Journal de bord du Fontenoy - Dans le port
5 décembre 1901. — « Vous savez, nous rentrons dans le port… »
Cette phrase à effet lancée à pleine voix, Marnier, l’homme à nouvelles du bord, vient s’asseoir, important et froid, à la table du carré encombrée des journaux de la timonerie, des derniers numéros des « Tablettes » et des reliefs du petit déjeuner.
Nous rentrons dans le port !… Ah ! ah ! tout le monde a dressé la tête. On se lève, on entoure Marnier : d’où tient-il ça ?… Quand rentrerons-nous ? Pour combien de temps ? .. Et déjà la nouvelle fait le tour du bateau, passant de l’office du carré au bureau du détail, courant au poste des fourriers, chez les maîtres, chez les seconds maîtres ; volant dans la batterie, où l’équipage prend la tenue du jour, et puis descendant dans les fonds, jusqu’au compartiment des dynamos, à la cambuse, dans la chaufferie…
D’un effet certain, la phrase, oui ; mais aussi d’effets très divers selon l’âge, le grade, la position.
Enchantés, les jeunes officiers, enseignes et aspirans, qui auront plus de liberté, qui prendront la bicyclette pour venir à bord, au lieu du canot-major où l’on s’entasse, courbant le des sous les embruns, qui auront chambre en ville, qui auront… hum ! — Bref, enchantés, les jeunes officiers.
Enchantés, les autres aussi, les lieutenans de vaisseau, les mécaniciens principaux, gens établis, rassis, qui se voient déjà installés, le soir venu, au coin du feu familial, tandis que leur héritier récitera sa leçon du collège et qu’ils donneront gravement des conseils de style à la jolie fillette aux yeux rieurs, aux cheveux blonds dans le dos, la fillette « qui va au cours… »
Enchanté encore, et surtout, l’équipage,.. mais avec des nuances. Les maîtres chargés, les vieux seconds maîtres, calculent que, si le service sera moins rude, ils ne seront pas beaucoup plus libres qu’en rade où ils ont déjà licence d’aller à terre un soir sur deux. Mariés aussi, pères de famille, Bretons breton-nans, ils sont peu curieux de semer leur bon argent dans les cabarets… Et quels cabarets encore !… des cabarets de Cherbourg, des cabarets normands !
D’autres, — la foule des bons mathurins, — y regardent de moins près : le cidre est aussi bon ici qu’à Brest ; on ne peut pas dire le contraire. Le petit verre y racle aussi bien le gosier. Et puis, quoi ?… Les filles des débits de la rue de l’Abbaye ne sont pas plus farouches que celles des bouchons de Recouvrance, n’est-ce pas ?… Alors !… Avec cela, plus de ces canotées de longueur d’où l’on sort moulu et trempé à la fois ; plus de quarts de nuit ; plus de ces tristes balades dans le noir, sous la bise aigre, le cou dans les épaules serrées… Et les exercices ? Ah ! bien oui, les exercices !… Finis, les exercices ! Et au surplus, c’est assez amusant, le port, l’arsenal : on voit du nouveau, on se promène le nez en l’air au milieu des grandes bâtisses imposantes, les bureaux, les magasins, les ateliers pleins d’énormes machines qui grincent et qui grondent comme des bêtes mauvaises ; on voit les bateaux neufs où des quantités d’ouvriers tapent à tour de bras sur les têtes retentissantes, et aussi les vieux, qui sont en réserve, silencieux, mornes, pleins de souvenirs pourtant : les anciens cuirassés où le père, le frère aîné, ont été embarqués, du temps de l’amiral X… Ah ! oui, c’est amusant, le port !
Remontons, maintenant. De cette nouvelle à sensation qui met tout le Fontenoy en rumeur, que pensent les autorités, le commandant, le second ?…
Hem !… Ici les choses se compliquent. Assurément, c’est une grande douceur, cette paix relative qui succède brusquement à la fièvre du service d’escadre, aux appareillages, aux évolutions, aux tirs ; cette tranquillité d’esprit après l’inquiétude des signaux échangés, l’anxiété des regards fixés sur l’amiral ; ce calme même, ce calme absolu de la mer dans les bassins fermés, après ; la perpétuelle agitation d’une rade où pénètrent la houle et le clapotis du large… Tout cela est bien séduisant : c’est la détente, c’est le repos… Mais, — ah ! que de mais ! — mais, d’abord, ce repos, il s’en faut de peu qu’on ne vous le reproche, et vous vous le reprochez vous-même : se reposer quand on commande, quand on est en escadre ! Hé, là ! y pensez-vous ? On doit être infatigable. S’éloigner de la force navale avec laquelle on faisait corps, ne plus vivre de sa vie puissante, compromettre ce rigoureux entraînement de l’instrument de combat qui vous est confié ; ne plus être le « bâtiment prêt à toute mission, » quelle déchéance, quelle chute !… Et, s’il est clair que vous ne rentrez dans l’arsenal que pour les plus fortes raisons, des raisons que vos chefs ont eux-mêmes fait valoir, du moins la bienséance exige que vous soupiriez comme sur un contretemps fâcheux, sur une épreuve inévitable.
Il faut l’avouer aussi : à rester longtemps dans l’arsenal, « bord à quai » avec la planche à terre, la forte discipline du bâtiment s’affaiblit, l’aiguillon de la vigilance s’émousse, le sentiment de la responsabilité se perd. Sans penser à mal, chacun en prend plus à l’aise avec la correction, avec la ponctualité, avec la tenue, depuis l’officier de quart, qui oublie son ceinturon ou n’apparaît plus que pour les mouvemens importans de l’équipage, jusqu’au dernier matelot, qui garde un gris sale sous prétexte d’une vague corvée à l’extérieur, chausse des galoches, monte à l’appel d’un pied nonchalant et s’aligne les mains dans les poches.
Le commandant, le capitaine de frégate, savent bien tout cela et il est entendu que le Fontenoy et le Béveziers feront le service comme en rade : mêmes consignes, mêmes mouvemens, mêmes exercices (et cela fera déchanter un peu nos gens). Seulement, sera-ce facile ?… Les travaux qu’on va entreprendre à bord pourront-ils être menés de front avec les branle-bas de combat, les « postes de veille contre les torpilleurs, » etc., etc. ?
6 décembre. — Il est 9 heures ; le temps est brouillé, mais doux. Dès le jour, les lourds marins vétérans sont venus couvrir le pont d’aussières et de câbles. Nous, nous avons mis à la mer nos embarcations, rentré les bossoirs et les tangons[1], démonté nos échelles de coupée, fermé les sabords voisins des deux plages ; bref, toutes précautions sont prises pour que rien « n’accroche » dans les étroites coupures des darses où nous allons passer. L’équipage est aux postes d’appareillage, la machine balancée, la barre à vapeur prête à fonctionner.
Ce n’est cependant pas avec nos seuls moyens que nous rentrerons dans l’arsenal : un robuste petit vapeur, la Divette, prendra notre remorque à l’avant ; un autre, plus faible, s’attellera derrière pour faire frein, si notre éperon menaçait un quai de trop près. Deux grosses chaloupes à vapeur nous encadrent à tribord et à bâbord, qui porteront les amarres et qui, au besoin, appuyant leur étrave sur nos flancs cuirassés, nous aideront à tourner sur place. Et tous ces mouvemens, c’est la direction des mouvemens du port qui les ordonne, les fait exécuter, en prend la responsabilité. Le sous-directeur, un capitaine de frégate, est là, sur la passerelle. Notre commandant assiste à l’opération en simple spectateur.
Ça y est-il ?… Parés partout ?… En route ! L’aussière qui nous retient sur le coffre du corps mort est larguée ; la Divette met sa machine en avant et nous l’aidons de la nôtre à petite allure. Le Fontenoy'', doublant par le sud les quatre coffres de la régulation des compas, passe devant le Formigny ; puis devant le stationnaire, le buffle ; enfin, le cap déjà sur l’entrée du port, devant la grande cale de construction en fer, une sorte de galerie des machines, où s’élève lentement la carcasse ajourée du Jules-Ferry : 10 heures vont sonner au moment où nous franchissons les musoirs de l’avant-port, et aussitôt, comme il s’agit de nous amarrer dans le bassin Charles X, « stop la machine de tribord ! Stop aussi la Divette ! Et tout à droite, la barre, pour tourner court, cap au nord ! Hale sur les aussières de tribord devant et bâbord derrière ! Hardi, garçons ! Allons, souque un coup !… Hé, toi, le Becquet, mets-nous une autre aussière sur le coffre du nord-ouest ! Toi, la Saire, pousse sur la hanche de tribord du bateau ! Ensemble, garçons, ensemble !… Ne mollissez pas !… »
Et c’est un tohu-bohu d’appels, de cris rauques, de sifflets aigus, de piétinemens de sabots sur les plages sonores ; de grincemens de câbles qui se déroulent, se tendent, dégouttans d’eau… Quel vacarme ! Et quelle confusion !…
Confusion ? Point du tout. Tout cela est réglé, au contraire. Trois minutes après, le pont roulant de la darse Charles X s’effaçant juste à propos, le Fontenoy franchit lestement la coupure et, à 11 heures du matin, le voilà tenu le long du quai, à quatre aussières et deux chaînes. Avec cela, il peut venter !…
Eh bien ! nous y sommes, dans cet arsenal, nous y sommes… Et voici la planche à terre que les vétérans installent. Du coup, le capitaine d’armes se précipite et « pose » un factionnaire sur le quai, un vrai factionnaire, armé d’un mousquet, s’il vous plaît. Et tout le monde va déjeuner de bon appétit.
7 décembre. — Mais, voyons, qu’y a-t-il donc à faire à ce brave Fontenoy ? Des modifications aux grosses pièces, sans doute, car, à peine étions-nous à poste, hier, qu’une équipe d’ouvriers d’artillerie s’est présentée pour travailler dans nos tourelles… Dans nos tourelles, hélas !… Oh ! nos cuivres, nos bronzes polis, nos aciers étincelans, nos peintures d’émail, nos linoléums immaculés, finement bordés de laiton… Quel désastre ! Quel ravage !… Vous rappelez-vous, Noirmont, cette tranche de culasse qui semblait un miroir antique et où la gentille petite femme de Cozian, le chef de pièce, mirait en riant ses yeux bruns et sa coiffe à papillons blancs, le jour de la fête du Fontenoy ?
