytères et les châteaux. »

M. de Montalembert a de longs cheveux gris et plats, une face pleine, des traits de vieil enfant, un sourire dormant, des yeux profonds mais sans éclairs, une voix nasillarde et manquant de mordant, une amabilité douce et reposée, une caresse féminine des manières et de la poignée de main, une robe de chambre cléricale.

— Je suis triste, et j’entends sur le marbre de la servante du salon tomber, une à une, avec un bruit mou et floche — une chute à voix basse — les feuilles d’un gros bouquet de pivoines — et, au-dessus et au-dessous de ma chambre, des éclats de rire de femmes.

— Je suis tombé sur du Victor de Laprade. Je n’y ai vu que des seins de jeunes filles palpitant sous des baisers de jeunes hommes. Les poètes sont comme les enfants : ils peuvent tout montrer. Je suis sûr qu’on permettrait à Béranger de mettre Justine en couplets. La rime et la gaudriole, ça excuse, ça autorise les choses les plus cochonnes ; — mais que si vous vous avisez de parler en prose et de tenter le cru, le vrai, le philosophique : les Legonidec sont là.

16 juin. — Déjeuner chez Chennevières à Versailles. Chennevières tout heureux, tout réjoui. Il vient d’acheter, dans le Perche, Saint-Santin, une masure qui l’a séduit par la date de 1555 sur une vieille pierre, et il a enfin trouvé un logis et un asile pour les portraits et les livres de ses amis, qu’il était ennuyé de promener çà et là, depuis des temps infinis.

Tout amoureux qu’il est de l’exhumation d’infimes personnalités, de petites médiocrités d’art provinciales, et qui condamnent cet esprit distingué et original à des travaux au-dessous de lui, Chennevières caresse toujours, à l’horizon de sa pensée, quelque petit conte normand ou vendéen : un entre autres, qui serait l’histoire d’un jeune homme prenant le fusil dans la levée d’armes en 1832, et jugé et mis au Mont Saint-Michel, et là, développant la politique qu’aurait pu faire prévaloir le parti légitimiste d’alors, la politique de la décentralisation, qui était la politique de la duchesse de Berry.

Nous avons déjeuné avec Paul Mantz, un petit brun, au clignement d’œil intelligent, à la parole monosyllabique ; avec Dussieux, professeur à Saint-Cyr, qui a quelque chose d’universitaire dans la tournure et de militaire dans la voix, et un coup d’œil scrutateur de commissaire de police dans le regard qu’il vous jette par-dessus ses lunettes bleues ; avec Eudore Soulié, aux traits sans âge, à la figure en chair d’un gibbon, à la chevelure pyramidale, ébouriffée et jouant la perruque, à la gaieté et à l’espièglerie gamines riant dans une voix de fausset.

Après déjeuner, Chennevières nous mène voir les autographes de Fossé d’Arcosse. Un cabinet dont les murs disparaissent sous les armoires, les vitrines, les tableaux, les sculptures, les babioles, les reliques du bric-à-brac historique. Et c’est le marteau de Louis XVI forgé par ses mains royales, et c’est le sablier de Henri III, et ce sont les boucles de soulier de Louis XV, et c’est le couteau de chasse de Charles VIII, et c’est l’ordre de payer 1,500 livres à Lajouski le septembriseur, ordre signé : Philippe-Égalité. Et ici, une épreuve avant la lettre de la Promenade du Jardin du Palais-Royal de Debucourt, achetée en 1810, sur le Pont-Neuf, quinze sous ; là, un dessin des Forges de Vulcain, par Boucher, payé quarante sous.

Sur un nom prononcé par quelqu’un de nous, M. Fossé d’Arcosse, un long vieillard osseux, tout en feuilletant des paperasses qui tiennent de l’histoire : « Oui, oui, je vais y arriver, fait-il, je sais, il y a deux branches dans cette famille… et même une particularité curieuse : chacune de ces branches avait 100,000 livres de fortune sous Louis XIV. L’une a placé cette fortune en terres, elle a aujourd’hui 400,000 francs ; l’autre en rentes sur l’État : avec les réductions et les banqueroutes, son capital est réduit à 560 francs. »

Sous les arbres du café de la Comédie, nous sommes rejoints par Théophile Lavallée, aux traits truandesques, aux lèvres rouges et informes des masques de Venise dans les tableaux de Longhi. Il nous parle très curieusement de la religion laissée par Robespierre chez des amis, nous donnant des détails sur un nommé Henri Clémence, juré au Tribunal révolutionnaire, et qui, devenu maître d’école sous la Restauration, avouait, dans le vin, son culte pour l’Incorruptible, mélangé de l’apologie franche de la guillotine. Et Lavallée nous raconte ses révoltes à propos de cette glorification, — lui qui était cependant très libéral, — nous disant avec justice que sa génération n’avait pas été encore apprivoisée au Robespierre, par des tentatives d’explication comme dans Thiers ou des poétisations comme dans Lamartine.

