Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Première partie/Chapitre IV

Chapitre IV
Le bourg de Krasnoïé.

◄   Chapitre III Chapitre V   ►

Nous nous rendîmes à Krasnoïé avec des chevaux de louage attelés à la voiture que nous avait prêtée Maria Nikolaïevna. Nous n’y restâmes que peu de temps.
Je me rappelle l’église, le monument funéraire sur lequel je lus cette inscription : « PRINCESSE SOPHIE PETROVNA KOZLOVSKAIA, NÉE COMTESSE ZAVADOVSKAIA1. » J’imaginai clairement quelle avait été l’existence de ma grand’mère, combien elle eut à souffrir avec son premier mari, le prince Kozlovskii, un ivrogne qu’on l’avait contrainte à épouser, puis de sa liaison avec mon grand’père, Alexandre Mikhaïlovitch Isléniev. Combien dut lui peser la solitude, la vie à la campagne, ses maternités annuelles, la crainte constante de mon aïeul, cédant à sa passion pour le jeu, ne perdît toute sa fortune et ne fût obligé de quitter ses domaines, ce qui lui advint d’ailleurs peu avant sa mort.
Le vieux prêtre et le sacristain Fétis se rappelaient tous deux Sophie Pétrovna dont ils parlaient avec attendrissement. « J’ai pris sur moi la responsabilité de les marier en secret, nous confia le vieux prêtre, elle m’en priait depuis longtemps. Puisque je ne puis être la femme d’Alexandre Mikhaïlovitch devant les hommes, que je la sois au moins devant Dieu, me disait-elle. »
A propos du sacristain Fétis, on raconte que, quand on le portait en terre, il sortit de son cercueil et regagna sa demeure. Je vois encore sa maigre silhouette, ses cheveux gris claisemés qui pendaient en natte sur sa nuque. A Moscou, je ne vis jamais de sacristain portant des nattes, mais déjà plus rien ne m’étonnait, tandis qu’alors tout tenait du songe et de la féerie.


1. Grand-mère maternelle de Sophie Andréevna, première femme d’Alexandre Mikhaïlovitch Isléniev.

◄   Chapitre III Chapitre V   ►