Enfin, que voulez-vous ?… Nous en serons quittes pour recommencer. Et si c’était tout ! Mais non : il y a le blockhaus ; le blockhaus, encore une de nos petites fiertés !… Voici précisément les ouvriers des constructions navales qui arrivent, ce matin, pour tout détruire. On veut l’agrandir, ce blockhaus cuirassé, poste du commandant pendant le combat, car, peu à peu, on y avait mis tant d’appareils nouveaux et tant de monde pour desservir ces appareils que le commandant lui-même ne savait plus où se tenir…
Et puis, quels travaux encore ?… Eh bien ! une foule d’améliorations que l’expérience de la navigation et des exercices de combat recommande : dalots de mer dans la batterie, appareils téléphoniques pour les communications, organismes de manœuvre à bras pour la barre, tuyautages d’eau et de vapeur (il y en avait pourtant beaucoup déjà !…)
Je ne dis rien des réparations périodiques et obligées, résultant de l’usure normale : calfatage du pont, remplacement du linoléum des plages ; retouches du gréement, des embarcations, du menu matériel d’armement ; visite et épreuves des chaudières, des machines, des munitions de combat… Enfin, et la plus nécessaire de toutes, la réparation de la peinture de carène, d’où dépend en grande partie la vitesse du bâtiment…
9 décembre. — J’ai profité de quelques heures de liberté pour refaire connaissance avec l’arsenal de Cherbourg. Peu de changemens : une cale sèche qu’on allonge et dont on refait le bajoyer. C’est une étrange chose que le « progrès » en marine ; je veux dire le progrès des déplacemens. Tous les types s’agrandissent, s’allongent de façon démesurée, parce qu’on demande trop à chacun. Voici, par exemple, les croiseurs cuirassés : on veut qu’ils aient tous les genres de puissance, vitesse et rayon d’action, blindage et canons, si bien qu’on ne voit plus en quoi ils différeront des cuirassés d’escadre et que, finalement, ces croiseurs ne croiseront plus.
Tant il y a que pour satisfaire à la fois les deux écoles, celle qui ne rêve que combats d’escadre et celle qui n’a d’estime que pour les croisières du large, il a fallu porter le déplacement de ce type hybride à 12 000, à 13 000 tonnes, même, et la longueur à près de 150 mètres. Et, du coup, on n’a plus trouvé ni cales pour les construire, ni bassins de radoub pour les recevoir quand il faudra réparer leurs œuvres vives. Point d’hésitations, du reste : on a édifié de nouvelles cales ; celle du Jules-Ferry, somptueuse, coûte plusieurs millions, que l’on ne retrouve pas au budget, disent les fureteurs. On allonge les anciens bassins, on en creuse de nouveaux. Ici même, sur la jetée du nouvel avant-port, on en greffera un de 200 mètres. Soyons prévoyans !
Nos pères ne le furent pas assez : je remarque que, dans cet arsenal de Cherbourg, où tout est « venu d’un seul jet de fonte, » l’orientation des bâtimens à terre, des bassins de radoub, des cales de construction est toujours la même, le Nord Nord-Ouest, à peu près. Si l’on tient compte de la position en flèche qu’occupe ce grand établissement militaire sur un saillant de la côte, de l’insuffisance de ses avancées et des facilités qu’il offre à l’ennemi pour un bombardement ; si l’on observe, en outre, que les trajectoires des projectiles actuels sont tendues au point que les angles de chute, même aux grandes portées, ne dépassent pas quelques degrés, on est bien obligé de conclure au danger de cette direction systématique donnée aux plus importantes constructions, qui seront enfilées de bout en bout par les gerbes d’obus, tandis que toutes les autres, rangées sur la perpendiculaire à l’axe principal, formeront des écrans successifs recueillant les éclats.
12 décembre. — Un des bassins de la darse Napoléon III sera libre demain. Nous y rentrerons après-demain à la marée.
Cette darse Napoléon III, beaucoup plus grande que celle de Charles X, devient cependant insuffisante. C’est le centre de l’arsenal, la darse des premiers arméniens, des radoubs, des refontes. On y voit le Henri IV, qui s’achève, le Furieux, que l’on démolit pour le rajeunir ; le Tourville, qui, de beau croiseur, mais déjà vieux, va devenir « charbonnier » et suivra humblement les escadres qu’il devait précéder jadis… Tout à l’heure, il y avait le Requin, encore un garde-côtes modernisé à grands frais, à trop grands frais, disent quelques-uns, qui goûtent peu le vieux-neuf et voudraient qu’au lieu d’être en arrière, nous fussions toujours en avance d’un type…
Sur le côté ouest de la darse, où l’on avait ménagé autrefois des « plans inclinés » pour hisser et radouber à sec les petits bâtimens, on a installé depuis peu le service des sous-marins… Ah ! ah ! les sous-marins ! Ça marche, ces sous-marins ; ça marche… Et ça marcherait bien mieux encore si, depuis douze ou quinze ans que nous travaillons la question, nous avions aiguillé résolument sur la voie du « submersible. » Oui, le torpilleur submersible, voilà ce qu’il nous faut, et le plus tôt possible, pour pouvoir nettoyer le Pas de Calais et en rester maîtres pendant quarante-huit heures.
13 décembre. — J’ai découvert dans la bibliothèque du port une monographie de l’arsenal, où je trouve d’assez curieux détails sur l’inauguration de la darse Napoléon III. Ce port de Cherbourg, que ne doit-il pas aux « tyrans ? » La digue, à Louis XVI, à Napoléon Ier, à Charles X ; l’avant-port, à Napoléon Ier ; à Charles X, un premier bassin ; à Napoléon III, un deuxième, Louis XVIII et Louis-Philippe brochant sur le tout. Ce n’est pas ici qu’on pourrait dire comme ce vieux capitaine de vaisseau, homme à boutades spirituelles : « Il n’y a eu en France qu’un souverain qui ait aimé la marine,… on lui a coupé le cou. » — Non, Louis XVI n’est pas le seul qui ait beaucoup fait pour Cherbourg, et la troisième République, reconnaissons-le, a prouvé l’intérêt qu’elle porte, — tout à l’heure encore 27 millions de travaux accordés, — à l’arsenal de la Manche. Quel dommage, seulement, qu’on n’ait jamais compris que ce n’est point un arsenal qu’il faudrait ici, mais une base d’opérations ! Que de dépenses on se serait épargnées pour des cales de construction, pour des ateliers coûteux, pour de vastes magasins, le tout ramassé sur le point de la côte le plus vulnérable !…
Quant à l’inauguration du bassin Napoléon III, voici : c’était en 1858, juste un siècle après la prise de Cherbourg et la destruction du petit arsenal de Louis XV par les Anglais, au début de la guerre de Sept ans. Y avait-il quelque coquetterie historique dans le choix de la date ? Je l’ignore ; en tout cas, l’idée parut audacieuse de convier la reine Victoria à célébrer le développement du port de guerre français qui occupe une position si nettement offensive contre la côte anglaise. La reine accepta cependant. Elle vint à Cherbourg avec le prince-consort, ses ministres et une belle escadre. La nôtre était aussi puissante : c’était le temps où nous étions toujours en avance d’un type. Au milieu des allégresses officielles et des politesses protocolaires, les toasts, que l’on attendait avec impatience, comme aujourd’hui, retinrent vivement l’attention. Napoléon III ne craignit pas de signaler les efforts que faisaient « quelques-uns » pour réveiller d’anciennes rancunes et semer des défiances nouvelles entre les deux grandes nations, alliées de la veille. Du moins la sagesse des deux gouvernemens ne manquerait point d’écarter tout péril… Albert de Saxe-Cobourg, dont les sentimens peu sympathiques à la France étaient connus, répondit au nom de la reine par des phrases évasives et ne s’associa qu’avec réserve aux espérances que formulait le souverain français sur la durée de l’entente cordiale. Les affaires italiennes donnaient déjà de l’ombrage au gouvernement britannique. Moins de deux ans après, éclatait chez nos voisins la crise d’épouvante, le « tumulte gaulois, » qui faisait couvrir de fortifications les côtes de la Manche, doubler la flotte, armer 100 000 volontaires…
14 décembre. — On nous avait placés hier devant le seuil du bassin de radoub no 3. Aujourd’hui nous y voici rentrés. Tout à l’heure, on a mis en place le bateau-porte, et, tandis que le Fontenoy se rangeait exactement dans l’axe de cette grande cuve, de puissantes pompes à vapeur ont commencé d’épuiser l’eau. On maintenait le bâtiment bien au milieu et bien d’aplomb tandis qu’il descendait, jusqu’à ce qu’enfin il se soit échoué de tout son long sur les dés en granit qui garnissent le fond du bassin. Le niveau de l’eau s’abaissant toujours, il a fallu soutenir le bâtiment des deux côtés : c’est l’affaire des accores, fortes poutrelles qui s’appuient, d’un bout à nos flancs, de l’autre aux parois de la cuve. Et cependant que les ouvriers du port s’activent à cette besogne, nos hommes, à deux ou trois sur une foule de petits radeaux, brossent la carène encore ruisselante pour détacher les mousses, les petits coquillages, tout un monde parasitaire…
C’est un curieux spectacle que celui d’un cuirassé au bassin ; on ne se doute pas de l’énormité du monstre quand on ne l’a pas vu à sec : telle une baleine échouée à la rive étonne encore le pêcheur expérimenté qui n’avait aperçu que ses évens, son dos luisant entre les lames, sa queue fouettant l’écume…
Descendons par les escaliers latéraux de la cuve ; passons sous la voûte arrière du Fontenoy, au-dessous même du gouvernail et des deux grandes hélices immobiles ; glissons-nous jusque sous le ventre humide du mastodonte… Quelle saisissante impression d’étouffement, d’écrasement ! Et aussi, c’est singulier de penser qu’il y a encore tant de vie, tant d’énergie qui se développe dans les flancs de cet énorme corps paralysé ; car tous les services intérieurs fonctionnent comme si nous flottions, l’eau nécessaire aux chaudières en activité nous étant fournie par des conduites de distribution de l’arsenal, dont les bouches sont semées le long des bassins de radoub. On installe même des prises d’eau spéciales pour pouvoir noyer les soutes à poudre, en cas d’incendie, par les mêmes moyens que lorsque le bâtiment est à flot.
Autre surprise : la multitude des trous percés dans cette carène ; et quels trous !… où un homme passerait aisément, par exemple ceux de l’aspiration et du refoulement de l’eau destinée à condenser la vapeur qui vient de travailler sur les pistons… et tant d’autres ! De sorte que la mer pénètre partout dans l’intérieur de cette coque qu’il semble qu’on ait pris tant de soin de lui interdire : oui, mais si bien contenue, si habilement canalisée !…
17 décembre. — Entre 5 heures et 5 heures et demie, quittant le bord pour aller en ville, je suis le flot d’employés, d’ouvriers qui sortent de l’arsenal, leur journée finie. La nuit est presque close sous un ciel bas et gris ; un mauvais vent de Sud-Est, âpre, froid, chasse en longues traînes noires, piquées d’étincelles, les fumées des fonderies, des grandes forges. Çà et là, de vives lumières dans les carreaux : une dernière chaude, une coulée qu’on achève ; mais tout s’éteint bientôt, le silence tombe sur la grande ruche, un grand silence, qui étouffe le piétinement monotone des galoches sur les pavés.
Point de causeries dans ces files serrées ; à peine quelques mots brefs. On s’en va, le menton bas dans le cache-nez roulé, les mains enfoncées dans les poches, à l’épaule le filet qui contient la marmite de fer-blanc et les deux bouteilles de cidre… On s’en va d’un pas vif, on s’en va à la maison.