Lavallée nous conte ensuite que Feuillet de Conches a montré l’autre jour, en petit comité, à l’Empereur et à l’Impératrice, des lettres de Marie-Antoinette, et que Feuillet a été tout étonné d’entendre l’Empereur parler. Et son thème a été celui-ci à propos de ces lettres : « Quand on est bon, on paraît lâche ; il faut être méchant pour qu’on vous croie courageux ! »

Soirée passée avec les mêmes chez Soulié. Delécluze des Débats survient. Conversation anti-catholique. C’est vraiment curieux d’étudier combien le voltairianisme est jeune, ardent, militant chez ces vieillards. Puis il nous parle des peintures de la Sainte-Chapelle qu’il a été voir avec son neveu Viollet-le-Duc, qui s’est écrié : « Eh bien, maintenant il faut un perroquet pour cette cage ! » Et là-dessus il s’élève contre la polychromie de l’architecture et de la sculpture, affirme que Pausanias n’a dit nulle part que les Grecs peignaient leurs statues, et que l’exemple de Pompéi n’est nullement probant à cause de la décadence de l’art ; — enfin, lâchant la polychromie, le vieux Delécluze s’étend longuement sur les difficultés que les chrétiens fervents éprouvent à mourir.

— Dans la rue. Tête de femme aux cheveux rebroussés en arrière, dégageant le bossuage d’un petit front étroit, les sourcils remontés vers les tempes, l’arcade sourcilière profonde, l’œil fendu en longueur avec une prunelle coulant dans les coins, le nez d’une courbure finement aquiline, la bouche serrée et tirée par une commissure à chaque bout, le menton maigre et carré : un type physique curieux de l’énergie et de la volonté féminine.

1er  juillet. — Revenus de la campagne dans la journée, ce soir nous dînions au Restaurant de la Terrasse, une gargote au treillage mal doré, autour duquel montent desséchées une douzaine de plantes grimpantes, et nous avons, en face de nous, le soleil couchant illuminant de ses derniers feux les affiches-annonces, aux tons criards, qu’on voit au-dessus du passage des Panoramas. Jamais, il me semble, je n’ai eu l’œil et le cœur plus réjouis que par le spectacle de ce laid pâté de plâtre, tout bâtonné de grandes lettres, et tout écrit et tout sali et tout barbouillé de la réclame parisienne. Ici tout est de l’homme et à l’homme ; à peine un maladif arbre dans une crevasse d’asphalte, et ces façades lépreuses me parlent comme ne m’a jamais parlé la nature. Les générations de notre temps sont trop civilisées, trop vieilles, trop amoureuses du factice et de l’artificiel pour être amusées par le vert de la terre et le bleu du ciel. Et ici, je vais faire une singulière confession : devant une toile d’un bon paysagiste, je me sens plus à la campagne qu’en plein champ et qu’en plein bois.

Juillet. — Les tueurs d’animaux de la campagne, avant le quiqui du matin, boivent un verre de sang. J’entendais l’un, un jeune blond, à la tête bonasse, s’écrier en tapant sur sa poitrine : « Ce n’est point une poitrine que j’ai là, c’est un mur ! »

5 juillet. — À Croissy. — Un oiseau qui chante par intermittences et de petites notes d’harmonie claire tombant, comme goutte à goutte, de son bec ; l’herbe pleine de fleurs et de bourdons au dos doré, et de papillons blancs et de papillons bruns ; — les hautes tiges hochant la tête sous la brise qui les courbe ; — des rayons de soleil allongés et couchés en travers du dessous de bois ; — un lierre qui enserre un chêne, pareil aux ficelles de Lilliput autour de Gulliver, et entre ses feuilles du ciel blanc, que l’on voit comme à travers des piqûres d’épingles ; — cinq coups de cloche, apportant au-dessus du fourré, l’heure des hommes et la laissant tomber sur la terre verte de mousse ; — dans la feuillée bavarde, des cris d’oiseaux, des moucherons volant et sifflant tout autour de moi ; — le bois plein d’une âme murmurante et bourdonnante ; — le ciel mollement éclairé d’un soleil dormant… Et tout cela m’ennuie comme une description.

C’est peut-être la faute de ces deux chiens que je regardais jouant sur l’herbe : ils se sont arrêtés pour bâiller.

Juillet. — Passé la barrière de l’École-Militaire, des rez-de-chaussée jouant des devantures de boutiques à rideaux blancs, et surmontés d’un étage avec un gros numéro au-dessus de la porte d’entrée. — Le gros 9. — Une grande salle, éclairée par le haut d’un jour blafard, où il y a un comptoir chargé de liqueurs, des tables de bois blanc, des chaises de paille. — Là-dedans sont attablés des lignards, des zouaves, des hommes en blouse avec des chapeaux gris, tous des filles assises sur leurs genoux. — Les filles sont en chemises blanches ou en chemises de couleur avec une jupe sombre : toutes jeunes, quelques-unes presque jolies, et les mains soignées, et coquettement coiffées et attifées, dans leurs cheveux relevés, de petits agréments. — Elles se promènent deux par deux dans l’allée entre les tables, jouant à se pousser et fumant des cigarettes. — De temps en temps, un chanteur récite quelque ordure d’une voix de basse-taille. — Les garçons ont de longues moustaches. — Le maître de l’établissement est appelé par les filles : le vieux marquis.

Au premier, un interminable corridor avec des chambres de chaque côté, des cellules grandes comme rien, fermées par les persiennes démantelées d’une petite fenêtre et contenant pour tout mobilier, un lit, une commode, une chaise, et par terre, un pot à l’eau et une cuvette. Aux murs, un ou deux de ces petits cadres qu’on gagne aux macarons et représentant l’Été ou le Printemps, et presque dans toutes les chambres, accroché à une petite glace d’étain, un zouave qui ressemble à un joujou d’enfant, et qui est fabriqué spécialement pour les maisons de prostitution du quartier et des villes de garnison.

