Journal de voyage d'un Troyen en Extrême-Orient et autour du monde/à Colombo

L’aspect de Colombo est celui d’une grande ville européenne du midi ; les habitations seules, avec leurs terrasses et leurs patios, ont un cachet particulier. Mais les rues donnent bien l’impression d’une cité et d’un port prospères. Nous voyons là sur le vif ce que peuvent faire les Anglais dans leurs colonies ; mais nous aurons bien d’autres surprises à cet égard à Singapour et surtout à Hong-Kong, et la comparaison entre l’animation de ces grandes places de commerce et nos grands centres de l’Indo-Chine sera malheureusement trop rarement à notre avantage.

Les Cinghalais ou habitants de Ceylan nous sont un peu connus depuis que des barnums en ont amené une troupe à Paris au Jardin d’Acclimatation. Le type est souvent fort beau ; des traits réguliers, des yeux intelligents, de grandes barbes, de grands cheveux noirs retenus par un peigne demi-circulaire en écaille, qui revient en avant et dont les extrémités forment comme les pointes de deux cornes. Le haut du corps est d’une nuance bronzée superbe. Quant au vêtement, il consiste presque uniquement en un morceau d’étoffe autour des reins.

Nous nous asseyons quelque temps sur la terrasse de l’hôtel Oriental, où nous saisissons les détails de la vie extérieure, et où nous déjeunons ma foi, fort bien ; je me rappelle surtout le beurre frais dont nous nous sommes régalés. Pendant la sieste, assis sur des chaises longues en bambou, au milieu d’une foule d’Anglais et d’Anglaises tous vêtus de blanc, ce qui, entre parenthèses, est d’un fort joli effet, nous sommes importunés par une procession sans fin d’indigènes qui viennent nous offrir toutes sortes d’objets, principalement de la bijouterie et des pierres non montées. Inutile de dire que le marchandage est ici féroce comme dans tous les pays d’Orient : on offre en général le dixième de ce que demande le marchand.

Mais il faut aussi voir un peu la campagne et contempler cette végétation luxuriante qui est la grande beauté de Ceylan. Nous prenons une voiture, sorte de petite tapissière pouvant contenir 4 personnes, et traînée par un petit cheval gros comme un petit âne, qui va trotter deux heures sans paraître fatigué. Le cocher indigène ne parle qu’anglais, et ses explications obligeantes seront en grande partie perdues pour nous, car nous ne sommes pas encore très experts dans cette langue et la prononciation indigène apporte une complication de plus qui nuit à nos rapports. Nous faisons le tour de Colombo et voyons la pagode, le champ de courses, le club, les casernes. Mais, ce que nous admirons surtout, c’est cette verdure magnifique où toute la gamme de la couleur verte est représentée, cette abondance de fleurs, cette fraîcheur, cette terre rouge sans poussière, ce soleil qui fait ressortir toutes les nuances. Quel repos pour les yeux et pour l’esprit qu’une telle promenade après quinze jours d’internement sur un bateau ! Sur la route nous croisons des quantités de bicyclettes et surtout de pousse-pousse traînés par des Indiens ruisselants de sueur dont quelques-uns parviennent à nous dépasser. Nous traversons le quartier indigène et le marché où grouille une foule étrangement bigarrée ; il y a là de belles Cinghalaises vêtues d’un jupon et d’un corsage de coutil blanc décolleté en cœur et bordé d’une dentelle de 5 à 6 centimètres qui se détache sur leur peau bronzée ; quelques-unes tiennent à la main un petit mioche haut comme une botte, qui trottine à côté de sa mère. Ces enfants ont un costume composé uniquement d’une ficelle passée autour des reins, ce qui leur fait saillir le ventre et leur donne un aspect bedonnant. Je comprends que Paul n’exagérait rien quand il me disait que dans ce pays on pouvait habiller toute une famille avec une pelote de ficelle !

N’oublions pas les très originales voitures à bœufs, sortes de chariots bas, recouverts de joncs tressés : un ou deux petits bœufs les traînent et trottent aussi vite que nos chevaux.