Journal de Marie Lenéru/Année 1901

G. Crès et Cie (p. 135-172).
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ANNÉE 1901

14 janvier.

L’homme parfait saurait employer systématiquement, par vertu, la somme d’énergie, de ruse, d’application que les criminels seuls emploient aujourd’hui. Même un simple fait divers, le plan et l’exécution d’un cambriolage émerveillent. Tant de goût à leurs intérêts, de génie de vivre, chez des hommes comme nous ! Tant de loisirs de penser à son propre avantage ! Les gens raffinés perdent le sérieux de l’égoïsme.

« Serviteur paresseux et toujours murmurant, rougis donc de ce qu’il y ait des hommes plus ardents à leur perte que tu ne l’es à te sauver et pour qui la vanité a plus d’attraits, que n’en a, pour toi, la vérité ! »

Il faut se créer des désirs artificiels, l’indifférence est naturelle comme la mort. Les orgueils de solitude sont si pauvres ! Je crois d’ailleurs artificiel le respect de la solitude pour la solitude. La solitude est oiseuse qui n’est pas une préparation.

Mais envoûter des intelligences et des sensibilités qui me vaudraient… Je n’ose rien dire de l’avenir que je prévois, il me faut une vie éloquente, brûler du fluide… Les hommes ne se doutent pas de ce qu’ils pourraient faire, s’il y avait moins d’attente et moins de sommeil dans leurs jours, moins de remplissage.

Plus un obstacle matériel, toutes les rapidités gagnées par la science et par la richesse. Pas une tare à l’indépendance. Voir un crime de lèse-moi dans toute fréquentation, homme ou pays, qui ne serait pas expressément voulue. L’énergie, le recueillement, la tension de la solitude, les transporter dans ses rapports avec de vrais semblables. Pas d’amour, peut-être, mais des amitiés rares, difficiles, exaltées, nerveuses ; vivre comme on revivrait en esprit de détachement, d’inquiétude et de revanche.


Dimanche 3 février.

Une prise d’habit à l’Oratoire. On se serait cru chez des iconoclastes : plus nu qu’un temple, de la chaux et, aux rosaces, des verres dépolis. Pourtant, pas la pauvreté, la simplicité d’une grande maison. Les orphelines ont quêté dans du vermeil et les ornements sacerdotaux de toute splendeur.

Cérémonie à la Huysmans, une liturgie, une race, une héraldique abbatiale. L’Oratoire, à peine restauré pour les femmes, en est à l’heure d’élite des vocations de fondatrices, une aristocratie de secte. L’officiant, Jacques de Pitray, le petit-fils de la comtesse de Ségur, flanqué de deux franciscains, hauts, droits, élancés, moines, hommes du monde, qui ne baissent jamais les yeux et ne vous sourient jamais, a dit une messe lente de mouvement archaïque savamment reconstitué d’après Solesmes.

Ah ! tout ce qu’on fait noblement, gravement, supérieurement…

Les femmes, noires et blanches, dans leurs stalles, derrière la grille claire qui sépare, mais ne voile pas, n’avaient rien de moins fier, de moins sacerdotal. Elles étaient raides, sous « ce grand maintien religieux » qui leur est prescrit. Ne pas se pencher ni à droite ni à gauche, « c’est notre mortification » disait la Mère de Sales-Chappuis.

La supérieure est à la grille, à genoux, elle attend la communion. La face est là, toute proche, minée de recueillement, le voile tombe paisible, continué du manteau, les poings sont gantés du surplis, militaire au port d’armes en présence d’un chef. Les dévotes devraient bien étudier cette simplicité monastique.


7 février.

Nous nous imitons très mal. Nous n’avons ni l’intelligence, ni l’audace, ni la force de notre sincérité. Pourquoi ne cherchons-nous pas cela ? Ce n’est pas seulement notre pensée écrite, imprimée, qui doit nous interpréter. Il faut penser avec notre voix, notre sourire, notre corps. Être une belle œuvre de style des pieds à la tête. Une femme surtout devrait vouloir cela.

Ce que disait le Père Gratry, que ce ne sont pas les âmes qui refusent d’aimer, mais la plupart des humains de mériter l’amour. Nous sommes tous plus ou moins ridicules et assommants, paresseux, lâches et négligents. De toutes les vies que nous puissions vivre, nous choisissons l’exemplaire minima. Oh ! je comprends toutes les « trahisons » sentimentales, ce n’est pas elles qui commencent !


Mercredi 13.

On dirait que nous avons un tirant de solitude, que notre âme déplace un vide, et qu’il lui faut une poussée d’espace vierge, d’isolement, pour garder sa ligne de flottaison.

Et pas seulement nos âmes, nos corps aussi. Comment peut-on résister à la suppression du système cellulaire ? Sans aller aussi loin, quel supplice de marcher à un pas qui n’est pas le vôtre, comme tous les rythmes s’insurgent ! Les muettes contradictions physiologiques, quelle épuisante réfutation pour nos nerfs ! Je me représente l’amour comme une concordance exceptionnelle du mouvement, le miracle de l’étoile double.


Samedi 16.

J’ai fait un progrès. Je commence à soupçonner l’art des suppressions. Cela ne veut pas dire écarter le médiocre, mais aussi l’excellent. Il faut apprendre à s’exprimer avec ce qu’on ne dit pas. Il faut des silences en prose, comme en musique. Il est facile, avec notre expérience des mots, d’accueillir toute pensée, d’en faire œuvre d’art.

Mais on n’isole, donc on ne donne la forme, qu’avec le vide. Prenez garde de tout dire, de faire la vie trop éloquente. « Je meurs ! » ne vaudra jamais, en émotion, le dernier soupir.

