Journal de Marie Lenéru/Année 1898

G. Crès et Cie (p. 25-38).
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ANNÉE 1898

10 janvier 1898.

Une autre année. Si Dieu le veut encore, je la lui abandonne de toute la sincérité dont je suis capable.

Ce n’est pas pour me faire plus résignée que je ne le suis. Je ne veux pas être résignée. Je me sacrifierai peut-être un jour, je ne me résignerai jamais. Je ne peux pas rester passive, même avec la souffrance.

La vie d’une femme heureuse est manquée pour moi. Il faut m’en inventer une autre dans laquelle ces affreuses années puissent garder une place. Puisque j’ai tant marché, gardons au moins la route où nous avons de l’avance.


Lundi 17 mars 98.

Allée à la grande rivière en coupé avec maman. Il faisait bleu sur rade et magnifiquement froid. Rentrée, lu, à la lumière dorée des stores, la vie de Nathalie Narishkine. Pendant dix années, au séminaire de la rue du Bac, elle écrivit, dans toutes les langues, à leurs religieuses du monde entier, et quand son beau-frère, l’amiral autrichien, se mit à promener les escadres de son pays, il découvrit que tout autour du monde on connaissait la sœur Nathalie : une charge de cardinal-secrétaire d’État. Elle eut une amie religieuse à Vienne, elles avaient fait le sacrifice de ne jamais chercher à se revoir, quand un hasard les réunit de chaque côté de la grille ; l’une pleurait, l’autre riait. « S’il y a peu d’amour sur la terre, c’est moins parce que les cœurs refusent d’aimer que parce que la plupart des humains refusent de mériter l’amour. » (Père Gratry.)


9 mars.

Le châtiment le plus décourageant que Dieu pourrait m’infliger serait de me guérir aujourd’hui. Le seul témoignage que je puisse me rendre, c’est que, dans les moments de plus grande fatigue, quelque chose m’a toujours tenue attachée à cette épreuve et, m’eût-on offert le moyen d’en être délivrée sur-le-champ, j’aurais beaucoup réfléchi avant d’accepter.

Dieu m’a ouvert, toutes grandes, les portes du monde intelligible et supérieur, jusqu’où me suis-je aventurée ?


Vendredi 18 mars.

Toutes mes heures de lassitude et d’anéantissement, le travail qui dégoûte, la fatigue de la règle, l’isolement, l’ennui, me rappeler que tout cela fait partie de mon programme. « Ces acceptations ne sont pas de vaines phrases. Dieu nous prend au mot ». N’ai-je pas moi-même voulu sentir dans tous ses détails, « dans toutes ses circonstances et ses dépendances » ce qui devait m’éprouver ?..


Vendredi-Saint.

Nous sommes légers, même à notre malheur, pour peu qu’il dure. Ce n’est qu’en souffrant toute notre souffrance que nous nous décidons enfin à chercher un remède à sa taille et que nous nous sentons frustrés par tout le reste. Malheur aux consolés !

Nous sommes tellement vivaces pour ce monde, nous nous raccrochons tellement à toutes ses branches qu’il nous faut apprendre le désespoir comme le détachement.


18 avril.

Je suis faite pour l’orgueil de Platon et pas pour celui de Diogène, et cependant, toujours dans la voie chrétienne, j’ai été retenue par l’intransigeance de tout ou rien. Au début, la supériorité de la Sainte Vierge me désenthousiasmait de la perfection. Je copiais, pour les avoir sous les yeux, les passages stimulants. « Dieu mène les âmes, avec des grâces différentes, à une égale perfection » — « s’il se trouvait dans ces temps-ci, des âmes qui eussent pour moi plus d’amour que les saints des siècles passés, je leur accorderais des grâces plus grandes. » Pourtant j’étais assez perspicace pour voir que je faisais fausse route.

Mon Dieu vous détesteriez la perfection si elle ne nous occupait que de nous-mêmes. Son seul but est de nous faire les mouvements libres pour aller à Vous.


23 avril.

Lu Eugénie de Guérin, elle doit tout à son développement contemplatif, même je crois, le grand amour pour Maurice. Mais sa quenouille ! affectation et inutilité ! triste symbole du peu qu’on attend des femmes. Que ne lui a-t-on commandé l’étude au nom de Dieu ? Elle a raison « il y avait quelque chose là » et pourtant le Journal coule pauvrement.

Une chose me frappe chez elle. Je l’ai rencontrée ailleurs et je ne comprends pas : c’est que rencontrant un bonheur vertueux on s’y installe, et se fasse une vertu de son bonheur. Je n’aimerai jamais les heureux, fût-ce par vertu. Il faut être malheureux jusqu’à un certain point.


Jeudi 5 mai.

