Journal de voyage d'un Troyen en Extrême-Orient et autour du monde/à travers le continent nord-américain

Je vais ensuite à la banque « British North America » chercher de l’argent. M. D… m’attend pour que j’aille avec lui dans différents magasins pour des achats, il ne sait pas un mot d’anglais et je dois lui servir d’interprète, ce dont je m’acquitte à son entière satisfaction et à la mienne, car je constate ainsi que j’ai fait de réels progrès dans la langue anglaise.

Après nos achats et quelques tours, nous revenons déjeuner au bateau, car le train part à 1 heure. Nous avons fait aussi plomber nos bagages dont nous n’avons pas besoin, nous les trouverons à New-York, près du bateau que nous devons prendre.

Quelle organisation et quelle simplicité.

Chacun a sur son billet le nom du wagon qu’il doit prendre et le numéro de sa place. Je dois monter dans le Karagawa Car no 12. MM. D… et F… sont dans le même car au no 11 : nous serons ensemble.

Après déjeuner, nous gagnons le train qui est à 100 mètres du bateau, et montons en wagon. Vaucouver est un point de départ pour le Klondike, aussi dans tous les magasins il y a des objets spéciaux pour ce pays et des affiches partout, pour le Klondike, etc., etc.

Nous montons dans le train à 1 heure moins le quart. Là, pas de barrière pour empêcher les gens de passer. Le train est coupé en deux pour laisser le passage aux voitures qui traversent les voies jusqu’au dernier moment. Enfin, la machine recule et on accroche le train. Cela n’empêche pas les personnes qui veulent encore passer de traverser en montant sur les petites passerelles qui sont aux extrémités de chaque wagon. Enfin, un cri répété, indéchiffrable, qui signifie : « All aboard ! » « Tout le monde à bord » et le train s’ébranle.

M. P…, un jeune Anglais qui reste à Bombay et dont j’ai fait la connaissance à bord de l’lmpress of lndia, est dans le car précédent le nôtre, c’est le Nippon-Car. Nous partons et commençons par traverser Vancouver, mais toujours pas de barrières : le train traverse les rues comme un simple tramway. Une grosse cloche, placée sur la machine, sonne tout le temps qu’on traverse les lieux habités pour prévenir les gens qui sont sur la voie ou vont la traverser.

Le temps est très couvert et bientôt la pluie tombe. La vue est malgré cela très belle, mais le serait bien plus par un beau soleil. À côté de nous, une ligne de montagnes dont les sommets sont couverts de neige.

Nous traversons bientôt des bois de sapins immenses. Toute la forêt a été brûlée en 1886 et Vancouver, qui se trouvait au centre, l’a été aussi en entier, sauf une maison. La ville n’a donc pas plus de douze ans. Cette forêt est très triste ainsi, car on n’a pas pris la peine d’arracher les sapins brûlés et ils sont toujours là, tout noirs comme de grands fantômes. Nous en verrons, du reste, tout le long de la route de ces bois de sapins brûlés ou même brûlants. Plus loin, c’est ainsi qu’on défriche en mettant le feu, et on laboure la terre en laissant les troncs coupés à 1 mètre de terre. C’est que ces arbres sont énormes, en moyenne de la grosseur d’un homme et d’une hauteur très grande et droit comme des i avec cela. Aussi tous les ouvrages d’art sont en bois. Les ponts de chemin de fer en bois sont sans balustrade, et comme il n’y a qu’une voie, il semble à ce moment qu’on traverse l’espace. Il y a des viaducs presque aussi grands que celui de Chaumont, en bois et à moitié circulaires, et toujours sans garde-fou. Il n’est pas étonnant que, de temps en temps un pont s’écroule. On tâche d’en faire un neuf à côté, avant que l’ancien ne soit trop mauvais, et on détourne un peu la ligne pour passer sur le nouveau, puis on met le feu au vieux.

Nous passons ainsi un soir sur un précipice au fond duquel flambe l’ancien pont. À 6 heures nous nous arrêtons à une petite station où est un hôtel au flanc de la montagne, devant un joli jardin anglais avec des gazons verts taillés ras et deux jets d’eau. C’est ravissant. Nous nous précipitons dans la salle à manger et faisons notre premier dîner pendant que le train attend que nous ayions fini pour repartir. De pays, pas trace ; juste la station et l’hôtel qui appartient à la Compagnie. Le dîner n’est pas fameux et assez mal servi. Enfin, demain matin, nous aurons le dining-car, ce sera peut-être mieux.

Nous remontons en chemin de fer et vers neuf heures commence la confection des lits.

Chaque wagon a un passage longitudinal dans son milieu qui sépare les banquettes de telle sorte qu’il y a deux places à droite et deux à gauche, mais chaque voyageur a au moins deux places quand il n’a pas tout le carré de quatre places. Moi j’ai quatre places ainsi que beaucoup d’autres. Il n’y a que MM. D… et F… qui soient deux dans leur carré de quatre places. C’est que ce sont des sleeping-car et pour faire les lits voici comme procède le Porter (nègre ou mulâtre) attaché à chaque wagon. Il tire les deux sièges d’un carré de quatre jusqu’à ce qu’ils se joignent, les dossiers se rabattent pour remplir les parties laissées vides par les deux sièges tirés. Le lit se trouve ainsi formé par quatre banquettes. Au-dessus des fenêtres un grand panneau de bois se rabat et forme un deuxième lit superposé au premier. Dans les creux des sièges et du panneau, deux matelas et quatre oreillers. On garnit le matelas de draps bien blancs, les oreillers de housses blanches, une couverture et une paire de grands rideaux partant du plafond closent complètement chaque lit. Quand tout le wagon est arrangé ainsi, il ne reste plus que le petit couloir du milieu. Vous vous déshabillez comme vous pouvez derrière les rideaux où sur votre lit, surtout s’il y a des dames, car il n’y a pas de wagon spécial pour elles, elles ont seulement à une extrémité du wagon, un petit cabinet de toilette fermé et des W. C.

