Journal de Marie Bashkirtseff/1/1877

G. Charpentier et Cie (Tome premierp. 371-401).
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1877



Nice. — Mercredi 17 janvier. — Quand donc saurai-je ce que c’est que cet amour dont on parle tant ?

J’aurais aimé A ; mais je le méprise. J’ai aimé le duc de H… étant enfant, jusqu’à l’exaltation. Amour dû tout entier à la fortune, au nom, aux extravagances du duc et à une imagination… hors ligne.


Mardi 23 janvier. — Hier soir, j’ai eu une attaque de désespoir qui allait jusqu’aux gémissements et qui m’a poussée à noyer dans la mer la pendule de la salle à manger. Dina m’a couru après, redoutant quelque projet sinistre, mais ce n’était que la pendule. Elle était en bronze, avec un Paul sans Virginie, pêchant à la ligne, en très gentil chapeau. Dina vient chez moi, la pendule semble l’amuser fort, j’ai ri aussi.

Pauvre pendule !

La princesse Souvaroff est venue chez nous.

Jeudi 1er février. — Ces dames se disposaient à aller perdre agréablement quelques misérables centaines de francs à Monaco. Je les ai ramenées à la raison par un discours des plus amers, et nous sommes allées, moi et maman en panier, nous montrer au grand jour, puis chez la comtesse de Ballore qui est si aimable et que nous négligeons comme des mal élevées. Nous avons vu Diaz de Soria, le chanteur incomparable. Je l’invite, puisqu’il a fait une visite ; il m’a semblé voir un ami.

Je suis bien disposée pour aller dans l’avant-scène gauche du rez-de-chaussée au Théâtre-Français, où Agar de la Comédie-Française donne une représentation. J’ai entendu les Horaces. Le nom de Rome a vingt fois retenti à mes oreilles d’une façon superbe et sublime.

Rentrée, j’ai lu Tite-Live. Les héros, les plis des toges… le Capitole, lạ Coupole… le bal masqué, le Pincio !

Ô Rome !


Rome. Jeudi 8 février. — Je me suis endormie à Vintimille et je ne me suis réveillée qu’à Rome, moralement et physiquement. Malgré moi j’ai dû rester jusqu’au soir, car le train pour Naples part à dix heures seulement. Toute une journée à Rome !

heures vingt je quitte Rome, je m’endors et je suis à Naples. Je n’ai cependant pas assez bien dormi pour ne pas entendre un monsieur grincheux qui se plaignait au conducteur de la présence de Prater. Le galant conducteur a donné raison à notre chien.

Mais voici Naples. Êtes-vous comme moi ? À l’ approche d’une grande et belle ville, je suis prise de palpitations, d’inquiétudes, je voudrais prendre la ville pour moi.

Nous mettons plus d’une heure pour arriver à l’hôtel du Louvre. Un encombrement et surtout des cris et un désordre prodigieux.

Les femmes ont des têtes exorbitantes ici ; on dirait des femmes que l’on montre dans les ménageries avec les serpents, les tigres, etc.

À Rome, je n’aime que ce qui est vieux. À Naples, il n’y a de joli que ce qui est neuf.


Dimanche 11 février. — Pour comprendre notre situation au milieu du Toledo, il faut savoir ce que c’est qu’un jour où l’on jette des coriandoli (confetti avec de la chaux ou de la farine). Ah ! mais, qui n’a pas vu ne peut pas s’imaginer ces milliers de mains au bout de bras noirs et décharnés, ces haillons, ces chars superbes, ces plumes et ces dorures, ces mains surtout qui s’agitent avec ces doigts dont l’agilité ferait crever de jalousie Liszt lui-même. Au milieu de cette pluie de farine, de ces cris, de cette masse grouillante, nous nous sommes sentis enlevés par Altamura et presque portés jusqu’à son balcon. Là nous trouvons une quantité de dames… Et tous ces gens qui m’offrent à manger, à boire, qui me sourient, qui sont aimables ! Je suis allée dans un salon à demi obscur, et là, drapée dans mon bédouin de la tête aux pieds, je me mis à verser des larmes, tout en admirant les plis antiques de la laine. J’étais très chagrinée, mais d’un chagrin qui fait plaisir. Comprenez-vous comme moi de la douceur dans le chagrin ?


