Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Tome II/Première partie/Chapitre III-1


23 avril 1891.


Dès le matin, j’ai planté des arbustes extraits de Tchépije et de la sapinière ainsi que des glands ramassés par Vanitchka et par niania. Vanitchka, Lydia et Dounaïev m’ont aidée à emplanter la partie du jardin qui avoisine l’Étang-bas. Quel dommage que le vieux jardin se meure et comme je voudrais voir croître le jeune. Bien que Dounaïev soit un brave homme, j’éprouve envers lui un sentiment étrange qui ressemble à de la répugnance.
Les Zinoviev sont venus dîner ; nous avons causé tout en nous promenant. Pendant la soirée, les deux Zinoviev ont joué et chanté, puis ce fut au tour de Serge qui a fort bien interprété une ballade de Chopin.
Le soir, je me suis rappelé feu Ourousov (l’approche de l’été réveille toujours ce souvenir). J’ai éprouvé un si poignant regret à la pensée qu’il n’est et ne sera jamais plus. Comme il savait bien, par sa propre personnalité, remplir la vie des autres ! Comme il m’a gâtée par sa fidèle sympathie, par la conviction qu’il exprimait que j’étais digne des meilleures choses, que je pouvais tout, qu’il me suffisait de vouloir, que tout ce que je faisais était magnifique, etc… Tandis que les miens n’écoutaient que leur égoïsme et ne me témoignaient que mépris, indifférence et jalousie. Pourquoi nos proches sont-ils toujours plus sévères envers nous qu’envers les autres ? C’est dommage ! Cela gâte les relations et la vie. — Temps froid et clair. — Liovotchka vient de me faire dire par Tania qu’il était couché et avait éteint la bougie. Des lèvres innocentes me transmettent des paroles qui ne sont rien moins qu’innocentes. Je sais ce que cela veut dire et cela m’irrite.

24 avril.


Accompagné aujourd’hui à Iasienki les jeunes Zinoviev et Serge qui se rendaient à Toula. De là, mes filles Tania et Macha sont parties pour Pirogov. J’ai emmené aussi à Iasienki Sacha et Vanitchka. La pluie s’est mise à tomber et j’ai craint que les enfants ne prissent froid. Plus tard, j’ai écrit des lettres à Liova, à Sophie Stakhovitch, à Feth ; j’ai répondu à la question que m’avait adressée Gaïdebourov au sujet de la nouvelle édition. Repas calme en compagnie de Liovotchka, de Dounaïev, de Lydia et des quatre petits. Après dîner, Liovotchka et Dounaïev se sont préparés à partir à pied pour Toula. Le vent du nord soufflait avec une telle violence que je les ai suppliés de rester. Mais Liovotchka est têtu, et, de ma vie, je ne me rappelle pas une seule occasion où il ait cédé à mes instances, surtout en ce qui concerne sa santé. Aussi est-il parti en pardessus d’été avec Dounaïev.
En me promenant avec les enfants au jardin, j’ai aperçu près de l’Étang-bas un troupeau de vaches qui paissaient juste à l’endroit où j’ai planté hier de petits chênes et de petits sapins. Des femmes et des filles du village les gardaient avec placidité jusqu’au moment où je me suis mise à crier. J’ai regretté ma peine et les jeunes arbustes. Je suis allée trouver Vasilii à qui j’ai donné ordre d’empêcher les vaches de pénétrer dans l’enclos. C’est difficile avec les gens d’ici que Liovotchka a trop gâtés. En rentrant, j’ai préparé pour Vanitchka un bain auquel j’ai assisté, puis je l’ai mis au lit ; après quoi, j’ai copié le journal de Léon Nikolaïévitch. Voici qu’il est 11 heures. Le vent hurle et je suis inquiète pour tous les absents. J’ai envoyé au-devant de mon mari jusqu’à Kozlovka, mais je doute qu’il ait eu le temps d’arriver jusqu’à Toula et d’y prendre le train. Liovotchka et Dounaïev sont rentrés en chemin de fer. Il faisait si froid que Liovotchka s’est réjoui de trouver sa pelisse.

29 avril.


Quelques jours déjà que je n’ai rien noté dans mon journal. Avant-hier, j’ai eu une nouvelle crise d’étouffement ; on eût dit que les voies respiratoires étaient bouchées. En outre, de terribles battements de cœur et des congestions. Je me suis jetée dans les bras de niania en disant que j’allais mourir. Après avoir embrassé Vanitchka, j’ai couru en bas dire adieu à Liovotchka. Au physique, c’était terrible, — au moral, pas le moins du monde. Léon Nikolaïévitch n’était pas chez lui. Je me suis signée, et toujours à bout de souffle, j’ai attendu la mort. Dès que je fus un peu revenue à moi, je parvins à demander l’inhalateur et de la moutarde que j’appliquai sur la poitrine. Lorsque je fus étendue et que j’eus inhalé les vapeurs, je me sentis soulagée. Pourtant, quelque chose s’est déchiré en moi et reste en désordre dans la poitrine. Je crois que je ne vivrai plus longtemps. La vie m’impose des efforts qui ne sont plus de mon âge.
Depuis deux jours, nous avons pour hôte le vieux Gay qui arrive de Pétersbourg. J’ai écrit au ministre de l’Intérieur afin qu’il rappelle au tsar l’autorisation qu’il m’avait personnellement donnée de publier la Sonate à Kreutzer dans les œuvres complètes. Une lettre fort triste de Liova qui ne veut pas se présenter à son examen et se propose de quitter l’Université. Liovotchka et moi lui avons écrit pour lui conseiller de ne pas abandonner l’Université avant de savoir exactement ce qu’il fera après. Je doute qu’il nous écoute. Qu’il fasse ce qui est le mieux pour lui ! De toute façon, il faudra lui venir en aide. Tania part pour Moscou après-demain. Ici, tout le monde est gai et dispos. Aujourd’hui, les enfants ont pris leurs leçons. Le froid, la pluie toute la journée. Voilà trois jours que je suis malade et que je garde la maison. Dehors, tout verdoie : l’herbe, le feuillage. Les rossignols chantent.

30 avril.


