Journal des économistes/15 décembre 1849/Introduction


INTRODUCTION
À LA NEUVIÈME ANNÉE


Les deux années qui s’accomplissent laisseront après elles de grands enseignements pour les peuples sous de nombreux rapports, mais principalement sous le rapport économique. Comme tout a été remis en question, comme toutes les données, même les plus élémentaires, ont été contestées, comme d’autre part la révolution, la guerre civile et la tourmente politique ont amené des complications de toute espèce sur le corps social déjà gravement ébranlé par la disette et la crise tant financière qu’industrielle et commercial, l’histoire économique de 1848 et de 1849 contient un demi-siècle d’observations pour le philosophe et l’homme d’État.

Il y a de grandes erreurs économiques dans les fautes des peuples qui se sont mis en révolution, il y en a davantage peut-être dans celles de leurs gouvernements ; il y a eu de grandes erreurs économiques dans l’administration de Louis-Philippe et de tous ceux qui lui ont succédé ; il y en a eu dans les actes de l’Autriche et de Russie ; il y en a eu aussi dans la conduite de la Hongrie et de l’Italie, toutes deux si valeureuses et si dignes d’un meilleur sort. À quel degré ces fautes ont-elles été commises ? Quel sentiment vil ou généreux, blâmable ou légitime, les a inspirées ? C’est ce que nous ne voulons point rechercher ici, c’est ce que l’histoire démêlera avec l’impartialité dont elle est capable, mais seulement après un assez long laps de temps. Tout ce que nous voulons dire, c’est que la résistance des uns à la poussée naturelle et invincible du progrès et les déviations artificielles occasionnées par les autres, ont en grande partie pour cause l’ignorance des lots les plus fondamentales de l’ordre naturel, et des notions les plus élémentaires de l’Économie sociale. Grande politique, politique traditionnelle, diplomatie, équilibre européen, légitime influence, révolution, propagande, socialisme, sont autant de touffes de sophismes aboutissant à des préjugés, à des abus, à des erreurs, à des vices économiques ; préjugés, abus, erreurs, vices, dont les peuples sauront bien certainement se préserver un jour, mais qui viennent de les replonger dans la barbarie.

La politique proprement dite ne devrait guère avoir d’autre base que l’économie politique. Qu’est-ce, en effet, que la politique ? L’art de distinguer la nature des intérêts généraux des peuples et de les protéger. Or, quelle est la science qui enseigne le plus de notions sur ses intérêts, si ce n’est l’économie politique, qui a pour mot d’ordre constant et universel la justice, source naturelle de morale ?

Quoi qu’il en soit, nous devons, dans ce recueil, laisser de côté les grands faits de la politique proprement dite, pour nous circonscrire dans ceux plus spécialement rangés dans la catégorie économique.

Au nombre de ces faits, l’agitation socialiste a encore dominé pendant l’année qui s’achève. Débusqué du pouvoir où l’ignorance et la confiance des hommes des barricades de Février l’avaient élevé dans personne de M. Louis Blanc et de quelques autres, par la réaction de l’opinion publique et l’arrivée de l’Assemblée constituante, le Socialisme, effrayé de son œuvre dans les journées de juin, avait concentré ses efforts sur la discussion de la Constitution : il avait failli y faire pénétrer la doctrine du droit au travail, et il y avait très-positivement laissé des traces de son influence dans ce fameux article 13, où le bien et le mal sont si malheureusement enchevêtrés et condensés. Plus tard, après avoir un instant perdu ses forces dans l’élection présidentielle, il a pu les réunir de nouveau à l’approche des élections des représentants, et faire envoyer à l’Assemblée législative près de cent vingt députés acceptant le titre de montagnards socialistes, et combinant les traditions révolutionnaires de 93 avec les aspirations des diverses écoles vaguement exprimées.

Cette coalition ne s’est pas opérée sans peine.