Naples. — Lundi 26 février. — Je continue mes excursions, nous allons à San Martino. C’est un ancien couvent. Et je n’ai jamais rien vu d’aussi sympathique. Les musées glacent, celui de San Martino amuse et attire. L’ancien carrosse du syndic… et la galère de Charles III m’ont monté la tête. Et ces corridors aux planchers de mosaïque et ces plafonds aux moulures grandioses. L’église et les chapelles sont quelque chose de merveilleux, leur grandeur modérée permet d’apprécier les détails. Cet assemblage de marbres luisants, de pierres précieuses, de mosaïques, dans chaque coin, de haut en bas, au plafond comme sur le parquet. Je ne crois pas avoir vu beaucoup de toiles remarquables ; oui, celles de Guido Reni, du Spagnoletto. Les patientes œuvres de Fra Buenaventura. Les anciennes porcelaines de Capo-di-Monte. Les portraits en soie et un tableau sur verre représentant l’épisode de la femme de Putiphar. La cour de marbre blanc avec ses soixante colonnes est d’une rare beauté.

Notre guide nous dit qu’il ne reste plus que cinq moines ; trois frères, et deux laïques qui demeurent quelque part en haut dans une aile abandonnée.

On monte dans une sorte de tour avec deux balcons suspendus au-dessus des autres, hauteurs qui semblent des précipices ; la vue de là est belle à étourdir. On voit les montagnes, les villas, les plaines et Naples, à travers une sorte de brouillard bleu qui n’est rien autre que la distance.

— Que se passe-t-il donc aujourd’hui à Naples ? dis-je en prêtant l’oreille.

— Mais rien, c’est le peuple napolitain, répondit en souriant le guide.

— C’est toujours ainsi ?

— Toujours.

Il s’élevait de cet amas de toits une clameur, un hurlement continuel, comme des explosions de voix non interrompues, dont on ne se fait pas l’idée dans la ville même. Vraiment cela vous donne une sorte d’épouvante, et cette rumeur qui s’élève avec le brouillard bleu fait étrangement sentir à quelle hauteur on se trouve et donne le vertige.

Ces chapelles de marbre m’ont ravie. Le pays qui possède ce que possède l’Italie, est le pays le plus riche du monde. Je compare l’Italie avec le reste de l’univers, comme un magnifique tableau avec un mur blanchi à la chaux.

Comment ai-je osé juger Naples l’année passée ? Avais-je seulement vu !


Samedi 3 mars 1877. — Ce soir, je suis allée à l’église qui se trouve dans l’hôtel même ; il y a un charme infini dans la méditation amoureuse au milieu d’une église. Vous voyez le prêtre, des images, la lueur des cierges que fait vaciller l’obscurité et je me suis souvenue de Rome !!! extase divine, parfum céleste, transport délicieux, ah ! écrire !!!

On ne pourrait exprimer le sentiment qui m’a envahie, qu’en chantant.

Les colonnes de Saint-Pierre, ses marbres, ses mosaïques, la profondeur mystérieuse de l’église, la splendeur étourdissante de la majesté de l’art, l’antiquité, le moyen âge, les grands hommes, les monuments, voilà tout.


Samedi 31 mars. — À quoi bon se plaindre mes larmes n’y feront rien, je suis condamnée à être malheureuse. Encore cela, puis la gloire artistique. Et si… j’échoue !… Soyez tranquille, je ne vivrai pas pour moisir quelque part dans les vertus domestiques.

Je ne veux pas parler d’amour, parce que j’ai usé ces mots pour rien. Je ne veux plus invoquer Dieu, je eux mourir.

Mon Dieu Seigneur Jésus-Christ, faites-moi mourir ! J’ai peu vécu, mais l’enseignement est grand : tout m’a été contraire. Je veux mourir, je suis incohérente et saccagée comme mes écrits, je me déteste comme tout ce qui est misérable.

Mourir… mon Dieu ! Mourir ! J’en ai assez !

Une mort bien douce, mourir en chantant quelque bel air de Verdi ; aucune méchanceté ne se réveille comme avant, je voulais vivre exprès pour que les autres ne jouissent et ne triomphent pas. À présent cela m’est égal, je souffre trop.


Dimanche 1er avril. — Je suis comme le chimiste patient et infatigable qui passe des nuits devant ses cornues pour ne pas perdre l’instant attendu et désiré. Il me semble que cela va arriver tous les jours et je pense et j’attends… et que sais-je ? Je m’examine curieusement et avec des yeux ébahis, je me demande avec anxiété, est-ce que par hasard ce serait cela ? Mais je me suis fait une telle opinion de cela, que j’en suis arrivée à croire que cela n’existe pas ou bien que cela a déjà été et que ça n’a rien de fameux.

Mais alors toutes mes imaginations, et les livres et les poètes ?… Auraient-ils eu l’audace d’inventer quelque chose qui n’existe pas pour en couvrir la saleté naturelle ? Non… autrement on ne s’expliquerait pas les préférences…

Naples. Vendredi 6 avril. — Le Roi (Victor-Emmanuel) est arrivé hier, et ce matin à dix heures il est venu faire une visite au Prince de Prusse. Au moment de son arrivée, je me suis trouvée sur l’escalier et comme il arrivait en face de moi, je dis :

— Deux mots, Sire, de grâce.

