Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Troisième partie/Chapitre XI

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13 février 1873.


Liovotchka est parti pour Moscou et, en son absence, j’ai passé toute la journée dans l’angoisse à ressasser des idées qui me martyrisent et ne me laissent aucun répit. Chaque fois que je suis dans cette disposition d’esprit, je reprends mon journal. En lui, je déverse ma peine et c’est lui qui me dégrise. J’ai l’âme lourde et me sens stupide, malhonnête et prête à pécher. Que serais-je devenue sans ce fidèle soutien que j’aime de toutes mes forces et qui a sur toutes choses des vues si claires et si belles ? A ces heures d’inquiétude, je jette un coup d’œil en moi-même et me demande : que te faut-il donc ? Et je me réponds avec terreur : j’ai besoin de gaieté, de futiles bavardages, d’élégance. Je voudrais plaire, qu’on dise que je suis belle et que Liova le vît et l’entendît. Il faudrait que lui aussi sortît de ce recueillement dont il est las parfois et vécût avec moi de cette vie qui est le lot du commun des mortels. Puis, en poussant un cri, j’écarte tout ce par quoi le diable voulait me tenter et je m’apparais à moi-même pire que je ne l’ai jamais été. Je déteste les gens qui me disent que je suis belle. Je n’ai jamais cru l’être et aujourd’hui, c’est déjà tard. D’ailleurs à quoi servirait d’être belle ? Mon charmant petit Pétia aime sa vieille niania comme il eût aimé une beauté et Liovotchka se fût habitué au plus hideux visage à condition que sa femme fût soumise et s’accommodât de la vie dont il avait fait choix pour elle. Parfois l’envie me prend de mettre mon âme à nu et de confondre tout ce qu’il y a en moi de vil, de lâche et de faux. J’ai envie de m’onduler. Nul ne le verra, mais ce n’en sera pas moins charmant. Quel besoin ai-je que l’on me voie ? Les rubans et les nœuds me font plaisir, je voudrais une nouvelle ceinture de cuir et maintenant que j’écris cela, j’ai envie de pleurer…
Les enfants attendent en haut que je vienne leur donner leur leçon de musique, et moi, je reste au bureau à écrire des niaiseries.
Nous avons patiné. Un malentendu s’est produit aujourd’hui entre les enfants et Fiodor Fiodorovitch. Les enfants m’ont fait peine. Je suis parvenue, non sans difficultés, à les calmer sans froisser Fiodor Fiodorovitch. La nouvelle Anglaise qui est arrivée il y a trois jours ne m’est pas entièrement sympathique. Elle est molle et très commune. Mais on ne peut savoir encore ce qui adviendra.

17 avril 1873.


Il a neigé toute la matinée, — 5. Il n’y a ni verdure, ni tiédeur, ni soleil. On est privé de cette joie printanière, à la fois lumineuse et triste, que l’on attend depuis si longtemps. Dans mon âme, même froid, même tristesse, même obscurité que dans la nature. Liovotchka écrit son roman, cela va bien.

11 novembre 1873.


Le 9 novembre 1873, à neuf heures du matin, est mort d’une maladie de la gorge mon petit Pétia. Il a été malade quarante-huit heures. Sa mort a été calme. Je l’ai nourri quatorze mois et demi. Il a vécu du 13 juin 1872 au 9 novembre 1873. C’était un enfant gai et sain. Chéri, je l’ai trop aimé ! On l’a enterré hier. Quel vide maintenant ! Je ne puis concilier l’image de Pétia vivant et celle de Pétia mort. L’une et l’autre images me sont chères, mais qu’y a-t-il de commun entre cet être plein de vie, de lumière, d’affection et cet être immobile, grave et froid. Il m’était très attaché. Est-ce que cela lui a fait de la peine de me quitter ?

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