J’écris dans mes mauvais moments quand, à tout prix, il faut réagir. Alors, je prends mon élan, j’ai besoin de dater, de voir quelque part la trace de tout cet invisible travail qui est ma vie et qui passe si enfoui, si inexprimé que j’en ai des vertiges de solitude.

Dieu console de tout par sa seule existence. Le blasphème est un non-sens pour les étourdis et les sots… Moi, microbe infinitésimal, et mes commodités qu’est-ce que je prouve ?


22 juillet.

J’ai fini la Vie de Jésus. Pas à pas je l’ai chicanée, dans quelques mois je saurai l’impression définitive. C’est toujours ainsi, j’attends mes lectures au contre-choc – mot de chirurgie –.

En revanche ce fameux style ne m’a pas emballée. C’est d’une naïve perfection, et je retrouve toujours, entre lui et moi, cette chose indéfinissable qui est le ton. Eh bien, ce ton a l’abondance ecclésiastique, le débit facile et fleuri d’un curé beau diseur et un peu fat. Il me donne l’impression d’une voix qui parle trop vite.


Brutul, 29 juillet.

Marché longtemps dans l’allée des lys. Je n’abdiquerai jamais, je voudrai toujours tout. J’ai besoin de préférer ma vie pour l’accepter.


Jeudi 4 août.

Que c’est beau la lumière, et comme notre âme s’en pétrit. C’est un réveil de pouvoir lever la tête, ouvrir les yeux dans plus de jour, les sentir baignés de plus d’espace. Je ressaisis les oiseaux dans leur vol et leurs battements d’ailes m’est une nouveauté. Les étoiles me reviennent une à une. J’ai déjà toutes les grandes constellations, mais sur leur écrin de nuit noire et depuis longtemps allumées. Je les guette blanches au crépuscule. J’ai eu la mélancolie de les reconnaître ainsi, sur une toile, au dernier salon.

Mais ce que j’attends, ce que j’épie, c’est le pur contour de la lune. Je la vois, toujours fumante d’un nimbe aux quatre rayons en bras de moulin, comme en met Moreau à ses apparitions.

Ô choses, comme je vous regarderai !


7 août.

Dieu sait avec quelle émotion je me redemande tout entière. C’est la première fois, je crois, depuis dix ans, que je prie simplement et violemment pour guérir et pour guérir de suite pendant qu’il en est temps encore. Mon Dieu, foudroyez-moi de ma guérison !

Je pourrais encore dire que je ne regrette rien, que j’aime le moule où j’ai été coulée, mais pourvu qu’il me lâche ! que je sorte de sa pression de cauchemar !


Mardi 9 août.

Je ne vis que d’attente, de tout l’incertain de mes espérances. À la lettre, je compte les heures. En regardant ma montre, en effeuillant le calendrier, c’est toujours, toujours cette pensée, que j’approche d’un avenir moins intolérable. « J’ai marché si longtemps que je dois être près. »

Oh ! à présent, je n’ai plus la vocation du martyre, plus rien de mon acceptation janséniste, je veux passionnément guérir.


13 août.

Ce qui me ferait désespérer, c’est qu’ayant admiré la force des raisons catholiques, je me démène encore dans les résistances. Serait-ce que je suis encore si « merveilleusement corporelle » que les raisons ne me persuadent pas assez ? Malebranche me fera du bien.

Et puis, quand on est plongé dans le noir de la vie et que l’habitude est venue, il y a une difficulté à tenir compte de cette vocation au bonheur, fondement de toute religion.

Quelque chose encore dans le caractère particulier de mon infirmité, agit sur tout ce travail intérieur : l’isolement si spécial et inhumain — au sens propre — qu’est l’absence du son. Le son est de toutes les perceptions celle qui nous met le plus en contact avec la vie. Je suis maintenant persuadée qu’à ce point de vue, la lumière ne lui est pas comparable. Elle est matière inanimée, elle est minérale, tandis que le son, la voix est animale, humaine. Il y a de grandes voix dans la nature inorganique, mais il faut l’oreille vivante pour qu’une chose au monde en soit émue. La lumière, là où les yeux ne la perçoivent pas, a son rôle de fécondité. Le son, c’est la suprême inutilité dans l’univers, il est fait pour l’âme qui seule écoute.

Je crois plus facile à un aveugle d’être spiritualiste qu’à un sourd.


Dimanche 13.

« C’est ton fait de bien jouer le personnage qui t’est donné, mais, de le choisir, c’est le fait d’un autre. »


Lundi 14.

Je tiens aux pratiques, je ne sais pas jusqu’à quel point je suis chrétienne, mais ma religion est ceci : l’horreur de l’incurie. Pour moi, la vie n’est qu’un beau mouvement. Or la plupart des croyants sont indévots par stagnation. Je veux que ma vie aille aussi loin que ma pensée, je préfère même qu’elle la dépasse. Et la prière et les sacrements mettent un ordre superbe dans une vie.