À l’autre bout du wagon, le cabinet de toilette pour hommes, comprenant deux cuvettes en métal se vidant par le fond, avec deux robinets d’eau froide et chaude quand il fait froid et que les wagons sont eux-mêmes chauffés par les tubes de vapeur qui les sillonnent et garnissent tous les dessous des banquettes. Serviettes à discrétion, savonnette, brosse à cheveux et peigne, nettoyés chaque matin. Il y a, en outre, un réservoir en métal rempli d’eau à boire dans laquelle on met de la glace toutes fois qu’il en manque. L’eau glacée est la boisson par excellence en Amérique. Il y a aussi un petit W. C. avec une grande glace à la porte pour se voir en pied et, à côté de ce lavatory, le petit fumoir avec deux canapés de trois places. Mais la toilette des hommes n’est pas fermée et on la traverse pour aller du bout du train à l’autre, au dining-car, de sorte que les dames qui vont de bonne heure prendre leur café ou chocolat ont quelquefois à traverser des toilettes où un ou deux messieurs font leurs ablutions avec seulement leur pantalon. Mais, on n’y prend pas garde.

Notre car est le dernier et comme les bagages sont à l’avant, nous n’avons rien derrière nous, de sorte que sur la passerelle on voit le ruban de la voie ferré fuir à toute vitesse. C’est une sensation très curieuse, surtout quand on se trouve à flanc de montagne, côtoyant des précipices, ce qui va durer un jour ou deux.

À 10 h. ½, je me couche, mais bientôt il me semble que le train s’arrête et ne repart pas de longtemps. Je n’y prends pas garde. Mais le lendemain, j’apprends que le mécanicien s’était aperçu que la voie, à flanc de montagne, avait glissé et que deux rails manquaient, avant de passer. Il avait donc arrêté le train et il avait fallu six heures pour réparer l’accident. C’est heureux qu’il ne soit pas passé avant de voir la place vide ! Cela fait que le dining-car que nous devions accrocher à 6 h. du matin n’est rejoint que vers midi et les estomacs crient la faim.

J’ai eu la chance de pouvoir avaler un café au lait vers huit heures à une petite station, je suis moins à plaindre que mes deux compagnons qui n’ont pas osé descendre et qui ont l’estomac aux talons. C’est que si l’on descend à une petite station, il ne faut pas trop s’éloigner, sans quoi on risque de manquer le train, qui se met en marche et part sans un coup de sifflet, ni aucun appel. Ce n’est qu’aux grandes stations, au milieu des centres habités qu’on crie pour le départ. Néanmoins, nous descendons souvent et quand le train part nous nous précipitons pour sauter dedans.


Jeudi 19 mai.

Quand le dining-car est enfin accroché, il se trouve vite pris d’assaut et nous devons attendre la seconde fournée.

Le déjeuner est le bien venu ; comme boisson on vous apporte de suite un verre d’eau avec un gros morceau de glace, libre à vous de demander de la bière ou du vin. J’adopte l’eau glacée, chère aux Américains, c’est si bon de tremper ses lèvres dans cette eau froide.

Partout du reste en Amérique, lorsque vous vous installez à une table, on commence par vous servir l’eau glacée avant même de vous demander ce que vous voulez manger.

Après le déjeuner, nous allons nous mettre dans un wagon spécial qu’on vient d’accrocher, c’est l’observation-car, ouvert de tous les côtés afin de pouvoir mieux admirer le paysage qui est magnifique. Nous sommes en plein dans les montagnes Rocheuses et nous montons toujours. La ligne suit le flanc de la montagne, passe à chaque instant sous un tunnel, sur un précipice au fond duquel roule un torrent, tourne, détourne. Le train, dans certains moments, forme un demi-cercle et malgré cela va à grande allure. Le haut des montagnes est couvert de neige et nous commençons à y arriver. Il fait froid, chacun a mis son gros pardessus et son foulard, mais malgré le froid, on reste dans l’observation-car, saisi par la grandeur et la beauté du paysage. Comme végétation, toujours ces grands bois de sapins. MM. D… et F… doivent s’arrêter à Banff, où il y a un très bel hôtel appartenant à la compagnie. Cet hôtel est au milieu des montagnes près des glaciers, non loin d’un lac, et un immense parc a été créé à côté.

De là, il y a plusieurs excursions excessivement belles et curieuses à faire. Ils doivent y rester 2 jours et repartir ensuite. Mais grâce à notre retard que nous n’avons pu rattraper malgré la deuxième locomotive qui nous pousse, nous ne serons à Banff qu’à 1 heure ou 2 heures du matin, et il reste 4 kilomètres à faire en voiture. Il pleut et neige, aussi ce n’est pas engageant.

Nous arrivons vers 6 heures à Glacier-House, petite station-hôtel à côté du plus gros glacier ; plus gros, paraît-il, que tous les glaciers suisses réunis.

