Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Deuxième partie/Chapitre II

Chapitre II
Ce que m’a dit Léon Nikolaïévitch
dans les périodes où il écrivait.


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21 novembre 1876.


Liovotchka s’est approché de moi et s’est exclamé : « Que c’est ennuyeux d’écrire ! » Comme je lui demandais ce qu’il entendait par là, il m’a expliqué : « J’ai écrit que Vronskii et Anna sont descendus à Pétersbourg dans le même hôtel et dans le même appartement. Or c’est impossible. Il faut qu’ils habitent au moins deux étages différents. De là, la nécessité de couper les scènes, les entretiens, de modifier l’arrivée chez eux des différents personnages. Bref, il faut remanier ».

3 mars 1877.


Hier, Léon Nikolaïévitch s’est approché de sa table et, me montrant son manuscrit, il m’a dit : « Ah ! terminer ce roman (celui d'Anna Karénine) au plus vite et commencer autre chose ! Mon idée est maintenant si claire ! Pour qu’une œuvre soit bonne, il faut aimer en elle l’idée essentielle. Ainsi, dans Anna Karénine, j’aime l’idée de la famille ; dans Guerre et Paix, j’ai aimé l’idée de la nation telle qu’elle est née de la guerre de 1812. Dès aujourd’hui, je vois nettement que dans mon œuvre prochaine1, j’aimerai l’idée du peuple russe en tant que force usurpatrice. Selon Léon Nikolaïévitch, cette force s’exprime par la constante transplantation des Russes sur de nouveaux territoires en Sibérie méridionale, dans les nouvelles provinces du sud-est de la Russie, sur le fleuve Blanc, à Tachkent, etc.
De tous côtés nous sont parvenus des renseignements sur cette émigration. L’été dernier, lorsque nous résidions à Samara, Léon Nikolaïévitch et moi nous sommes rendus tous deux chez les Cosaques à quelques vingt verstes de notre ferme. Nous rencontrâmes tout un convoi, quelques familles, des enfants, des vieillards, tous de fort joyeuse humeur. Nous arrêtâmes un vieillard pour lui demander où il allait. « Nous quittons le gouvernement de Voronej pour les nouvelles terres, nous répondit-il. Voilà déjà longtemps que les nôtres sont partis sur l’Amour, ils nous écrivent de là-bas et nous allons les rejoindre. »
Cette rencontre avait alors vivement frappé et intéressé Léon Nikolaïévitch. En chemin de fer, il recueillit un autre fait. Une centaine de paysans originaires du gouvernement de Tambov sont partis de leur propre initiative pour la Sibérie. Lorsqu’ils furent arrivés à la steppe, non loin d’Irtich, on les avertit que la terre appartenait aux Kirghiz et qu’il était impossible de s’y établir. Ils allèrent plus loin. Là encore la terre était la propriété des Kirghiz et ils ne pouvaient s’y fixer à demeure. Comme il ne leur restait que peu de pain et pas d’argent, ils semèrent du blé, le récoltèrent, le battirent et poursuivirent leur chemin. Les années suivantes, ils firent de même jusqu’à ce qu’ils atteignissent la frontière chinoise. Les terres abandonnées par les Chinois-Mandchous s’étendent entre deux rivières. C’est là que s’établirent les paysans russes qui donnèrent aux rivières les noms des rivières de leur pays. Bien que ces terres fussent chinoises, ils les considéraient comme russes et maintenant ils les ont incontestablement conquises, non par guerre, non par effusion de sang, mais par le fécond labour du paysan russe. Il arrive bien aux Russes d’être attaqués de temps à autre par les Mandchous, mais ils ont construit une forteresse et se défendent.
Voilà, telle du moins que je l’ai comprise, quelle sera l’idée de son prochain ouvrage. Autour de cette idée maîtresse, viendront se grouper des idées et des personnages que lui-même ne voit pas encore clairement.