Ces femmes à vingt sous n’ont rien des terribles créatures dessinées par Guys : ce sont de pauvres petites et malheureuses prostituées, qui s’efforcent laborieusement de singer la distinction des lorettes du quartier Saint-Georges.

16 juillet. — Après avoir lu du Poe, la révélation de quelque chose dont la critique n’a point l’air de se douter. Poe, une littérature nouvelle, la littérature du XXe siècle : le miraculeux scientifique, la fabulation par A + B, une littérature à la fois monomaniaque et mathématique. De l’imagination à coup d’analyse, Zadig juge d’instruction, Cyrano de Bergerac élève d’Arago. Et les choses prenant un rôle plus grand que les êtres, — et l’amour, l’amour déjà un peu amoindri dans l’Œuvre de Balzac par l’argent, — l’amour cédant sa place à d’autres sources d’intérêt ; enfin le roman de l’avenir appelé à faire plus l’histoire des choses qui se passent dans la cervelle de l’humanité que des choses qui se passent dans son cœur.

22 juillet. — Été chez Gavarni qui nous montre de merveilleuses aquarelles, balafrées de clarté, de soleil, de vie, avec des roses, des jaunes, des bleus d’un lavage inimitable, et avec des figures prodigieusement pochées dans leur savante construction, — des dessins sur papier Wathman, auquel il donne un ton de chine, en l’exposant dans une chambre où l’on fume.

Il nous confie le titre d’une série qui s’appellera : « le Mérite des hommes. » Là-dessus il nous recommande en amour les femmes bêtes. Il a connu une femme qui lui écrivait, tous les jours, sept pages de bêtises. À la fin il n’en lisait plus que la moitié, mais ça suffisait pour le mettre en gaieté. « Oui, oui, reprend-il, il faudra que je brûle ces rames de lettres de bourgeoises… Celle-là, qui était cependant de la première catégorie des bourgeoises, me donne un jour un rendez-vous pour dans cinq mois et huit jours. Je devais m’introduire chez elle par la porte du potager. Au bout de cinq mois et huit jours, me voici aux environs de Versailles, dans un grand parc. Au fond un château Louis XIII. Je regarde aux fenêtres. Rien qu’une lumière dans une mansarde. Un bougre de domestique qui devait lire un roman de Mme Cottin. Il y avait à traverser une grande pelouse, où la lune donnait en plein. N’oublions pas une petite pluie très fine. Je jette des cailloux dans la fenêtre de mon adorée. Rien ! Je m’enfonce dans le parc. J’arrache deux grandes branches. Mais il fallait les lier. Pas possible de casser le cordonnet de ma blague. Enfin je l’use avec le chien de mon pistolet. Je frappe à la fenêtre avec mes deux branches, liées bout à bout. Madame descend au rez-de-chaussée et tente d’ouvrir une fenêtre. Une maison barricadée. Impossible d’ouvrir. Et nous voilà à rejouer la pantomime, elle en haut et moi en bas ! Enfin elle redescend à une autre fenêtre qui cède. Elle ouvre. Et moi en pantalon à pieds, je lui tends d’abord doux gros souliers de chasse avec une livre de boue à chaque… Vous concevez le nez qu’elle a fait, ma bourgeoise. Une nuit d’amour affreuse… Il paraît que j’étais en retard d’une heure. »

— Rose a rencontré aujourd’hui la charbonnière achetant une demi-livre de beurre chez la crémière. On sait que le beurre est le savon des charbonniers. Cette demi-livre, la charbonnière l’achetait pour sa petite fille qui va mourir et qui a demandé « à être débarbouillée pour le paradis ».

Juillet. — J’ai été demander ces jours-ci un renseignement sur Théroigne de Méricourt aux Petits-Ménages.

Six lignes de marronniers, et sous l’ombre sans gaieté de leurs feuilles larges, quatre rangées de bancs de pierre. À droite, des bouts de jardins avec des tonnelles à demi effondrées et de petites allées à cailloux jaunes, tristes comme des jardinets d’invalides. À gauche une grande avenue, et sur les bancs qui touchent à l’avenue et qui sont sur le bord du soleil, des têtes à l’ombre, et des dos ronds faisant le gros dos, que la chaleur réchauffe, que l’ensoleillement frictionne.

Sous ces arbres un monde, mais un monde qui remue et bruit à peine, un monde qui se traîne ou demeure, la tête baissée sur la poitrine, les mains prenant appui sur les nœuds des genoux. Et c’est un bourdonnement fêlé : des lèvres blanches versant dans la conque cireuse des oreilles, des idées en enfance, les marmottages et radotages du passé, hantant ces vieilles cervelles comme un revenant, des paroles édentées, étoupées, bavées entre deux gencives.

Les oiseaux jouent, confiants, sans peur, s’approchant tout près, entre ces jambes qui ne courront plus. Il y a de vieilles petites créatures séchées et ratatinées, empaquetées dans un étoffement de laine, les plis de leurs jupes comme de gros tuyaux d’orgue écrasés, l’os maigre de leur jambe, à l’énorme cheville, perdu dans le bas bleu tombant sur la galoche.