Comme quelques voyageurs restent là au lieu d’aller à Banff, je les engage à en faire autant. M. F… s’y décide, M. D… aussi. Nous dînons à l’hôtel de Glacier-House, je leur dis adieu et remonte dans le train qui repart. Me voici de nouveau seul Français au milieu d’Anglais et d’Américains. Nous restons cependant au fumoir jusqu’à 10 heures et allons nous coucher.

Au milieu de la nuit, je me réveille et constate que le train marche à tour de roues. La locomotive qui nous pousse et est tout près de moi, puisque je suis à la dernière place du dernier wagon, fait un bruit infernal. Elle halète comme si elle allait manquer de souffle ; qu’elle ne va pas pouvoir finir son tour de roue et que nous allons redescendre à toute vitesse en arrière ; mais un autre effort et le tour de roue s’achève pour recommencer quelques instants après. Plusieurs fois nous restons immobiles comme si c’était fini, mais non, ce n’est pas encore cette fois.

Je relève le store de ma fenêtre : nous sommes toujours dans la montagne et avons une forte rampe en cercle, car vois très bien la locomotive de tête et une partie du train.

La locomotive de tête est toute rouge de feu, la vapeur s’échappe avec force : elle donne aussi tout ce qu’elle peut. C’est que le train est très grand et ces voitures doivent peser un poids énorme. Certainement, nous allons rester en panne et redescendre ! C’est très impressionnant, et pendant longtemps je suis hanté par cette idée. Je finis cependant par m’endormir, et le lendemain matin, l’apprends que nous avons augmenté notre retard de trois heures pendant la nuit. Cela nous fait neuf heures de retard.


Vendredi 20 mai.

Journée ennuyeuse au possible ; nous traversons d’immenses plaines plates et sans le moindre petit buisson à perte de vue. Le camp de Châlons sans les bois de sapins. Je me dis que je ne pourrai jamais résister à l’ennui jusqu’à lundi.


Samedi 21 mai.

Dans le courant de la journée, le paysage s’anime un peu. Nous comptons jusqu’à quatre maisons autour de la station. Devant l’une y a quatre jeunes arbres de plantés, les seuls que nous ayons aperçus depuis la veille au matin. À une station plus importante, nous voyons des Indiens, hommes et femmes en costume et la figure peinte, qui viennent pour essayer de vendre des cornes de buffles montées et arrangées par eux.

Enfin, à quatre heures, nous sommes à Winnipeg, grande ville toute neuve, mais déjà importante. Les tramways électriques sillonnent la grande rue que nous coupons perpendiculairement. Ils traversent les voies du chemin de fer, car, là aussi, pas de barrières. Et des bicyclettes, ce qu’il y en a ! des hommes et des femmes en quantité qui attendent que le train soit passé pour traverser. Je prends un cliché photographique et je vais à l’Agence qui est dans la gare, au deuxième. On me dit que ma place est retenue sur la Navarre ; ce devait être la Champagne, mais, par suite d’un accident qui lui est survenu, c’est la Navarre qui marchera.

Je demande aussi à modifier mon itinéraire et à aller à Montréal avant d’aller à Toronto, ce qui sera plus pratique.

Nous repartons au bout d’une demi-heure et continuons à avancer vers des lieux plus civilisés. Ce qu’il y a de curieux dans ces villes nouvelles d’Amérique, c’est que tout est en bois. Cela pousse comme un champignon, une ville ; mais on ne se donne pas grand mal pour les rues. Les maisons sont toutes en bois et, afin de ne pas être obligé de niveler les rues, on fait de chaque côté un trottoir en grosses planches, comme devant les baraques des foires, et allez-y ! Par contre, le milieu de la rue est souvent une fondrière.

En sortant de Winnipeg, nous voyons quelques chantiers de bois, où il y a des piles de planches, de quoi construire plusieurs villes d’un coup.


Dimanche 22 mai.

Nous commençons à côtoyer les Grands Lacs, car nous avons dû passer à 2 heures du matin à Fort-William, d’où part le bateau qui traverse les lacs pour aller à Toronto. Là, l’enchantement des yeux recommence et fait oublier l’heure. Nous suivons la rive du lac, et souvent en avons un de chaque côté, et ces lacs sont remplis de petites îles couvertes de sapins verts et d’autres arbustes. On dirait des corbeilles de verdure énormes flottant sur les eaux.

Nous nous arrêtons à une petite ville au bord du lac et à proximité d’une petite île qui est reliée par des ponts flottants. Là encore, plusieurs grosses scieries mécaniques et des troncs d’arbres flottants dans le lac pour y tremper et maintenus par un entourage.

C’est délicieusement joli ; de nombreux petits canots sont attachés au rivage, un petit vapeur est même en train de naviguer. On voudrait descendre et rester là, tellement c’est charmant.

La journée se passe à côtoyer encore le bord des lacs, et chaque fois qu’un village ou petite ville se trouve sur la rive, on voit de grandes quantités de ces troncs de sapins flotter en attendant d’être débités. Le soir, j’engage une conversation avec un Américain de Toronto, qui ne connaît pas un mot de français. J’arrive très bien à le comprendre et à me faire comprendre. C’est l’agent d’une grosse maison de commerce de Toronto. Il vend entre autres la bonneterie et voyage dans tout le Canada. C’est surtout l’article allemand qu’il vend, et tous les ans il va en Allemagne faire ses achats.

Il n’a jamais été en France, mais fait quelques affaires à Troyes ; je l’engage à venir, ce qu’il me promet ; il me donne aussi un renseignement et un nom d’hôtel à Niagara.