— Hé ! C’est vous, Labove ?… Eh bien ! encore une de finie !…
Labove est le « surveillant technique » de l’atelier de la peinture. Surveillant technique ! adjoint technique ! Autrefois on disait tout simplement contremaître, maître entretenu… Mais, diable !… « technique » est bien plus relevé ; « technique » a quelque chose de… de… Ils ne savent pas bien au juste, et c’est ce qui leur fait le plus de plaisir. « Technique ! » Remarquez-vous que depuis que l’on dit tant de mal du grec, tout le monde veut s’en servir ?…
Enfin Labove est le surveillant technique que l’atelier de la pointure nous a envoyé pour vérifier l’état de notre carène. Nous sommes d’ailleurs de vieilles connaissances, car voilà la troisième fois qu’il donne ses soins aux œuvres vives du Fontenoy.
— Mon Dieu ! oui, capitaine, me répond-il, encore une qui ne doit rien à personne, et… en route pour chez nous ! C’est pas trop tôt !…
— Au fait, Labove, dites-moi donc quelles sont les heures où commence et où finit le travail des ouvriers ?
— Voici, capitaine : maintenant que les ouvriers sont censés déjeuner chez eux avant de venir à l’arsenal, ils rentrent le matin entre 7 heures et 7 heures un quart, commencent leur travail vers 7 heures et demie, le terminent à 5 heures et sortent à 5 heures un quart.
— Commencent-ils vraiment à 7 heures et demie ? Nous ne les voyons guère venir à bord qu’à 8 heures.
— Ah ! c’est qu’il faut le temps de prendre les vêtemens de fatigue à l’atelier et puis le temps d’aller de l’atelier au bâtiment. De même, le soir, on part du bord un peu avant l’heure, parce qu’il faut bien se laver, s’habiller, remettre le matériel à l’atelier.
— Bon !… mais le dîner ?
— Le dîner ? voilà : ça ne devrait durer que quarante minutes, et ça dure près d’une heure ; il faut, n’est-ce pas ? se laver les mains auparavant, aller au réfectoire, après avoir pris à la coquerie la marmite qu’on y avait laissée le matin… Tout cela prend du temps ; on traînasse un peu, naturellement, surtout pour revenir à l’atelier, ou au chantier, ou au bateau…
— Voyons, en somme, dans la saison d’hiver, — car je sais qu’en été la journée dure davantage, — en hiver travaille-t-on huit heures, huit bonnes heures par jour ?
— Heu ! capitaine, c’est tout juste !… sept heures et demie plutôt… Et d’ailleurs, ce n’est pas tant ça ! Si ça marchait bien pendant les sept heures et demie !… Mais, dès que nous avons le dos tourné, nous autres surveillans, ça ne va guère. Et encore, même quand nous regardons, c’est une misère, capitaine, parce que, voyez-vous, nous n’avons pas assez d’autorité : nous ne pouvons pas punir… Ainsi moi, tenez, aujourd’hui, j’aurais eu occasion de punir un de mes hommes : il ne f… ichait rien, ce gaillard-là ; il y avait un bon moment que je m’en apercevais… Et je le lui ai dit ; et il m’a répondu. Il n’avait pas tort, comme de juste ; c’était l’ouvrage qui avait tort, ou moi, peut-être bien aussi. Alors je me suis dit : faut-il aller prévenir l’adjoint technique, le chef d’atelier ? Mais il me fera faire un rapport écrit, et puis il fera le sien à M. l’ingénieur, et puis M. l’ingénieur fera le sien au chef de section, et celui-ci à M. le directeur, et puis, mon bonhomme, savez-vous ce qu’il aura ? Une réprimande !… une réprimande, va te faire lanlaire ! Ce que ça lui est égal !… Alors, vous comprenez, je me suis ramassé. Mais je n’étais pas content… Ah ! non !…
— En effet, Labove, il me semblait bien que vous aviez quelque chose… mais, dites-moi : vous n’êtes pas toujours aussi mécontent de vos ouvriers ?
— Non, capitaine, mais encore assez souvent ; et ce sera comme ça tant qu’il faudra des histoires et des histoires pour se faire obéir. Et puis voilà qu’on nous menace : le syndicat par-ci, le syndicat par-là, et « la prochaine, » le grand chambardement, que sais-je, moi ?…
— Bah ! ça n’est pas bien sérieux tout ça,… les gens sont tranquilles, ici, vous le savez.
— Je ne dis pis, je ne dis pas,… mais tout de même, ça n’est pas commode. Ah ! non, ce n’est pas commode de faire travailler les ouvriers, à cette heure.
— C’est vrai, mais c’est qu’aussi ils ne gagnent guère. Quel est leur salaire, au juste ?
— 3 francs, 3 fr. 10, 3 fr. 20, suivant la classe ; quelques-uns 4 francs et 4 fr. 10 ; les apprentis 2 fr. 50, 2 fr. 60. Ce n’est pas énorme, mais, à Cherbourg, capitaine, ça permet de vivre, quand on ne boit pas et qu’on ne va pas godailler…
— Oui, malheureusement, on boit et on godaille quelquefois… Mais la femme ? Et les enfans ?…
— La femme gagne de son côté, et les petits dès qu’ils peuvent… Et encore il faut que je vous dise, capitaine, que bien souvent l’homme travaille après sa sortie de l’arsenal…
— Comment cela ? Et où ?…
— Un peu partout, ou même chez lui. Vous avez comme ça des ouvriers de l’arsenal qui font des souliers, des habits ; qui sont menuisiers, charrons, sans enseigne, bien entendu. Il y en a qui sont garçons de café, le soir, ou de brasserie ;… d’autres qui font venir des légumes, là-bas, du côté du Val-de-Saire…
— Ah ! fort bien. Avec cela j’ai toujours entendu dire qu’il y avait beaucoup de demandes pour être ouvrier de l’arsenal… Est-ce vrai ?
— Je le crois bien, capitaine : ici cinq ou six cents au moins ; à Brest, à Toulon, bien davantage. Voyez-vous, c’est à cause de la retraite. La retraite, pour nous, c’est comme le miroir pour les alouettes…
— Et c’est moins trompeur.
— Oui. Et aussi on est bien aise d’être assuré de son travail. A l’industrie, les soldes sont plus belles, mais on ne sait jamais ce qui arrivera. Ici, pour que ça manque, il faudrait, comme qui dirait…
— Un cataclysme.
— C’est ça, un… Bref, l’arsenal, c’est sûr, c’est solide…
— Ah çà ! Labove, voilà bien longtemps qu’on ne parle plus du travail à la tâche. Qu’est-ce que devient cette question-là ?…
— Oh ! capitaine, c’est une affaire bien compliquée ! Y en a-t-il eu des si et des mais là-dessus !… Enfin on y a renoncé, sauf pour les riveurs des constructions neuves, je crois. Personne ne s’y retrouvait, ni l’ouvrier, ni la direction.
— Comment donc ? J’ai toujours ouï dire que le travail à la tâche faisait l’affaire à la fois des deux parties : l’ouvrier gagne davantage et l’ouvrage marche plus vite.
— Oui, ça paraissait comme ça au début ; mais on avait établi des tarifs qui n’allaient pas, sans doute, car il n’y avait que les meilleurs ouvriers qui gagnaient quelques sous de plus. Pour les autres, c’était si peu qu’ils ont trouvé que ce n’était pas la peine…
— Ils préfèrent obtenir des augmentations fixes par d’autres moyens…
— Et, avec cela, quelquefois le travail n’était pas bien fait, étant fait trop vite… On dit aussi qu’il y a eu des… erreurs dans les carnets des contremaîtres pour faire payer davantage un tel et un tel… Moi, je ne le crois pas ; mais on l’a dit. D’ailleurs, capitaine, les travaux que l’on fait à l’arsenal, ce n’est pas comme à l’industrie, où les mêmes ouvriers font toujours la même chose, et, alors, c’est à qui va le plus vite. Ici, il y a beaucoup d’imprévu, des ouvrages très variés, qu’il faut laisser et reprendre, suivant les besoins, suivant l’urgence… Ce qu’on pourrait faire, tenez, c’est le travail à la tâche par équipes. Ainsi je pourrais me charger à forfait de la peinture de carène du Fontenoy, avec mes hommes…
— Pas celui de tout à l’heure, hein ?…
— Ah ! sûr,… mais il y en a d’autres. Seulement, il ne faudrait pas être dérangé. Il ne faudrait pas qu’on vienne nous dire tout d’un coup : « Lâchez le Fontenoy et allez-vous-en travailler au Requin… » Allons ! capitaine, je vous souhaite le bonsoir. Voici que je tourne dans la rue Bonhomme, pour aller du côté de la Duchée…
— Eh bien ! au revoir, Labove. Bonne nuit !
20 décembre. — Qui est-ce qui veut aller chez lui pour la Noël ou pour le Jour de l’an ? Moi, moi ! .. et puis moi, encore !… tous, enfin, ou presque… Et voilà les capitaines de compagnie qui dressent leurs listes avec observations à l’appui :
— Cariou, chauffeur breveté ; huit jours pour Ploudalmézeau ; conduite assez bonne ; a eu déjà dix jours après l’inspection générale.
— Vaubert, fusilier auxiliaire ; six jours pour Saint-Servan ; conduite très bonne ; n’a pas eu de permission d’absence en 1901, etc.
Il est assez remarquable que la marine militaire, — l’armée aussi, je crois, — prenne les habitudes des établissemens scolaires. Nous avons des vacances, au sens strict du mot (il n’y a plus moyen de rien faire à bord que le petit service courant), à Noël, au Jour de l’an, à Pâques, à la Pentecôte, et aussi en septembre, après les manœuvres et l’inspection générale. D’ailleurs, il y a chez nous une année scolaire, car l’instruction des canonniers et des fusiliers suit, par trimestre, une progression méthodique, et le premier trimestre n’est pas celui de janvier à avril, mais bien celui d’octobre à janvier. Et plus nous allons, plus les « écoles » prennent de l’importance, non pas seulement les grandes écoles techniques ou professionnelles affectées à la formation des spécialités, mais aussi les écoles particulières instituées à bord de chaque bâtiment : école élémentaire, écoles de chauffeurs et de mécaniciens, écoles de gradés ; et les conférences, et les cours préparatoires à l’examen préalable, devenu nécessaire pour entrer dans les grandes écoles de tout à l’heure ; et, avec cela, des cahiers, des manuels, des cours autographiés, tout un matériel scolaire ; et des instituteurs, et des professeurs, et des moniteurs… Bone Deus ! Qu’est-ce que tout cela ?… Où est donc la marine qui se battait, et comment faisait-elle ? Où est aussi le grand homme qui découvrira qu’il faudrait former des caractères avant de former, — ou de déformer, — des intelligences ?… O écritures, ô paperasses, ô rapports !… commissions, enquêtes, contre-enquêtes, avis et interlocutoires, quel genre de héros nous préparez-vous, quels dévouemens obscurs et sublimes inspirerez-vous ?
En novembre 1812, Bouvet part de Nantes sur l’Aréthuse, de 42 canons, avec un équipage « composé en majorité de conscrits chétifs et mal disposés… » Moins de trois mois après, le 7 février 1813, il rencontre et bat l’Amelia, de 48, — et dans un combat de nuit encore !…
Je demande à voir les cahiers d’école de ses conscrits.