Délivrer la littérature de sa loquacité. Et, chose paradoxale, ne serait-ce pas la forme dramatique qui donne le contour le plus sec à la vie ? L’auteur est supprimé, la description, le récit, tout ce qui n’est que forme grammaticale.


18.

Je ne peux plus lire : du procédé partout. On ne peut éviter les manies spirituelles. Oh, les anges, les lampes et les portes de Maeterlinck ! Les miroirs, les vitres, les lustres, les cloches de Rodenbach ! Les flèches, les heures, les désirs et choses « décochées » de d’Annunzio. Un roulement de métaphores — voilà de quoi nous vivons. Cela prend des naïvetés d’antithèses faciles, des enfantillages de jeux de mots… Et voilà ce qui nous emballe !

Un mot, une syllabe est la clef du ciel littéraire : Comme. On l’escamotera, mais son esprit veillera sur chaque renouvellement de phrase. Et, si un pape littéraire s’avisait de mitiger l’observance de ce « comme », tout péricliterait, il n’y aurait plus de style. Car la méthode en lettres est la même qu’en sciences : classer, trouver des rapports. C’est la même opération de l’esprit qui trouve les belles métaphores et les belles découvertes mathématiques.

« Car, dit Laplace, Les découvertes consistent en des rapprochements d’idées susceptibles de se joindre et qui étaient isolées jusqu’alors. »

Lundi 25.

La pensée de la mort ne me quitte guère, mais elle ne m’en est pas plus douce. Jamais je n’ai désiré mourir. Je n’ai jamais eu les goûts faciles qui simplifient.

Ce qui manque à mes yeux me coûte plus que l’absence totale d’oreilles. S’il fallait choisir, je dirais : les yeux de plus en plus, et toujours je sacrifierais les oreilles à un de leur progrès, à la remontée vers l’espace et la lumière.

Je ne vis que des progrès mesurés, attendus. Pas de place pour les désirs accessoires, le bonheur et le reste. Mais, à chaque progrès des yeux, il me semble devenir moins sourde.


1er mars.

« Mme de Montespan, dit Saint-Simon, fut belle comme le jour jusqu’à la fin » — 66 ans. La Grande Catherine fut aimée jusqu’à 67. L’impératrice d’Autriche devait avoir 60 ans, quand elle éblouissait Christomanos.

Concluez, misérables femmes, qui ne savez plus compter à partir de quarante ans.

« And man doth not yield himself to the angels nor to death utterly, save only through the weakness of his feeble will. »

12 avril.

Je découvre que, dans « un milieu intelligent », l’intelligence individuelle n’est pas plus fréquente qu’ailleurs, et cela gêne davantage, car ne pas parler supérieurement des choses supérieures est le plus ennuyeux des ridicules. Les banalités de la transcendance font adorer celles de la politesse.

Ah ! ces mémoires de Mlle de Meysenbüg, comme cela fait aimer les spirituelles coquines ! Comme cette « idéaliste » donne à l’idéal la séduction d’une vieille robe qu’elle aurait portée, et dont elle vous offrirait the wearing out ! Mais il n’y a pas une phrase improvisée, qui ait eu lieu dans son malheureux cerveau de backfisch démocrate, dans l’espace de ces deux volumes qui lui amenèrent à Rome des pèlerinages d’enthousiastes…

Oh ! l’enrageante banalité des « belles âmes » ! Et cette demoiselle fut une amie de Nietzsche…

Et les femmes de haute culture, « les compagnes intellectuelles de leurs maris », celles qui prennent la vie comme une leçon, non, comme, un cours en Sorbonne, une conférence avec notes ! Qui à chacune de leurs petites affaires y vont de leur devoir de style, à chaque lecture de leur « jugement littéraire » : « Il faudrait une autre plume que la mienne ». Ah ! le printemps avec ses « bourgeons éclatants de sève » et la lumière qui « préside » et les descriptions où l’on voit « çà et là » et les « ciels fins » et la « pureté de ligne » des montagnes, car les clichés évoluent et il faut bien parler comme les maîtres de la littérature actuelle.

Les voyageurs ont gardé les traditions épistolaires des « correspondances » publiées avant les chemins de fer, et la découverte de l’étranger par tous nos hommes de lettres. Qu’ils fassent donc un journal s’ils tiennent à leurs impressions, je m’aperçois que c’est le seul moyen de rendre la correspondance à sa destination propre.

Dieu me préserve d’écrire à l’avenir une lettre « bien intéressante » ! Les livres seuls devraient avoir la parole, parce qu’à eux seuls le plagiat est interdit. Des êtres vraiment marinés dans la pensée et la sentimentalité humaine n’ont pas besoin de ces transcendantes épistoles, contenant pour eux des choses aussi banales que « la pluie et le beau temps ».

Le télégramme et les épanchements à la marquise de Maugiron : l’idéal de la correspondance non phraseuse.

Comment y a-t-il des peintres de femmes ? Ils finissent par s’encanailler comme Carolus Duran. Autant le portrait d’homme est une chose large, variée… La femme n’est possible que jusqu’au maxillaire inférieur. Il faudrait la peindre nue, voilée de ses cheveux.

Pourquoi Carrière ne fait-il que nos têtes de mort ?


8 mai.

Quelquefois j’écoute. C’est un répit extraordinaire. Des souvenirs m’arrivent de très loin, qui m’aident à reconnaître l’étrangère que je suis devenue.

Il me semble que les choses, les moindres petites extériorités, sont plus moi que moi-même, c’est en me recueillant que je me perds. Étourdis que vous êtes, n’essayez pas de « rentrer en vous-même ». En dedans il n’y a rien. Je le sais pour y avoir été mise en pénitence à une heure où il n’y avait pas encore de souvenirs.