Les Gay sont partis, nous restons seuls en famille, ce qui est fort agréable. Il fait froid et il gèle la nuit. Passé toute la journée à la maison, seule la plupart du temps. Voilà bien longtemps que je ne me suis pas sentie aussi au large qu’aujourd’hui : l’esprit dégagé, l’âme libre, je comprends tout et mentalement je parcours des espaces infinis. Il y a des jours où j’ai exactement l’impression contraire : je me sens à l’étroit, j’étouffe comme dans une prison. Lu la Vie éternelle. Livre magnifique, mais pas nouveau. Liovotchka est allé à cheval à Iasienki où il a trouvé ce livre que Nikoforov lui a envoyé par la poste.
Que de mal m’a fait la solitude dans laquelle j’ai passé ma jeunesse ! Je me rappelle l’importance que prenait à mes yeux le moindre incident : un mets pas assez ou trop cuit ; j’exagérais tout chagrin ; les points de comparaison faisant défaut, je laissais passer les bonnes choses sans même les apercevoir ; n’importe quel étranger me semblait intéressant. Monotones, les jours succédaient aux jours sans susciter ou réveiller en moi énergie ou intérêt pour quoi que ce soit. Non, je n’étais pas faite pour la solitude qui a opprimé toutes mes forces psychiques.

1er mai.


Tania est partie ce matin pour Moscou. Après un séjour chez nous, Ilia s’est rendu à Toula pour l’affaire du partage. Davidov, sa fille et le prince Lvov sont venus dîner. Davidov et le prince Lvov me sont tous deux fort agréables et j’aurais passé en leur compagnie une bonne journée si ma santé n’eût laissé à désirer. J’ai de la bronchite, de la fièvre la nuit et je suis très abattue.
Copié le journal de Liovotchka. Lu la Vie éternelle. Très bien, très intéressant ! Après dîner, tout le monde est allé se promener et moi j’ai joué deux heures durant, les Romances sans paroles de Mendelssohn et une sonate de Beethoven. Combien je regrette de mal jouer. Parfois je voudrais me mettre à étudier pour acquérir quelque maîtrise. Liovotchka est allé au-devant de Davidov. Il continue à se promener et à écrire son article. En prenant le thé, nous avons parlé de l’éducation. Je n’ai pas envie d’envoyer les enfants au lycée, mais je ne vois pas d’autre issue et ne sais que faire. Je ne puis les instruire seule. Léon Nikolaïévitch qui passe sa vie à si bien raisonner ne fait absolument rien dans ce domaine. Il est venu un monsieur apporter un message d’Orlov ; il vient de repartir. Le temps est plus doux. C’est à qui m’apportera des violettes fraîchement écloses. Nous avons mangé des champignons ; le rossignol chante, lentement les feuilles s’épanouissent. Printemps tardif, paresseux, froid, sans gaieté. Comme Davidov est sympathique par sa finesse de sentiment !

15 mai.


