Journal des Goncourt/I/Année 1851


Journal des Goncourt : Mémoires de la vie littéraire
Bibliothèque-Charpentier (Tome premier : 1851-1861p. 1-9).

JOURNAL
DES GONCOURT

ANNÉE 1851


2 décembre 1851. — Au jour du jugement dernier, quand les âmes seront amenées à la barre par de grands anges, qui, pendant les longs débats, dormiront, à l’instar des gendarmes, le menton sur leurs deux gants d’ordonnance, et quand Dieu le Père, en son auguste barbe blanche, ainsi que les membres de l’Institut le peignent dans les coupoles des églises, quand Dieu m’interrogera sur mes pensées, sur mes actes, sur les choses auxquelles j’ai prêté la complicité de mes yeux, ce jour-là : « Hélas ! Seigneur, répondrai-je, j’ai vu un coup d’État ! »

 

Mais qu’est-ce qu’un coup d’État, qu’est-ce qu’un changement de gouvernement pour des gens qui, le même jour, doivent publier leur premier roman. Or, par une malechance ironique, c’était notre cas.

Le matin donc, lorsque, paresseusement encore, nous rêvions d’éditions, d’éditions à la Dumas père, claquant les portes, entrait bruyamment le cousin Blamont, un ci-devant garde du corps, devenu un conservateur poivre et sel, asthmatique et rageur.

— Nom de Dieu, c’est fait ! soufflait-il.

— Quoi, c’est fait ?

— Eh bien, le coup d’État !

— Ah ! diable… et notre roman dont la mise en vente doit avoir lieu aujourd’hui !

— Votre roman… un roman… la France se fiche pas mal des romans aujourd’hui, mes gaillards ! — et par un geste qui lui était habituel, croisant sa redingote sur le ventre, comme on sangle un ceinturon, il prenait congé de nous, et allait porter la triomphante nouvelle du quartier Notre-Dame-de-Lorette au faubourg Saint-Germain, en tous les logis de sa connaissance encore mal éveillés.

Aussitôt à bas de nos lits, et bien vite, nous étions dans la rue, notre vieille rue Saint-Georges, où déjà le petit hôtel du journal le National était occupé par la troupe… Et dans la rue, de suite nos yeux aux affiches, car égoïstement nous l’avouons, — parmi tout ce papier fraîchement placardé, annonçant la nouvelle troupe, son répertoire, ses exercices, les chefs d’emploi, et la nouvelle adresse du directeur passé de l’Élysée aux Tuileries — nous cherchions la nôtre d’affiche, l’affiche qui devait annoncer à Paris la publication d’En 18.., et apprendre à la France et au monde les noms de deux hommes de lettres de plus : Edmond et Jules de Goncourt.

L’affiche manquait aux murs. Et la raison en était celle-ci : Gerdès, qui se trouvait à la fois — rapprochement singulier — l’imprimeur de la Revue des Deux Mondes et d’En 18.., Gerdès, hanté par l’idée qu’on pouvait interpréter un chapitre politique du livre comme une allusion à l’événement du jour, tout plein, au fond, de méfiance pour ce titre bizarre, incompréhensible, cabalistique, et qui lui semblait cacher un rappel dissimulé du 18 Brumaire, Gerdès, qui manquait d’héroïsme, avait, de son propre mouvement, jeté le paquet d’affiches au feu.

 

Nous étions bien aussi un peu sortis, il faut l’avouer, pour savoir des nouvelles de notre oncle, le représentant. La vieille portière de la rue de Verneuil, une vieille larme de conserve dans son œil de chouette, nous disait : « Messieurs, je lui avais bien dit de ne pas y aller… mais il s’est entêté… on l’a arrêté à la mairie du Xe arrondissement. » Nous voilà à la porte de la caserne d’Orsay, où avaient été enfermés les représentants arrêtés à la mairie. Des sergents de ville nous jettent : « Ils n’y sont plus. — Où sont-ils ? — On ne sait pas ! » — Et le factionnaire crie : « Au large ! »

Lundi 15 décembre. — Jules, Jules… un article de Janin dans les Débats ! C’est Edmond qui, de son lit, me crie la bonne et inattendue nouvelle. Oui, tout un feuilleton du lundi parlant de nous à propos de tout et de tout à propos de nous, et pendant douze colonnes, battant et brouillant le compte rendu de notre livre avec le compte rendu de la Dinde truffée, de M. Varin, et des Crapauds immortels, de MM. Clairville et Dumanoir : — un feuilleton où Janin nous fouettait avec de l’ironie, nous pardonnait avec de l’estime et de la critique sérieuse ; un feuilleton présentant au public notre jeunesse avec un serrement de main et l’excuse bienveillante de ses témérités.