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Aujourd’hui en rentrant de sa promenade matinale, Léon Nikolaïévitch s’est écrié : « Comme je suis heureux ! » Je lui demandai ce qui le rendait heureux et il me répondit : « Toi d’abord et ensuite, ma religion. Ce n’est ni Bobrinskii2, ni la comtesse Aleksandra-Andréevna Tolstaïa3 qui m’ont converti par leur christianisme, mais bien le matérialiste Zakharine (docteur) et notre hôte d’hier Lévitskii. Le premier, par le sincère désir qu’il a d’être croyant, le second en me lisant des récits tirés de l’histoire russe considérée d’un point de vue nouveau, original, très beau, précisément du point de vue religieux. Voici comment il rapporte des faits historiques : jadis alors qu’ils n’étaient pas chrétiens, les Russes ne vivaient que pour la satisfaction de leurs besoins, mais Dieu les a châtiés, alors ils se sont convertis au christianisme et ont commencé à vivre pour leur âme… »
Cette lecture a vivement intéressé Léon Nikolaïévitch. Aujourd’hui, il m’a avoué que si cette terrible lutte religieuse qui se livre en lui depuis deux ans avait dû se prolonger encore, il n’aurait pas pu continuer à vivre. Il espère que le moment est proche où il deviendra un homme foncièrement religieux, non pas comme… (On m’a dérangée et je ne me rappelle plus ce que je voulais écrire.)

25 août 1877.


Léon Nikolaïévitch est parti à Moscou chercher un professeur de russe pour les enfants. L’esprit religieux s’affermit en lui. Comme au temps de son enfance, il récite quotidiennement sa prière ; les jours de fête, il assiste à la messe au sortir de laquelle il est cerné par les paysans qui l’interrogent sur la guerre4. Il fait maigre le mercredi et le vendredi et parle constamment de l’humilité d’esprit. Il ne permet à personne de juger autrui et arrête en plaisantant ceux qui tentent de le faire. Le 26 juillet, il est allé au désert d’Optine d’où il est revenu charmé de la vie que mènent les moines, les startsi, de leur culture et de leur sagesse.
Hier il m’a dit : « Une soupape s’est ouverte dans mon esprit, par contre, j’ai terriblement mal à la tête. » L’échec de la guerre de Turquie et la situation de la Russie le tourmentent beaucoup et il a passé toute la matinée d’hier à écrire sur ces questions. Le soir, il m’a dit qu’il savait quelle forme donner à ses idées et qu’il les exposerait dans une lettre au tsar. Qu’il écrive, bien que cela n’aille pas sans risques et qu’il soit impossible d’envoyer cette lettre.

12 septembre 1877.


« En temps de guerre, je ne puis écrire, déclare Léon Nikolaïévitch, Quand un incendie éclate dans une ville, tout le monde se précipite sur le lieu du sinistre et il est impossible de songer à rien d’autre. » Aujourd’hui, il est allé à la chasse au lévrier et de là, c’est-à-dire de la station de Lazarev, il s’est rendu dans sa propriété de Nikolskoïé pour affaires.

25 octobre 1877.


Léon Nikolaïévitch est allé à la chasse au lévrier. Il a passé toute la matinée à m’expliquer comment s’enchaînent les unes aux autres les idées pour son prochain ouvrage. Je ne saisis pas bien encore ce qu’il écrira et je crois que jusqu’ici, lui-même ne le voit pas clairement, mais je comprends que l’idée principale sera la force du peuple se manifestant exclusivement dans l’agriculture. Il m’a dit aujourd’hui : « J’aime beaucoup ce proverbe que j’ai lu hier : Un fils n’est pas un fils, deux fils, — c’est la moitié d’un fils, trois fils, — c’est un fils. Je le mettrai en épigraphe à mon livre. Je représenterai un père qui a trois fils. L’aîné est soldat, le second reste à la maison, quant au troisième, le préféré du père, il fréquente l’école et aspire à quitter la vie paysanne ce qui fait de la peine au vieux. Voilà pour commencer le drame de famille dans l’âme du paysan aisé. Je crois que par la suite, ce jeune paysan, qui n’est pas sans avoir fait quelques études, entre en contact avec des gens d’un milieu cultivé. Puis surviennent une série d’événements. Léon Nikolaïévitch raconte que dans la seconde partie, on verra un émigré, — le Robinson russe, — s’établir sur de nouvelle terres (les steppes de Samara) et inaugurer là une vie nouvelle en partant des besoins humains les plus élémentaires.
« Les mœurs des paysans sont pour moi particulièrement intéressantes et difficiles à comprendre — affirme Léon Nikolaïévitch. — Au contraire, dès que je commence à décrire l’existence des gens de ma classe, je me sens comme chez moi. »
Anna Karénine est sous presse et paraîtra bientôt en édition spéciale. Léon Nikolaïévitch a dit aujourd’hui : « Dans mon prochain ouvrage, j’exprimerai avec insistance la même idée. » Quelle idée ?