De nouveau, j’ai longtemps négligé mon journal et de nouveau beaucoup d’événements. Monia Ourousova (née Maltzéva) est arrivée le 2 ou le 3 avec ses deux filles aînées : Mary et Ira. Leur présence m’a fait maladivement penser à feu prince Ourousov ; je ne puis me défaire de ce sentiment. Quand j’étais à table, je le voyais assis en face ou à côté de moi, auprès de Liovotchka et, à un moment où nous attendions l’arrivée de sa famille, me disant : « Vous les aimerez, n’est-ce pas, comtesse ? Vous aimerez ma pauvre femme. » Il prononçait ce mot pauvre avec un accent étranger. Effectivement, j’aime sa pauvre femme et ses enfants, Mary surtout qui me le rappelle de manière frappante et qui a si bien joué une sonate de Beethoven que l’on ne peut douter de son beau et remarquable talent. Elles sont toutes deux à la fois si naïves et si cultivées. La princesse a beaucoup changé à son avantage ; elle a accepté son sort et se repent de maintes choses. Je ne sais pas pourquoi chaque fois que nous nous rencontrons et, ces jours derniers encore, elle me dit avec calme et gravité que son mari m’aimait d’un amour exceptionnel, qu’il me préférait à Liovotchka, que c’était chez moi qu’il avait goûté les joies de la famille et que je lui ai donné ce qu’elle, sa femme, aurait dû lui donner : sympathie, amitié, tendresse, attentions. — Je lui ai répondu qu’elle faisait erreur en pensant que son mari m’avait tant aimée, qu’il ne m’en avait jamais rien dit, que nous n’étions que des amis. Ce à quoi elle a répliqué : jamais il n’eût osé vous avouer son amour et il aimait trop le comte pour se l’avouer à lui-même.
Après avoir passé ensemble trois jours agréables, nous nous sommes quittées amicalement.
Elle est partie en Crimée avec ses filles et moi j’ai été appelée à Moscou par Tania pour les examens de mes fils. Alekséï Mitrofanovitch est parti avec nous par l’express, le 6 mai. Il faisait chaud. Tandis que je tricotais, les enfants ont circulé dans le couloir, lié amitié avec les voyageurs qui leur ont donné des friandises. Le soir, dès notre arrivée, je me suis rendue chez Polivanov afin de prendre toutes indications utiles concernant les examens. Andrioucha était si inquiet qu’il n’a pas fermé l’œil de la nuit. Micha au contraire était calme et s’est endormi sur-le-champ. Le premier examen de catéchisme s’est bien passé en ce sens que la frayeur des candidats s’est dissipée. Nous avons habité les dépendances durant cinq jours et, à nos minutes de loisir, nous avons joui de notre magnifique jardin. Les enfants ont mal passé leurs examens. A quoi cela tient-il ? Sont-ils mal doués ? Ont-ils de mauvais maîtres ? On accepte Andrioucha en troisième et Micha en seconde, mais je n’ai pas encore décidé si je les mettrais au lycée ; j’ai pitié d’eux, c’est terrible ! Mais c’est terrible aussi de ne pas les y mettre. Laissons au sort le soin de décider ! Andrioucha et Micha sont si différents l’un de l’autre : le premier est timide, nerveux et observe tout avec attention ; le second est vif, loquace et veut jouir de tous les biens de la vie.
Nous sommes allés à l’exposition française qui n’est pas tout à fait terminée et pas encore ouverte. Nous n’avons pu voir qu’une fontaine lumineuse, les bronzes et la porcelaine.
En rentrant au Kremlin, j’ai vu de nombreux équipages devant le petit palais. Le grand-duc Serge Aleksandrovitch ayant pris les fonctions de général-gouverneur de Moscou, reçoit aujourd’hui toute la ville.
La censure n’autorise pas la parution du treizième tome et s’accroche à trois phrases qui sont à peu près les suivantes : « De la tour Eiffel jusqu’à la conscription générale… » « Quand tous les peuples de l’Europe sont occupés à enseigner le meurtre à la jeunesse » et encore : « Tout est fait et dirigé par des gens en état d’ivresse. » Mais ces phrases figurent déjà dans l’article qui constitue la préface au livre d’Alekséïev : De l’ivresse. J’ai écrit à ce sujet à la censure de Moscou et à Féoktistov qui est à Pétersbourg. En mon absence est arrivée à Iasnaïa Poliana une lettre ministérielle m’autorisant à publier dans les œuvres complètes la Sonate à Kreutzer et la postface. J’ai appris cette nouvelle à Moscou chez l’imprimeur. Dans mon for intérieur, je triomphe à la pensée d’avoir bravé tout le monde, de m’être adressée au tsar lui-même et d’avoir, moi simple femme, obtenu ce que nul autre n’aurait pu obtenir. Sans aucun doute, je dois cette victoire à mon influence personnelle. Je disais à tous que si j’avais pour une minute cette inspiration grâce à laquelle je pourrais agir sur l’empereur, j’obtiendrais ce que je voulais. Cette inspiration m’est venue, j’ai fait fléchir la volonté du souverain qui est bon et susceptible de subir une bonne influence. Celui qui lira ces lignes pensera sans doute que je me vante, mais il se trompera et commettra une injustice.
J’aurais grande envie d’envoyer à l’empereur le treizième tome des œuvres complètes qui paraîtra d’ici quelques jours et d’y joindre une photographie de toute notre famille à laquelle il a témoigné tant d’intérêt. Et la tsarine et lui m’ont priée de leur parler en détail des enfants.
Le printemps bat son plein. Les pommiers sont en fleurs. Il y a dans cette floraison quelque chose d’extravagant et de féérique. Jamais je n’ai rien vu de semblable. Chaque fois que, par la fenêtre, je jette un coup d’œil sur le jardin, je suis frappée de ces nuages blancs aux reflets rosâtres qui se détachent sur un fond vert tendre.
Temps sec, très chaud. Dans toutes les pièces l’enivrant parfum du muguet.
Le pauvre Liovotchka a une inflammation des paupières ; il a déjà passé quarante-huit heures seul en bas dans une chambre noire. Aujourd’hui, il va un peu mieux. Hier, nous avons consulté le docteur Roudniev qui a prescrit des compresses d’eau blanche. Hier, par l’intermédiaire de Macha, Liovotchka a écrit à Alékhine (un obscur) une lettre traitant de questions religieuses. J’ai été frappée par cette lettre où tout était si parfaitement d’accord avec mes vues. Le problème de l’immortalité et de la vie future ne doit pas nous inquiéter puisque nous nous remettons entre les mains de Dieu en lui disant : « Que ta volonté soit faite ! » Les desseins de Dieu sont insondables, aussi est-il vain d’essayer de les pénétrer.
Les Kouzminskii arrivent demain, et aujourd’hui, à table, les enfants ont exprimé le regret de voir notre vie de famille, si paisible et si heureuse, troublée par l’immixtion d’un élément étranger bien que proche qui apportera de l’agitation dans la maison. J’aime tant ma sœur qu’aucun membre de sa famille ne pourra jamais m’être à charge ; quant à elle, je suis toujours très heureuse de la voir. Serge est parti pour Toula. Hier soir, Tania, Serge et Liova ont causé ensemble jusqu’à 2 heures du matin. Tous trois étaient fort contents.
Hier, Liovotchka a dicté à Tania un début romanesque. Tania ne m’a pas dit ce dont il s’agissait et je ne veux pas la questionner, ni questionner Liovotchka sur ce qui ne fait que renaître. Raconter est toujours désagréable.

22 mai.


Encore une semaine fort agitée ! Les Kouzminskii sont arrivés ainsi qu’Erdelli, le fiancé de Macha. La vie estivale a recommencé : la baignade, une foule d’enfants bruyants et agités, la chaleur, la belle nature. Feth est venu avec sa femme, il nous a lu des vers. L’amour et encore l’amour. Il admire tout ce qu’il a vu à Iasnaïa Poliana et semble très content de la visite qu’il y a faite, de Liovotchka et de moi. Il a soixante-dix ans. Sa lyrique toujours débordante éveille en moi des idées et des sentiments poétiques, équivoques, qui ne sont plus de mon âge. Et qu’importe qu’ils ne soient plus de mon âge ; ne sont-ils pas bons et innocents puisqu’ils restent platoniques ?
Macha est partie avec Mlles Filosofov qui rentraient chez elles à Paniki. Qu’elle se distraye ! La pauvre a si peu d’entrain et de jeunesse pour ses vingt ans ! Nous sommes allés nous promener, mais la pluie nous a forcés, les uns après les autres, à regagner la maison. Nous avions l’intention de passer la soirée à lire, mais nous avons agréablement parlé de littérature, d’amour, d’art, de peinture. Léon Nikolaïévitch a dit qu’il ne savait rien de plus répugnant que des tableaux représentant les scènes voluptueuses de la vie quotidienne, par exemple, un moine convoitant une femme, un guide tartare à cheval accompagnant une dame en Crimée, un beau-père qui regarde sa bru avec des yeux goulus, etc… Toutes ces scènes sont répugnantes dans la vie, à quoi bon les fixer sur la toile ? Je partage entièrement l’avis de Liovotchka et n’aime que les tableaux représentant la beauté, la nature, les idées élevées.
C’est aujourd’hui l’anniversaire d’Ilia. Le pauvre continue à mener une vie obscure, désordonnée, sur ses terres, au milieu de sa famille, constamment en proie au doute et mécontent de son sort. Je regrette que nos relations se soient gâtées pour des questions d’intérêt. Mais j’espère que tout s’arrangera. Une certaine obscurité enveloppe toutes ses actions [20].

27 mai.