Lundi 23 mai.

Le matin, au déjeuner de neuf heures, ainsi que je le vois faire, je commence par des fraises à la crème. C’est froid, frais à la bouche et délicieux pour commencer le déjeuner ; après cela, le porridge, poisson, viande, etc. Nous arrivons à Carleton-jonction où je devais changer pour aller à Toronto, mais je reste. Les deux trains s’en vont, l’un dans un sens et l’autre dans l’autre, et nous échangeons des adieux et des saluts avec plusieurs voyageurs venant de Yokohama. Dans notre wagon, il y a aussi une petite pièce fermée contenant trois canapés, avec un petit cabinet de toilette et W. C. y attenant. Chaque wagon a un petit salon de ce genre, loué en général par une famille. La nuit, on y fait trois lits. Dans le nôtre est un Japonais avec sa femme et deux Japonaises, bonnes ou femmes de chambre, je pense.

Tous européanisés et laids dans leurs costumes, le Japonais est installé à New-York où il a un grand magasin. Il parle anglais et nous causons au fumoir où nous sommes souvent seuls. Il m’engage à aller le voir à New-York et je lui promets de le faire, si j’ai le temps. À quatre heures, nous arrivons à Ottawa, capitale du Canada, et nous apercevons de très beaux monuments. C’est une grande et belle ville. Là, je vais pour mettre une lettre à la boîte et je m’adresse à un vieux facteur qui me répond en très bon français ; c’est évidemment sa langue maternelle. La famille A… descend, nous nous disons adieu. Nous traversons un immense pont sur le Saint-Laurent. Là encore, des quantités considérables de bois flottants. La vue de la ville, de ce pont, est magnifique. Bientôt après, le paysage a de grandes ressemblances avec le nôtre : des champs cultivés, des maisons dans le même genre et des enseignes françaises. X…, bonnetier, voiturier, etc. Dieu ! le beau pays que nous avions là et que nous avons laissé aller. C’était bien plus près que Madagascar et il y avait des ressources. Il y a beaucoup de Français au Canada ; dans certaines rues de Montréal, où nous arrivons à 5 h. ½, on entend très bien parler français.

M. P… restant à Montréal jusqu’à demain, au lieu d’aller de suite à Québec, je vais à son hôtel, Windsor-Hôtel, près de la gare. C’est le premier hôtel de Montréal. Au rez-de-chaussée, un hall immense avec le bureau de l’hôtel, un autre bureau pour pouvoir prendre son billet de chemin de fer ou de bateau pour n’importe quel point du globe. À côté un marchand de curiosités et un libraire. L’entrée d’un coiffeur et d’un tailleur sont également dans ce hall sur lequel ouvrent encore deux salons de lecture et d’écriture spécialement à l’usage des voyageurs de l’hôtel. Il y a encore un lavatory où on a eau, savons, brosses, peignes et serviettes et à côté un cireur. Le hall est ouvert à tous ; des fauteuils en cuir sont disposés çà et là et c’est une animation perpétuelle ; il y a encore dans le hall un bureau télégraphique et une agence de voitures pour excursions et courses.

Dans un coin, une sorte de fontaine Wallace où chacun va de temps en temps boire une ou deux gorgées d’eau dans le gobelet attaché à la fontaine.

Nous montons à nos chambres par un ascenseur. Large lit, fauteuils et, attenant, une petite salle de bain avec robinets d’eau chaude et froide pour pouvoir prendre un bain à toute heure.

Nous allons ensuite faire un tour avant dîner.

La rue Sainte-Catherine est la principale rue commerçante : de très beaux et vastes magasins la bordent, avec des étalages très bien disposés. Je vois des masses de bonneterie, des chaussettes écossaises comme celles que nous faisons ; mais tout cela vient d’Allemagne.

Le soir nous allons dans une espèce de concert voir le célèbre boxeur Fitz-Simmons, le champion des champions. Son portrait, en grandeur plus que naturelle, couvre tous les murs.

Il est représenté en tenue de soirée, habit, gilet ouvert, pardessus sur le bras, car c’est avant tout un gentleman. Il loge au même hôtel que nous, et excite la curiosité de tous.

Il a, du reste, pour cela, un énorme chien noir avec une cravate de soie rouge autour du cou. Il joue de temps en temps avec son chien dans le hall de l’hôtel et tout le monde fait cercle autour de lui. Le plus épatant, c’est qu’il ne se bat plus : il s’escrime simplement avec une balle de foot-ball pendue au plafond et ensuite il fait quelques passes de boxe avec un de ses élèves.

Ce que j’ai vu de plus étonnant dans ce spectacle, c’est une femme qui joue du xylophone, du métallophone, des colliers de grelots et des cloches d’une façon merveilleuse.


Mardi 24 mai.

Birth day (jour de naissance de la reine d’Angleterre). Grande fête en Angleterre et dans toutes les colonies anglaises. Revue des troupes, etc. Le matin, pluie diluvienne, enfin vers dix heures, je sors et vais pour voir le M. pour lequel M. V… m’a donné un mot, mais il a déménagé et je ne puis savoir où il reste. Je reviens à l’hôtel et rencontre juste le défilé des troupes anglaises. Je me trouve, sans le chercher, à côté du commandant d’armes à cheval avec sa suite, et devant lui défilent toutes les troupes. Il y a au moins trois ou quatre musiques militaires et toutes sortes de costumes anglais et irlandais, c’est très curieux ! Je rentre à l’hôtel déjeuner avec M. P. qui prend le train de deux heures pour Montréal, je fais encore une tentative pour rencontrer le monsieur, dont j’ai pu avoir la nouvelle adresse, mais personne, tout le monde est sorti, les magasins sont fermés.