— Hé ! que nous dites-vous là ?… Ce n’est pas la même chose…
— Je sais bien que ce n’est pas la même chose ; mais lisez, cependant, les Mémoires de Bouvet et vous verrez comment on transforme un personnel de valeur douteuse, comment on crée un instrument de combat sans paperasses et sans écritoires.
Cette étude-là en vaut une autre.
23 décembre. — Le dessous du bateau, le ventre de la baleine, était attaqué par la rouille, rouille superficielle d’ailleurs, parce qu’en certains endroits, la peinture de carène n’avait pas suffisamment résisté. C’est donc un travail long, pénible, malsain, que nous allons recommencer : en plein hiver, dans ce fond de cuve de granit où l’on patauge dans une boue liquide et glacée, où l’on reçoit en douches les suintemens de la carène, où l’on respire des poussières toxiques, il faut du dévouement pour gratter, les bras en l’air, torches allumées, cette énorme, cette écrasante carapace. Inutile de le dire, nos marins, seuls, entreprennent cette tâche rebutante ; les ouvriers du port regardent…
Ah ! nos pauvres hommes, nos braves gens, ces silencieux et résignés ouvriers de la mer, qui dira tous leurs mérites et combien ils devraient être chers à la France, qui les ignore ?…
Du moins, nous faisons tout ce que nous pouvons pour combattre l’intoxication et prévenir les refroidissemens : après chaque séance de grattage, ils vont se laver à grande eau ; chaque jour, huit d’entre eux prennent un bain chaud ; matin et soir, pendant ce travail, il y a distribution de lait ; l’officier en second veille même à ce que ce lait soit chaud et il le fait sucrer quelquefois… quand le « détail » est riche.
27 décembre. — Cet arsenal de Cherbourg, dont je bats matin et soir le raboteux pavé, a dû faire le bonheur des architectes classiques qui ont tant coûté à notre pauvre pays : cales de construction, magasins, bureaux et ateliers ; manutention, boulangerie, hôpital, tout y est grand, imposant, d’une belle ordonnance, d’une solidité à défier les siècles. Pierres de taille et paremens de granit rose ;… enfin, le style et l’appareil « monumental. »
Ce n’est point, certes, que je reste fermé à toute préoccupation d’art, ni que je prétende qu’une construction militaire doive être, de parti pris, du style amorphe. Non, mais ce qui me frappe, c’est la dangereuse vanité de bâtir pour les siècles, quand nul ne sait si dans vingt-cinq ans ces coûteuses bâtisses répondront encore aux besoins nouveaux. Voici, par exemple, les quatre immenses calos qui s’ouvrent sur l’avant-port ; on n’y construit plus que quelques sous-marins, grêles fuseaux qui se perdent sous ces larges et hautes voûtes de cathédrale. Pourquoi cet abandon ? Parce qu’elles sont trop courtes pour les bâtimens modernes, et aussi parce que l’avant-port où elles débouchent est trop petit.
Quant aux bassins de radoub, nous le savons, il a fallu les allonger, et le plus grand, deux fois déjà. Pendant ces travaux, Cherbourg restait incapable de boucher un trou dans les œuvres vives d’une unité de combat de premier rang : grave sujet de préoccupations !
Les bureaux ?… Toujours trop étroits pour le flot envahissant de notre paperasserie administrative et militaire. C’est le seul point où j’excuse nos devanciers. Du temps de Dalbarade et de Truguet, du temps même de MM. de Sartines et Berryer, qui donnaient cependant le pas à la plume sur l’épée, on ne pouvait pas prévoir à quel excès nous nous porterions dans ce genre. N’avons-nous pas plus de commis, d’écrivains, d’expéditionnaires, de fourriers, de comptables et de magasiniers, bref, plus de « ronds-de-cuir » que ces ministres n’entretenaient de marins sur les vaisseaux du Roy ou dans les escadres de la République Une et Indivisible ? ..
Les ateliers ?… Il en a fallu, depuis trente ans, quantité de nouveaux, et que l’on a, je le reconnais, établis simplement, industriellement. Mais ils sont entassés sur des espaces trop restreints. Ah ! le bombardement, le bombardement ! Nous en attendrons le désastre, bercés par des théoriciens optimistes, avant de comprendre qu’on ne met pas un arsenal en bordure sur la mer. Ici, c’est dans le fond de la coupure de la Divette, ou derrière les Becquets, qu’il le fallait placer, et, mieux encore, à la racine même du Cotentin, dans l’estuaire de Carentan.
Les magasins ?… Débordant de partout et qui réclament des annexes, mais où les bâtimens trouvent plus aisément ce dont ils n’ont que faire, — tout le matériel du passé, — que ce dont ils ont un besoin urgent, — le matériel nouveau.
Pourquoi cela encore ? Pour bien des motifs : une sorte de timidité dans la prévision de besoins qui se compliquent de plus en plus, le formalisme des commandes et la lenteur des fournitures, la division des magasins et le défaut d’élasticité de la nomenclature officielle. Quand je causais avec M. de Bl… des magasins de la marine, question qu’il connaissait à fond, il me répétait sa parabole favorite : La Marine est comme un jeune millionnaire dont le tuteur administrait la garde-robe ; et, lorsqu’il se plaignait de n’y point trouver ce qui lui était nécessaire pour faire figure dans le monde, son tuteur lui répondait : « Qu’est-ce à dire ? Savez-vous bien que vous avez dans vos armoires pour plus de 10000 francs de vêtemens ? — Eh oui ! J’y vois bien quantité de pantalons et de gilets ; j’y vois plus de pardessus que je n’en saurais user ; mais, avec cela, je n’ai qu’une seule redingote : encore n’est-elle pas à la mode, qui change si vite… »
Le jeune homme a raison, mais le tuteur n’a pas tout à fait tort ; c’est que la mode change, en effet, trop souvent. C’est un bon client que la Marine pour tous les inventeurs de chaudières, de dynamos, de bibelots électriques, hydrauliques, pneumatiques, d’une utilité militaire discutable, mais d’un prix incontestablement élevé. Quelles difficultés tout cela donne dans l’approvisionnement, dans le réassortiment, on le voit d’ici. Ah ! qu’un peu plus de simplicité et d’uniformité ferait mieux notre affaire !…
28 décembre. — En rentrant à bord, hier, j’ai trouvé Renouf qui m’attendait. Renouf est un brave homme d’ouvrier de l’arsenal, tonnelier de son état et employé aux subsistances. Comme il a quelque instruction, il veut être surveillant technique…
Pour être surveillant technique, il faut suivre les cours de l’école de maistrance de l’arsenal. Un examen de capacité, inéluctable sanction d’un cours qui se respecte, couronne, le 1er avril, les efforts de nos laborieux adultes. Et, comme Renouf, dolent, se plaint de la difficulté, de la nouveauté de tout ce qu’on lui enseigne, je m’écrie, — très sottement, je le confesse :
— Enfin, saperlotte ! on ne vous demandera pas, pour être surveillant technique de la tonnellerie, le calcul de la hauteur de chute ?…
— Pardon, capitaine, répond Renouf avec un sourire où se mêlent le triomphe et le dépit.
Je reste consterné, les bras ballans…
— Voici le programme, capitaine, continue Renouf. S’il n’y avait encore que « la hauteur de chute !… »
— Voyons un peu ça. Miséricorde !… Mais c’est le programme d’entrée aux grandes écoles !
Arithmétique, algèbre, trigonométrie et logarithmes ;
Géométrie jusqu’au segment sphérique, etc. (notons les et cætera) ;
Géométrie descriptive : intersections de pyramides et de cônes, hélicoïdes, hélice propulsive, perspective cavalière, etc. ;
Mécanique : mouvement uniforme, accéléré, varié ; vitesse angulaire ; travail de forces, équilibre des corps solides, des machines ; forces vives, frottemens, équilibre des liquides (à vous, Renouf ! ) et des gaz ; résistance des matériaux, tractions, etc. ;
Français : analyses grammaticale et logique ; narration, etc. (Ici, je pense que l’et cætera vise les rapports écrits que le surveillant technique adressera plus tard à ses supérieurs pour demander « un blâme » contre l’ouvrier récalcitrant. Labove, qui hésitait à mettre la plume à la main, l’autre jour, je l’ai bien vu, Labove est vieux jeu. Il n’a pas suivi le cours.)
Dessin : dessin linéaire, lavis ; croquis à main levée ; plan des formes du bâtiment d’après les devis, etc. ;
Electricité (Renouf hoche la tête, tristement) : champ magnétique ; anneau Gramme ; dynamos ; moteurs électriques, lampes à arc et autres ; trembleurs, télégraphe et téléphone, etc. ;
Construction des navires en bois et en fer : coques et accessoires ; accastillages ; aménagemens intérieurs ; cloisons étanches, etc.
C’est tout. Je retourne la feuille : c’est bien tout. Et je songe à ce que j’écrivais l’autre jour de l’abus des écoles ; et je ne savais rien de ceci ! Quand on a raison une bonne fois, on ne s’imagine jamais à quel point on a raison…
Mais Renouf s’agite timidement sur sa chaise ; ma songerie ne fait point son affaire et je vois bien qu’il a quelque chose à me demander :
— C’est parfait, Renouf. Quand vous saurez tout ce qu’il y a là-dessus, vous serez un vrai savant. Allons ! bon courage et travail énergique !
— Oh ! oui, capitaine, je travaillerai tant que je pourrai ; mais,… pardonnez-moi,… j’avais pensé que peut-être,… voyez-vous, l’examen, on ne sait jamais… C’est intimidant, tous ces Messieurs,… tandis que, si vous vouliez bien me recommander !… Patatras ! nous y sommes. Voilà bien l’autre côté, le côté pratique de la question : travailler, c’est bien ; être recommandé, c’est mieux. Du moins, ils en sont tous persuadés.
29 décembre. — On cause beaucoup dans les carrés, depuis quelque temps, de la question des mécaniciens. Il y avait, paraît-il, une question des mécaniciens qui s’est révélée à l’état aigu par la divulgation d’une campagne entreprise pour obtenir du Parlement à MM. les officiers mécaniciens des avantages surprenans. Nous avons éprouvé une véritable stupéfaction, en effet, à la lecture du « mémoire » rédigé par leur porte-parole, un ancien officier supérieur de leur corps, mémoire qui a été autographié et distribué à beaucoup de députés. Par le fond et par la forme, ce document dénonce un état d’esprit déplorable, et ç’a été un soulagement lorsque nous avons reçu communication officieuse de l’habile, vigoureuse et spirituelle réponse que l’amiral de B… a faite au libelle. Il faut croire que cette remise au point des faits dénaturés et des idées travesties par M. M… n’était pas inutile et que la réplique de l’amiral a porté juste, car le ton des polémiques s’est adouci et il est probable que la commission mixte nommée par le ministre pour examiner la situation du corps des officiers mécaniciens ne proposera pas grand changement à un état de choses que nous considérons déjà comme fort avantageux pour ces Messieurs.