Annenkova est chez nous avec une jeune fille qu’elle propose comme institutrice pour Sacha et Vania en remplacement de niania. Mais la personne ne me plaît pas ; elle est maladive et dépourvue de naturel. Ilia est venu chercher le plan de Nikolskoïé ; il est plus gentil et plus souple. Il a emmené Liova avec lui. Ce dernier m’a demandé hier quand nous avions eu ces belles journées d’hiver avec le merveilleux éclairage. J’ai transcrit pour lui la page de mon journal portant la date du 9 décembre 1890 où ces journées sont dépeintes. Sans doute a-t-il besoin de cette description pour ce qu’il écrit. Hier, sur la route de Kozlovka, nous avons rencontré les Zinoviev et leurs filles qui ramenaient chez nous Tania et les deux jeunes Kouzminskii. Mlles Zinoviev ont très agréablement chanté. Ma sœur Tania aussi. Aucun timbre de voix n’est comparable au sien.
Aujourd’hui les Raïevskii, père et fils, sont venus de Toula pour dîner avec nous. Après le repas, comme nous les reconduisions, nous avons rencontré l’éditeur du Journal de Koursk qui menait sa bicyclette à la main. Il a abordé Léon Nikolaïévitch, lui a dit qu’il rêvait de faire sa connaissance et lui a demandé l’autorisation de venir nous voir [34]. — Corrigé les épreuves de la Sonate à Kreutzer que je n’aime pas et qui continue à me déplaire. Combien est faux ce début où l’auteur, parlant des deux époux, assure que les périodes de sensualité alternent avec les périodes de refroidissement après satisfaction. C’est totalement inexact. Cela n’est pas dans la nature de la femme en général et ne peut pas être chez une jeune femme qui vient de se marier. La femme très jeune ne connaît pas ces périodes de sensualité, toujours humiliantes et pénibles, aussi longtemps qu’on n’en a pas pris l’habitude. La seule consolation qu’elle a c’est de penser qu’elle fait plaisir à l’homme qu’elle aime en se donnant à lui. Pour la femme d’âge mûr, il n’y a pas non plus cette alternance de périodes amoureuses et de périodes de refroidissement. Les rapports conjugaux fréquents ne font qu’exciter davantage la femme gâtée par de telles relations et celle-ci ignore la satiété. Il ne peut y avoir de calme que si, pendant longtemps, l’homme ne touche pas à elle ; il y a de l’irritation si elle n’est pas satisfaite, mais cette irritation vient non de ce que la femme est rassasiée, mais de ce qu’elle a honte de ses propres désirs. C’est toujours chez le mari qu’il y a ces flux et reflux de sensualité qui dépendent de la satisfaction ou de la non-satisfaction de ses désirs.
Temps froid et sombre. Depuis trois jours, le vent du nord souffle avec une telle violence que tout le monde reste à la maison. Vasia Kouzminskii, avec un pistolet d’enfant, a tiré dans l’œil de Sacha autour duquel s’est formée une tâche bleue. Vanitchka n’a pas dormi cette nuit, il a eu mal au ventre ; trois heures durant, je lui ai donné des soins et n’ai pas pu m’endormir avant 5 heures. Les lilas et les muguets sont défleuris. Vania et niania m’ont apporté des violettes écloses de cette nuit. Il y a déjà des champignons blancs. Temps sec, les foins sont mauvais. Raïevskii m’a raconté que la famine sévit chez eux dans le district d’Epifane. Une lettre de Macha. On voit qu’elle est contente d’être chez les Filosofov et je m’en réjouis.

1er juin.


Des visiteurs du matin au soir : le mari d’Annenkova, propriétaire foncier s’intéressant aux questions juridiques, un homme vulgaire et étrange que l’on dit d’une bonté et d’une délicatesse sans bornes. Il a amené Nélioubov, juge d’instruction à Lgov, un homme brun, maigre, idéaliste exalté. Souvorine du Novoïé Vrémia a passé la soirée avec nous. Il fait l’impression d’être timide, mais de s’intéresser à tout. Il a demandé l’autorisation de nous amener ou de nous envoyer un sculpteur juif, demeurant à Paris, pour que celui-ci fît le buste de Léon Nikolaïévitch. J’ai accepté sa proposition ; Liovotchka, comme toujours, a gardé le silence, mais je crois que cela lui est agréable. Hier sont venus Samarine, le général Biestoujev et Davidov. Liovotchka s’est rendu à Toula pour visiter les abattoirs, mais hier n’étant pas jour d’abatage, il n’en a vu que l’emplacement. C’est Davidov qui l’a ramené en voiture. Le soir, nous sommes allés nous promener. Mes relations avec Davidov deviennent de plus en plus faciles, c’est un homme très agréable. J’ai dû raconter à Samarine et à Biestoujev mon entrevue et ma conversation avec l’empereur, — cela intéresse énormément tout le monde. Mais la vraie, la profonde raison de mon voyage à Pétersbourg, nul ne la devinera à cause de la Sonate à Kreutzer. Cette nouvelle a jeté une ombre sur moi : les uns présument qu’elle est tirée de notre propre vie, les autres me plaignent. N’est-ce pas le tsar lui-même qui a dit : « J’ai pitié de sa pauvre femme ? » Oncle Kostia m’a raconté qu’à Moscou, j’étais devenue une « victime » que tout le monde plaignait. J’ai voulu me montrer afin que l’on vît combien peu je ressemblais à une victime ; j’ai voulu qu’on parlât de moi ; j’ai fait cela instinctivement. J’avais prévu le succès que j’obtiendrais auprès d’Alexandre III ; je n’ai pas encore épuisé cette faculté de susciter en autrui de la sympathie et j’ai conquis le tsar par mes paroles et ma chaleur de sentiment. Mais, aux yeux du public, il me fallait encore obtenir l’autorisation de publier la Sonate à Kreutzer. Tout le monde sait que c’est moi qui ai obtenu du tsar cette autorisation. Or si cette œuvre avait été inspirée par moi, si elle peignait mes relations avec Léon Nikolaïévitch, je ne serais certes pas intervenue pour en obtenir la diffusion. Chacun le comprendra qui se donnera la peine de réfléchir. Le tsar parle de moi dans les termes les plus flatteurs. Il a dit à Chérémétiéva qu’il regrettait d’avoir eu, ce jour-là, tant d’affaires urgentes qui l’ont empêché de prolonger un entretien très intéressant et très agréable pour lui. La comtesse Aleksandra Andréevna Tolstaïa m’a écrit que j’avais fait une excellente impression. Au dire de la princesse Ourousova qui rapporte les propos de Joukovskii, l’empereur m’aurait trouvée simple, sincère et sympathique ; il ne pensait pas que j’étais encore si jeune et si belle. Tout cela est très flatteur pour ma vanité de femme et me venge de mon mari qui, loin d’essayer de me mettre en valeur, s’est au contraire constamment efforcé de me ravaler aux yeux de la société. Je n’ai jamais pu comprendre pourquoi. — Depuis ce matin, la pluie, le froid, le vent. Nul n’est sorti. Je vais aller tout de suite donner aux enfants leur première leçon de musique de cet été. Liova et Macha ne sont pas encore rentrés. A la maison, tout va bien. J’ai avec Liovotchka des relations simples et amicales, les enfants sont calmes et gentils. Avant-hier sont venus les « baschkirs » qui s’occuperont de la préparation du koumiss. Ce ne sont pas les mêmes que l’année dernière, mais une mère et ses deux fils, des gens pauvres et effacés. Liovotchka répète sans cesse qu’il ne boira pas de koumiss, qu’il n’en veut pas, mais ces jours-ci, il souffre de l’estomac.