Et toujours ce sont les airs qui me rapatrient le mieux. A-t-on jamais remarqué que les airs sont au monde la seule chose humaine qui ne change pas… ? Un vieil air nous arrive de plus loin que les paroles qui l’accompagnent ; et pourtant la langue survit déjà à la race. Nous pouvons être sûrs que, quelque part au monde, s’entend le cri modulé du premier gosier qui chanta.

Apprendre : apprehendere, saisir au passage, s’accrocher, se cramponner.

Il faut vivre pour se venger de la mort.

« D’où il suit, en raisonnant comme nous le faisons, que la sagesse n’est pas la mesure, la sagesse étant inséparable de la Beauté ; car il n’y a pas moyen de le nier, jamais, ou dans bien peu d’exceptions, les actions mesurées dans le cours de la vie, ne nous paraissent plus belles que celles qui sont accomplies avec énergie et vitesse…

« Et lors même, mon cher, que les actions, plus belles par la mesure que par la force et la vitesse, seraient aussi nombreuses que les autres, on n’aurait pas pour cela, le droit de dire que la sagesse consiste plutôt à agir avec mesure qu’avec force et rapidité… Ni qu’une vie mesurée soit plus sage qu’une vie sans mesure. » (Charmide)


Vannes, mardi.

Lire ne désénerve pas. Quelle que soit la valeur de notre curiosité, lire n’est pas cesser d’attendre. Lire, c’est la vie des autres, c’est le regard, c’est le repos. Il ne faudrait lire que pour se fustiger en lecture pieuse, pour rendre la somme exacte de ce qu’on a pris.

Mais lire comme moi, lire pour lire, lire toujours. Lire plus qu’on ne parle, lire plus qu’on ne bouge, lire plus qu’on ne voit ! Lire de 15 à 26 ans !

« Notre vie n’est que mouvement. »

Oh ! ce motus animae continuus, dont parle Cicéron, ce doit être la vie intellectuelle.

Et puis le plein air, les pleines heures sous toutes les inclinaisons du soleil et de la lune… La vie domiciliée est anormale et monstrueuse. J’ai fait le vœu ce matin en sortant de la cathédrale, devant ces remparts et leur fossé, leurs mâchicoulis et leur Tour du Connétable, découpés en pleine matinée, intaillés en ciel dur, bruns, ligneux et frais comme les troncs en lisière d’une haute futaie, je me suis promis, je me suis juré de vivre au soleil à grande atmosphère, de vivre et mourir sous mon ombrelle mieux promenée, par le monde, qu’une épée de croisade.

L’ombrelle errante de l’impératrice d’Autriche.


Lorient, 1er juin.

J’ai revu Darcy, le héros de Pékin, et je me suis étonnée moi-même de la simplicité, hors les usages, avec laquelle, d’instinct, j’ai fait des avances et comme rendu hommage à ce jeune homme.

Oh ! je ne suis pas l’enthousiasme féminin, récompense mondaine de l’illustration masculine ! Une notoriété, que je ne partage pas, n’a aucune raison d’émouvoir le réalisme profond de mon ascétisme Mais voilà !.. si j’avais été souveraine, j’aurais su accueillir les héros.

Évidemment, mon esthétique m’a fait mouvoir. Si Darcy n’avait pas été si profondément simple que c’en était presque gênant, de cette mortelle simplicité des grands malades qui ne peut pas la grimace d’un sourire, si l’absolu épuisement des tardifs retours de Chine n’avait mis, sur ce visage, le calme des traumatisés et cette gravité comme frileuse d’une étourderie, eh bien, je l’aurais sans doute assez peu respecté. Mais, devant cet homme que la mort, en personne, est venue éprouver, j’ai compris l’égalité d’initiation de tous les courages, et qu’à un certain degré, toutes les valeurs sont adéquates.

Mort belle, seule efficace, vous seule raffinez la vie, tout est grossier près de qui sort de vos mains.

« Elle parle très bien, disait le docteur, elle suit la conversation. Je vous dis qu’elle nous fiche dedans et qu’elle n’est pas sourde. »

Eh bien, oui, je me le demande : est-ce que je ne me fiche pas dedans ?

Ce que nous savons de l’inconscient dans le sommeil, la transe, la distraction, nous montre que la non-conscience n’est pas une suspension de la vie matérielle ou spirituelle. L’activité du corps est plus normale que jamais dans le sommeil, et le rêve, la transe hypnotique, la distraction même témoignent d’une activité mentale supérieure à celle de l’état conscient. Alors, qu’est-ce que la conscience et la personnalité ? Rien que la cohésion des deux vies. Dans le « retour à soi » cela est pris sur le fait.

Être : sentir son corps et sa pensée le plus simultanément possible. Une rencontre électrique de l’âme et du corps, voilà pourquoi notre présent est si court, nos instants infinitésimaux, nous n’existons que par étincelles.

Donc nos atomes pensants et vivants peuvent être immortels, mais ne donnent pas à la conscience une garantie de survie.


Juin 1901. Brutul, mardi.

M’entêter à ne pas estimer, à ne compter pour rien, la jouissance négative d’une guérison, est-ce bien nécessaire ? Mon horreur, ma défiance, mon insoumission au bonheur relatif « par comparaison » n’est-elle pas une exagération ? Y a-t-il seulement autre chose ? Un bonheur en soi ? C’est une définition élémentaire que nous ne sentons que par contraste.

N’importe, avec ce système, un voyou qui mange est heureux. Il faut, pour se venger, un bonheur aussi éloigné des gens heureux que le malheur.

En ce monde nerveux, toute suprématie autoritaire, édifiante, sentimentale, éducatrice, bienfaisante, n’est que magnétisme. Nous ne sommes rien tant que nous n’agissons pas sur autrui, magiquement, par un charme, une sorcellerie. Ils le savent et nous méprisent, sans le connaître et sans le faire connaître.