Vers 5 heures, de nouveau la pluie tombe à torrents. Comme je suis un peu crotté, je me fais cirer par le bonhomme de l’hôtel et crois être très généreux en lui donnant une pièce de cinq sous, mais il me réclame cinq autres sous. C’est un peu cher dix sous pour cirer une paire de chaussures. C’est le tarif, et tout est un peu en proportion par ici.

À 9 heures du soir, je prends le train et fais faire mon lit presque de suite, après cependant celui de deux dames qui sont dans le compartiment ; je me couche et dors profondément jusqu’à 6 heures du matin où le porter me réveille. Je fais ma toilette au lavabo et à 7 heures nous arrivons à Toronto.


Mercredi 25 mai.

À l’hôtel Queen’s Hôtel, vers 8 heures, je déjeune et vais me promener par la ville. C’est l’heure où on se rend à son travail et, là aussi, on ne voit que des bicyclettes. Certainement tous ces employés des deux sexes ont leur bicyclette pour aller à leur travail. Je compte 8 ou 10 jeunes femmes à bicyclette presque à la file et seules.

Je fais aussi une promenade dans le tramway électrique. La ville est très étendue et très belle ; de superbes magasins partout. Je vois en passant un énorme massif de bâtiments en construction. Ce sont les bâtiments municipaux qui formeront un carré colossal.

Je vais aussi au bureau de l’Agence du C. P. R. pour faire régulariser mon billet et, à une heure, je prends le bateau La Chicora pour Louisville, en traversant le lac Ontario. Sur ce bateau, je retrouve deux voyageurs qui étaient avec nous sur l’Impress ; l’un parle un peu français. Ils font la traversée des lacs sans aller à Montréal.

Ils vont aux chutes, mais ont un billet pour Queenstown, sur la rive canadienne. Ils sont même surpris de voir que mon billet me donne droit à aller à Niagara. La traversée du lac se passe sans incident et dure trois heures. Arrivés au bord de l’embouchure du Niagara-River, nous abordons à une première station ; ensuite plus loin à Queenstown où mes deux Anglais descendent pour monter dans un petit train électrique qui suit la rivière jusqu’aux chutes.

Le bateau gagne ensuite l’autre rive pour aborder à Louistown où je descends. Le train et un tramway sont là tout prêts à partir ; mon billet me donne droit au train et j’y monte pour arriver à Niagara-Falls, vers cinq heures, après avoir dominé pendant un certain temps la rivière au-dessous des chutes. On voit même les restes d’un pont suspendu qui s’est écroulé en partie avec un certain nombre de personnes dessus.

Arrivé en gare je descends et m’oriente pour trouver l’Impérial-Hôtel qui est tout près. Je m’entends avec le manager pour une chambre avec le prix, etc. et je file de suite à la recherche des chutes. Là vous êtes assaillis de gens qui veulent vous mener en voiture à des prix exorbitants, mais je suis prévenu et ne veux rien entendre. J’aperçois au bas de la grande rue des massifs de verdure et bientôt une espèce de vapeur blanche m’indique que je suis en bon chemin. J’entends aussi le grondement de l’eau et j’y arrive bientôt.

Je suis à côté de la chute américaine qui a 167 pieds de hauteur et 1.060 de large ; cependant, comme je me trouve à la hauteur de l’eau qui tombe, le premier effet n’est pas complet ; un peu plus bas se trouve un pont suspendu qu’on termine. Je vais le traverser (10 sous, 15 sous aller et retour). De là, je vois l’ensemble des deux chutes et c’est vraiment un grandiose spectacle ; le pont lui-même où je suis est incroyable. C’était un pont suspendu, mais sans doute à la suite de l’accident survenu à l’autre, on le remplace par un pont en fer d’une seule arche. Il a 1.268 pieds de long et 196 pieds de haut en son milieu. Il n’y a pas encore de garde-fou ; la moitié seulement du pont est couverte de planches clouées à la hâte, malgré cela, déjà tout le monde y passe, piétons, bicyclistes, voitures, camions. Et ces ouvriers qui travaillent au-dessus d’un tel vide, il faut vraiment qu’ils aient la tête solide pour ne pas être pris de vertige. Comme il est sept heures passées, je rentre dîner. Après quoi, je retourne voir le coup d’œil de nuit. Près des chutes, un parc ouvert au public étend ses pelouses ombragées. C’est vraiment une délicieuse promenade sillonnée de couples à pied ou à bicyclette. Je remarque même un couple de nègres, très élégants et à bicyclette. Je fume plusieurs cigarettes en m’abimant dans la contemplation des chutes, appuyé à une balustrade. Ce grondement énorme, cette vapeur d’eau qui monte comme une fumée, tout cela vous saisit ; mais je finis par m’arracher à ce spectacle et je rentre à l’hôtel où un lit très confortable me donne un sommeil réparateur.


Jeudi 26 mai.