On voit passer des figures de buis, balayées des flasques barbes d’un bonnet de nuit, le châle dépassant la camisole : des caricatures lentes, appuyant leur pas qui tremble sur la béquille d’un vieux parapluie. D’autres, avec un grand abat-jour sur leur bonnet, sont abîmées dans un pliant ; celles-là, affaissées trois par trois, sur un banc, s’épaulent entre elles.

Une est seule, la tête raide et de côté ; un nez de vautour, trois grandes taches noires, par le nez et la face, comme des coups d’ongle de la mort, l’œil clair, le regard torve, deux bouts de ruban jaune pendant des deux côtés à son bonnet, une face implacable et sourde. Et toute grande et toute droite, osseuse et solide, les maigres et dures phalanges des mains nouées autour d’une jambe croisée par-dessus l’autre ; elle paraît rouler en elle une de ces consciences césariennes de vieille femme, qui repasse muettement, dans une mémoire de marbre, une vie fauve et des jours rouges.

1er  août. — On raconte un trait de génie de H… Il avait un paquet de lettres de Mlle B… Deux cents lettres très longues et très romance. Mlle B… avait la clef de son cabinet. Les lettres disparaissent. Il fait le désolé, criant partout que son intention était de publier cette correspondance amoureuse, Mlle B… se hâte de rapporter les lettres. Mais pas plus d’édition que sur la main. Feuillet de Conches fait le siège de H… pour ce beau lot d’autographes, et H… lui dit : « Je vous les vendrai bien dans 150 ans. »

— Je songe à la réhabilitation — dans une pièce ou autre part — d’un parasite d’esprit, éclatant à la fin d’un dîner donné par un bourgeois : « Comment, malheureux, je t’amuse, je fais passer un rire dans ta cervelle stupide et vide, et cela pour un mauvais dîner que tu me reproches ! »

— Asselineau couché et endormi.

La femme du libraire *** ouvrant les volets de la chambre d’Asselineau, et s’asseyant sur le pied de son lit, en disant :

— « Ah ! quelle journée, le beau temps pour aller à la campagne !

Asselineau s’étirant sous un rayon de soleil qui lui chatouille la figure :

— À la campagne, à la campagne, je n’ai pas le sou !

— Pas le sou, allons donc ! — reprend la femme du libraire, — et tous ces petits bouquins-là, n’est-ce pas de l’argent… de l’argent que vous aurez quand vous le voudrez… Tenez, combien cela ?

Et hanchant coquettement, elle tient au-dessus de sa tête, entre ses deux mains, toute une rangée de livres.

— Au diable, à tous les diables … mes livres, mes chers livres… Voulez-vous vous sauver, coquine !

— Voyons, combien ? reprend la femme avec un sourire plein de confiance, oui, combien ? On vous donnera ce que vous voudrez !

Asselineau, contemplant l’azur du ciel, jette au hasard un prix. La femme se rapproche de très près, lui murmure : « Vous n’êtes pas raisonnable ! » et l’en persuade si tendrement, qu’il accepte le prix qu’elle lui offre.

Et la femme emporte les livres chez son mari, et revient bientôt avec l’argent, — qu’elle va manger avec Asselineau à la campagne.

— Ces jours-ci, la mère de notre ami Pouthier, reprochant à son fils de n’avoir encore ni une situation, ni une carrière, ni un gagne-pain, terminait son sermon maternel par cette phrase admirable : « À ton âge, j’étais déjà mère ! »

Mercredi 27 août. — Ces jours-ci, Edmond a eu une esquinancie, pendant laquelle, lorsqu’il fermait les yeux, et sans qu’il dormît, se dessinaient sur sa rétine des visions de rêves. Il se trouvait dans une chambre tendue d’un papier tout ocellé des yeux d’une queue de paon, et sur ce papier, comme illuminé d’une lumière électrique, bondissait, dans une élasticité dont on ne peut se faire une idée, une levrette héraldique faite en ces copeaux rubanés qu’un rabot enlève sur une planche.

3 septembre. — À faire une pièce en un acte : le Bal masqué. Trouver un comique nouveau.

21 septembre. — Il tombe chez nous. Il vient d’hériter de 1,400,000 francs d’une vieille dame dont il était le filleul. Un premier testament lui donnait 100,000 francs (le chiffre de ses dettes) ; un second, 300,000 francs ; enfin, la succession ouverte, un troisième testament, découvert sous le fauteuil dans lequel vivait, le jour et la nuit, la mourante d’une maladie de cœur, lui donne toute la fortune. C’est une joie encore étonnée, une stupeur, pour ainsi dire, de cet éboulement de bonheur.

Il nous emmène chez lui, pour nous faire voir les porcelaines de Sèvres, les tabatières guillochées, les bibelots qu’il touche et retouche avec la fièvre des mains tâtillonnantes d’un enfant, qui aurait hérité d’une boutique de jouets. « Voyons donc, ce service gothique dont on m’a tant parlé dans mon enfance, » s’écrie-t-il, et il fait sonner l’argenterie, et il déficelle le linge, et dans les fouilles que ses doigts font au hasard dans les ténèbres des fonds d’armoire, il sort triomphalement à la lumière une bouteille d’eau-de-vie qui porte, oui, qui porte la date de 1789.

Dans sa poche, il remue les clefs de tout cela, nerveusement, et il nous montre les titres de propriété pour se les remontrer, et se refaire la certitude que ce n’est point un rêve : cette certitude qu’il semble à tout moment avoir besoin de raffermir, avec la vue du testament, de l’envoi en possession. Cette succession lui arrive au moment où il gagnait sa vie à Bruxelles, à composer des feuillets d’un dictionnaire d’histoire et de géographie, à 40 francs la feuille.