Après la découverte des idées du Luxembourg, après la lugubre folie des journées de juin, l’extrême gauche de l’Assemblée nationale voulut se constituer en parti indépendant du socialisme, et se rendre irresponsable des utopies des Louis Blanc, des Cadet, des Proudhon, des Pierre Leroux, des Considérant ; elle affecta de vouloir reprendre les doctrines de la Révolution et la tradition directe de 93 ; elle se dit composée de purs démocrates, de démocrates absolus. Qu’étaient-ce que ces doctrines en dehors des faits de démolition, en dehors de la lutte du Comité de salut public, des attentats à la liberté. à la propriété, à la vie des citoyens, attentats expliqué plutôt qu’excusés par les circonstances ? Ces théories n’étaient autre chose que le vide, ou bien elles participaient de toutes les espèces de socialisme et de communisme. C’est ce qui fut démontré à la Montagne par les publicistes socialistes, et notamment par M. Proudhon, qui disait de M. Ledru-Rollin, le leading men de cette fraction de l’Assemblée : « En vérité, je vous l’assure, vous, Montagne, vous n’avez rien dans le ventre, pas même une souris !  »

Les communistes icariens et M. Cabet se dirigeant vers l’Amérique, et M. Louis Blanc ayant disparu de la scène publique après les journées de juin pour ne plus être considéré que comme un martyr politique, M. Proudhon resta presque seul en lutte apparente avec la Montagne, qui vota contre lui dans cette fameuse séance du 31 juillet, où le rédacteur en chef du Peuple défendait à la tribune sa proposition d’un impôt de 33 pour 100 sur le revenu, en vue de fonder une immense Banque d’échange, à la suite d’un malencontreux rapport de M. Thiers qui avait donné à ce plan plus d’importance qu’il ne devait avoir. La Montagne accusa surtout M. Proudhon d’avoir perdu le droit au travail, en démontrant que ce droit au travail était correspondant au droit à la propriété d’autrui dans une certaine mesure : ce qui est bien l’exacte vérité. C’est à cette époque que se rapportent ses querelles avec MM. Ledru-Rollin, Félix Pyat, Considérant et autres. On se souvient de la lettre de M. Considérant « pour en finir avec M. Proudhon, et la réplique non moins vitriolique de ce dernier pour en finir avec M. Considérant. »

C’est alors aussi que M. Pierre Leroux, éprouvant, pour sauver sa popularité, le besoin de ne pas faire cause commune avec l’auteur de La Propriété c’est le Vol, fit sa singulière distinction entre la propriété vraie et la propriété fausse, et se déroba, comme toujours, dans les nuages de sa métaphysique et de sa théologie.

La Montagne ne tarda pas à avoir le sentiment de son ignorance, de son incapacité et du vide de ses idées. Ne comprenant pas plus le socialisme que les vérités économiques, la liberté et les saines traditions de la démocratie, elle passa avec armes et bagages au socialisme, et, dès ce moment, les journaux de la coalition ne jouèrent plus sur les mots Républiques démocratiques et sociale : la République comme le Peuple, la Révolution démocratique et sociale comme la Démocratie pacifique, nous firent du mot sociale un synonyme pur et simple de socialiste. L’alliance fut proclamée et cimentée un grand nombre de fois dans les banquets à bas prix, où, au dire de M. Dufaure, alors ministre de l’intérieur, assistaient à peu près toujours les mêmes figurants. On se rappelle que c’est au banquet du Chalet que M. Ledru-Rollin traita l’infâme Capital (le mot était nouveau) comme il le mérite, en même temps que la Gazette des tribunaux nous mettait au courant des précautions que prenait le virulent tribun pour empêcher la perte d’un infâme capital de cinq cent mille francs qu’il avait sans doute douleur de posséder.

Cette coalition, maintenue par la présence au pouvoir de l’élu du 10 décembre et d’un ministère de la majorité s’engagea plus particulièrement dans la lutte politique. En vue des élections, des manifestes et des programmes de fusion furent rédigés par la presse socialiste et par la Montagne.

