Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Première partie/Chapitre VI

Chapitre VI
Ce qu’écrivit la craie.

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« V.j.e.v.s.d.b.m.f.c.s.m.v.e.l.i.p.m.d.ê.h. »
« Votre jeunesse et votre soif de bonheur me font cruellement sentir ma vieillesse et l’impossibilité pour moi d’être heureux, » voilà ce qu’écrivit Léon Nikolaïévitch.
Mon cœur battait avec violence, je sentais dans les tempes un sourd martèlement, mon visage était brûlant, j’étais hors du temps et inconsciente des réalités. A cette minute, il me sembla que je pouvais tout, que je comprenais et embrassais l’infini.
— Et encore, dit Léon Nikolaïévitch en continuant à écrire :
« D.v.f.o.a.d.v.s.m.p.v.s.L.A.m.à.m.d.v.e.v.s.T. »
« Dans votre famille, on a des vues sur moi pour votre sœur Lise. Aidez-moi à me défendre, vous et votre sœur Tania ». Voilà ce que je lus d’un trait sans qu’il me fût besoin de compléter les mots.
Léon Nikolaïévitch n’en fut nullement surpris comme si le fait était des plus communs. D’ailleurs notre excitation était telle que plus rien au monde ne nous pouvait surprendre.
Lorsque j’entendis la voix mécontente de ma mère me réitérer l’ordre d’aller au lit, nous nous hâtâmes d’éteindre les bougies et de nous dire au revoir. En haut, dans ma chambre, j’allumai un bout de chandelle, m’assis par terre, posai mon cahier sur la chaise en bois et me mis à écrire mon journal. Dès que j’eus noté les mots dont Léon Nikolaïévitch n’avait tracé que les premières lettres, je compris vaguement qu’entre lui et moi s’était passé quelque chose de grave, d’important dont rien désormais ne saurait arrêter le développement. Mais, pour différentes raisons, je ne laissai pas libre cours à mes sentiments et à mes rêves, et enfermai au plus profond de moi-même les paroles que je venais d’entendre afin de cacher, jusqu’à l’heure voulue, ce qui ne devait pas encore voir le jour.

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Après avoir quitté Ivitzi, nous nous arrêtâmes un jour à Iasnaïa Poliana où, cette fois, l’humeur n’était pas gaie. Maria Nikolaïevna se disposait à faire route avec nous jusqu’à Moscou d’où elle devait se rendre à l’étranger pour y rejoindre ses enfants et tante Tatiana Aleksandrovna, qui aimait passionnément sa Machenka, était triste et silencieuse. Il lui en coûtait toujours de se séparer de celle qu’elle avait élevée depuis l’enfance, qu’elle aimait comme sa propre fille, et qui était si malheureuse avec son mari, le prince Valérian Pétrovitch Tolstoï, fils d’Élisabeth Aleksandrovna. J’étais troublée par l’attitude de Léon Nikolaïévitch envers moi, les regards soupçonneux de mes sœurs et de mon entourage. Ma mère semblait préoccupée. Le petit Volodia et Tania étaient fatigués et aspiraient à rentrer à la maison le plus tôt possible.

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