Il y a deux castes : les hypnotiseurs et les hypnotisés. Les hommes ont du goût, ils ne pardonnent pas de n’être pas séduits. Te créer supérieur est l’affaire de la nature, mais en persuader les autres ne regarde que toi. J’ai le goût religieux des attitudes. Une âme de premier ordre, qui en laisse une autre la côtoyer, plus grave, plus simple et plus hautaine, s’est humiliée irrémédiablement. Quoi que prétende la conscience intime, cette lénitive approbation personnelle, l’infériorité a existé et pas seulement dans la forme.

Quand avouerons-nous donc toute l’existence du signe ? Nous ne sommes pas autre chose que ce que nous fûmes dans notre chair, à telle ou telle minute visible et dont le souvenir a jugé.

Il faut, ô Saint-Just, porter sa tête comme un Saint-Sacrement pour se venger d’avance de tous les paniers.

J’ai vingt-six ans et je ne sais bien mépriser que moi-même. Chrétienne va !


Dimanche 23 juin.

Moralité de mon footing au pas accéléré pour m’emballer un peu le moral. N. - B. : vous devez toujours avoir la fièvre sous peine de mort. Résolution pratique : Ne jamais penser à ce à quoi je ne puis rien — santé, faute d’argent — pour me déshabituer de l’obstacle de la défaite, et surtout de la patience, de tout ce fatras d’attentes qui mène à l’innervation. Ne vouloir exister que sur le point où l’on peut agir, car la volonté se détruit dès que, pour allié, elle accepte le temps. De suite on lui laisse tout faire. Ne compter que sur soi, ne compter pas même sur le temps.

À méditer demain 3/4 d’heure pendant ma promenade du matin : «  Pour obtenir la victoire sur les hommes et sur les choses, rien ne vaut la persévérance à s’exalter soi-même et à magnifier son propre rêve de beauté et de domination. » (Le Feu).

Je ne passe jamais devant un puits sans regarder soigneusement au fond. C’est une des plus belles sensations de la vie. Un recueillement si instantané, un autre monde si invisible et si près… On dirait brusquement un grand silence, impression toute morale de la profondeur.

Les trois calamités humaines : bêtise, laideur et lenteur.

Se faire un bonheur avec ce qui reste… s’amuser à ramasser ses morceaux ! Des aveugles ont sculpté, des sourds conférencié, des hommes sans bras ont peint avec leurs pieds (musée de Dijon). Mme Galleron de Calonne, l’amie de Carmen Sylva, a fait des vers au soleil et à son mari, qu’elle ne voyait pas. Cela me choque. Ces acrobaties de la douleur me rappellent l’employé des pompes funèbres : comme il savait son métier, il put lui-même s’enterrer !

La musique est aujourd’hui ce qui a le mieux racheté les femmes. Une musicienne prend aux rythmes dont elle s’électrise un autre mouvement psychique, une autre manière de battre sa vie, et la pulsation des maîtres, en venant frapper ses veines, éduque presque gymnastiquement son amorphisme de corps et d’âme.


5 juillet.

La vie est assez miraculeuse pour être toujours suffisante, et si nous n’étions pas des êtres limités, forcés de choisir, nous ne consentirions probablement jamais à l’ennui.

Mais, ne pouvant tout vivre, des jours faibles deviennent insupportables, parce qu’ils sont de la vie forte, perdue, volée. Il y a dans l’ennui une comparaison, un désir insatisfait tout autant qu’une satiété.

L’ennui, c’est l’état de grâce du scepticisme.

Je ne choisis absolument pas mes lectures. Il n’y a jamais qu’un livre que je puisse lire à un moment donné, et celui-là décide de l’autre. Ne lisez pas si vous avez besoin de « programmes » et de « méthodes » et si vous ne comprenez pas à quel point lecture oblige.

On dira de Loti ce qu’on voudra, mais quand je ne peux plus supporter une phrase de littérature, je le lis encore.

Il n’y a que la vie physique : avoir remué sous tous les ciels. Au fond, dans la forme même des plus intellectuelles élucubrations, il n’y a que son apothéose.

Contemplation, action ? Il n’y a pas d’essentielle différence. Il faut seulement savoir si on veut la vie au premier ou au second degré.

Qu’est-ce que j’inventerai pour me consoler de la marine ? « Rentrer à bord » le canot du soir, habiter les Océans, dormir sur rade… Avez-vous jamais regardé l’horizon comme un lieu où l’on « rentre » ? Nostalgie prédominante cette fois-ci en lisant Loti, ce retour au large, ce frisson d’échappée, d’isolement sauf en regagnant son mouillage..


Samedi 20.

J’ai beau être un peu comme Mme de Sévigné « toujours de l’avis du dernier qui a parlé », je crois que je n’estimerai pas beaucoup Schopenhauer. Le poème byronien du pessimisme est bien allemand pour ma latinité. Schopenhauer est un philosophe de lettres, et les philosophes de sciences à la Herbert Spencer m’ont habituée à plus de rigueur. Il est aussi très faible d’exposition, très drôlement bavard et il vous assassine de comparaisons. Moi, elles ne m’amusent pas et, plus elles abondent, plus leur nullité probative me gêne. Trop affirmatif aussi le monsieur, il va me précipiter sur Hegel et Fichte.

Si un système de talent pouvait sortir d’une philosophie de femme, je me le représenterais exposé de cette manière.

Saint-Just… La révolution m’ennuie après Thermidor. L’éloquence des Girondins ? Mais prenez un rapport de Saint-Just, Vergniaud est un phraseur, un poncif à côté de ça.