Bien des réflexions, pourtant, viennent à l’esprit sur cette fâcheuse affaire, dont on ne sait, après tout, quelles seront les suites lointaines. La plus grave de ces réflexions, c’est que nous sommes, nous les officiers de vaisseau, nous qui détenons le commandement, cet imperium qui nous fait tant d’envieux ; nous sommes, dis-je, responsables moralement de l’état d’indiscipline et d’anarchie où se trouve une partie, une partie seulement des mécaniciens de la Marine.
— Quoi ! s’écrie de M…, à qui j’en parlais tout à l’heure, est-ce notre faute si le mauvais esprit de certains dégénère aujourd’hui en révolte ouverte ?
— Oui, c’est notre faute pour une bonne part ; non pas que nous ayons montré à ces Messieurs le dédain dont se plaint si aigrement leur avocat, non pas surtout que nous n’ayons fait preuve de sollicitude pour leurs intérêts : tous ceux qui connaissent la Marine savent qu’il n’y a point de catégorie du personnel pour laquelle on ait plus fait depuis vingt ans, si bien qu’à certains égards, elle est vraiment privilégiée, pour la solde, par exemple. C’est notre faute, tout bonnement parce que nous ne leur avons jamais appris la discipline. Et, à cet égard, notre incurie est étonnante : connaissez-vous un mécanicien, depuis le simple ouvrier ajusteur qui arrive de son atelier au dépôt jusqu’au premier maître qui va devenir officier, en connaissez-vous un seul à qui l’on ait jamais dit un mot de ses « devoirs militaires ?… »
— Hé ! vous savez bien que la « théorie sur les devoirs militaires » est toute nouvelle dans la Marine. On s’en était passé jusqu’ici, et les choses…
—… n’en allaient pas plus mal, pensez-vous ? Ce serait à voir… En tout cas, si elles n’en allaient pas plus mal autrefois, c’est que le gros des équipages se composait d’hommes chez qui le sens de la discipline et de la hiérarchie n’était pas aboli, mais au contraire restait très vif et très juste. A ceux-là l’exemple des gradés, les recommandations courantes, quelques punitions, de-ci, de-là, suffisaient parfaitement. Plus tard, quand l’élément « ouvrier » pénétra chez nous avec un esprit tout différent, le mal resta longtemps tolérable, parce que, fortement encadré, perdu dans la masse, cet élément s’ajustait encore, avec une souplesse toute française, à la belle ordonnance du bord. Mais peu à peu la proportion des mécaniciens embarqués grandissait ; la lutte s’établissait donc, avec des chances de plus en plus égales, entre les tendances que ces mécaniciens apportaient de l’atelier, de l’usine, et celles que leurs camarades de la batterie ou du pont apportaient du foyer… C’est alors que nous aurions dû redresser des intelligences faussées, dissiper les préjugés, gagner les cœurs défians en les élevant à la conception de la discipline dans ce qu’elle a de plus noble : le libre consentement de la volonté à la règle, à l’ordre, à l’abnégation, pour le service du pays.
— Fort bien. Je ne dis pas non à tout cela. Mais, à supposer que la haute discipline morale pût s’apprendre, en effet, en cinq leçons, comment nos soins n’eussent-ils point été inutiles, alors que, par leur attitude, quelques-uns des officiers de ce corps en détruisaient d’avance les heureux résultats ?…
— Précisément, cette attitude aurait été bien différente si, — puisqu’ils étaient eux-mêmes passés par les rangs des ouvriers ou des sous-officiers mécaniciens, — ils eussent reçu en temps utile un enseignement d’une portée morale et militaire aussi élevée, dans sa simplicité, que celui que nous donnons en ce moment à nos apprentis-canonniers, fusiliers ou torpilleurs. Et, si l’on y avait ajouté le commentaire des règlemens fondamentaux de la Marine, on ne verrait pas dans le libelle de M. M… une preuve bien caractéristique de l’ignorance où restent ces officiers des conditions essentielles de l’utilisation de l’instrument de combat. Ils n’ont jamais compris ce que doit être, à bord d’un bâtiment, l’officier en second. Faute d’avoir lu et médité le décret sur le service à bord, ils n’ont jamais senti que cet officier en second était le second commandant, le commandant désigné d’avance, celui qui, dès lors, a le strict devoir de se tenir toujours prêt à remplacer le premier commandant absent, malade, blessé ou tué. S’ils avaient bien vu cela, — et c’était à nous, je le répète, de les éclairer, — ils ne demanderaient pas aujourd’hui qu’il y ait deux officiers en second, dont l’un exclusivement mécanicien, n’ayant de relations qu’avec le commandant et barrant systématiquement à l’autre, l’officier de vaisseau ; l’accès de tous les appareils moteurs, ces mêmes appareils que demain, dans une heure peut-être, il faudra que ce dernier connaisse à fond !…
— Il est vrai : c’est un non-sens absolu. Mais, dans ce genre et aujourd’hui, il ne se faut plus étonner de rien… Ah ! que nos anciens avaient raison quand ils disaient : « Que chacun reste à sa place, et le bâtiment sera droit !… »
— Et encore, où je trouve que nous n’avons à nous en prendre qu’à nous-mêmes, c’est lorsque nous entendons revendiquer par les plus « avancés » de ces Messieurs nos propres fonctions, les fonctions d’officier de navigation, d’officier de quart, d’officier militaire, et, en dernière analyse, le commandement. Voilà bien une prétention insoutenable, plus insoutenable encore que la précédente !…
— Certes !… Et ce n’est pas peu dire !…
— Oui. Mais, voyons : si l’on proclame qu’en somme, pour être officier de vaisseau, il ne s’agit que de commander à la barre : droite ou gauche ! A la machine, en avant ou stop !…
— Il n’est déjà pas si aisé de le faire toujours à propos, et cela exige bien quelque préparation…
— Mettons que non. Si l’on imagine que, pour être un bon officier canonnier ou torpilleur, il suffit de passer quelques mois sur la Couronne ou l’Algésiras ; si l’on avance surtout que, pour se tirer d’affaire dans la direction d’une grande unité de combat moderne et même d’une escadre, — car jusqu’où ne vont pas ces étranges visées ? — il n’est que d’orner ses manches de cinq galons d’or ou sa casquette de feuilles de chêne brodées et semées d’étoiles ; si l’on n’entrevoit de l’exercice du commandement à ses divers degrés que le côté matériel, machinal, formulaire : quelques gestes ébauchés au petit bonheur, quelques phrases qu’on apprendra par cœur et qu’on lancera d’une voix mal assurée dans le silence sournoisement moqueur des équipages ; si l’on n’a enfin d’une mission si élevée qu’une conception si basse, si terre à terre, n’est-ce point un peu la faute de ceux d’entre nous qui, par scepticisme, par fausse élégance de dilettante, ou par paresse d’esprit, ou même, quelquefois, par méconnaissance de ce qu’il y avait de plus noble dans leurs devoirs, ont laissé ignorer à nos rivaux que te commandement est un art, un art difficile et complexe : l’art de conduire les hommes, de leur faire accepter tous les sacrifices jusqu’au dernier, celui de la vie ; l’art de lutter contre les volontés adverses ; l’art de profiter des événemens, de les diriger même et de les maîtriser… Et encore, que cet art a un « sublime, » comme disait Napoléon, et qu’après tout, ne sait parfaitement commander que celui qui sait toujours discerner, prévoir et décider.
1er janvier 1902. — Service du dimanche, sans inspection… Farniente complet, pour quelques-uns au moins, car le service à bord ne chôme jamais, naturellement. C’est égal, il y a un air de liberté partout… J’arrive à neuf heures, paisiblement, en humant l’air vif et serrant sur mon passage les mains des camarades rencontrés dans l’arsenal presque désert.
A bord, la ruche est calme : simple bourdonnement ; quelques petites affaires particulières : le capitaine d’armes houspille un dispensé qui a, — pour la dixième fois ! — laissé du linge au sec dans le compartiment J. 110. L’équipage est aux sacs ; mais il y a beaucoup de flâneurs sur le pont et certaines cigarettes que l’on se hâte de cacher quand on m’aperçoit. Le maître de quart, les hommes de garde, les timoniers ont un air de circonstance : leurs regards me font joyeux accueil et me disent « bonne année ! » Je réponds d’un demi-sourire, et c’est tout ce que permettent, pour l’instant, les convenances hiérarchiques.
En revanche, dans la salle d’armes, près du carré des officiers, les « maîtres chargés » sont déjà réunis, dignes, roides, sanglés dans des habits neufs. L’officier en second vient d’essuyer le compliment entortillé du premier maître de manœuvre, chef de poste. Il remercie ; il les loue de leurs bons services et déclare qu’il compte toujours sur eux pour maintenir le Fontenoy au rang où… etc., etc.
Nous allons les recevoir tout à l’heure au carré, ces braves gens, et après eux les seconds maîtres, qui, déjà, à l’avant de la batterie, brossent leur veston ; et nous leur donnerons un verre de vin blanc, et nous trinquerons avec eux bien cordialement… et, en sortant du carré, Launey, le second maître de manœuvre, un vieux grognard quelque peu frondeur, dira que notre vin blanc ne vaut pas cher. Tout cela est réglé : ce sont des rites.
En attendant, il s’agit d’aller nous-même chez le commandant, et cette première cérémonie est importante. L’excellent Deros, le mécanicien principal (oh ! rien d’un révolutionnaire, celui-là) tire plusieurs fois sa redingote récalcitrante sur un bedon naissant, tandis que le jeune Corley assure d’un coup de doigt le partage d’une jolie barbe blonde sur un faux-col d’une coupe spéciale et d’une élégance exquise : toujours parfaitement habillé, Corley ; mais le mérite de son tailleur n’efface pas le sien : c’est un gentil jeune homme et un bon officier, qui, déjà, s’est distingué là-bas…
— Allons, messieurs, dit de M…, le chef du carré, sommes-nous tous là ? — Oui ?… Je vais faire demander au commandant s’il veut bien nous recevoir.
4 janvier. — Froid noir, vent de sud-est, farouche, glacé. Presque nuit encore à 7 heures un quart du matin, sous les arbres nus et gémissans du glacis. La grande foule des ouvriers est en marche, pesante, endormie encore, le des plié, les oreilles dans le collet relevé… Et ce flot qui coule, qui coule toujours, s’engouffre sous la voûte du mur d’enceinte de l’arsenal dans un silence lugubre. Que nous sommes loin de ces gaies et bruyantes rentrées d’ouvriers de Toulon ! Autre ciel, autre race !…
Passé la porte, le fleuve s’étend, se divise, se disperse : pourtant le gros traverse le « Sahara, » la grande esplanade, dans toute sa longueur. Mais, à la coupure qui sépare le bâtiment des constructions navales de celui de la Majorité générale, tout s’arrête : le pont est ouvert pour laisser passer un sous-marin et la chaloupe à vapeur qui l’escorte.