3 juin.


Un Allemand de Berlin a passé avec nous la journée d’hier. Il est venu voir Tolstoï et lui demander, pour ses Juifs allemands, Lœvenfeld et autres, des articles à traduire. Lui-même est un marchand de laine qui parcourt toute la Russie pour ses achats ; un homme flatteur et déplaisant qui nous a gâté toute notre journée. Le soir, Liovotchka, ma sœur Tania et moi nous sommes entretenus de questions abstraites. Liovotchka affirme que certaines actions sont impossibles à aucun prix ; de là les chrétiens martyrs ; ils ne pouvaient pas sacrifier aux idoles de même que les paysans ne peuvent pas cracher les hosties, etc… J’ai répondu qu’il y avait en effet certaines actions que l’on ne pouvait accomplir, mais qu’elles devenaient possibles dès lors qu’on les faisait pour une fin quelconque, par exemple pour le bien ou le salut du prochain. Alors, Liovotchka m’a posé cette question : « Et tuer un enfant ? » J’ai répondu que c’était là une action impossible, car, quel qu’en soit le but, on n’en pouvait commettre de pire. Cette opinion n’étant pas de son goût, il a pris un ton courroucé, terrible et d’une voix enrouée s’est mis à crier : ah ! ah ! A ce ton déplaisant, je répliquai par une série de choses désagréables ; j’affirmai qu’il était impossible de causer avec lui, que depuis longtemps, tous ses amis étaient d’accord sur ce point, qu’il n’aimait qu’à prêcher, que je ne pouvais pas parler quand il criait de même que je ne pouvais dominer les aboiements d’un chien. C’est très mal de ma part, mais je suis d’un naturel emporté. Soudain, je me suis rappelé son attitude de ces derniers jours [1] et ces mots de la Sonate à Kreutzer : « Période d’amour, période de satiété » [41].
Aujourd’hui, c’est passé. A tout prix et aussi longtemps que je le pourrai, je m’abstiendrai de tout rapport intime avec lui, je ne puis oublier si vite cette dernière période ni les résultats qu’elle a entraînés. Allée à Toula. Entretien avec le notaire au sujet de ce détestable partage. Je suis allée voir les Raïevskii, ai dîné chez les Davidov. Pendant la soirée sont venus les Zinoviev, le gouverneur et son frère l’ingénieur.
Liovotchka a en ce moment deux thèmes de conversation : l’hérédité qu’il nie et le végétarisme qu’il prêche. Il y a encore un troisième thème dont il ne parle pas, mais dont il écrit, semble-t-il, c’est l’Église qu’il nie avec plus d’acharnement que jamais.
Mes enfants se promènent toute la journée, ils montent à cheval et vont ici et là. Je les vois peu et je le regrette. Vanitchka, Sacha, Tania et les deux jeunes Kouzminskii sont venus à ma rencontre et à celle de ma sœur. Le jeune Tzinger est arrivé. Il continue à faire froid, l’été ne vient pas.

5 juin.


Journée douce et claire, nuit de lune. Je suis en proie à l’inquiétude. Mon activité ne me donne pas satisfaction, tout ce que je fais me semble vain. Il me faudrait encore un autre travail que je ne sais et ne puis faire. Ce matin, ma sœur Tania et moi avons lu une nouvelle de Potapenko, la Fille du général, que Léon Nikolaïévitch aime beaucoup. Après dîner, Liova, Tania, Macha, Viéra Kouzminskii se sont mis à parler d’un voyage à travers la Russie dont ils ont grande envie. Je comprends leur désir, j’ai si peu vu moi-même ! Ma sœur Tania s’est fâchée et s’est écriée que c’était là le désir d’une jeunesse rassasiée de tous les biens de ce monde. Plus tard, les enfants sont allés chez les Zinoviev. Liovotchka m’a accompagnée chez le cordonnier et chez Timoféï Fokanov, un paysan du village qui est malade. Jamais, je n’ai autant désiré être en union avec Liovotchka, causer avec lui ; je ne parle pas d’une vile union corporelle, mais d’une union spirituelle. — Actuellement, c’est impossible. Il a toujours été rude et, maintenant, comme il l’a fait ce soir, il ne cesse de frapper aux endroits sensibles. A propos du voyage des enfants, il a essayé de prouver que, de leur part, ce désir du superflu, provenait de la mauvaise éducation qu’ils avaient reçue. Qui est responsable de cette éducation ? C’est à ce sujet qu’éclata la querelle. J’ai dit que cette éducation correspondait à la vie que menait la famille. Il m’a répondu qu’il y a douze ans s’était opérée en lui toute une transformation, que j’aurais dû me transformer aussi et donner aux plus jeunes de nos enfants une éducation conforme à ses nouvelles convictions. A quoi j’ai répliqué que seule, je n’aurais jamais pu ni su, qu’il parlait beaucoup, passait des années entières à écrire, mais ne s’occupait pas de l’éducation des enfants et allait souvent jusqu’à oublier leur existence.
La discussion s’est terminée heureusement, nous étions redevenus amis quand nous nous sommes séparés. Liova et Andrioucha sont allés à cheval à Pirogov. Je viens de corriger encore un placard de la Sonate à Kreutzer. Il est 2 heures du matin.

6 juin.