Sitôt levé, après avoir déjeuné, je prends ma canne et mon appareil photographique et je pars. L’un des gérants de l’hôtel a voulu, la veille, me mettre en rapport avec un cocher-guide parlant le français, je n’en ai pas voulu. Je sais où aller et n’ai pas besoin de voiture (pour trois dollars), d’autant plus que les voitures n’étant pas admises partout il faut en descendre à chaque instant pour aller à pied aux endroits curieux. Je vais directement au pont qui mène à Goat-Island ; c’est l’île qui sépare la chute américaine de la chute canadienne. Entre cette île et la rive, il y a encore une petite île Bath-Island, sur laquelle passe le pont. Je prends le sentier à droite et arrive bientôt à un escalier qui vous mène à un petit pont allant à Luna-Island, île qui surplombe presque la chute américaine.

Ah ! ah ! c’est autre chose de là, cette chute. Cela vous saisit tout d’un coup et vous comprenez mieux l’énormité de la masse qui s’écrase à vos pieds, là en bas, profond !!!

En sortant de cette petite île de Luna, je rentre dans Goat-Island et passe près d’un pavillon d’où on descend sous la chute. J’entre et demande à voir les caves, ce qui n’est pas recommandé aux personnes nerveuses ou impressionnables. On me fait entrer dans une petite chambre en me donnant un pantalon de laine, une veste de laine, de grosses chaussettes de laine et des espèces de chaussons en feutre. Je quitte tout ce que j’ai sur moi pour enfiler ce costume sur lequel on me met encore un pantalon en toile gommée et une veste pareille avec capuchon. Ainsi équipé, je trouve un guide semblablement habillé, qui me fait descendre environ 150 marches dans un petit escalier tournant dans une tourelle en bois. Nous suivons ensuite le pied du rocher jusqu’à côté du pied de la chute. Là, un petit chemin en bois et en escaliers, descend encore 40 ou 50 marches en allant en avant de la chute.

Ce chemin en bois s’appuie sur de gros blocs de rochers qui sortent de l’eau bouillonnante, l’un d’eux a même été taillé et le chemin le traverse. On est souffleté par l’eau volatilisée en tombant et tout de suite tout mouillé, mais avec le vêtement pas de danger. Nous arrivons alors au pied de la chute, mais quelques mètres en avant. En regardant le haut, je vois deux ou trois personnes qui sont appuyées à la balustrade de Luna-Island et nous regardent. Dieu, qu’elles sont petites ! C’est de là que l’on se rend compte de la masse d’eau qui tombe et de son effroyable puissance. Si ce petit pont de bois venait à casser, comme nous serions entraînés, roulés dans ce torrent qui bouillonne à nos pieds.

Nous continuons notre voyage et atteignons l’autre rive de la chute sous laquelle nous allons passer. Par instants nous sommes cinglés par l’eau que le vent éparpille un peu partout en avant. Mais le petit pont, de la largeur d’une personne, a deux balustrades et on se cramponne des deux mains. Pour rentrer sous la masse d’eau tombante, nous en traversons un peu la rive et je sens l’eau me rentrer par le cou. Brou !… que c’est glacial !

Mais nous sommes en dessous de la chute ; nous respirons un instant en regardant à travers cette masse d’eau qui tombe devant nous, si près, au travers d’un nuage de vapeur d’eau. Nous descendons encore quelques marches et le pont cesse, soit qu’il ait été brisé ou qu’on n’ait pu le maintenir là ; le fait est qu’on se croirait au milieu et sous la chute tellement l’eau vous tombe dessus avec force.

Le guide m’a empoigné par la main et je m’y cramponne, aveuglé par l’eau, ne voyant plus clair, suffoqué par le froid de cette douche colossale. Trois ou quatre pas à faire, le nez collé contre le rocher, mais il n’en faudrait pas plus, et nous retrouvons l’autre bout de l’escalier auquel je me recramponne. On peut souffler un peu : c’est heureux, et je comprends cette fois que ce ne soit pas recommandé aux personnes nerveuses ; et pour les autres, toujours un guide par personne !

Je regarde encore cette énorme masse d’eau sous laquelle je viens de passer et nous remontons l’escalier de la tourelle. Je me rhabille et continue ma promenade. La marche amène vite la réaction du froid causé par la douche et j’arrive à l’autre extrémité de Goat Island, là où commence la chute canadienne.

Elle est beaucoup plus large que la première et forme en son milieu un angle presque droit. On l’appelle Horse [sic] shoe falls (chute du pied de cheval) à cause de sa forme. Elle a 3, 070 pieds de contour et 158 pieds de haut. Un petit pont en bois vous mène presque au-dessus.

En contournant encore l’île Goat on arrive à un petit pont qui vous mène dans une des trois îles appelées Three Sisters (les trois sœurs). Toutes ces îles sont couvertes de grands arbres, et dans les petites, de petits ruisselets coulent à travers les rochers. Deux ou trois blocs s’avancent dans le courant, en amont des chutes, et en sautant de l’un à l’autre, on se trouve au milieu du courant. À ce moment, on se demande avec inquiétude ce qui arriverait si le bloc sur lequel on se trouve se détachait.

Je revois le monsieur que j’ai retrouvé sur le Chicora, je l’aide à sauter sur blocs et lui raconte ma visite aux caves en lui conseillant d’y aller. Puis nous nous quittons. Je termine le tour de Goat Island et reviens dans le parc américain, puis je m’en vais retraverser Suspension Bridge qui est assez loin en dessous des chutes et m’avance sur le côté canadien ; là aussi il y a un parc dans lequel j’entre. À chaque instant un petit kiosque rustique avec bancs se trouve au bord de la rive à pic, à 160 pieds de hauteur au-dessus de l’eau ; je m’assieds plusieurs fois et de là contemple tout l’ensemble des deux chutes. Le soleil donne en ce moment et produit de beaux arcs-en-ciel dans la masse d’eau, c’est féérique. Un petit vapeur s’avance jusqu’au milieu de la chute canadienne ; il faudra que je le prenne pour avoir cette dernière impression, mais ce sera pour tantôt ; il est près de une heure, il faut aller tiffiner.

