Journal des économistes/1 avril 1848/Introduction

Journal des économistesTome 20 (p. 1-2).

Nous avons pensé que, dans les graves circonstances où se trouve toute l’Europe, et alors que la vie semble, pour ainsi dire, doublée, il serait utile que notre publication parût à des époques plus rapprochées. Nos lecteurs recevront donc désormais une livraison du Journal des Économistes tous les quinze jours, au commencement et au milieu du mois.

Ce mode de publication entraîne naturellement une assez grande augmentation de frais ; nous maintenons néanmoins le prix de l’abonnement au taux où nous l’avons primitivement fixé. Comme par le passé, on nous tiendra compte, nous l’espérons, de ce nouvel effort que nous faisons pour soutenir les études économiques.

Ces études sont plus que jamais devenues indispensables. Avec l’avénement des libertés qui vont présider aux destinées des nations, un plus grand nombre d’hommes comprendront l’utilité qu’il y a à baser les institutions sociales sur le véritable fondement des choses ; un plus grand nombre d’hommes voudront s’instruire des recherches que la science possède sur les problèmes sociaux, économiques et financiers que présente l’administration des sociétés, nations, provinces ou municipalités ; tous verront mieux combien il est utile d’avoir une connaissance de la science générale de l’économie politique, pour demander aux pouvoirs publics la réforme des lois que l’ignorance du passé a accumulées dans le domaine du travail, et pour obtenir des lois nouvelles qui ne méconnaissent pas l’ordre et la justice, et qui interprètent avec intelligence cette magnifique formule que nos pères inscrivirent sur le drapeau de la France : Liberté, Fraternité, Égalité !

Ces trois mots volent de bouche en bouche ; peu d’hommes en savent, en comprennent, en sentent la véritable signification ; à tout prendre, les économistes, au moins la grande école vraiment digne de porter ce nom, a éclairé les notions concentrées dans ces trois mots, en ce qui touche l’immense domaine de l’industrie humaine. Or, il y a peu de lois, peu d’institutions qui ne méconnaissent la liberté ; il y en a peu qui ne violent l’égalité ; il y en a peut-être encore moins qui n’aient interprété la fraternité contrairement à la nature de l’homme et à son intérêt.

L’économie politique, science naturelle de l’homme social, travaillant pour produire afin de consommer, se trouve aujourd’hui en présence de trois obstacles dont elle est appelée à triompher, à la suite de douloureuses expériences, qui ont été et seront encore tentées sur l’humanité, tanquam in anima vili. Le premier obstacle est une ignorance universelle, fruit du système de l’enseignement public, qui lance la jeunesse dans la voie du passé, et lui cache tout ce qui pourrait la guider dans l’avenir ; le second obstacle est dans les préjugés et les passions des protectionnistes, qui conduisent aux barrières entre les peuples, aux haines de nations, à l’étiolement de l’industrie et au rabougrissement des populations ; le troisième obstacle est dans les illusions socialistes, qui poussent les pouvoirs publics dans l’emploi de procédés incohérents, artificiels, malfaisants et ruineux.

L’ignorance sera vaincue ; les nouvelles institutions politiques dissoudront avec le temps tous ces brouillards qu’ont faits les écoles bâtardes du passé, et notamment l’école universitaire impérialiste, qui a puisé une nouvelle force dans la Restauration et l’établissement de Juillet. Le parti protectionniste verra crouler une à une, par la force des choses, les bases de sa théorie ; les faits finiront par crever les yeux, et l’intérêt des masses devenant, comme c’est juste, la loi suprême, le pouvoir sera entraîné à émanciper nos manufacturiers malgré eux.

Quant aux socialistes, les voilà enfermés dans la tour de Babel, et obligés de s’expliquer entre eux. Relativement aux trois quarts des procédés qu’ils ont prônés, il ne résultera du conflit dans lequel ils se trouvent engagés que confusion et déception. Quant à l’autre quart, sur lequel ils parviendront à s’entendre, remarquez bien qu’il portera, sauf très-peu d’exceptions, sur des idées que Quesnay, Turgot, Adam Smith, Malthus, Say et autres ont déjà complétement élucidées, et qui rentrent dans le domaine du sens commun économique.

Personne mieux que nous n’a rendu hommage aux talents et aux brillantes qualités de quelques adeptes des écoles socialistes ; talent d’élocution, talent de style, imagination, enthousiasme, passions généreuses (abstraction faite d’un peu de haine, d’injustice et parfois de grossièreté à l’égard de l’école libérale) ; mais nous avons toujours dit et nous maintenons que toutes ces belles intelligences s’étaient fourvoyées ; qu’Hercules modernes, ils avaient entrepris de soulever l’impossible, et nous avons été réduits à admirer la beauté de leurs muscles en même temps que l’inanité de leurs efforts.

Les socialistes, les communistes surtout ont vécu jusqu’ici à l’ombre des prohibitions politiques. Tenus de s’expliquer et d’agir désormais au grand air de la liberté, ils verront leur conviction s’évanouir, et il ne leur restera de l’ensemble de leurs idées que ce qu’il y a de vrai et de praticable. Or, ce qu’il y a de vrai et de praticable en eux ne leur appartient pas exclusivement ; c’est le fonds commun de toutes les théories qui ont la société pour but. Ajoutons que de temps en temps un socialiste se détache de la ruche où il a grandi, pour protester contre les illusions de sa jeunesse, et pour entamer avec son école un combat profitable à la vérité universelle.