Le voilà ! le voilà qui vient du fond du bassin Napoléon III… c’est le Calmar… Sur le bord de la coupure, tout le monde se range, ouvriers, employés, marins, officiers. On a vu bien souvent déjà passer un sous-marin ; mais c’est égal, on regarde toujours et c’est toujours intéressant ;… non pas que l’on voie rien qui surprenne, un engin nouveau, un appareil mystérieux ; non, tout cela est à l’intérieur et, pour le profane, le Calmar, — un submersible, — ne se distingue guère d’un torpilleur ordinaire ; mais c’est tout de même saisissant, ces hommes qui passent là, devant vous, tranquilles, parfaitement calmes, souriant à une figure amie, et qui tout à l’heure, peut-être, dans un exercice de plongée… Oh ! Dieu ! L’épouvantable mort, pour une seconde d’inattention, pour une avarie insignifiante en apparence ! La mort lente, au fond de l’eau, dans ce grand cercueil de tête et à deux pas du port, tout près des siens.
D’Acquerie, le commandant, me fait un petit signe de la main : « Au revoir ! » — « Bonne chance, cher ami !… » Ah ! le brave officier, solide et ardent à la fois, si enthousiaste de son Calmar, et si bien maître de lui, de son bateau, de ses hommes ! Ces commandans de sous-marins sont une élite, élite que préparait déjà celle des commandans de torpilleurs. Et c’est au moment où l’officier de vaisseau montre si bien la souplesse d’aptitude que lui donnent son instruction et son expérience, la valeur morale qu’il puise dans son éducation, dans le précoce exercice de la responsabilité, c’est à ce moment qu’il est le plus attaqué de tous côtés !
La Guerre lui a pris, avec les troupes coloniales, ses bases d’opérations, ses batteries, la défense de ses ports, où la haute direction appartient désormais à un général ; bientôt elle lui prendra la construction de ses canons, dont se désintéressera, forcément, l’artillerie coloniale. Dans son arsenal même, son autorité est balancée par celle de l’ingénieur de sa compétence technique ; du nombre de ses ouvriers, de l’importance de ses ateliers et de ses magasins ; et aussi par l’influence grandissante du contrôleur, qui prétend, dit-on, à la première place, hanté du souvenir à la fois des intendans de Colbert et des commissaires de la Convention… Déraciné, repoussé sur la mer, isolé sur ses vaisseaux, l’officier de marine y retrouve des auxiliaires mécontens, qui commencent à marchander leurs services et à qui préjugés et équivoques gagnent la faveur de l’opinion.
Ce n’est pas tout encore : l’inscription maritime, ce fondement essentiel, est battue en brèche autant par ceux qu’elle protège que par ceux qu’elle gêne. Leurs efforts réunis amèneront tout à l’heure, si l’on n’y prend garde, la disparition bien inopportune de la plus ancienne des applications du socialisme d’État. Enfin, le peu qui subsistait de notre juridiction sur la marine marchande va être aboli : ne s’agit-il pas de favoriser l’ambition envahissante d’un jeune ministère et de satisfaire l’envie hargneuse des capitaines au long cours en même temps que les rancunes des armateurs, dont nous contenons l’avidité ?
Ainsi recrutement, organisation, points d’appui, autorité matérielle, hégémonie morale, tout nous manque ou nous est contesté ; et cependant nous restons responsables de tout ! Qu’un désastre maritime survienne, et c’est à nous, — les comparses se dérobant, — c’est à nous seuls que le pays en demandera compte !…
6 janvier. — Notre carène est peinte de frais, luisante, superbe. Cette teinte gris bleuté est fort plaisante à l’œil. On vient de fermer tous les trous, toutes les prises d’eau : la nef est close, bien radoubée et estoupée, disaient nos pères, qui furent beaucoup plus marins qu’on ne le croit. Il n’y a plus qu’à ouvrir les grandes vannes de la porte du bassin et faire rentrer l’eau… Oh ! les belles cascades mugissantes qui s’écrasent sur les dalles de granit avec des bouillonnemens de neige et des rejaillissemens d’écume irisée ! Du fond du bassin monte lentement une poussière humide, une vapeur fraîche, translucide, sentant la mer, et qu’il fait bon aspirer du couronnement du Fontenoy. Laissons monter le flot : dans deux heures, l’immense cuve pleine, le bateau flottera et s’élèvera, plein de force et de vie, au-dessus des parois de sa prison.
Cet après-midi nous reprenons notre première place dans le bassin Charles X.
9 janvier. — Le soir, vers 5 heures, détente générale… Les ouvriers, guignant de l’œil le « surveillant technique, » ont fermé leurs boîtes à outils ; ils vont se laver à la fontaine et puis, par groupes, rejoignent le vestiaire. À bord, les permissionnaires, en belle tenue d’hiver, caban compris, se rangent sur le pont à l’appel du capitaine d’armes. Eh ! eh ! Ils sont déjà moins nombreux… Les fonds sont en baisse : Noël, le Premier de l’an, tout ça coûte cher, voyez-vous. Les gens des bateaux en réserve qui nous entourent apparaissent un à un sur leurs plages. Le travail est fini partout : on s’étire, on bâille, on cause…
Il fait beau, ce soir : le vent est tombé ; le ciel s’est adouci. Le voilà tout pommelé, d’un gris rougeâtre, traversé par les flocons gris tendre de la vapeur qui s’échappe du tuyau du Requin, rayé par les fines gaules de la mâture de la Nièvre. La longue façade de la Majorité, du « groupe flotte, » de la direction du port s’enlève en noir sur le couchant lumineux.
Tout s’apaise, s’amortit, s’éteint ; une lourde buée tombe, engluant les pavés. Çà et là, dans le gris assombri, s’allument quelques points jaunes. Celui-ci, tenez, c’est la lampe de l’amiral, du major général qui travaille encore tandis que l’on s’en va.
12 janvier. — Coup de fouet général !… Qu’est-ce qu’il y a donc ? — à y a qu’on active les travaux et qu’il faut que nous soyons en rade le 1er février. Bigre ! C’est qu’on n’avait pensé y aller que le 15 et qu’il reste beaucoup à faire. On le fera. Demain, au lieu de 40 ouvriers, il en viendra 70 ou 80. Oui, mais il y a des travaux qu’on n’a point encore commencés, et alors c’est l’inconnu… Et puis, le bord est obligé de suivre l’arsenal ; et comment serons-nous « parés » nous-mêmes, si la mise en rade suit de trop près l’achèvement de ces travaux ?… Si, par exemple, on ne nous livre le cabestan à vapeur que le 31 janvier, nous n’aurons pas le temps de ravaler nos chaînes d’ancre, — des chaînes énormes, — que nous avions tirées de leur puits pour les visiter. Comment faire nos mouvemens d’embarcations sans treuil à vapeur, et, s’il fallait appareiller, comment éviter de gros ennuis tant que les organes de transmission du blockhaus et de la passerelle de navigation ne seront pas achevés ; non seulement achevés, mais parfaitement connus du personnel ? Et les escarbilleurs, qui ne doivent être fournis que le 30 et qu’il faudra remonter en toute hâte, et les alimentateurs, qui repartent pour l’atelier parce qu’on y a découvert une fâcheuse malfaçon… Et les tuyautages de vapeur, qui ne sont pas encore garnis, et le linoléum, qui n’est pas cloué, et l’enduit isolant du poste de l’équipage, qui tombe à peine posé… Bast ! Tout cela s’arrangera.
Et le charbon, et les vivres, et les tirs au polygone qui viennent brocher sur le tout avec leurs dates impitoyables, depuis que, hélas ! nos polygones, avec tant d’autres choses, sont passés à la Guerre ?… Allons ! ne gémissons pas… Cet écheveau inextricable, nous le débrouillerons tout de même.
15 janvier. — Ça fume ! ça fume !… Nous avons en effet 80, quelquefois 90 ouvriers qui font un vacarme d’enfer, si bien que le bateau est inhabitable. Les calfats, surtout, font merveille, accroupis sur leur boîte et enfonçant à coups de maillet le chanvre qu’ils arroseront de brai bouillant tout à l’heure. Comment ces hommes-là ne sont-ils pas sourds ?… Ils doivent l’être. Ce que j’admire chez eux, c’est leur parfaite sérénité, leur air abîmé en réflexion. On leur parle… rien ! — Ils tapent. On crie… pas davantage ! — Ils tapent toujours. On fait de grands gestes… tarare ! On les touche du doigt… Ah ! ils s’arrêtent, redressent lentement le buste. Ils vous regardent avec des yeux de rêve et répondent : « Qu’est-ce qui gn’a ? » d’une voix blanche, faible… Ils reviennent d’un monde lointain, peut-être de ce paradis des calfats, sur le mont rougeoyant de Six-Fours, près de la Seyne, là-bas…
18 janvier. — Pour échapper quelques instans à l’exaspérant vacarme du bord, je suis allé voir le Jules-Ferry. Singulière idée, si l’on veut, car je passe du calfatage au rivetage, et l’un vaut l’autre… Oui, mais ce n’est cependant pas la même chose : au Jules-Ferry, je suis en plein air, ou à peu près, sous son immense cale de construction ; les lancinantes vibrations de la tête martelée par une centaine de riveurs entrent par une oreille et sortent par l’autre, tandis que, enfermé dans ma chambre du Fontenoy, c’est dans ma pauvre tête que se concentrent les coups de maillet de nos braves calfats…
« Un beau brin de bois, » disait-on autrefois des sveltes et rapides frégates qui remplirent si glorieusement pendant vingt-deux ans, contre les Anglais, le rôle de croiseurs du large. Ces beaux brins de bois étaient quelquefois fort solides : les Américains en construisirent, en 1812, de si bien râblés et de si bien armés qu’ils pouvaient à la rigueur prêter le flanc aux « deux ponts » de Sa Majesté britannique. Au fait, ces frégates-là, c’étaient les croiseurs cuirassés d’aujourd’hui. Nil novi sub sole.
Je ne dirai pas du Jules-Ferry que c’est un « beau brin d’acier. » Non, il est vraiment trop grand, trop lourd (13 000 tonnes ! ). Et d’ailleurs, à le voir ainsi, ses côtes, ses membres à nu, on sent trop quelle immense quantité de pièces métalliques il faut assembler pour achever l’énorme machine de guerre. Pourtant, grâce à l’heureux ajustage de toutes ces parties, grâce à un savant système de liaisons ; grâce aussi au rivetage même qui rend membrure, couples, bordé, vaigrage étroitement solidaires, on peut comparer le grand navire moderne sinon à un brin, du moins à un barreau d’acier, dont il a presque l’homogénéité,… et, malheureusement, l’élasticité.
L’élasticité, les vibrations !… Voilà l’écueil de ces trop longues unités de combat : vibrations insupportables à certaines allures, vibrations qui peuvent compromettre l’utilisation militaire du bâtiment. Le problème s’est posé déjà pour d’anciens croiseurs en fer, tel le Tourville, justement ; puis pour ceux du type Forbin. Je me rappelle que M. de B… me disait, il y a quelque douze ans, ses préoccupations à ce sujet et comment il parait à ce grave inconvénient. Mais c’étaient là, je crois, des solutions particulières, car les solutions générales connues sont peu précises et point toujours efficaces.