En outre, si je suis pyrrhonienne, je ne veux pas, dans l’esprit des autres, être cataloguée libre penseuse.

J’ai bien le droit de m’éviter les associations d’idées qui me déplaisent. « Trompez-les donc, mais ne leur mentez pas. »


27 novembre.

Je veux passionnément guérir. Et pourtant le jour où je me retrouverais comme les autres, serais-je sûre de me retrouver entière ? « La souffrance est une compagne » et quand elle n’est pas intolérable, quand elle n’écrase pas l’âme en même temps que le corps, quand on en doit vivre et non pas mourir, elle a son magnétisme, je crois qu’elle devient séduisante comme un vice. Il y a dans notre nature une partialité violente pour la mélancolie, pour toutes les occasions de tristesse et le bonheur tient toujours un peu du dépaysement. Comment nous désaccoutumerons-nous au ciel de la mélancolie ? l’Enfer sera là pour nous la conserver.


4 décembre.

Comment comprendrai-je, si j’en sors un jour, ce mélange de scepticisme et de religion voulue. Je prie et je n’espère pas. J’attends en vain et je ne suis pas déçue. Serait-ce l’indifférence ?

Je commence à croire qu’il n’est pas si difficile qu’on le pense, de se désintéresser de soi, et de voir venir le néant avec à peine un regret de l’être qu’on fut. La personnalité est un préjugé qu’on arrive à perdre. Nous n’existons que par effort, nous éprouvons tous la difficulté d’être de Fontenelle.

Le bonheur et la perfection ?

Ce n’est pas leur impossibilité mais leur insuffisance qui arrête… Qui n’a pas sérieusement peur du Paradis ? S’il fallait seulement souhaiter notre félicité, comment nous y prendrions-nous ? Je ne pense même pas aux inconvénients de ce monde, je dis que nous ne savons pas imaginer le bonheur.

… Donc ce qui me devient maintenant insupportable ce ne sont pas les conséquences immédiates de mes infirmités ; mais c’est l’habitude de la tristesse. J’ai un besoin physique de joie, d’exubérance, d’être jeune ; cette tristesse invétérée m’asphyxie ! Je suis empoisonnée d’une atmosphère d’hôpital.


Mercredi.

N’est-ce pas que ce que tu perds est moins ce qui a été que ce qui aurait pu être, et que le pire des adieux est de sentir qu’on n’a pas tout dit ? J’agrandis mon sacrifice de tout ce qu’il me fallait et que nul ne soupçonne que j’ai perdu.


Brest, 26 juillet.

Quand on regarde sa vie du point de vue des autres, en l’aveuglant des ambitions qui la rendent tolérable, on tressaute de son abjection.

Jamais je ne capitulerai. D’autres à ma place se résigneraient par hébétement, croiraient à l’impossibilité : ces dix années d’horreur me hantent au contraire, elles m’excitent.

Je ne me vois que deux avenirs : une stalle dans le chœur d’une abbaye bénédictine, ou bien un de ces grands talents qui donnent toutes les pairies. Un pis aller ceci ! mais il n’est pas facile de faire volte-face et de trouver l’équivalent de la grande sainteté.


29 juillet.

Cette faculté d’imaginer immédiatement ce qui pourrait, ce qui aurait dû être à côté de ce qui est, est si anormalement développée chez moi que je n’hésite pas à en faire ma propriété essentielle. De là, extrême « fastidiousness » de jugement et de goût. Je n’ai pas l’idée de me satisfaire d’une chose avant d’avoir examiné les autres possibles, avant de connaître sa valeur relative. Je veux savoir de combien elle l’emporte. Le critérium de la valeur d’une chose et d’un être n’étant encore que l’échelle de sa supériorité, je n’aime que ce que je préfère. Et c’est pour préférer à coup sûr, que je critique si furieusement.

J’affirme que je n’ai pas d’orgueil ; je serais bien plus tranquille si j’en avais. D’ailleurs je ne me représente pas exactement en quoi consiste l’orgueil. Cest pour moi un de ces péchés obscurs comme il en existe quelques autres et dont je serai préservée par ignorance.

De la morgue, oui, et par conviction. C’est au point que l’absence de morgue me gêne en autrui, mais ceci est affaire d’épiderme et de tenue mondaine.

Je n’éprouve aucun besoin d’épanchement, de confidences. Quand il m’arrive de pécher à cet égard, il s’ensuit un malaise, un mécontentement, une impossibilité de me retrouver intacte, un éloignement pour les complices de ma maladresse. Ce qui me console, c’est que je parle assez légèrement de ce qui me touche le plus, et l’on ne sait pas à quel point je me suis livrée.

Tout ce que nous disons, nous l’exagérons en nous.


Dimanche 29.

N’aurais-je pas de cœur ?

Il a tellement fallu me rendre invulnérable, qu’en toute circonstance, sans exception, je suis épouvantée de mon détachement.