26 décembre 1877.


Le 6 décembre, à trois heures du matin, est né mon fils André. Cet événement semble avoir libéré de ses chaînes l’esprit de Léon Nikolaïévitch. La semaine dernière, il s’est mis à écrire dans un gros cahier un ouvrage philosophico-religieux. Je ne l’ai pas encore lu, mais aujourd’hui, Léon Nikolaïévitch a déclaré à son frère Serge : « Ce que j’écris dans ce cahier a pour but de prouver l’absolue nécessité de la religion. »
Je note parce que je l’aime l’argument qu’il invoque en faveur du christianisme contre ceux qui prétendent que les lois sociales — celles des socialistes et des communistes — sont d’une inspiration et d’une portée morales plus hautes que les lois chrétiennes : « Sans la doctrine chrétienne enracinée en nous depuis des siècles et sur laquelle est fondée toute notre vie sociale, il n’existerait ni lois morales, ni lois d’honneur, ni désir d’une répartition plus équitable des biens terrestres, ni aspiration vers le bien et l’égalité. »
L’humeur de Léon Nikolaïévitch change beaucoup avec les années. Après un long combat entre le désir de croire et l’incrédulité, il a fini par trouver la paix cet automne. Il observe le jeûne, va à l’église et prie Dieu. Quand on lui demande pourquoi ce sont précisément ces rites qu’il a choisis pour pratiquer sa religion, il répond : « Je voudrais accomplir tous les rites institués par l’Église et je m’y efforce, mais pour le moment, je me borne à observer ceux que je puis observer. » A chaque instant, il nous pose des questions comme celles-ci : « Iras-tu te confesser ? — Oui. — Le prêtre te demande-t-il si tu as observé le carême ? — Oui, il me le demande. — C’est donc qu’il le faut observer ou mentir. »
Le caractère de Léon Nikolaïévitch se modifie aussi de plus en plus. Bien qu’il ait toujours été modeste et peu exigeant, sa modestie, son humilité, sa patience ne font que croître. La lutte intérieure qu’il a entreprise depuis sa jeunesse en vue de son perfectionnement moral est couronnée d’un plein succès.

8 janvier 1878.


« Il m’arrive quelque chose  d’analogue à ce qui m’est arrivé lorsque j’écrivais Guerre et Paix, — vient de me dire Léon Nikolaïévitch, et son sourire, d’où la gaieté n’était pas absente, exprimait que lui-même n’était pas convaincu de ce qu’il allait dire. — Au moment de décrire le retour des décembristes, après leur exil en Sibérie, j’ai éprouvé le besoin de remonter jusqu’à l’origine de l’insurrection du 14 décembre, puis à la jeunesse et à l’enfance de ceux qui prirent part à ce mouvement. Ensuite, je me suis laissé entraîner par la guerre de 1812. Comme cette guerre est liée aux événements de 1805, c’est à cette date que mon œuvre commence. » Actuellement, Léon Nikolaïévitch s’intéresse à l’époque de Nicolas Ier et surtout à la guerre turque de 1829, et l’étude de cette période l’a conduit à s’intéresser à l’avènement au trône de Nicolas Pavlovitch et à l’insurrection du 14 décembre.
Il m’a dit encore : « Tous ces événements se passeront sur l’Olympe. Nicolas Pavlovitch apparaîtra parmi la haute société, tel Jupiter parmi les dieux, tandis que les paysans se transplanteront dans les gouverments de Samara et d’Irkoutsk. Un de ceux qui ont participé au complot partagera la vie des émigrants, ainsi se produira le heurt entre le moujik et la haute noblesse. »
« De même qu’il faut un fond à un dessin, a-t-il ajouté, de même il faut à mon œuvre un fond que me fourniront mes dispositions religieuses actuelles. Comment cela sera-t-il possible ? demandai-je. — Si je le savais, m’a-t-il répondu, je n’aurais pas besoin d’y réfléchir. Par exemple, considérer cette insurrection du 14 décembre sans condamner personne, pas plus Nicolas Pavlovitch que les conspirateurs, les comprendre les uns et les autres et se borner à les dépeindre. »

1er mars 1878.