Parallèlement au développement de cette coalition à laquelle s’était réunie, pour s’y noyer, la société des Amis de la Constitution, M. Proudhon, pour démontrer qu’il avait un système applicable, tant aux socialistes ses compétiteurs qu’au reste des hommes qu’il voulait flétrir sous le nom de Malthusiens, lançait le prospectus fantastique de sa Banque du peuple, qu’il liquidait deux mois plus tard, après un début peu brillant, et après s’être fait condamner à trois ans de prison ; de son côté M. Considérant, à qui l’Assemblée nationale n’avait pas voulu consacrer quatre séances à l’occasion de la discussion du droit au travail, formulait une proposition dans laquelle il demandait à l'État, pour faire l’expérience concluante du Fouriérisme et du phalanstère, quinze cents hectares dans la forêt de Saint-Germain et quatre ou cinq millions de francs.

Nous ne savons si M. Proudhon croyait au succès de la souscription organisée pour se procurer les fonds nécessaires à sa Banque ; mais il nous est difficile de penser que M. Considérant ait cru sa proposition sérieuse, non pas à cause du nombre d’hectares et de francs qu’il demandait, mais à cause du moment qu’il avait choisi et de la manière dont il s’y était pris. De même que M. Proudhon a trouvé dans sa condamnation un motif plausible d’ajourner l’expérience de la Banque d’échange qui devait être si féconde en merveilles, de même M. Considérant semble avoir été au-devant d’un refus, afin de baser sur ce refus la série habituelle de ses récriminations contre l’insouciance des pouvoirs publics à l’endroit du Socialisme. Si M. Considérant, dont système ne date pas d’hier comme celui de M. Proudhon, et qui, contrairement à celui de M. Pierre Leroux, encore enveloppé dans les limbes, a été formulé depuis des années par Fourier, étudié en détail par des disciples nombreux ; si M. Considérant eût réellement voulu expérimenter le phalanstère, il s’y serait pris tout autrement. Il aurait formulé sa proposition dans les premiers mois de la Constituante, après juin, par exemple, alors qu’on eût donné facilement des millions pour vider pacifiquement la question du socialisme ; il aurait demandé une partie des trois millions (qu’il était possible de faire augmenter) accordés comme encouragement aux associations ; il aurait provoqué une souscription parmi les siens et les hommes jaloux de voir les phalanges, la série et le travail attrayant à l’œuvre ; il aurait forme une société en règle ; il aurait engage son personnel ; il aurait prouve par le nombre des souscriptions et la qualité des inscriptions que lui et les siens avaient de l’importance ; qu’ils entreprenaient une œuvre sérieuse avec dévouement, et que la société avait intérêt à la voir pratiquer. Loin de là, quand il a fait sa proposition, elle n’a réellement pu paraître sérieuse : son système avait été ridiculisé par les socialistes eux mêmes, et rien ne pouvait plus porter la Constituante à aventurer une somme considérable sur de simples promesses et des engagements de tribune. Autant en emporte le vent.

Pour balancer l'action et les efforts de la coalition révolutionnaire et socialiste, les hommes éminents du parti opposé imaginèrent de fonder une vaste propagande par des feuilles publiques et des écrits populaires. Mais cette tentative a complétement avorté. D’abord, les chefs de cette ligue n’ont pas tardé à montrer que, tout en voulant combattre les illusions du Socialisme, ils cherchaient tous à préparer le retour de leur prétendant spécial à la succession de la République ; ensuite, et probablement parce qu’ils ne se rendaient pas un compte exact de la difficulté qu’ils avaient à vaincre, ou parce qu’ils étaient eux-mêmes sous l’influence de beaucoup de préjugés socialistes, et aussi parce que les écrivains auxquels ils s’adressèrent se trouvaient dans les mêmes conditions d'infériorité, il arriva que les publications dites de la rue de Poitiers, loin de combattre le Socialisme, lui donnèrent un nouvel aliment, car les socialistes purent faire ressortir ce qu’il y avait de pauvre, d’inintelligent, d’hostile à tout progrès, de perfide pour la Constitution. En fait, les élections de l’Assemblée législative ont amené plus de cent rouges socialistes, plus du double du nombre qu’il y avait à la Constituante ; elles ont prouvé que majorité de plusieurs départements suivait les hommes et le drapeau de la Montagne, et que les habitants des campagnes, que l'on avait dits inattaquables par les folles théories, commençaient à être gravement travaillés par elles.