22 janvier. — Depuis hier, à l’abri des murailles extérieures du port et du haut édifice de la direction d’artillerie, nous sentons passer les rafales du nord-est, sous un ciel gris de plomb, sous des nuages bas à la fuite éperdue. Le vent « a forcé » tout aujourd’hui et l’on dit qu’il fait très mauvais en rade : un « dundee » anglais est à la côte ; le Cassini ne peut plus communiquer avec la terre… Il tangue péniblement sur son corps mort, les feux allumés et prêt à tout événement.
Vers 5 heures, au moment de rentrer en ville, la tempête bat son plein. Les vétérans viennent doubler les amarres ; partout on prend des précautions… La nuit sera mauvaise. Risquons-nous cependant au dehors. Sur le quai même de l’Artillerie, un tourbillon me jette au bord… Sans un canon d’amarrage qui se trouve là, je tombais à l’eau. M’en voilà quitte pour cette fois, mais assez inquiet sur la suite… Si j’ôtais mon caban, où le vent s’engouffre ?… Oui, mais alors, c’est la fluxion de poitrine ; ce vent de nord-est est froid en diable. Danger pour danger, gardons le caban.
La première coupure, je la passe sans difficulté, trop vite même, étant vent arrière. Au coin de l’avant-port occupé par le Requin, dont les câbles grincent douloureusement, je tourne à gauche ; juste au moment où j’arrive devant la Majorité générale, un grand bruit et, patatras ! un déluge de briques, de plâtre, de tuyaux… C’est une des cheminées qui s’écroule… En même temps la porte s’ouvre avec fracas et une douzaine de marins, de gardiens, d’employés sortent en courant : la moitié de la haute cheminée est tombée en dedans, dans la cage du grand escalier… Il y a probablement des victimes… Non ! Tout bien examiné, point d’accident de personne. C’est miraculeux. Continuons…
Ah ! pour franchir la deuxième coupure, c’est une grosse affaire : on y est en travers au veut et il faut se cramponner au garde-fou, se haler à la force des poignets. Cela n’est rien encore : le plus difficile est de passer sans encombre devant le bâtiment des constructions navales, dont la façade fait obstacle aux rafales venues tout droit de l’entrée du port. Là, c’est une rage folle, hurlante, de tourbillons déchaînés qui vous enlèvent, vous couchent, vous renversent en un clin d’œil. Au moment où, devant moi, un monsieur s’accroupit et essaie de marcher en rampant, je suis précipité sur le mur, où j’irais m’écraser, si je n’avais encore la chance de saisir à deux mains le rebord d’une de ces grandes cuves pleines d’eau, disposées d’avance en cas d’incendie. Je me demande décidément si j’arriverai jamais à la porte de l’arsenal… Mais voici du secours, un grand gaillard de deuxième maître s’approche, courbant le dos : « Capitaine, me dit-il, voulez-vous prendre mon bras ? A nous deux, nous nous en tirerons peut-être… — Bien volontiers, ma foi !… »
Nous partons, profitant d’une accalmie entre deux rafales : mais tout à coup, devant le magasin général, une voix nous crie : « Arrêtez ! ne passez pas ici : la toiture de la cale s’en va !… » Ah ! bien !… Il ne manquait plus que ça !… En effet, les tuiles, les ardoises pleuvent… Par où passer, maintenant ? — Et la réflexion me vient qu’après tout, on courrait moins de danger sur le pont du Fontenoy, en rade, au large même, qu’ici, dans cet arsenal, les deux pieds sur la terre ferme. Un bâtiment solide, pourvu de tous ses moyens d’action n’a pas grand’chose à craindre du plus mauvais temps que l’on puisse imaginer… Et c’est sans doute ce qui faisait dire au fameux Fabrégas, le patron marseillais, les jours de grand mistral : « Hé ! Bouno Mèro ! Protège le pauvre marin qu’il est à terre… Celui qu’il est à la mer, il se débrouille ! »
24 janvier. — Allons ! qui est-ce qui se charge de chemiser nos cylindres d’escarbilleurs ? Sera-ce le service des constructions navales ou le « groupe flotte ? »… Théoriquement ce devrait être le groupe flotte, car, enfin, il ne s’agit là que d’une réparation courante… Hé ! hé ! courante,… pas précisément, et qui pourra tracer exactement, une bonne fois, la limite des réparations courantes et celle des grosses réparations ? — Il importe peu dans le cas actuel, puisque le groupe flotte déclare à l’instant qu’il n’est pas en mesure d’exécuter le travail et qu’il passe la main aux constructions navales. Cela arrive souvent : le pauvre groupe flotte n’a jamais pu obtenir le personnel et l’outillage indispensables pour s’acquitter de son rôle, assez modeste pourtant. On voulait, en l’organisant, utiliser, sous la direction d’officiers de marine assistés d’officiers mécaniciens, la main-d’œuvre militaire fournie soit par le dépôt, soit par les noyaux d’équipages des bâtimens en réserve. Mais c’étaient là des élémens bien instables !… On ne voulait pas, d’autre part, se mettre trop en frais d’outillage, créer un petit arsenal dans le grand, sentant bien que c’était l’écueil du « principe fécond de la division du travail. » Division du travail, soit ! Mais point partage des travaux, ce qui est beaucoup moins fécond…
Et voilà comment le groupe flotte, soutenu, comme par grâce, par des bonnes volontés un peu inconsistantes, mène une existence précaire, inquiète, à côté du puissant organisme qui représente à lui seul les cinq sixièmes de la force productive de l’arsenal. Il disparaîtra quelque jour prochain, avec la formule un peu artificielle de la « séparation de la flotte construite et de la flotte en construction ; » il disparaîtra, à la grande satisfaction de tous ceux qui ne veulent pas que l’officier de marine se préoccupe trop des engins qu’on lui prépare, qui ne veulent pas que Siegfried se mêle de forger son épée, ou seulement qu’il en aiguise la pointe quand elle est émoussée.
Tandis que j’allais de l’atelier du groupe flotte aux bureaux des constructions navales pour demander, de la part du commandant, quelle était la solution adoptée, j’ai rencontré S…, un jeune commissaire, tout en l’air, indigné et ravi en même temps. Il paraît qu’un nouvel arrêté l’oblige à descendre, — une fois de plus ! — dans la cale à vin pour je ne sais quelle vérification, quelle manipulation. Et, d’autre part, on songerait à lui donner des épaulettes en lui conférant, à bord, la dénomination officielle de « Monsieur le commissaire. » — Les épaulettes !… Monsieur le commissaire !… C’est bien séduisant, tout cela ; mais le nouveau service des vivres est bien fastidieux ! Ces messieurs disent qu’on les ravale au métier de maître commis. Ils n’ont peut-être pas tort. Seulement, quoi !… Il faut payer le reste. L’abaissement des fonctions et l’exaspération des amours-propres !… Ne seraient-ce point là deux des plus justes caractéristiques du temps présent ?…
26 janvier. — Le canot à vapeur nous a été rendu, complètement remis à neuf. L’officier en second m’autorise à m’en servir ce soir pour aller en ville, où j’ai affaire du côté du port de commerce. Enchanté d’ailleurs de quitter le bord au plus vite : le faux pont, la batterie, les superstructures, les passerelles, le mât militaire, tout est livré aux peintres. Et quels peintres !… Qu’il brandisse un pinceau ou qu’il soit armé du modeste « bouchon, » le mathurin est terrible : ce n’est pas assez de dire que son accès est dangereux, car on se garde de l’approcher ; il faut encore l’éviter, il faut fuir, si l’on prétend conserver des vêtemens immaculés.
La rade est belle : le calme du soir après une journée de petites brises folles, de l’ouest au nord. Peu de bâtimens à l’ancre sur ce vaste plan d’eau. Le Beveziers, qui nous a précédés de bien peu (décidément, c’est le 30 que nous sortirons de l’arsenal : deux jours de gagnés !… nous nous sommes débrouillés, en effet) ; le Beveziers représente seul notre division et porte le pavillon du contre-amiral. Le Buffle est toujours là et toujours prêt à marcher. Au loin, du côté de la digue, le profil bas, estompé, de la vieille batterie flottante l’Imprenable, qui, elle, ne bouge jamais, « amarrée à quatre » pour les lancemens de réglage des torpilles automobiles.
Çà et là quelques cotres de pilotes qui rentrent paresseusement, leurs grandes brigantines grises battant au calme, un ou deux pêcheurs qui s’attardent sur leurs petites barques noires, et un patouillard à vapeur, fort laid, qui halette en sortant des jetées et s’avise, brusquement, de lancer des torrens de fumée noire. Ce vandale à part, tout est aimable et apaisant dans cette fin d’un beau jour d’hiver où un reste de soleil se joue à jeter de l’or sur la crête des petites vagues mourantes et à peindre en ocre éclatant les flancs massifs du fort de l’île Pelée.
30 janvier. — Allons ! c’est fini, c’est bien fini, le port avec tous ses plaisirs et tous ses ennuis. C’est fini de dormir tout son saoul, d’avoir la marchande tous les jours et d’aller flâner en ville un soir sur deux, comme des rentiers… C’est fini, les galoches ; c’est fini, les gris sales et les tricots douteux… Mais, parbleu ! c’est fini aussi de ne pas pouvoir « en griller une, » quand on en a envie, sans avoir le capitaine d’armes sur le dos, et c’est fini de moisir dans l’eau sale, le museau sur un mur, comme les ânes à la foire !…
Allons ! oust !… En rade. Vétérans, câbles, aussières, remorqueurs, et la Saire par-ci et la Divette par-là, c’est tout la même chose qu’il y a deux mois, sauf que c’est tout le contraire, comme de faire par le flanc droit et par le flanc gauche. Si bien qu’à 10 heures du matin, nous voilà partis et, d’entrée de jeu, pour nous dégourdir les jambes, nous faisons le tour de la digue. Après quoi nous allons nous amarrer « aux quatre coffres » pour rectifier nos compas.
Et que de choses à retoucher encore, pour être vraiment prêts ! Mais il n’y a pas à dire : il faut que tout soit fini après-demain matin. Nous allons à Saint-Vaast recevoir l’attaque des sous-marins.
1er février, 7 heures et demie. — Calme plat, absolu ; mer d’huile. Le soleil vient de se lever derrière les Becquets. Il monte lentement, gros et rouge, avec, par momens, des éclats vifs quand la brume s’effiloche, des traits de feu qui font luire en jaune clair le glacis qui s’étend sur les eaux délicatement bleutées. Il fera très beau aujourd’hui ; froid, si la brise se lève au nord ; doux, si le calme continue. Les sous-marins ne le souhaitent pas : il leur vaut mieux, pour le succès de leurs attaques, un peu de clapotis qui cache le bout du périscope, l’œil qu’ils promènent sur l’eau.