Je rentre à hôtel qui est assez loin, je tire un peu la jambe, car je marche depuis le matin, je me mets à table. Ce sont des femmes qui servent à table et pour le tiffin elles ont toutes des toilettes élégantes en mousseline blanche, avec un tout petit tablier de dentelle, C’est joli et frais, on se croirait servi par des communiantes et jolies avec cela. Chacune a sa bicyclette pour rentrer chez elle le soir et venir à l’hôtel le matin où elles ne font que le service du restaurant. Le soir elles sont en noir, mais dans le jour le blanc fait un très bel effet.

Aussitôt après le tiffin, je reprends ma canne et repars. Je me repromène dans le parc où beaucoup d’endroits sont de petites fontaines avec un gobelet. Dans toutes les îles, il y en a souvent, et naturellement j’en goûte plusieurs fois, car je commence à aimer l’eau pure. Dans tous ces parcs et aux abords des chutes, pas de gêneurs, marchands de liquides, solides ou curiosités. Rien, une fois là, vous pouvez vous promener tranquillement et à votre guise sans être ennuyé. J’arrive au pavillon de l’Inclinated Railway qui vous mène au bord de l’eau. Comme les deux bords sont à pic et ont 160 à 180 pieds de haut, on a creusé dans le roc un tunnel qui va en s’inclinant au bord de la rivière, un chemin de fer à ficelle vous mène en bas et vous remonte pour dix sous. Là est le petit bateau à vapeur Maid of the mist à bord duquel je monte avec plusieurs personnes ; on nous donne de grands vêtements caoutchoutés avec capuchon que nous revêtons tous et bientôt le petit vapeur part en se dirigeant vers les chutes. Nous allons presque sous la chute canadienne, nous sommes entourés de vapeur d’eau, tout bouillonne autour de nous, et le courant nous ramène en arrière, trois fois le vapeur se relance pour arriver le plus près possible, nous nous trouvons dans la buée au point de croire que nous allons être sous l’immense douche de la chutes qui va nous écraser, mais le vapeur à bout de force n’avance plus et finit par reculer en nous laissant tout le loisir d’admirer. On se trouve comme hypnotisé par cette masse tombante là devant soi.

Nous allons aussi passer devant la chute américaine, puis allons aborder à la rive canadienne où se trouve le même railway incliné qu’en face, pour vous remonter en haut. Vous descendez là si vous voulez et vous vous promenez en attendant un autre voyage du bateau qui vous ramène à votre point de départ.

Cette fois, c’est bien fini, j’ai tout vu sous toutes les faces, de toutes les façons ; je les reverrais encore, mais je retourne à l’hôtel boucler mon sac, régler ma note et bientôt je prends le premier train pour Buffalo.

Là, un employé complaisant me mène au guichet où on prend son numéro de lit et le nom du sleeping-car. Il me garde mon sac pendant que je vais faire un tour en ville, car j’ai 40 minutes.

Ville américaine comme les autres, hautes maisons, beaux étalages. Je reviens, monte dans mon wagon à 6 heures, et, peu après, je me trouve installé dans le dining-car. Après dîner, je vais au fumoir et engage une conversation avec un gros Américain que je comprends très bien. Puis je fais faire mon lit et je me couche.


Vendredi 27 mai.

À 6 heures, je me réveille, me lève et vais faire ma toilette avant que la place ne soit prise ; puis, à 7 heures, nous arrivons à New-York. La veille au soir, à Albany, je crois, nous avons pris une douzaine de soldats qui vont prendre part à la guerre. Ils étaient accompagnés par plus de 3 000 personnes qui avaient envahi la gare, poussant des cris, sonnant du clairon, ayant des bouquets et tirant une espèce de canon ou de petit obusier qui part juste au moment où passe le dernier wagon sur la passerelle duquel j’étais placé. La commotion est si forte que je crois en voir 36 chandelles et en ai presque la figure brûlée. Sont-ils bêtes ces diables d’Américains avec leur guerre !

En arrivant à New-York, je revois les soldats à qui on a fait une si brillante conduite. Eux ne brillent guère !

Au sortir de la gare, je saute dans un cab qui me mène à l’hôtel Martin, hôtel tout à fait français qui ne paie pas de mine, mais est très soigné ; c’est là où on mange le mieux à New-York, mais il faut payer !

Ensuite, je me fais indiquer vaguement la poste, qui est très loin. On me conseille de prendre le tramway, mais je veux voir, en me promenant, les autres endroits on je dois aller, et, en effet, je les trouve sur mon chemin.

À la poste, immense bâtiment à guichets incalculables ; j’arrive enfin au bon et trouve quatre lettres, ce qui me fait grand plaisir ; je les lis séance tenante, puis vais voir M. J…, l’agent de M. M…, pour lequel j’ai une lettre.