Une seule chose me gêne : son étonnante et presque lyrique affection pour Robespierre. Virtuosité d’ambitieux ? Ce trop jeune dictateur choisissait-il un régent à sa minorité ? Il y a des jours où je me sens passablement curieuse des « états intérieurs » de ce « fanatique ».

Certaines nuances affectueuses appartiennent presque plus à nos habitudes de politesse qu’à nos usages sentimentaux, et sur une échelle bien plus importante qu’on ne croirait.


1901. Trez-Hir, 25 juillet.

On a cru perdue la caisse de mes cahiers, tout mon journal depuis dix ans, mon premier travail presque achevé, des projets, des notes et tout ce que je copiais, quand je croyais à la copie. Enfin dix ans d’existence, goutte à goutte, mes dix années terribles, à l’originalité desquelles la Providence s’est tant appliquée, goutte à goutte conservées d’une manière telle que je comptais là-dessus, sur ce pis aller de testament, pour mourir avec un peu moins de rage.

Maman n’en a pas dormi, moi j’ai constaté qu’il ne pouvait rien m’arriver de pire, qu’une grande maladie m’aurait moins volée, moins démolie… Alors il faut que je sois un monstre, puisque j’ai encore eu affaire à ce minimum d’émotion qui m’échoit toujours. Mes orientations intérieures ont des possibilités de volte-face ! J’ai une facilité de quid mihi là où je ne peux plus rien ! L’instinct de conservation est trop habile chez moi, il a trop joué. Et puis j’ai l’imagination philosophique, un raisonnement, une moralité m’habille des pieds à la tête comme une sensation.

Mais quel bonheur d’avoir retrouvé ma caisse. Elle ne voyagera plus que recommandée sur tous ses clous.

Après neuf mois, revenir ici fébrile d’émotion à la mise en présence des points de repère si soigneusement relevés, épiés : l’entrée du goulet, la côte d’en face, les Tas-de-Pois, le raz de Sein. De combien est-ce que j’y vois mieux ? Y en a-t-il pour un an d’existence, pour un an de jeunesse ? Et dans les glaces, mes yeux ont-ils embelli, la taille, la transparence, la couleur, l’expression ? Assez gagné pour un an ? Aurai-je le temps d’être jolie ?… Je me voudrais jusqu’à soixante ans, je me voudrais jusqu’à la mort, pour réparer, pour compenser.


Vendredi 9 août.

Un silence. Je n’ai pas travaillé depuis trois mois. Mais les yeux me guérissent, et j’appartiens corps et âme à cette guérison. Guérie je serais tellement une autre… Oh ! les yeux ! Qu’on puisse quelque part être aveugle au monde…

Je reconnais la vie, celle de mon enfance. Je me retrouve où je me suis laissée :


« Quand je me résignais déjà,
         la croyant morte,
C’est mon âme d’enfant
        qui ressuscite en moi. »


Oui, c’est bien cela : pas seulement les choses, mais cette atmosphère entre elle et nous qui est le goût de la vie. Je reconnais cet indéfinissable qui ne peut être que moi et qui revient de si loin ! Guérir lentement, guérir tard est une chose effrayante. C’est maintenant que je ne supporte plus rien : « Ils ne voient rien qui marque assez pour mesurer le temps qu’ils ont vécu, et néanmoins, comme ceux qui se réveillent, ils sentent qu’ils ont dormi longtemps. »

Si j’étais de ceux qui demandent des pourquoi à la vie..

Tant d’âme et de fluide me sont rendus par les yeux qu’il me semble à moi seule pouvoir me charger des oreilles. Et puis qu’importe ? Des yeux parfaits, des yeux qui vengent de plus en plus, ce que je les ai revus aujourd’hui ne suffiront pas à finir la vie, des yeux qui me valent enfin, de beaux yeux méchants pour bien dire : non.

Hier, un soir comme je n’en connaissais pas, le jour déjà très baissé, une translucidité, une qualité d’atmosphère, un soir comme un matin.

Avant-hier un gris si pur, si égal, un tel équilibre de ciel, de côtes et d’eau, une telle absolue sérénité grise qu’on aurait dit une autre planète où serait ainsi le bleu de la terre, où le radieux serait en gris.

Un certain degré de complaisance et de serviabilité tient du commérage..

Toi, toute ta vie tu me feras le plaisir d’être une agitée, ce qui ne prohibe nullement le profond recueillement de l’attitude et des apparences de la vie.

Ne pas se laisser prendre au dédain commode de l’inaccessible, à la paresse qui n’essaie pas de toutes les velléités, à la béate incurie du parcage social.

Il n’y a pas une possibilité dont je ne ressente en moi la certitude. Comme Bussy d’Amboise, je n’ai jamais lu d’une action dont je ne me sois sentie capable.


Jeudi 15 août.

Je me rappelle qu’au Villars de Lans, le 15 août 1891, à l’époque où je priais sans livre et sans écart toute une grand’messe durant, je me rappelle m’être ajournée de 15 août en 15 août, et je prévoyais : enfin dans dix ans…

Eh bien, mon Dieu, je recommence : dans dix ans je serai encore jeune, en somme, et d’ailleurs j’aurai si peu aimé la jeunesse !

Je ne l’aime même plus chez les autres, cet âge ingrat moral, cette enfance qui dure trop.

J’ai placé ma vie de 30 à 50 ans. Mais ces vingt ans, il me les faut. Moyennant quoi j’accepte le passé et je l’aime de m’avoir faite ce que je suis : exceptionnelle.

J’emploie ce mot au sens exact, sans aucune idée de supériorité.


21 Août.

Encore à faire des yeux.

Cet hiver, la lecture aux lèvres, une publication.

Sortir avec les Oratoriennes pour décider de ma vie au point de vue charité.

Me situer. Je ne veux que Paris. Et recevoir dès que les lèvres parleront.