Et nous restons sans lire, les yeux charmés, sur ces vilaines lettres de journal, où votre nom semble imprimé en quelque chose qui vous caresse le regard, comme jamais le plus bel objet d’art ne le caressera.

C’est une joie plein la poitrine, une de ces joies de première communion littéraire, une de ces joies qu’on ne retrouve pas plus que les joies du premier amour. Tout ce jour-là, nous ne marchons pas, nous courons… Nous allons remercier Janin qui nous reçoit rondement, avec un gros sourire jovial, nous examine, nous presse les mains, en nous disant : « Eh bien ! f…, c’est bien comme cela que je vous imaginais ! »

Et des rêves, et des châteaux en Espagne, et la tentation de se croire presque des grands hommes armés par le critique des Débats du plat de sa plume, et l’attente, penchés sur nos illusions, d’une avalanche d’articles dans tous les journaux.

— Un original garçon que l’ami qui nous était tombé du bout de notre famille, un mois avant la publication d’En 18.., un parent, un cousin.

On sonne un matin. Apparaît un jeune homme barbu et grave que nous reconnaissons à peine. Nous avions grandi comme grandissent souvent les enfants d’une même famille, réunis à des années de distance par un séjour dans la même maison pendant les vacances. Tout petit il visait à l’homme. Au collège Stanislas, il s’était fait renvoyer. Lors de mes quinze ans, lorsque je dînais à côté de lui, il m’entretenait d’orgies qui me faisaient ouvrir de grands yeux. Déjà il touchait aux lettres et corrigeait les épreuves de son professeur Yanoski. À vingt ans, il avait des opinions républicaines et une grande barbe, et il portait un chapeau pointu couleur feuille morte, disait : « mon parti, » écrivait dans la Liberté de penser, rédigeait de terribles articles contre l’inquisition, et prêtait de l’argent au philosophe X… Tel était notre jeune cousin, Pierre-Charles, comte de Villedeuil.

Le prétexte de cette visite était je ne sais quel livre de bibliographie pour lequel il cherchait deux collaborateurs. Nous causons ; peu à peu il sort de sa gravité et descend de sa barbe noire, blague joliment la grosse caisse sur laquelle il bat la charge de ses ambitions, avoue l’enfant naïf qu’il est, nous tend cordialement la main. Nous étions seuls, nous allions à l’avenir, lui aussi ! Puis la famille, quand elle ne divise pas, noue toujours un peu. Et nous nous mîmes tous les trois en route pour arriver.

Un soir, dans un café à côté du Gymnase, par manière de passe-temps, nous jetions en l’air des titres de journaux. « L’Éclair, » fait Villedeuil en riant, et continuant à rire : « À propos, si nous le fondions, ce journal, hein ? » Il nous quitte, bat les usuriers, imagine un frontispice où la foudre tombait sur l’Institut, avec les noms de Hugo, de Musset, de Sand dans les zigzags de l’éclair, achète un almanach Bottin, fait des bandes, et, le dernier coup de fusil du 2 décembre parti, le journal l’Éclair paraît. L’Institut l’échappa belle, la censure avait retenu le frontispice du journal.

Dimanche 21 décembre 1851. — Janin, dans la visite que nous lui avions faite, nous avait dit : « Pour arriver, voyez-vous, il n’y a que le théâtre ! » Au sortir de chez lui, il nous vient en chemin l’idée de faire pour le Théâtre-Français une revue de l’année dans une conversation, au coin d’une cheminée, entre un homme et une femme de la société, pendant la dernière heure du vieil an.