Alors, c’est le drolatique récit de ses soixante-trois créanciers, dont quelques-uns ne sont pas venus se faire payer, redoutant une mystification, et dont les autres lui disaient avec toutes sortes de défiances : « Vous êtes bien chez vous, on peut parler, n’est-ce pas ? »

Et dans le dîner qu’il nous donne au Moulin-Rouge, apparaît, au fond de ses pensées et de ses paroles, comme une charge pesante, une responsabilité sérieuse, presque une tristesse effrayée de tant d’or inespéré.

— M. Pasquier étant allé voir Royer-Collard, après l’obtention de son titre de duc, n’en put tirer qu’un : « Cela ne vous a pas diminué ! »

— Un gendre introduit près de son beau-père qu’on vient d’embaumer, et s’étonnant de le trouver plus grand que de son vivant. L’embaumeur tranquillement : « Oh ! ça allonge toujours ! » Puis l’embaumeur prend le nez de l’embaumé, et le rabat de chaque côté, pour en faire voir la souplesse. Cauchemar du gendre, la nuit, voyant des milliers de têtes dont le nez est ainsi tourmenté par des mains au bout de bras n’appartenant à personne. »

Octobre. — Mlle *** (Renée Mauperin), la cordialité et la loyauté d’un homme alliées à des grâces de jeune fille ; la raison mûrie et le cœur frais ; un esprit enlevé, on ne sait comment, du milieu bourgeois où il a été élevé, et tout plein d’aspirations à la grandeur morale, au dévouement, au sacrifice ; un appétit des choses les plus délicates de l’intelligence et de l’art ; le mépris de ce qui est d’ordinaire la pensée et l’entretien de la femme.

Des antipathies et des sympathies à première vue, et vives et braves, et des sourires d’une complicité délicieuse pour ceux qui la comprennent, et des figures longues, comme dans le fond d’une cuiller, pour les raseurs, les jeunes gens à citations, les bêtes ; et mal à l’aise dans le mensonge du monde, disant ce qui lui vient, comme il lui vient, avec une entente singulière de l’esprit d’atelier, avec un tour de mots tintamarresque : — cette gaieté de surface venant d’un fond d’âme mélancolique, où passent des visions de blanc enterrement et reviennent des notes de la marche funèbre de Chopin.

Passionnée pour monter à cheval, pour conduire un panier, elle se trouve mal à la vue d’une goutte de sang, a la terreur enfantine du vendredi, du nombre treize, possède tout l’assemblage des superstitions et des faiblesses humaines et aimables chez une femme : faiblesses mêlées à d’originales coquetteries, celle du pied par exemple qu’elle a le plus petit du monde, et qu’elle porte toujours chaussé d’un soulier découvert à talon…

Mal jugée et décriée par les femmes et les petites âmes qui ont l’horreur de la franchise d’une nature, elle est faite pour être aimée d’une amitié amoureuse par des contempteurs comme nous des âmes viles et hypocrites du monde.

— Opération césarienne faite ces temps-ci, à la Maternité, par Mme Charrier, sur une naine qui avait voulu avoir un enfant du géant de la troupe.

16 octobre. — Jours gris. Jours noirs. Refus, échecs à droite, à gauche, et du haut en bas. De petits trésors d’histoire neuve, refusés à l’Assemblée nationale, à cause des crudités, à la Gazette de Paris, à cause de la longueur. Tant d’efforts, de petits succès même, ne menant à rien. L’éditeur non encore assuré après nos deux volumes d’histoire. Cette Histoire de la société française pendant le Directoire, où nous avons mis tous les moxas, vendue à 500…

Après la douce existence de Gisors, une vie de tracas, de courses vaines et déçues, de pensées de découragement. Nous promenons au hasard notre ennui, regardant, et pour essayer de guérir, nous achetons deux pots à thé de vieux Saint-Cloud, montés en vermeil, dans leur boîte à la serrure fleurdelisée. C’est notre remède, en ces mauvaises heures, de nous dénoircir l’âme, en nous enchantant le regard avec l’éclair gai d’une vieille et belle chose, d’une claire porcelaine à la dorure dorée d’or mat, d’une jolie relique de la grande industrie d’art du XVIIIe siècle.

Ces désespérances, ces doutes, non de nous, ni de nos ambitions, mais du moment et des moyens, au lieu de nous abaisser vers les concessions, font en nous, plus entière, plus intraitable, plus hérissée, la conscience littéraire. Et un instant, nous agitons si nous ne devrions pas penser et écrire absolument pour nous, laissant à d’autres le bruit, l’éditeur, le public. Mais, comme dit Gavarni : on n’est pas parfait.