Les voici justement qui passent, en émergence. Médiocres marcheurs, il faut qu’ils partent avant nous pour arriver sur le champ de bataille après avoir pris au large toutes leurs dispositions. Il y en a quatre, le Lotus, le Brochet, le Calmar, l’Hippocampe, soit deux sous-marins et deux submersibles, les deux premiers plus ras sur l’eau, les deux seconds presque aussi hauts qu’un torpilleur ordinaire. Ils passent, et, dans le feu des préparatifs d’appareillage, nous les regardons à peine, ces perfides ennemis… C’est que, fichtre ! l’amiral va venir à bord pour cette sortie : honneur et complication !
8 heures. — Tra la la officiel : sonneries, sifflets (chez nous, c’est avec le sifflet que l’on rend les honneurs ; cette marine est toujours un peu particulière). L’amiral montée bord au moment où l’officier en second vient dire au commandant que tout est prêt. Il n’y a plus qu’à larguer l’aussière en filin qui nous tient sur le coffre du corps mort.
« Larguez l’aussière ! » — « En arrière, » pour parer le coffre. — « En avant maintenant, à gauche 20 degrés, et puis en route ! » — Le Beveziers nous suit et se range dans nos eaux à 300 mètres. Nous sortons par la passe de l’Est, en serrant de près le fort qui termine la digue et laissant à droite celui de l’île Pelée. La brume s’éclaircit, et, derrière nous, le Roule, Cherbourg, les collines d’Octeville, l’arsenal, étalent un panorama charmant. Le Roule, c’est un gros morne rouge sombre, écaillé de rouge clair aux endroits où la mine l’entame pour en tirer des blocs de granit. Entre ce mur abrupt sur lequel une vieille citadelle découpe ses arêtes géométriques et les pentes vertes d’Octeville, dentelées sur la crête par la frange des arbres dépouillés, juste dans l’axe du port de commerce, se creuse une enfoncée où la brume bleuit, plus épaisse : c’est la trouée de la Divette, le débouché de l’exquise vallée de Quincampoix… Mais tout cela s’estompe vite, s’efface, se confond, car nous allons à bonne allure, favorisés par le courant de flot. Voici le cap Lévi, son phare carré, ses rochers noirs prolongés en chaussée sous-marine, qu’il faut « arrondir. » Voici Barfleur et encore un phare, mais très haut celui-là, très puissant, le phare de Gatteville. Là aussi, des paquets de roches en grands plateaux verdâtres et luisans, sillonnés de chenaux où le courant fait rage, emportant comme des fétus les petites barques de pêche. Ce sont, heureusement, de solides marins que ces gars de la côte : d’ailleurs, avec le calme qu’il fait, un bon coup de gaffe suffit à vous « déborder » des cailloux.
Cap au Sud maintenant, puis au Sud-Est, pour aller prendre le mouillage. Après Barfleur sur sa pointe basse, Saint-Vaast-la-Hougue, gros bourg de pêche, se développe dans un cadre coquet de mamelons boisés, tachetés de maisons blanches et de clochers gris que la Saire aux jolis moulins enlace de ses replis. Au Sud du bourg la citadelle de Vauban, — qui aurait voulu faire ici, et non pas à Cherbourg, le port de guerre dont il sentait bien que les escadres de Louis XIV auraient un jour besoin, — et, plus au Sud encore, l’île fortifiée de Tatihou. C’est là, au pied de ces défenses insuffisantes, que furent brûlés quinze des vaisseaux de Tourville, mal mouillés parce qu’on n’attendait pas de si lot les alliés, fracassés déjà par la terrible canonnade de l’avant-veille, mal défendus, il faut l’avouer, par des lambeaux d’équipages exténués par la lutte la plus extraordinaire dont l’histoire maritime fasse mention.
9 heures et demie. — Le Fontenoy et le Beveziers sont mouillés à peu près Nord et Sud avec la Hougue ; au large et à 400 mètres environ, trois torpilleurs, jouant le rôle qui reviendrait plutôt à des contre-torpilleurs, les couvrent contre les sous-marins. Ceux-ci, à la vérité, pourraient prononcer leur attaque du côté opposé et comme s’ils venaient de la côte ; mais il faudrait pour cela qu’ils franchissent des bancs sur lesquels il n’est pas probable qu’ils se risquent.
La veille s’organise à bord des deux cuirassés : une bordée est sur le pont ; des guetteurs sont placés aux bons endroits ; les pièces d’artillerie légère sont armées et prêtes à tirer des cartouches à blanc. Il est entendu, toutefois, que chaque pièce ne tirera qu’un seul coup sur chaque sous-marin aperçu, — ou présumé, — car comment empêcher qu’on ne confonde, à distance, un manche de gaffe flottant sur l’eau avec le bout d’un périscope ?… Les mesures de défense des grands bâtimens mouillés en temps de guerre sur une côte accessible aux sous-marins ne se borneraient d’ailleurs pas là. Les canots à vapeur feraient des rondes tandis que les embarcations à rames tendraient des filets de pêche. On serait, à bord, tout prêt à filer la chaîne de l’ancre par le bout et à mettre les machines en marche. Se mouvoir, se mouvoir rapidement, c’est encore le meilleur moyen d’échapper aux coups de l’ennemi invisible…
10 h. 12. — Un coup de 37 millimètres éclate dans le grand silence, dans le calme plat… C’est le torpilleur de grand’garde au Nord-Est. Qu’a-t-il vu ?… Signaux à bras à l’amiral : « Il a cru voir un sous-marin à 300 mètres au large… Le périscope a disparu aussitôt. » Diable !… Quelle route suit maintenant l’ennemi ? L’attention redouble et, ma foi ! avec une certaine anxiété… C’est prenant, cette affaire-là. Évidemment le capitaine du sous-marin a vu le coup de canon : il a admis que ce premier coup ne pouvait être efficace, en raison de la surprise et de la difficulté toute spéciale d’atteindre, sous plusieurs mètres d’eau, un but assez étendu, sans doute, mais qui ne se révèle que par un point. Il a plongé aussitôt et il fait route sur l’un des cuirassés, le Beveziers, probablement, laissant de côté le torpilleur qui ne peut plus rien contre lui. Heureusement pour le Beveziers que le sous-marin sera obligé de faire émerger son périscope au moins une fois avant de lancer sa torpille, qu’il ne peut sacrifier sans être assuré d’une bonne direction. Le moment précis de cette émersion, il faut absolument le saisir au vol et faire immédiatement, sans réglage, un feu rapide de toutes pièces, qui encadre le périscope entrevu.
10 h. 16. — Ça y est !… Feu roulant sur toute la ligne des passavans du Beveziers… Presque immédiatement après, le sous-marin émerge : c’est le Brochet. Son attaque est terminée. L’estime-t-il réussie ? C’est ce que dira, demain, le rapport de son commandant. Celui du Beveziers signale : « attaque repoussée. » On discutera, s’il y a lieu, mais plus tard.
10 h. 35. — Nouvelle alerte, de notre côté, cette fois. Le torpilleur du Sud-Est a tiré à son tour sur un périscope ; plongée rapide du sous-marin qui, moins heureux que le précédent, émerge trop loin, à 700 ou 800 mètres de notre bossoir de bâbord. Il se croyait beaucoup plus près, certainement. Attaque manquée, et comme distance et comme direction, du moins d’après les conventions admises, car après tout, la torpille, lancée réellement à notre adresse, fût peut-être arrivée à son but. Mais il s’agit d’un exercice, n’est-ce pas ?… et cet exercice doit être réglé d’une manière précise.
C’est fini pour ce matin. On signale une trêve de 11 heures à 1 heure : « La trêve des confiseurs ! » s’écrie Corley en voyant passer les assiettes de petits fours du déjeuner de l’amiral.
2 heures. — Toujours le même temps, parfaitement beau, parfaitement calme. Il fait presque chaud, et je retrouve les impressions que me donnaient autrefois ces admirables « calmes blancs » des tropiques, en pleine mer, à des centaines de lieues de toute terre… Impressions d’éblouissement, de langueur délicieuse, d’anéantissement mystique. Non, rien ne donne mieux l’idée de ce qu’il y a de divin répandu dans les choses, d’infini pénétrant le fini, que cette mer immense, immobile, aux mystérieuses transparences, reflétant un ciel bien plus immense encore, insondable, éternel. Suspendue entre ces deux abîmes, la pensée chancelle et attend « l’Esprit de Dieu s’avançant sur les eaux… »
Qu’un souffle de brise naisse à ce moment, qu’un nuage blanc se forme et passe, que des frissons de rides viennent moirer la glace luisante, et le charme est rompu : l’infini s’éloigne, l’âme descend à fleur des yeux. Après le sublime, ce n’est plus que le joli.
Mais c’est bien le moment de rêver !… Un coup de cornet à bouquin me déchire l’oreille… « Alerte dans le premier secteur ! Les 47 de tribord devant, hune et passerelle, parés à tirer !… » Le chef de timonerie, qui a des yeux excellens, croit voir un point qui se meut, à un millier de mètres, à la surface de la mer… Ah ! ce calme plat nous rend de fiers services !… « Ce point, le voyez-vous bien, Laneau ? — Il me semble, capitaine… »
Tout le monde est accouru, le commandant, l’amiral et son aide de camp, les pilotes aux jumelles subtiles… Hé ! en effet, le voilà, ce point ! Il grossit, il avance… il avance assez vite même, rayant l’eau de deux traits qui divergent. Pas de doute, c’est un périscope à l’émergence minima… « Le vois-tu, Perrault ?… — Oui ?… — Feu, mon garçon, feu tout de suite !… »
C’est l’Hippocampe ! Son attaque a été audacieuse. C’est qu’il pensait que nous ne verrions pas ce pauvre petit bout de tuyau, et, de fait, s’il y eût eu le moindre clapotis, les meilleurs yeux n’y auraient rien vu.
Un coup, deux coups, toute une pétarade !… Qu’est-ce que c’est encore ?… « Capitaine, le Beveziers vient de tirer ses pièces d’arrière sur le Calmar, mais le Calmar avait déjà émergé à 200 mètres environ… »
Ah ! diable !… Voilà qui a tout l’air d’une attaque réussie, car ce n’était pas au moment où le sous-marin émergeait (ayant, par conséquent lancé sa torpille) qu’il fallait tirer dessus, mais avant, bien avant… En effet, le Beveziers et le Calmar — à lui les honneurs de la journée ! — signalent en même temps : « attaque réussie. » Touchant et loyal accord. Il ne reste plus qu’à demander à d’Acquerie comment il a mené sa barque pour arriver si près sans que rien le dénonçât. Nous en causerons demain. En attendant on pousse les feux, on réchauffe le guindeau pour virer la chaîne ; dans une demi-heure on mettra aux postes d’appareillage et à cinq heures, le jusant nous aidant, comme le flot ce matin, nous serons « à poste » sur notre coffre de Cherbourg. D’ailleurs, tout va bien, la machine tourne rond, comme disait le père Y…, le vieux mécanicien en chef. Nous ne tarderons pas, cette épreuve faite, à regagner Brest et à rejoindre l’escadre du Nord.
- ↑ La langue maritime, langue d’hommes, à la décision soudaine, à l’action prompte, s’accommode mal des verbes neutres. Rentrer, pris activement, signifie « faire venir en dedans. » Ainsi des contrevens qu’on ferme.