Léon Nikolaïévitch passe tout son temps à se documenter sur l’époque de Nicolas Pavlovitch. Il est plongé dans l’histoire des décembristes qui l’intéresse. Il s’est rendu à Moscou d’où il a rapporté une quantité de livres. Parfois la lecture de ces mémoires l’émeut jusqu’aux larmes. Aujourd’hui, il a été appelé à Serguiéevskoïé pour les secours à distribuer aux familles des territoriaux.

18 décembre 1879.


Léon Nikolaïévitch écrit sur la religion, l’interprétation des Évangiles et la désunion de l’Église et du christianisme. Il passe ses journées à lire, fait maigre le mercredi et le vendredi bien que Zakharine le lui ait défendu en raison de maux de tête qui semblent provenir de mauvaises digestions.
Tous ses propos sont pénétrés de la doctrine du Christ.
Il est d’humeur calme, silencieuse, recueillie. Il a renoncé aux Décembristes et, en général, à toute son activité antérieure qui correspondait à d’autres dispositions d’esprit. « Si je me remets à écrire, dit-il parfois, j’écrirai des choses tout autres. Les œuvres que j’ai composées jusqu’à présent ne sont que des études. »

31 janvier 1881.


Iouriev, le rédacteur de la Pensée russe, est venu nous voir. Après le repas, conformément à une vieille habitude, Léon Nikolaïévitch prit avec lui un verre de thé et s’en fut dans son bureau où il travaille d’ordinaire depuis le déjeuner jusqu’au dîner (de midi à cinq heures). Je restai seule avec Iouriev qui me demanda pourquoi Léon Nikolaïévitch avait renoncé à écrire les Décembristes. Je ne m’étais moi-même jamais clairement rendu compte des raisons pour lesquelles il avait abandonné ce travail. Cette question m’ayant incitée à réfléchir, j’évoquai à haute voix et avec animation mes souvenirs. « Votre récit est précieux ! s’exclama Iouriev, il faut absolument le noter. »
J’obéis à Iouriev et écris :
Léon Nikolaïévitch ne travaille sérieusement que l’hiver. S’étant laissé entraîner par la lecture des documents qu’il avait amassés sur les décembristes, l’été arriva avant qu’il eût commencé à écrire. Afin de ne point perdre de temps et d’utiliser ses forces, Léon Nikolaïévitch se mit à faire de longues promenades sur la grande route de Kiev qui passe à deux verstes de chez nous et que fréquentent, à cette saison, une multitude de pélerins qui, venant des extrémités de la Russie et de la Sibérie, se rendent en pélerinage à Kiev, Voronej, Troïtza, etc…
Estimant qu’il ne possédait pas à fond la langue russe, Léon Nikolaïévitch décida qu’il consacrerait cet été à l’étude du langage populaire. A cette fin, il causait avec les pélerins et les voyageurs et inscrivait dans un cahier tous les mots, les dictons, les idées et les locutions des gens du peuple. Ce travail le conduisit à un résultat inattendu.
Jusqu’aux environs de 1877, les sentiments religieux de Léon Nikolaïévitch restèrent assez hésitants et voisins de l’indifférence. L’incrédulité ne fut jamais totale, mais il n’avait pas non plus de foi bien définie, ce qui lui était une cause de tourments. (Il a écrit sa confession religieuse au début de son nouvel ouvrage).
Entré en contact plus étroit avec les gens du peuple, Léon Nikolaïévitch fut frappé de la foi solide, claire, inébranlable qui animait ces pélerins et ces voyageurs. Sa propre incrédulité lui inspira un véritable effroi et, de toute son âme, il s’engagea sur cette voie que suivait le peuple. Désormais, il fréquenta l’église, observa le jeûne, pria et accomplit tous les rites religieux. Cela pendant assez longtemps.
Pourtant Léon Nikolaïévitch ne tarda pas à se convaincre que la source du bien, de la mansuétude et de l’amour ne se trouve pas dans l’enseignement de l’Église. Voici ses propres paroles : « Lorsque j’aperçus les rayons, je voulus remonter jusqu’à la source de la lumière et j’ai vu clairement que celle-ci résidait dans le christianisme et dans les Évangiles. » Voilà pourquoi il rejette délibérément toute autre influence.