Ce résultat s’explique quand on se rappelle qu’une branche de propagande de la rue de Poitiers se bornait à réagir contre ce qui a été fait depuis deux ans, le bien comme le mal, et à chanter les charmes du statu quo ; qu’une autre branche n’a eu d’autre solution à proposer que la reconstruction du château et du presbytère ; que parti des amis de la Constitution s’est scindé en deux fractions, une qui n’a su que se taire, l’autre qui s’est alliée avec la coalition rouge socialiste ; et que partout les bases de l'ordre naturel ont été mises en question, les problèmes les plus complexes ont été posés au milieu de l’ignorance générale des notions les plus élémentaires de l’économie sociale.

Nous ne citons que pour mémoire les efforts de l’Académie des sciences morales et politiques. L’utilité de plusieurs de ses publications est incontestable, mais elles n’ont été lues que par une faible partie de la population éclairée, et elles ne sont nullement descendues dans ces couches compactes ou ne pénètrent que les pamphlets écrits par les hommes que pousse le vent de la popularité.

Sous l’influence de cette triste direction, l’opinion publique en désarroi n’a su faire qu’une chose, envoyer à l’Assemblée législative une majorité et une minorité également incapables, dominées par des préjugées qui se distinguent par les tendances et les moyens, mais qui partent d’un tronc commun : l’inintelligence des conditions de la vie économique des nations, des institutions qu’il y a lieu de fortifier, de celles qui ont fait leur temps, et de celles qui nous mèneraient droit à l’abîme.

De remède direct à la situation, il n’y en a d’autre, pour la génération qui est aux affaires, que les conseils qui ressortiront de l’expérience des fautes du passé et des fautes du présent ; il n’y en a pas d’autre, pour celle qui est appelée à lui succéder, que l’étude des principes et des lois économiques, que les pouvoirs publics ont plus que jamais le devoir de répandre s’ils veulent que la solution du problème de l’avenir, le progrès, se dégage pacifiquement des difficultés qu’engendrent l’ignorance, l’esprit de vertige, l’abus et le monopole, ces éternels ennemis du genre humain.

Dans toute l’Europe, l’année a été douloureusement absorbée par la guerre et les agitations politiques. L’an dernier, la démagogie compromettait les conquêtes de l’esprit de liberté ; plus tard, de barbares réactions préparaient de futures tempêtes. En France, Dieu en soit loué, l’année a pu se passer sans coup d’État et sans effusion de sang ; mais de progrès véritables, nous n’avons pas à en constater. La fin de la Constituante et le commencement de la Législative ont été perdus en de futiles débats relatifs à la suprématie des pouvoirs créés par la Constitution. Les armements restent les mêmes et le budget converge toujours vers l’effrayant chiffre de deux milliards. Comme il est impossible que nous suivions longtemps cette roue pleine de précipices, nous avons l’espoir que l’imminence du danger finira par ouvrir les yeux de l’opinion, et pas la pousser dans la voie où il l’a devancée déjà, nous avons été heureux de le constater, l’opinion publique en Angleterre. Alors seulement il sera possible d’obtenir des réformes financières, commerciales et économiques capables de ranimer l’industrie, et de calmer le socialisme révolutionnaire qui exploite l’ignorance des masses. C’est ainsi que nos voisins ont la sagesse d’agir : pendant que nous discutions d’un bout de l’année à l’autre sur le retour au statu quo, ils opéraient de nouvelles réformes, ils abolissaient presque toutes les entraves de la navigation, et s’avançaient à grands pas vers une notable réduction des dépenses publiques.