19 octobre. — Étudié chez Niel, l’œuvre de Meryon, dans tous ses états, ses essais, et même une partie de ses dessins. Il semble qu’une main du passé ait tenu la pointe du graveur, et que mieux que la pierre du vieux Paris soit venu sur ces feuilles de papier. Oui, dans ces images, on dirait ressuscitée un peu de l’âme de la vieille cité : c’est comme une magique réminiscence d’anciens quartiers sombrant parfois dans le rêve trouble de la cervelle du voyant perspectif, du poète-artiste, ayant assises à son établi la Démence et la Misère. En effet, pas de commandes, pas de travail, pas de pain : pour toute nourriture, les quelques légumes d’un petit jardin, au haut du faubourg Saint-Jacques. Et en ce meurt-de-faim, exténué d’imaginations peureuses : la terreur de la police de l’Empereur qui en veut à son existence, à son talent, à ses amours, qui l’a empêché d’être le mari d’une petite actrice entrevue au soleil des quinquets, et qui a empoisonné son amoureuse avec des mouches cantharides — son poison redouté, — et qui l’a enterré dans son jardin qu’il retourne, sans cesse, pour retrouver son cadavre.

Pauvre misérable fou qui, dans les moments lucides de sa folie, fait, la nuit, d’interminables promenades, pour surprendre l’étrangeté pittoresque des ténèbres dans les grandes villes.

— Il y aurait à faire une belle chose intitulée : La Bouteille, — et faire cela sans moralité aucune.

— Une très honnête demoiselle que j’ai connue, mais en même temps très toquée et fort drolatique, disait, en parlant de sa future nuit de noces : « J’ai si peur, si peur, que j’ai envie de me faire chloroformer ! »

21 octobre. — « Vous n’êtes pas disposés à épouser, tous deux, Mme Doche, n’est-ce pas ? Eh bien ! ne présentez pas cela. Il vous faut, comme on dit, de grands acteurs, et vous ne les aurez pas ! » C’est Banville qui nous parle ainsi, après la lecture d’un acte intitulé : Incroyables et Merveilleuses, et que nous avions écrit, après notre Histoire du Directoire.

… Le joli causeur à la malice amusante que ce Banville, et tout ce qu’il raconte sur le théâtre qu’on ne lit pas, avec des aperçus si philosophiquement blagueurs, et les portraits si bien mordus à l’eau-forte qu’il enlève des comédiens et des comédiennes, et le délicieux comique et le parfait acteur qu’il est pour jouer ce monde des planches, et l’art unique qu’il a, avec son ironie flûtée et poignardante, d’exposer les dessous infâmes ou ironiques des choses des coulisses… Et les paradoxes charmants, énormes, stupéfiants, les paradoxes de lettré, où au fond de l’exagération hyperbolique, existe toujours un grain infinitésimal de vérité ou de bon sens, et qui sortent de sa bouche à tout moment. Qu’on l’écoute :

« Savez-vous la recette de Duvert et de Lausanne pour faire un vaudeville ? Ils prennent Andromaque. Oui, Andromaque ! Maintenant, voici comment ils l’arrangent. D’Andromaque, ils font un pompier. Puis, la jalousie, le nœud de la pièce, ils la transforment en le désir d’obtenir un bureau de tabac… » Et ainsi du reste.

26 octobre. — Une journée passée à l’atelier de Servin. Un farniente sans remords, une flâne majestueuse et déridée, un lundi du pinceau, des rires, de l’esprit abracadabrant, des blagues énormes et pouffantes, et des enfantillages, et des coups de pied au cul, et la gaminerie et la clownerie parisiennes dansant autour des couleurs et des tubes enchantés tenant le soleil et la chair ; enfin, des heures molles, inertes, avachies, et le Temps s’endormant sur le divan, où ces joyeux pitres le bercent avec de la farce, des pantomimes drolatiques, des ironies, des riens, et le complet oubli et la parfaite insouciance du proverbe anglais : Time is money.

— Le café m’apparaît comme une distraction bien en enfance. Il me semble que les siècles futurs trouveront mieux. Dans ces temps, il y aura des endroits où des philtres vous épanouiront la rate, où avec je ne sais quoi, avec un gaz exhilarant, on vous remplira de gaieté pour quarante centimes, et où des garçons vous verseront par tout le corps une sorte de paix et de joie : une demi-tasse de paradis.

De véritables débits de consolation, où l’on détournera le cours de l’âme et la mélancolie de la pensée, pendant une heure.

— Rue Bonaparte, en achetant notre bacchanale enfantine d’Angelo Rossi, on nous montre une terre cuite de Clodion, un bas-relief, haut comme les deux mains, représentant une femme sortant du bain, des parties de corps saillantes en ronde bosse dans le relief d’une médaille. Elle est debout, de face, près d’un brûle-parfums, en train de tordre, de ses deux mains ramenées en arrière, ses cheveux mouillés, en deux longues tresses. Dans ce corps en retraite, tout fuit et s’efface et s’estompe, sauf une jambe qui avance, un genou qui se détache et sort du fond de la terre rose.

C’est une jeunesse, une gracilité de ligne, une finesse ténue des attaches, un modelage douillet du ventre, une science de tout ce grassouillet virginal et bridé, une grâce délicate comme voilée d’enfance, avec dans une si petite chose, presque la grandeur d’une statue. Un corps de fillette étudié d’un bout à l’autre dans la beauté de la jeune fille plus en bouton qu’en fleur, à l’heure des promesses physiques qui éclosent, à l’heure où la forme de la femme dans son accomplissement, garde encore un peu des élancements et des maigreurs adorables de la jeune fille.