« Le christianisme vit dans les traditions. Il est inconsciemment mais solidement enraciné dans l’âme du peuple. » Je rapporte ici ses propres expressions.
C’est avec terreur que Léon Nikolaïévitch découvrit peu à peu la désunion de l’Église et du christianisme. Il s’aperçut que l’Église avec lié partie avec le gouvernement et conspirait secrètement contre le christianisme. L’Église en célébrant la victoire remercie Dieu pour le sang ennemi versé, alors qu’il est dit dans l’Ancien Testament : « Tu ne tueras point, » et dans l’Évangile : « Aime ton prochain comme toi-même. » L’Église tolère et va même jusqu’à encourager le serment. Le Christ a dit : « Tu ne jureras pas. » En créant des rites dont l’observance assure aux hommes le salut, l’Église fait obstacle au christianisme. La doctrine du règne de Dieu sur terre est éclipsée, car les hommes sont fermement convaincus qu’ils seront sauvés par le baptême, la communion, les jeûnes, etc.
C’est dans ces dispositions que Léon Nikolaïévitch commença d’étudier, de traduire et de commenter les Évangiles. Voilà deux ans qu’il se consacre à ce travail dont il n’a fait jusqu’ici que la moitié. Mais il se sent l’âme heureuse et la lumière s’est faite en lui. C’est ainsi qu’il s’est exprimé. A cette lumière, sa conception du monde a changé. Il voit les hommes avec d’autres yeux. Auparavant, il ne comptait qu’avec un petit nombre de personnes, avec ses parents et ses proches, maintenant, tous les hommes sont devenus ses frères. Naguère, il considérait comme siennes ses propriétés et sa fortune, aujourd’hui, il comprend qu’il faut donner à quiconque est pauvre et tend la main.
Chaque jour, entouré de livres, il s’assied à sa table et peine jusqu’au dîner. Sa santé s’est notablement affaiblie, il souffre de la tête et, et hiver, il a maigri et blanchi.
Certes, il est loin d’être aussi heureux que je l’aurais voulu, mais il est devenu plus calme, plus recueilli, plus taciturne. Il n’a presque plus jamais ces accès de vivacité et de gaieté qui faisaient la joie de tout son entourage. J’attribue cela à la fatigue causée par un travail intense et pénible. Que le temps est loin où il décrivait le bal ou la chasse dans Guerre et Paix ! Alors il était en proie à une joyeuse excitation, comme s’il eût lui-même pris part à toutes ces réjouissances.
On ne saurait contester qu’il a acquis le calme et la sérénité d’âme, mais l’infortune, l’injustice, la misère, la méchanceté des hommes sont pour lui des causes de souffrance. Il lui est douloureux de voir ses semblables enfermés dans les prisons. Cela agit sur son âme impressionnable et consume ses forces.


1. Il s’agit des Décembristes que Léon Nikolaïévitch commença d’écrire en 1863. Ce roman ne fut jamais achevé.
2. Arrière-petit-fils de Catherine II et du comte Grigorii Orlov. Riche propriétaire foncier. En 1873, il vint à Iasnaïa Poliana et professa sa foi en les doctrines de Reedstok selon lesquelles nous sommes sauvés, non par les œuvres, mais par la foi. Cette doctrine était alors en grande faveur dans les cercles aristocratiques pétersbourgeois.
3. C’est à Moscou, pendant l’hiver 1855-1856 que Léon Nikolaïévitch fit connaissance de la comtesse Aleksandra Andréevna Tolstaïa (Alexandrine) avec laquelle il resta très lié toute sa vie. La correspondance qu’ils échangèrent entre les années 1857-1903, comprenant cent dix-neuf lettres de Tolstoï et soixante-six réponses de la comtesse, a été publiée en 1911.
4. Guerre avec la Turquie (1877-1878).

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