Allée à Toula avec Sacha, Vania, Micha, niania et Lydia. Cette dernière avait besoin d’un passeport. J’ai photographié les plus jeunes de mes enfants et ai couru de côté et d’autre pour le partage. Quelle affaire compliquée, difficile et pénible ! J’ai été très fâchée d’apprendre que deux bons de mille roubles étaient sortis au tirage il y a deux ans et depuis lors ne rapportaient aucun intérêt.
Ce soir, pour la première fois, je me suis baignée avec Tania, Macha et Macha Kouzminskaïa — Liova et Andrioucha sont rentrés de Pirogov ce soir à 11 heures. Journée chaude, nuit fraîche. Beaucoup pensé à la mort que je me suis nettement représentée. Nous avons chez nous Pétia Raïevskii qui est tout heureux d’avoir terminé ses études au lycée. Alexandre Vasiliévitch Tzinger est aussi notre hôte.

7 juin.


Micha Kouzminskii est malade, je crois qu’il a la diphtérie. J’ai un poids sur le cœur, je suis inquiète pour lui et pour tous les autres enfants. Ma sœur Tania écarte de son esprit toute idée de danger, moi, je ne puis suivre son exemple. Mais quand arrive le malheur, elle, qui n’y est pas préparée, s’abandonne au plus complet désespoir. Nous avons envoyé chercher le docteur Roudniev.
A la demande d’un des obscurs, Léon Nikolaïévitch est allé à Toula voir la maîtresse d’un de ses disciples, un certain Doudtchenko que je ne connais pas. Cette femme, de l’endroit d’où on l’expulse, se rend par étapes jusqu’à Tver. On lui a proposé de faire le voyage à sa guise et à ses frais, mais elle a refusé et fait route avec les prisonniers. Pourquoi ? Agit-elle par fanfaronnade, par vanité ou par conviction ? Ne l’ayant jamais vue, je n’ose me prononcer. Cette femme n’était pas à Toula, paraît-il, et je crois que Liovotchka est content d’avoir fait son devoir et de ne l’avoir pas trouvée. Il est retourné aux abattoirs et nous a raconté avec grande émotion qu’il avait été témoin d’un spectacle affreux : la peur qu’ont les bœufs lorsqu’on les mène aux abattoirs et qu’on les dépèce avant même qu’ils soient morts et alors qu’ils agitent encore les pattes. Effectivement, c’est terrible, mais chaque mort est terrible. La sœur de Liovotchka, Maria Nikolaïevna, est arrivée. Elle ne parle que des couvents, du P. Ambroise, de Jean de Cronstadt, des miracles opérés par telle ou telle icone, des prêtres, des religieuses, ce qui ne l’empêche pas d’aimer la bonne chère et de s’emporter. Elle n’a pas le moindre amour pour personne. Le soir, nous nous sommes baignés, pendant la journée il fait une chaleur terrible. En taillant les cheveux de Vanitchka, je lui ai involontairement piqué la tête avec la pointe de mes ciseaux. Le sang a jailli et il a fondu en larmes. « Pardonne à maman, maman n’a pas fait exprès, » lui ai-je dit. Comme il continuait à pleurer, je lui ai conseillé de me battre, alors il m’a saisi la main et il l’a baisée passionnément. Quel enfant charmant ! J’ai peur qu’il ne vive pas.

9 juin.


Fête de la Trinité. Journée d’été, claire, chaude, magnifique. Soirée douce, charmante. Clair de lune. Chaque année ramène cette fête. Dès le matin, les enfants parés et chargés de fleurs se sont rendus solennellement à la messe avec Maria Nikolaïevna, le gouverneur et les gouvernantes. Nos deux familles se sont réunies pour prendre le café sur la place à croquet. On a entamé de longues discussions, puis tout le monde s’est dispersé, qui est allé écrire, qui se baigner. Macha Kouzminskaïa est sortie avec son fiancé Erdelli qui vient d’arriver. C’est un gentil garçon, bon, sympathique, mais c’est un enfant. Voilà ce qui est terrible, car il a vingt ans. Je me suis étendue sur mon lit, ai appelé Vanitchka et Mititchka dans ma chambre et leur ai conté des histoires. Il faut les développer. Lorsque nous avons entendu les chants des paysannes, nous avons suivi cette foule bigarrée et sommes allés jusqu’à Tchépije où on tressait des guirlandes. Le retour des mêmes impressions a quelque chose de triste et d’émouvant. Depuis trente ans que je vis à Iasnaïa Poliana, chaque année, nous tressons des couronnes que nous abandonnons au fil de l’eau. Presque trois générations ont grandi sous mes yeux. Une fois par an, je les vois réunies et aujourd’hui, j’ai éprouvé de la tendresse pour ces gens parmi lesquels j’ai vécu et pour qui j’ai fait si peu.
Souper joyeux. Tout le monde était bien aise d’être réuni. La présence parmi nous de deux membres de la famille Tolstoï, de Maria Nikolaïevna et de Lienotchka était fort agréable. Quant à Serge, je suis toujours particulièrement heureuse de l’avoir auprès de moi. Ilia qui était ici hier a recommencé à parler du partage. Rien n’est encore décidé et nous ne savons comment faire pour le mieux. Tantôt c’est celui-ci qui est mécontent d’une chose, tantôt c’est celui-là qui craint je ne sais quoi. Cela m’afflige. Quand à Liovotchka, il n’oppose à toutes ces discussions que nonchalance et mauvais vouloir. En général, il est pour tout d’une indifférence extrême. Hier et aujourd’hui, il s’est cousu des souliers. Il passe les matinées à écrire son article, se nourrit fort mal, refuse les œufs, ne boit ni lait ni koumiss. Il se bourre l’estomac de pain, de soupe aux champignons, de malt d’avoine, de chicorée. Au lieu de labourer la terre, il veut la bêcher pour y semer du froment. Encore une nouvelle folie ! S’exténuer à bêcher une terre sèche et dure comme pierre. Serge joue du piano : sa sœur Machenka l’écoute avec émotion. Moi aussi, j’ai toujours grande joie à l’entendre. Nous sommes allés nous baigner. Liovotchka est parti je ne sais où. Aujourd’hui, j’ai pensé à lui. J’aimerais le voir bien portant, — il s’abîme complètement l’estomac par un régime des plus nuisibles (de l’avis même du docteur). — J’aimerais le voir faire œuvre d’artiste, — et il écrit des prêches sous forme d’articles. — J’aimerais le voir tendre, sympathisant, amical, — et lorsqu’il n’est pas grossièrement sensuel, il est indifférent. Encore cette idée de bêcher la terre ! Il ne manquait plus que cette nouvelle fantaisie ! — Quelle chaleur ! Sa nature inquiète et fantasque m’a mise et continue à me mettre à rude épreuve.