Je le vois à la vie des autres, je ne puis compter que sur moi, fût-ce pour m’entourer.

Remettre l’Italie tant que je serai anxieuse « sans état et comme sans être ».


25 août.

Ils se croient nerveux, parce qu’ils s’impatientent, parce qu’ils s’agitent et deviennent insupportables pour un retard, une corvée de la vie matérielle, parce qu’ils sont démontés, malades pour une incertitude, un objet perdu. Nerveux, puisqu’il le faut, mais de quels nerfs !

C’est l’affinement des nôtres qui nous rend impossibles des nervosités si grossières. Que de choses laissent calmes les nerveux ! Quand nos dents grincent mille fois par jour, quelle imperturbabilité ! Pour dire comme Baudelaire, quelle imperméabilité !

Une réaction naturelle me rend, au contraire, plus aimable envers une corvée, caisses, rangements.

Je suis très convaincue de la superfluité luxueuse de ces « nécessités de l’ordre pratique », de la gratuité amusante de notre fantaisie d’exister.

Je ne puis m’empêcher d’avoir pitié de la vie et toujours, à toute seconde, je suis avec elle en émotion esthétique, et c’est pour les grossiers, qui font du tapage, que je réserve tous mes nerfs.

Or, je n’en suis pas là du tout par philosophie, je suis née ainsi, et demeure persuadée que tous les êtres gais « doués d’un heureux caractère », si dépourvus de tout alliage d’imbécillité, sont parfaitement des esthétiques sans le savoir, vivant sous un charme encore très méconnu.


28 août.

Chez nous, quelle maladresse à exister, quelle inaptitude à tout un monde de voluptés immédiates et passagères. Les bêtes, au contraire, sont admirables, un incroyable aguet de leur bien-être. L’ingéniosité d’un poulailler, par exemple, à tirer parti d’un rayon de soleil, ou celle d’un caniche à capter les traînes sur lesquelles on peut bien dormir. Quels épicuriens adroits et presque réfléchis !


2 septembre.

Je suis nerveuse et tourmentée sans une minute de répit. N’avoir encore rien fait pour moi ! Je ne jouis de rien, ni ne désire aucune joie. Je n’éprouverai aucun bien-être extérieur, tant que je n’aurai pas vidé ces questions intimes.

Faire quelque chose qui me vaille. Et je le fais quand je travaille, mais je remets toujours les achèvements, l’acceptation finale.

Je ne veux plus lire de ma vie. Je me suicide de lectures.

Au bout de la plage la falaise forme une arche étroite. D’en haut, du chemin des douaniers, c’était étrange de voir la mer passer, gros chat blanc par sa chatière.


7 septembre.

Certes je n’aurai pas l’incrédulité apostolique. Ce qu’ils comprennent ! C’est toujours l’argument facile, de nature plus basse, qui les émeut et qui les gêne.

Un effort physique, intellectuel, moral, quel est l’homme, la femme surtout, capable de les fournir, qui désire même les fournir ?

Je peux à peine me faire croire en disant que les sciences occultes m’intéressent moins que les autres. Aucune méfiance obtuse à leur égard ! Mais les « phénomènes occultes » d’ailleurs assez monotones, ne m’amusent pas plus que les chimiques. Ils m’étonnent même moins, car j’aurais pu les imaginer.

Un fait est bien peu de chose par rapport à nous, aussi extraordinaire que vous le vouliez. C’est le commentaire, l’effort humain pour le saisir, l’hypothèse, la méthode, qui lui donne vraiment du prolongement et qui nous intéresse.

Eh bien ! les sciences occultes n’ont pas eu leur homme de génie, elles n’ont pas plus accru l’effort que le rêve humain. Elles ont moins enrichi notre imagination qu’un pas de l’astronomie ou de la géologie. Elles n’ont rien découvert.

Je suis à des lieues de l’anti-mysticisme, je serais même ennuyée qu’il n’y eût rien d’inconnaissable, mais ma conception du mystère est bien trop haute et générale pour que je me croie plus proche de lui à un moment donné qu’à un autre. Le mystère est partout et non pas ici et là. La science ne part pas d’ailleurs pour aller « s’y heurter ». Elle sait depuis longtemps ce qu’elle ne comprendra jamais, elle est même seule à le savoir. Vous ne pouvez pas changer au mystère la place qu’elle lui a assignée, vous ne pouvez même pas lui fournir un nouveau postulat. La science, agenouillée devant le mystère, sous les espèces sacramentelles de ses « idées dernières » y communiant chaque jour, n’a aucune raison de s’émouvoir pour le saluer ici ou là. Pas plus que saint Louis n’en trouvait à quitter le Saint-Sacrement pour l’annonce dans la rue d’un passage de Jésus-Christ.

À M. B. Moi, tant pis ! j’ai besoin qu’on m’estime, pour ne pas dire plus, car je mets aussi dans mes préférences un sentiment très voisin de l’admiration. Je n’aime que ce qui est supérieur, pour me rendre j’ai besoin d’être séduite…


20 septembre.

Je suis amortie. Parfois j’ai peur de guérir, épouvantée du travail de la réparation.

Je n’ai plus rien à dire.

Pour des aperçus nouveaux dans ma psychologie, pour repêcher ce Journal en train de tomber il faudrait guérir.

Je passe la main, avis à ceux qui ont gagné à la loterie de la Ste-Guillotine…

Encore s’il n’y avait pas la musique ! Je ne pardonne pas la musique. Ce qu’il m’en est resté ! J’en suis poursuivie. Tout un jour les rhapsodies hongroises de Liszt, les sonates de Beethoven. Je n’en étais pas hélas ! à jouer encore les symphonies. Le Largo de la Schiller Marsch que j’aimais tant petite fille. Des demi-phrases, à peine une mesure de l’orchestre. Ces souffles de tout le Roi d’Ys.