La petite chose finie et baptisée : La Nuit de la Saint-Sylvestre, Janin nous donne une lettre pour Mme Allan.

Et nous voici, rue Mogador, au cinquième, dans l’appartement de l’actrice qui a rapporté Musset de Russie, et où une vierge byzantine, au nimbe de cuivre doré, rappelle le long séjour de la femme là-bas. Elle est en train de donner le dernier coup à sa toilette devant une psyché à trois battants, presque refermée sur elle et qui l’enveloppe d’un paravent de miroirs. La grande comédienne se montre accueillante avec une voix rude, rocailleuse, une voix que nous ne reconnaissons pas, et qu’elle a l’art de transformer en une musique au théâtre.

Elle nous donne rendez-vous pour le lendemain. Je suis ému, Mme Allan a, de suite, pour m’encourager dans ma lecture, de ces petits murmures flatteurs pour lesquels on baiserait les pantoufles d’une actrice. Bref, elle accepte le rôle et elle s’engage à l’apprendre et à le jouer le 31 décembre, et nous sommes le 21.

Il est deux heures. Nous dégringolons l’escalier et nous courons chez Janin. Mais c’est le jour de son feuilleton. Impossible de le voir. Il nous fait dire qu’il verra Houssaye le lendemain.

De là, d’un saut dans le cabinet du directeur du Théâtre-Français, auquel nous sommes parfaitement inconnus : « Messieurs, nous dit-il tout d’abord, nous ne jouerons pas de pièces nouvelles cet hiver. C’est une détermination prise… je n’y puis rien. » Un peu touché toutefois par nos tristes figures, il ajoute : « Que Lireux vous lise et fasse son rapport, je vous ferai jouer si je puis obtenir une lecture de faveur. »

Il n’est encore que quatre heures. Un coupé nous jette chez Lireux.

— Mais, Messieurs, nous dit assez brutalement la femme qui nous ouvre la porte, vous savez bien qu’on ne dérange pas M. Lireux, il est à son feuilleton.

— Entrez, Messieurs, nous crie une voix bon enfant.

Nous pénétrons dans une tanière d’homme de lettres à la Balzac, où ça sent la mauvaise encre et la chaude odeur d’un lit qui n’est pas encore fait. Le critique, très aimablement, nous promet de nous lire le soir et de faire son rapport le lendemain.

Aussitôt, de chez Lireux nous nous précipitons chez Brindeau qui doit donner la réplique à Mme Allan. Brindeau n’est pas rentré, mais il a promis d’être à la maison à cinq heures, et sa mère nous retient. Un intérieur tout rempli de gentilles et bavardes fillettes. Nous restons jusqu’à six heures… et pas de Brindeau.

Enfin nous nous décidons à aller le relancer au Théâtre-Français, à sept heures et demie : — « Dites toujours, — s’écrie-t-il pendant qu’il s’habille, tout courant dans sa loge, et nu sous un peignoir blanc. — Vraiment, pas possible d’entendre la lecture de votre pièce. Et il galope à la recherche d’un peigne, d’une brosse à dents. — Ce soir, hasardons-nous, après la représentation ? — Non, je vais souper en sortant d’ici avec des amis… Ah ! tenez, j’ai, dans ma pièce, un quart d’heure de sortie… Je vous lirai pendant ce temps-là… Attendez-moi dans la salle. » La pièce dans laquelle il jouait finie, nous repinçons Brindeau qui veut bien du rôle.

Du Théâtre-Français, nous portons le manuscrit chez Lireux, et, à neuf heures, nous retombons chez Mme Allan, que nous trouvons tout entourée de famille, de collégiens, et à laquelle nous racontons notre journée.

Mardi 23 décembre. — Assis sur une banquette de l’escalier du théâtre et palpitants et tressaillants au moindre bruit, nous entendons, à travers une porte qui se referme sur elle, Mme Allan jeter de sa vilaine voix de la ville : « Ce n’est pas gentil, ça ! »

— Enfoncés ! dit l’un de nous à l’autre, avec cet affaissement moral et physique qu’a si bien peint Gavarni, dans l’écroulement de ce jeune homme tombé sur la chaise d’une cellule de Clichy.