13 juin.


Levée à 4 heures du matin et accompagné les enfants qui partaient chez Ilia. Temps clair et froid. Je me suis recouchée, mais longtemps n’ai pas pu m’endormir. Le matin, Liovotchka m’a déclaré qu’il partait à pied avec les obscurs chez Boutkévitch qui habite à quarante verstes de Iasnaïa Poliana. Bien que je redoute pour lui la fatigue et que ses relations avec Boutkévitch me soient désagréables, je vois qu’il est de nouveau en proie à l’inquiétude et que, s’il ne fait pas cette visite, il ne manquera pas d’inventer quelque autre bizarrerie. Ils sont partis tous trois, sac au dos, par un soleil brûlant. Les nuits sont très froides, mais les journées chaudes et sèches. Partout on se plaint de la sécheresse et de la famine menaçante. C’est pénible ! On se demande comment le peuple russe pourra subsister cette année. Dans certaines régions, rien n’a poussé, il a fallu labourer à nouveau la terre. A Iasnaïa Poliana cela passe encore, mais par endroits, le pain manque et pour les hommes et pour le bétail.
Après déjeuner, j’ai mis en ordre toute la maison ; aidée de Fomitch et de Nikita, j’ai essuyé la poussière qui s’était accumulée dans les coins ; puis j’ai appelé Ivan Aleksandrovitch et le jardinier. Nous sommes allés ensemble compter les pommes afin de savoir approximativement combien chaque arbre porte de fruits. Le soir nous a surpris en pleine besogne. Je continuerai demain.
Nous nous sommes réunis sur la terrasse pour prendre le thé et nous avons eu froid. Macha a parlé avec effroi de la dépravation qui règne parmi les domestiques à tel point que le petit Filka est obligé de fuir les ouvriers. C’est pourquoi Macha veut le mettre en apprentissage à Toula chez un cordonnier. J’ai été peinée de constater que mes filles n’ignoraient rien de cette dépravation ; étant donné la vie que mène Macha, il ne saurait en être autrement. Elle est sans cesse parmi les gens du peuple où l’on n’entend parler que de telles choses.
Liova et Ivan Aleksandrovitch sont rentrés. Lorsque Micha Kouzminskii est revenu de chez Lodijenskii, la conversation a pris un autre tour. A cette heure, tout le monde dort et moi, je vais lire. Je m’ennuie en l’absence d’Andrioucha et de Micha, j’ai peur pour eux ainsi que pour Léon Nikolaïévitch.

14 juin.


Bonne journée d’activité, bien que je n’aie pas fermé l’œil la nuit dernière. Ce matin, lu dans le journal des nouvelles russes ; nettoyé la maison, mis beaucoup de choses en ordre. Je ne sais pourquoi l’absence de Liovotchka me rend toujours énergique et diligente. Nous sommes allés nous baigner. Avant le repas, j’ai lu les bonnes feuilles d’une biographie allemande de Léon Nikolaïévitch que nous a envoyée Lœwenfeld. Après dîner, nous sommes allés en bande nous promener dans les champs où nous avons cueilli des bluets et dans la forêt où nous avons trouvé des violettes. Nous nous sommes assis pour admirer la belle et fraîche soirée. Tout était extraordinairement clair et calme. J’ai fait encore le tour du jardin et jeté un coup d’œil sur les chênes et les sapins que j’ai plantés. En rentrant, corrigé le épreuves russes du Deuxième livre de lecture, écrit des lettres, pris le thé avec Tania, car la jeunesse était partie à Kozlovka. Philippe est allé à Krapivna à la Chambre de Tutelle de la Noblesse où l’on s’occupe de me nommer tutrice des quatre petits dans l’affaire du partage. Vers 5 heures de l’après-midi, il a aperçu Léon Nikolaïévitch à trois verstes de Krapivna. Grâce à Dieu, Liovotchka est en bonne santé ! Reçu aussi des nouvelles des enfants. Il est 2 heures du matin, je vais me coucher. Nuits très froides.

15 juin.


Allée à Toula avec ma fille Macha ; moi pour l’affaire de partage, Macha pour mettre en apprentissage le petit Filka. Elle y a réussi. L’affaire du partage en reste toujours au même point, car Macha ne veut pas accepter sa part. La pauvre ne se rend pas compte de ce que signifie rester sans un sou, après avoir vécu comme elle a vécu. Elle a décidé cela en état d’hypnose et non par conviction. Elle attend son père pour lui demander conseil. En tout cas, il faut qu’elle consente à signer quelques pièces.
Le soir, nous avons parlé des morts, des agonisants, des pressentiments, des songes et, en général, de tout ce qui agit sur l’imagination. Nous avons été interrompus par la femme du docteur Koudriatzev qui arrive du Caucase. Elle aurait voulu voir Léon Nikolaïévitch, mais ne l’a pas trouvé à la maison. Ensuite est arrivé Micha Kouzminskaïa qui nous rapporté des faits très intéressants. Cette nuit on été dérobés dans le pavillon différents objets appartenant à Tania. Certains indices ont permis de conclure que le vol avait été commis par une folle, la sœur de la nourrice de Mitia. Accompagné de la nourrice, Micha s’est rendu chez cette folle et prudemment l’a questionnée sur l’endroit où elle avait fourré les objets disparus. L’aventure ne manque pas d’originalité ! La folle a retrouvé, l’une après l’autre, toutes les choses qu’elle avait cachées : un album sous des buissons à Iasienki ; au cimetière, près de l’église, un coffret à ouvrage et des clefs qu’elle avait recouverts de petits cailloux ; deux serviettes et une blouse, sous le pont. Dans le fossé boueux, elle avait piétiné sa propre sarafane et le pantalon de son mari ; enfin elle avait suspendu à un arbre dans le jardin de Téliatniki un encrier ancien en argent. Elle se souvenait de tout. L’un après l’autre, tous les objets furent retrouvés à l’exception de l’encrier que l’on ne put aller chercher car il faisait déjà sombre. Ce soir, il a plu, mais trop peu ; la température est plus douce. Dieu veuille qu’il pleuve davantage !

