Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Troisième partie/Chapitre XIII

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12 octobre 1875.


Cette vie solitaire, à la campagne, finit par me devenir insupportable. Une apathie, une indifférence à tout. Aujourd’hui, demain, les mois, les années, c’est toujours, toujours la même chose. Je me réveille le matin et n’ai pas le courage de sortir du lit. Qui est-ce qui m’aidera à me secouer ? Qu’est-ce qui m’attend ? Oui, je sais, le cuisinier va venir, puis ce sera au tour de Niania qui viendra me dire que les gens se plaignent de la nourriture, qu’il n’y a plus de sucre et qu’il faut en envoyer chercher. Ensuite, malgré ma douleur dans l’épaule droite, je m’assoirai en silence et prendrai ma broderie anglaise, puis je ferai répéter la grammaire et les gammes, tâche dont je m’acquitte d’ailleurs avec plaisir, mais aussi avec la triste certitude que je ne l’accomplis pas bien et pas comme je l’aurais voulu. Quand le soir sera venu, je me remettrai à ma broderie anglaise pendant que petite tante et Liova feront leurs éternelles patiences. La lecture apporte bien quelque diversion, mais y a-t-il beaucoup de bons livres ? Il m’arrive parfois de vivre en songe comme aujourd’hui. Je dis bien, je vis, je ne rêve pas. Tantôt, je me rends à l’église pour les vêpres et je prie comme je ne prie jamais à l’état de veille, tantôt je vois de merveilleuses galeries de tableaux, des fleurs admirables, une foule de gens que je ne cherche point à éviter et à l’égard desquels je n’éprouve ni hostilité, ni haine, mais sympathie et amour.
Dieu sait comment j’ai lutté cette année contre ce honteux ennui, combien je suis livrée à mes propres forces pour cultiver en moi ce qu’il y a de bon. Je me suis persuadée que la vie à la campagne était la meilleure pour la santé physique et morale des enfants et cette idée a imposé silence à mon égoïsme et à mes goûts personnels. Mais cela me conduit à une telle apathie, à une animale indifférence, à un abrutissement si complet que j’en suis effrayée. Lutter contre cette apathie est plus difficile encore. D’ailleurs je ne suis pas la seule dans cet état, c’est bien plutôt Liovotchka qui m’y entraîne. Les liens qui m’unissent à lui deviennent de jour en jour plus étroits. Je souffre de le voir tel qu’il est maintenant : morne, affaissé, il reste des journées entières à ne rien faire, privé de joies et de forces, comme s’il avait pris son parti de cet état. C’est une sorte de mort morale. Je ne veux pas voir cette mort en lui. D’ailleurs lui-même ne saurait vivre longtemps ainsi. Peut-être mon point de vue est-il faux et banal, mais je crois que les conditions dans lesquelles nous vivons, — conditions qu’il a lui-même choisies et qui me sont pénibles à moi, — je veux dire cette terrible solitude, cette uniformité de vie provoquent notre apathie respective. Je pense à l’avenir, aux enfants, au moment où devenus grands ils auront de multiples besoins et où il faudra leur donner une instruction, puis je regarde Liovotchka et comprends qu’indifférent et apathique comme il l’est, ce n’est pas lui qui me viendra en aide. Il est incapable de rien prendre à cœur. Toute la responsabilité morale, toutes les souffrances que provoqueront les échecs des enfants, tout cela retombera sur moi. Seule, comment pourrai-je supporter tout cela et aider les enfants ? Cela me sera d’autant plus difficile que j’aurai la douleur de voir éteinte dans l’âme de Liovotchka cette flamme que rien ne saurait ranimer. Si les gens n’espéraient pas, ils ne pourraient pas vivre. J’espère, moi, que Dieu rallumera en Liovotchka ce feu dont il a vécu et dont il vivra.

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