Et les souvenirs d’enfance, les déchiffrages à quatre mains de Mendelsohn, le Retour au Pays, les Grottes de Fingal, Athalie ! Du Trez-Hir à Brest l’emballement de Ruy Blas ne m’a pas lâchée…

Puis c’est tante Alice, pendant que nous, les petites filles, nous nous tirions comme nous pouvions du whist de tonton Albert. Je suis grondée comme inférieure à la situation parce que je l’écoute qui commence en murmures : « Guide au bord de ta nacelle, ô fille du pêcheur… » de son contralto simple et chaud comme une voix de peuple et maman, toujours en murmures avec son bel organe savant, prend la tierce et continue.

Et cet Ave Maria de Schubert que je m’arrangeais pour piano, comme les échos d’Allemagne d’ailleurs. Et maman qui s’était tant fait prier, un jour qu’elle m’essayait une robe, pour m’indiquer vaguement, sans paroles, avec des arrêts continuels et ma peur qu’elle ne finisse pas, le célèbre Adieu que j’étais ennuyée de ne pas connaître, je ne l’ai entendu qu’une autre fois, joué si nerveusement, si ridiculement par ma chère M. L.

Et rien, rien de Wagner, sauf une marche de Lohengrin.

Maman en chantait déjà pourtant. C’est peut-être une de ces choses sans nom qui me reviennent comme si on les jouait à côté de moi. Qu’est-ce qui les amène ?


30 septembre.

C’est au réveil de la syncope qu’on sait seulement ce qui vous est arrivé, qu’on a l’émotion de la mort approchée. Comment faisons-nous du mot résurrection un synonyme de joie ? Quel poids de mélancolie il faudrait soulever.. Le découragement d’avoir trop à réparer.


Vizac, 8 octobre.

À maman (trop paresseuse pour écrire ici je n’ai que des lettres pour me jalonner). C’est effrayant ce qu’il en coûte pour mourir. Cela fait pardonner bien des choses à Schopenhauer, lequel prétend que la vie est une affaire qui ne couvre pas ses frais.

Je ne la crois, en effet, solvable que pour peu de gens, ceux qui ont de quoi prendre la dette à leur nom.


14 octobre.

Ici, dans les terres, cela assombrit de n’avoir plus qu’un ciel. C’est comme des jalousies fermées sur l’autre ciel horizontal doublant la force de chaque jour.


15 octobre.

À mesure que je me suis rendue, cela me frappe de me trouver encore jeune. L’humanité me revient un peu, je commence à regretter le bonheur ; je le voudrais toujours distingué par tout le reste, mais enfin je l’aimerais.

Je lis avec délectation les lettres du P. Didon à sa fille très unique. Bien dominicaines, bien naïvement oratoires, mais peu d’humilité et cela change. Une belle audace de prédilection, une confiance admirable de paternité despotique, une superbe exigence d’apôtre servi par Magdeleine ! Et des mots qui attendrissent, des mots qui réfugient leur humanité dans la robe du Christ et le manteau noir dominicain. « Je vous bénis avec une tendresse infinie et je vous envoie mon affection profonde sur l’aile de cette brise, qui entre par ma fenêtre et qui vient des hauteurs immaculées du glacier. »

Elle ne me déplaît pas, à moi, cette aventure passionnée à travers les deux bures blanches d’un ordre expiatoire. Comprenez-vous les regards de ces religieux, épris de leur beauté divine, de ces deux êtres qui ne se touchent pas ? « Je vous ai réservée à Dieu auquel seul, entendez-vous, vous devez appartenir, et le chef-d’œuvre se fera. »

Oh ! ces conseils ! L’aplomb de ces truismes ! La lumière qu’ils allument, leur opportunité, rappellent ces ordres des chefs civils, à ceux qui combattent sur les lieux. Ce « Tenez le plus longtemps possible, évitez les pertes d’hommes et ne vous rendez qu’au dernier moment ». Quand abandonnerons-nous cette prétention d’être plus compétents dans les affaires des autres qu’ils ne le sont eux-mêmes ?

Le conseil est un admirable stratagème pour obliger un autre à s’occuper volontiers de ce qui ne l’intéresse pas, dans tous les sens du mot.


20 septembre.

J’ai vu des vaches, huit ou dix vaches immobiles, qui attendaient à une barrière. Derrière elles, sur le champ en plateau, il tombait un grand nuage roux crevant de soleil. Pour la première fois j’ai compris la magnificence des vaches. Les temporaux des oreilles, le diadème isiaque de ces cornes débordées de gloires, c’était superbe, étrange, impressionnant, c’était la vache de l’Inde, la vache dieu.


Brest, Toussaint.

Rencontré ce matin le cortège allant au cimetière de Kerfautras — service des marins morts en mer. Des fleurs magnifiques, celles des Russes, un bouquet de millionnaire. Je n’entendais pas la marche funèbre de Chopin, mais elle les obligeait à marcher si lentement que c’était vraiment très beau, et cette présence des uniformes russes, qu’on s’habitue à voir dans toutes les occasions de démonstrations fraternelles, élargissait par le monde l’idée un peu étroite, un peu familière pour nous, des traditions maritimes.

Oh ! oui, je suis fille de marins, je le suis de toutes mes fibres, de toutes mes cellules, et je rends grâce au Destin de m’avoir fait sortir, moi si dégoûtée, qui éprouve le besoin de tout comparer, de tout préférer, de m’avoir tirée d’une caste que je ne veuille pas renier.

Le marin a la grâce de l’athlète, l’intelligence d’un voyageur, la distinction que donne la solitude et le « silence des espaces » et aussi l’aventure dangereuse ; je pense moins aux officiers, mais j’ai l’amour de mes hommes.