16 juin.


Il a plu toute la journée et nous avons eu de l’orage. Nature et gens commencent à revivre. Liovotchka est rentré de chez Boutkévitch, il est morne et taciturne. Ma fille Macha apprend, parmi les ouvriers et les paysans, des choses terribles qui la salissent moralement. Elle s’étonne, s’afflige, raconte, et, ce faisant, rapporte à la maison toute cette fange. Durant ma vie entière, je me gardai de telles impressions et je suis écœurée d’entendre ma propre fille narrer qu’il a fallu mettre le petit Filka en apprentissage à Toula pour le soustraire aux ouvriers qui le dévêtaient et faisaient ensuite avec lui tout ce que bon leur semblait. C’est vraiment terrible ! Quand j’ai rapporté ce fait à Liovotchka, il m’a dit qu’il ne fallait pas prendre ces gens en aversion, mais les aider à sortir de l’ignorance profonde où ils sont plongés. Aider, oui certes, Liovotchka et moi le pouvons, mais Macha, une jeune fille dans l’ignorance de ses vingt ans ! C’est lui qui l’a poussée dans ce milieu perverti. Qu’il réponde pour elle devant Dieu et devant sa conscience !
Mais moi, avec ma nature, je ne puis, je mourrais, j’étoufferais dans ce milieu. Quant à Macha, on lui a mis sous les yeux un spectacle dont toute jeune fille devrait se détourner avec horreur.
Passé la journée à tapisser les meubles de la chambre de Sacha et de Lydia. J’ai parfois besoin de faire un travail physique. Voilà ce désir satisfait pour longtemps ! L’orage. J’en suis moralement accablée. J’ai passé une nuit terriblement agitée.

18 juin.


Anniversaire de naissance de Sacha qui a sept ans. Ce matin, après lui avoir offert nos cadeaux, nous sommes allés avec elle à Iasenki ; ayant rencontré Andrioucha, Micha et M. Borel qui rentraient de chez Ilia, nous avons fait route ensemble, très gaiement. Les enfants ont raconté que le séjour chez Ilia a été charmant et très gai. J’ai traduit de l’anglais la préface d’un livre sur le végétarisme. Je me suis donné beaucoup de mal et le travail a avancé. Macha est rentrée de Toula pour dîner ; elle m’a rapporté de chez le notaire différentes pièces dont je me suis occupée plus d’une heure.
Le soir, nous avons emporté à Tchépije de la vaisselle, des victuailles, des baies, le samovar ; tout le monde a fait cercle autour du feu que nous avions allumé et nous avons fait un pique-nique comme disent les enfants. Les fillettes ont essayé d’organiser des jeux, mais on manquait d’animation. L’obscurité commençait à tomber lorsque nous vîmes arriver deux femmes qui venaient nous avertir qu’un taureau en fureur s’était échappé et courait dans notre direction. En moins d’une minute, tous les objets furent rassemblés, et nous reprîmes le chemin de la maison. En effet le taureau courait en liberté et poursuivait le berger qu’il avait failli enlever sur ses cornes. En rentrant à la maison, je fus très inquiète de n’y pas trouver Liovotchka et d’apprendre qu’il était allé se baigner. Heureusement, il ne tarda pas à revenir, mit sa robe de chambre et expliqua qu’il avait de la fièvre et des douleurs au creux de l’estomac. Je m’y attendais. Tous ces derniers temps, il s’est nourri d’une manière abominable ; il n’a mangé pour ainsi dire que du pain dont il s’est bourré l’estomac, bien que le docteur l’ait averti qu’il n’y avait rien de plus nuisible. Ajoutez à cela qu’il a fait cent verstes à pied, le dos courbé, l’estomac comprimé par le poids du sac, pour se rendre chez Boutkévitch et en revenir. Je n’ai jamais vu homme plus obstiné dans ses caprices. C’est par esprit de contradiction que, sans me dire pourquoi, il ne boit pas du tout de koumiss. Que c’est pénible de voir, à côté de soi, un homme qui se ruine la santé ! Ce matin, ma fille Tania m’a dit des choses désagréables et méchantes sur l’éducation que je donne à mes enfants et le soir, elle a lancé quelques traits au sujet de la manière dont on épuise les chevaux. Grâce à Dieu, dans ces deux occasions, j’ai gardé le silence.
Hier soir, toute la maisonnée est allée chez les Zinoviev. Tandis que Liovotchka faisait un tour de promenade, j’ai passé la soirée seule à lire la Vie éternelle que j’avais abandonnée. La définition de Dieu me déplaît, car elle renferme quelque chose de matériel : « Dieu est la vie éternelle et universelle dans l’infini du temps et dans l’infini de l’espace ; dans tous les siècles comme dans chaque instant ; dans tous les mondes comme dans chaque atome1. » C’est là une conception panthéiste de la divinité. Mais où est le Dieu esprit, ce Dieu d’amour et de bonté que je prie ?
Liovotchka écrit et Macha Kouzminskaïa copie pour lui. Ce serait intéressant de savoir ce qu’il écrit et comment il écrit, mais je crains de nuire au travail en demandant à le lire ou seulement en y faisant allusion.

29 juin.


Journées paisibles, heureuses, sans hôtes, sans événements, sans joies comme aussi sans chagrins. Pourtant chacun des petits a eu la fièvre durant vingt-quatre heures. Aujourd’hui sont arrivés Répine et Kousminskii. Après déjeuner, j’ai emmené promener Sacha et Vania, car niania est à Soudakov chez sa mère et Lydia, qui est fatiguée, garde la maison. Répine nous a accompagnés. Nous nous sommes assis dans la pépinière pour reprendre haleine et Répine a croqué notre groupe dans un album. Ce n’est pas ressemblant, mais assez pittoresque. Journée claire, magnifique ! Les enfants ont cueilli beaucoup de fleurs et de baies. Nous avons parlé de choses intéressantes. Répine est certainement un homme que la vie a brisé.
Tania, accompagnée de Lénotchka, est partie chez Serge dont c’est l’anniversaire de naissance. Elle rentrera sans doute demain.
Répine se propose de faire quelques esquisses ; il veut dessiner Liovotchka dans son bureau de travail.
Nous attendons mardi Aleksandra Andréevna.


1. Cette définition de Dieu est en français dans le texte.