29 octobre. — Marie m’emmène chez Edmond, le grand sorcier des lorettes. Il habite, rue Fontaine-Saint-Georges, une maison toute fleurie de fausses sculptures du XVIe siècle, avec des chouettes de pierres dans les niches des dessus de fenêtres. Une vieille femme à cheveux blancs vous introduit dans une salle à manger, où sont encadrées, sur fond noir, des mains découpées sur du papier blanc et ponctuées de lignes, et margées d’annotations tracées à la plume. Il y a là, la main de Robespierre, la main de l’Empereur, la main de l’Impératrice, la main de Mgr Affre, tué sur les barricades, enfin la main de Mme de Pompadour, qui semble jointe aux autres mains, pour les filles qui font antichambre dans cette salle à manger, et viennent y acheter de l’espérance.

À la glace est fichée une pancarte contenant tout ce qu’on peut demander : Talismans, thèmes généthliaques, horoscopes, etc., etc.

Une porte s’ouvre, et un homme paraît, à la grosse tête carrée, aux gros traits, aux grosses moustaches, à la forte figure des portraits de Frédéric Soulié ; il est en robe de chambre de velours noir, aux grandes manches pendantes d’astrologue. La chambre est noire ou à peu près, avec un jour venant du haut de la fenêtre et traversant des vitraux de couleur, un jour étrange, prismatique, tombant et dansant dans cette pénombre fourmillante de choses que l’œil tâtonne et ne peut saisir, et parmi lesquelles il distingue cependant vaguement un hibou blanc. Une table sur laquelle une filtrée étroite de jour descend, comme dans un tableau de Rembrandt, vous sépare du diseur de bonne aventure.

— En quel mois êtes-vous né ?

— Quel âge avez-vous ?

— Quelle fleur aimez-vous ?

— Quel animal préférez-vous ?

Il dit cela, remuant un paquet de cartes hautes d’un pied où sur chacune est une représentation d’une femme, d’un épisode de l’existence : toutes ces allégories dessinées par une main ignare du dessin, mais burlesquement fantastiques, mais bourgeoisement monstrueuses, et peinturlurées brutalement de noir et de vilain rouge, et mettant à ces images de la vie réelle, je ne sais quoi du sauvage et du macabre des figurations d’idoles des peuples primitifs et anthropophages.

Alors, avec un geste impérieux — l’index de la main droite plongeant dans le rayon lumineux, et comme montrant dans du jour, l’avenir, — le devin commence, et avec une voix canaille et des intonations de peuple, il vous récite pendant une demi-heure le roman qui vous menace. Cet homme n’est pas le premier venu dans son métier, il parle sans arrêt, sans hésitation, sans repos, jetant de temps en temps au milieu de la phraséologie dramatique et des vieux clichés de la bonne aventure, de crapuleux éclats de verbe et de voix à la Vautrin : « Vous coucherez avec une femme, vous la lâcherez !… » Et longtemps, longtemps, il berce et amuse les côtés aventureux de votre âme par l’invraisemblance d’incidents qui vous mèneront à connaître des « étrangères puissamment riches et merveilleusement belles, dans une ville où il y aura des ruines ». Et ce diable d’homme vous met dans le cerveau tant d’images de kaléidoscope et de lanterne magique, et un tel bruit de paroles, et un tel brouillamini de faits prédits, qu’il semble, avec la sonorité de sa voix et la fixité de ses yeux, vous verser de la confusion dans la cervelle et de l’étourdissement dans l’attention.

Il m’a dit une seule chose qui m’a frappé : « Vous, vous n’avez rien à craindre d’un coup d’épée ou d’un coup de pistolet, vous avez tout à craindre d’un trait de plume ! » Vraiment, le hasard ne l’a pas trop mal servi, parlant à un homme de lettres déjà poursuivi et qui se sent poursuivable toute sa vie… Mais dans la bouche du devin, la phrase n’avait-elle pas un autre sens ? Voyant un jeune homme avec une femme légère du quartier, son trait de plume ne faisait-il pas allusion à la signature de billets ?

4 novembre. — Il y a longtemps que nous avons l’idée de faire un journal à nous deux : des Semaines critiques plus renseignées que celles du Directoire ; un Tableau de Paris de Mercier, où nous mêlerions un peu de l’indignation d’un père Duchène à notre vision personnelle. Donner les nouvelles sociales, la philosophie des aspects des salons et de la rue, — commencer par un premier article sur l’influence de la fille dans la société présente, — un second sur l’esprit contemporain et sur ce que le monde et même les jeunes filles ont emprunté à la blague et à l’esprit de l’atelier, — un troisième sur la bourse et la plus-value des charges d’agent de change, etc., etc. Enfin un journal moral (moral dans le sens de journal des mœurs) du XIXe siècle. Mais il faut, pour cela, — attendre !

21 novembre. — Nous allons voir aujourd’hui un nommé Chambe, un ferrailleur auvergnat qui demeure rue de l’École-Polytechnique.

Un antre noir, bondé de débris de voitures, de harnais pourris, de poêles de fonte, de faïences égueulées, de détritus d’uniformes, au milieu desquels va et vient le ferrailleur, un tout petit bossu, au gros nez sensuel, aux yeux coquins, et perpétuellement souriant dans sa blouse bleue, sous son chapeau noir à haute forme. Eh bien ! ce misérable ferrailleur a acheté, l’année dernière, la bibliothèque d’un portier dont il a tiré 12,000 francs ; et c’est dans cette vente, faite obscurément, que Lefèvre a acquis le manuscrit des Conférences de l’Académie royale de peinture, où nous avons retrouvé la vie inédite de Watteau, du comte de Caylus, que tout le monde croyait perdue.