Quand je croise ces jolies figures sérieuses, parce qu’ils sont si simples, que je les sais adorables de bravoure et d’enfantillage, j’ai envie de leur serrer la main, de leur taper sur l’épaule comme ferait un vieux chef, j’ai envie de les décorer !..

Je ne pourrais plus trouver dans la marine un milieu pour moi, mais si je me mariais, ce serait un très grand regret nostalgique de ne pouvoir épouser un marin.

Faute de rois, comme Madame, j’aimerais dans ma famille ne trouver que des navarques.

Dans le salon de ma grand’tante où j’écris ceci, il y a de grandes peintures, les portraits d’un amiral, d’un commissaire général, et de deux capitaines de vaisseau.

Je ne peux jamais penser sans révolte à l’amiralissime qu’eût été mon père. J’ai suivi avec passion la carrière de l’amiral F., tous deux valaient le même avenir.


1901. 22 novembre.

Il m’arrive de commencer par n’aimer pas ce que je dois aimer beaucoup, car, avec Schopenhauer, j’en suis là. J’ai la seule vraie indépendance, je choisis mes soumissions. Il est vrai que je ne me soucie guère d’élire une doctrine, mais d’apprécier un homme. Or celui-ci est intelligent, il ne cherche pas à tirer modestie de sa philosophie. Il sait dire avec beaucoup d’allure, une belle ampleur d’expression : Kant et moi. Il nous importe si peu qu’Arthur Schopenhauer ait eu d’humbles sentiments de soi-même, selon l’Imitation ! Il a le bon goût de comprendre que cela est indifférent à la métaphysique, et moi elle me plaît cette conscience de soi ajoutée au mérite. C’est étonnant comme j’ai peu besoin de l’humilité d’autrui !

Les avantages inconscients — si vraiment cela existe — m’irritent et me choquent comme des choses mal portées : une opale au cou d’une oie blanche. Le privilège est une chose de fatalité, mais savoir l’évaluer, en jouir et en jouer, c’est beaucoup plus nôtre.

Schopenhauer est capable d’accuser Aristote et Gœthe de lourdeur et d’incompétence. Quel connaisseur découvrira le fatras et les platitudes qui font le plus abondant de Shakespeare, par exemple ?


1er décembre.

Si averti qu’on soit, au fond on proteste. On n’imagine pas l’isolement de l’humanité dans le monde, seule avec les brutes et les végétaux. Le natura non facit saltus réclame le soliloque éternel du seul être parlant…


Lundi 9.

J’avais toujours prévu que les moments noirs arriveraient à cet âge-là. Ce n’est pas en avant que les calamités sont les plus effrayantes. C’est par derrière qu’est leur véritable action, c’est dans le passé définitif qu’elles pèsent et qu’elles épouvantent. J’ai le frisson de ces douze ans que j’ai derrière moi, « ce long espace d’une vie mortelle ». C’est l’enfoncement dans un souterrain. En partant l’on a encore, derrière soi, le jour de l’entrée.


Jeudi 19.

Elles étudient l’histoire de l’art. Elles lisent, puis elles vont au Louvre régulièrement tous les huit jours. Évidemment j’ai tort, mais cela me refroidit, me gèle à mort. Oh ! les milieux intelligents, toutes ces femmes, ces hommes aussi « qui s’intéressent à tout », connaissant les livres, les tableaux, la musique, s’arrangent et font partout de bonnes affaires intellectuelles en bourgeois avisés et prévoyants… Ces gens qui apprennent toutes les langues, font tous les voyages et resteront si évidemment toujours des médiocres ! Ah ! ce ne sont pas les choses intelligentes qui font les gens intelligents !

Incapables d’une variante aux idées qu’ils apprennent, aux jugements qu’ils assimilent, et je ne pense pas à des nullités, mais à la moyenne des gens « très intelligents et très cultivés ».

À Mme D… D’ailleurs si cela ne va pas tout seul, je m’abstiendrai plutôt, n’ayant aucune raison de me lancer dans les affaires désagréables, et tenant bien moins à être imprimée, qu’à la façon dont je le serai.

Ce qui me regarde c’est d’achever, après on se débrouillera ; moi je passerai à autre chose. J’ai débuté par un roman, parce que c’était commode pour réunir toutes mes notes, mais je ne serai jamais une romancière, n’éprouvant pas le besoin de chercher, hors de la vie, ne fût-ce qu’une trame et des noms. C’est se croire bien des loisirs, quand tant de vraies choses attendent notre curiosité. Je me mets à un travail sur un révolutionnaire que je trouve trop peu connu, le plus jeune, à mon avis le premier acteur de la Révolution, Saint-Just, l’ami de Robespierre… Nous nous débarrassons de tant de curiosités morales avec ce mot facile : Un fanatique !


Vendredi 20.

Réussir n’est rien, c’est un accident. Mais ne pas douter de soi est bien autre chose : c’est un caractère.

Je ne sais par quelle routine, quelle discrétion de petites gens, quelle superstition de sort à conjurer par la prévision de l’échec, ils attachent une valeur au scepticisme préalable !

La défiance de soi n’a de valeur ni au ciel, ni sur la terre. Les prétentions, au contraire, ont une valeur en soi. Elles sont une force avant et après l’échec. J’emploie ma plus vertueuse résistance à me claquemurer aux sages conseils, à ne pas m’autoriser une appréhension : dans quel but à la fin ? Gloriole d’almanach infaillible devant l’insuccès toujours plus probable : Je vous l’avais bien dit !

En vérité, le remède est plus honteux que le mal. Qu’est-ce que vous pensez donc souffrir pour attacher une telle importance à votre anesthésie ? Quel soin de son cher amour-propre, qui, sans doute, ne survivrait pas à une déception !