J’ai vu Broome-Street en venant, j’y retourne et vois la maison. M. J… est parti à Boston, mais on l’attend : je reste là un quart d’heure et le voici qui arrive. Nous faisons connaissance, il me fait visiter sa maison, m’emmène déjeuner et me donne rendez-vous pour le dîner. Je vais alors voir M. B…, l’Américain avec qui j’ai traversé le Japon. Le numéro qu’il m’a donné est celui des établissements d’électricité d’Edison. Je demande au concierge, c’est bien là. Je monte et m’informe près d’un jeune homme qui me dit que M. B… est à une réunion du conseil et ne peut se déranger. Il est l’administrateur-délégué de la Compagnie Edison. « Passez-lui toujours ma carte ». Deux minutes après, on me fait monter à son bureau et lui-même vient bientôt.

— Je suis désolé d’être occupé en ce moment ; combien de temps restez-vous ? — Jusqu’à Jusqu’à demain matin. — Oh ! et je suis pris ce soir. — Moi aussi ! — Alors pour que vous voyiez tout ce que vous pouvez voir en aussi peu de temps a New-York, je vais vous donner un de nos ingénieurs qui parle le français et il vous mènera. Là-dessus, coup de téléphone ; l’ingénieur arrive, M. B… lui explique tout ce qu’il doit faire, puis il tient à me faire voir lui-même la cuisine électrique de l’établissement, qui ne sert que pour le déjeuner mensuel des membres du conseil. Il me les montre en passant, réunis autour de la table des séances, puis me remet aux mains de son ingénieur, me dit adieu en me souhaitant bon retour.

L’ingénieur commence à me faire visiter l’établissement du haut en bas, c’est effrayant, tout marche à l’électricité, ascenseurs, etc. Puis nous sautons dans un train, allons traverser le pont de Brooklyn qui a près d’un kilomètre et supporte deux lignes de tram, deux lignes de railway et un large chemin de chaque côté pour voitures et piétons. C’est un pont entièrement suspendu. Nous revenons bien vite et allons visiter le Green Bruididg [sic] une des nouvelles maisons à seize étages ; six cents offices, bureaux, agences, etc., sont logés dans cet énorme bâtiment, cinq ou six ascenseurs sont là. L’un ne dessert que le cinquième étage, l’autre le septième et un seul dessert tous les étages. Nous montons voir le président de la société qui a bâti cette masse. Il nous mène au seizième étage et de là nous montons un escalier qui nous mène sur la terrasse. Une vue splendide s’offre à nous, l’entrée du port, les bateaux qui sillonnent, Brooklyn là-bas en face, en arrière c’est New-York avec de-ci, de-là de ces énormes constructions qui émergent des autres maisons. On doit construire encore deux étages sur cette maison pour y installer un café-restaurant.

Cela semble fou au premier abord de penser qu’un monsieur qui veut manger un morceau va grimper 17 à 18 étages pour aller au restaurant. Mais quand on voit la rapidité avec laquelle l’homme qui fait marcher l’ascenseur charge et décharge du monde à chaque étage, cela ne semble plus rien de monter, l’ascenseur n’a pas l’air de faire des arrêts. Il n’a pas plus tôt stoppé une seconde qu’il est déjà à l’étage suivant. Au-dessous du sol, il y a encore un beau café et un 2e étage sous terre pour les cuisines. C’est effrayant. J’ai compté à certains de ces immenses bâtiments 22 fenêtres l’une au-dessus de l’autre et l’étage du rez-de-chaussée très élevé. Sortant de là, nous prenons le chemin de fer aérien qui passe au milieu des rues, mais à la hauteur d’un 1er étage. Nous allons au Parc central, qui est très loin d’où nous sommes, il nous faut bien une demi-heure de chemin de fer. Là, mon cicerone prend un cab et nous faisons le tour du Parc, genre du Bois de Boulogne : lac au milieu, statues, et surtout merveilleux gazons taillés ras, qui semblent des tapis de velours. Le cab nous ramène ensuite à l’exposition d’électricité qui va fermer dans deux jours.

Nous la parcourons un peu vivement, car il va être huit heures. Mon temps a été bien employé : je saute à nouveau dans un train, dis adieu et merci à mon obligeant cicerone et retrouve M. J…, qui me croyait perdu. Je lui raconte ce que j’ai vu et il ne peut s’empêcher de me féliciter d’avoir, en aussi peu de temps, pu voir tant de choses. Pour mettre le comble à mon ébahissement, il m’emmène dîner au Club-Athletic, dont il fait partie. Nous entrons dans un immense hall, où se trouvent vestiaire, lavatory, salle de lecture, ascenseurs. Nous montons ensuite au premier qui contient une série de salles très belles disposées comme nos cafés. Une double porte ouverte nous fait entrer sur une galerie et en me penchant, je vois à l’étage au-dessous une immense piscine d’eau chaude. La piscine a bien 5 mètres de large sur 12 de long et l’eau est si claire qu’on en voit le fond. Nous reprenons l’ascenseur et montons au dernier étage où se trouve un gymnase très complet. Dans une extrémité, deux messieurs jouent au tennis avec une balle et la main en guise de raquette. Dans un coin, deux home-training. Je monte sur l’un et fais un kilomètre sur cette bicyclette qui n’avance pas. Tout autour de la vaste salle, des appareils pour s’exercer les bras et les jambes dans le sens que l’on désire : barres parallèles, cheval de bois, trapèzes volants, etc., etc. À l’étage au-dessous, c’est la salle de restaurant, où nous faisons un très bon diner, admirablement servi. Puis le verre de liqueur pris, nous restons à causer avec un autre Français et je regagne l’hôtel, presque abruti par tout ce que j’ai vu et entendu en aussi peu de temps. Mon lit est le bienvenu et, malgré le bruit du dessous, je m’endors bien vite d’un sommeil de plomb.