Il vient de lui tomber, je ne sais d’où, un trésor merveilleux de gravures, de dessins du XVIIIe siècle, vingt Boucher, des Watteau superbes. Il ne veut rien séparer, gardant le tout pour une vente. Il consent toutefois à me montrer dans sa chambre cinq ou six Boucher, accrochés par un clou au mur, des Boucher de sa plus large manière, — tout le reste est sous son lit : un ci-devant lit doré de cocotte d’un affreux goût.

Et dans le grenier, au milieu d’une lessive qui sèche sur des ficelles, tous les papiers de Lucas-Montigny : une montagne.

Novembre. — Je rêvais (un rêve tout éveillé) que le bon Dieu descendait sur la terre, qu’il m’écrivait ma pièce (les Hommes de lettres), qu’il la signait de son nom, qu’il la portait au Gymnase où le portier voulait bien le laisser monter chez M. de Montigny, qu’il obtenait une lecture, une réception, — et qu’enfin à la représentation, il se faisait claqueur.

10 décembre. — Visite au père Barrière des Débats, qui est malade, souffreteux.

Un puits d’historiettes que ce vieillard aimable. À propos d’un charmant portrait de la Duthé, que nous lui disons se trouver chez Mme de Boigne, et provenant d’un legs fait à un d’Osmont par l’abbé de Bourbon, lors d’une maladie dont il crut mourir, il nous raconte qu’il a vu la Duthé, étant encore tout enfant. Le père de Barrière était joaillier de la Reine, et, un jour, une belle dame vint choisir chez son père des bijoux. La mère de Barrière, une très jolie femme, mais, comme toute jolie femme, assez récalcitrante à la reconnaissance de la beauté de ses semblables, lui demanda comment il trouvait cette dame, et comme il disait qu’elle était tout à fait gentille : « Oh ! elle a un trop grand cou ! » s’écria Mme Barrière. C’était la Duthé.

De la grande impure, je ne sais plus par quel tour et quel saut, la conversation va à Thiers, et Barrière nous conte encore cette curieuse anecdote sur l’homme d’État. Il y a de cela longtemps — Thiers avait 23 ans — et il venait souvent dîner chez Barrière, dans son petit appartement de la rue de Condé. Barrière avait gardé de son enfance des soldats de plomb. Après dîner, tous deux les rangeaient sur une commode, et Thiers s’amusait, pendant une partie de la soirée, à les démolir avec des boulettes de mie de pain. Ainsi il préludait aux récits des batailles de l’Empire.

Mais bientôt, ajoute Barrière, le petit appartement d’un pauvre homme de lettres ne put plus contenir le politique, en train de prendre son essor.

12 décembre. — À propos de la vente d’estampes du XVIIIe siècle (vente Delbergue), sur la polissonnerie de laquelle M. Thiers a tant débagoulé, le vieux Delécluze contait à Vignères, que lui et sa sœur avaient été élevés jusqu’à l’âge de quatorze ans, dans une chambre où il y avait aux murs : les « Quatre parties du jour » de Baudouin, sans que jamais ces images leur eussent fait songer à mal. Et dans la salle à manger était encadrée l’Escarpolette, de Fragonard, qu’on lui avait dit représenter une femme qui avait le cauchemar. Certaines pudeurs sont des questions de mode et de temps.

25 décembre. — Gavarni est en train de tripoter des eaux-fortes avec Bracquemond, d’essayer à la pointe sur le cuivre une série de célébrités, parmi lesquelles il nous fait voir un Balzac d’un admirable travail…

La journée finie, nous allons, tous les quatre, dîner dans un bistingo, à la porte d’Auteuil.

Gavarni vit plus seul avec lui-même que jamais. On ne voit plus personne dans la mansarde carrelée où il travaille maintenant. Il n’est plus un homme, mais un pur esprit, que rien, rien au monde, ne semble rattacher à l’humanité. Quand on lui parle de l’avant-dernière couche de ses amis, on sent qu’il y a déjà des pelletées d’oubli dessus. À peine s’il s’en souvient, et s’entretient-il d’eux, c’est avec un regard qui a l’air de fouiller la lointaine cantonade de ses souvenirs.

Ce soir, dans une de ces fouilles qu’a provoquées la parole de l’un de nous, il nous fait un drolatique tableau de l’intérieur de Daumier, l’artiste, le grand artiste, nous dit-il, le plus indifférent au succès de son œuvre, qu’il ait rencontré dans sa vie. Une immense pièce, où, autour d’un poêle de fonte chauffé à blanc, des hommes étaient assis à terre, chacun ayant à sa portée un litre auquel il buvait à même, et dans un coin, une table portant, dans le désordre le plus effroyable, un entassement et un amoncellement de choses lithographiques, et dans un autre coin, le groom et le rapin tout à la fois du dessinateur, choumaquant et recarrelant de vieux souliers.

Gavarni rit beaucoup avec nous d’un article de biographie crânologique publié sur lui, ces jours-ci, article dans lequel on lui accorde la sensitivité, mais on lui refuse la vénération : « Voilà, Messieurs, s’écrie-t-il, c’est cruel, mais c’est comme ça, je n’ai pas pour deux sous de vénération ! »

— Vendu 300 francs à Dentu nos Portraits intimes du XVIIIe siècle (deux volumes), pour la fabrication desquels nous avons acheté deux ou trois mille francs de lettres autographes.