— Qu’est-ce vous désirez ?

— Rien absolument, Sire, que pouvoir me vanter toute ma vie d’avoir parlé au Roi le plus aimable et le meilleur du monde.

— Vous êtes bien bonne, je vous remercie beaucoup,

— C’est absolument tout, Sire.

— Je vous remercie bien, je ne sais comment vous remercier, vous êtes bien bonne.

Et il m’a serré la main gauche avec ses deux mains.

Circonstance à la suite de laquelle je me gante pour huit jours. C’est à cause de mes gants que j’écris comme vous voyez. J’aurai des ongles superbes dans huit jours.

Que dites-vous de moi ? Je n’étais pas trop effrayée.

En faisant ce que j’ai fait, j’avais tout prévu, excepté moi. À une autre, cette extravagance aurait rapporté un tas de choses charmantes ; à moi, un tas de désagréments. Je suis vouée aux infortunes.

Doenhoff est revenu du palais où le Prince a été rendre la visite du Roi. L’aide de camp du Roi a dit : « Quelle drôle de manière de cette jeune fille de se trouver sur le passage du Roi ! » Et le prince de Prusse dit au Roi que les jeunes filles en Russie sont très exaltées pour la famille royale, qu’elles font des folies pour l’Empereur et qu’elles sont aussi pures que les anges du ciel. — Merci, charcutier !

Doenboff a dit un tas de choses. Enfin, il est venu nous rassurer.

Après une agitation, une stupeur et une terreur folle, je commence à revenir à moi. Je n’ai jamais de ma vie été si effrayée. En une heure, j’ai vécu deux années ! Comme tout le monde est heureux de n’avoir pas parlé au Roi !

On se promène. La princesse Marguerite et Humbert sont arrivés. Doenhoff est là, en face de nos fenêtres, avec des messieurs du Roi.

(J’ai ôté les gants.)

Comme nous rentrions des courses, nous trouvâmes dans l’antichambre un monsieur. J’allais demander qui ? lorsque Rosalie accourut au-devant de moi et me prenant à part :

— Venez vite, seulement ne vous excitez pas.

— Qu’y a-t-il ?

— C’est l’aide de camp du Roi, qui vient pour la troisième fois déjà : il vient de la part du Roi faire des excuses.

J’étais devant l’homme et un instant après nous étions tous au salon. Il parlait italien, et j’ai parlé cette langue avec une facilité dont je suis étonnée.

— Mademoiselle, commença-t-il, je viens de la part du Roi qui m’envoie exprès, pour vous exprimer tout le regret qu’il a de ce qui a pu vous arriver de désagréable hier. Sa Majesté a su que vous aviez été… grondée par madame votre mère, qui a peut-être pensé que le Roi avait été contrarié. Il n’en est rien ; le Roi est ravi, enchanté ; il en a parlé tout le temps ; et le soir, il m’a appelé et m’a dit : Va et dis à cette demoiselle que je là remercie de l’acte de courtoisie qu’elle m’a fait ; dis-lui que sa gentillesse et son mouvement généreux m’ont très touché, que je la remercie, elle et toute sa famille. Loin d’être fâché, je suis enchanté, dis-le à sa maman, « sua mamma », dis que je me souviendrai toujours de cela. Le Roi a vu que ce mouvement venait de votre bon cœur, et c’est ce qui l’a flatté ; le Roi sait que vous n’avez besoin de rien, que vous êtes étrangères ; c’est justement pour cela qu’il est si touché. Il en a parlé tout le temps et il m’envoie faire ses excuses pour le désagrément que vous avez eu.

« Maman » a fait accroire au comte Doenhoff que j’avais été enfermée pendant vingt-quatre heures pour punition de l’escapade, et ce bruit s’est aussitôt répandu, d’autant plus facilement que je suis restée derrière les vitres du balcon pendant que Dina se promenait avec maman.

J’avais interrompu dix fois et enfin j’ai débordé en un flot de paroles de gratitude et de joie.

— Le Roi était trop, trop bon de penser à me rassurer. J’étais une folle qui croyais être dans mon pays… et voir mon empereur à qui j’ai parlé (c’est vrai). Je serais au désespoir si le Roi avait eu le moindre ennui de ce que j’ai fait. J’avais une peur atroce d'avoir offensé le Roi. Je l’ai peut-être effrayé par ma brusquerie…

— Sa Majesté n’est jamais effrayée quand il s’agit d’une « bella ragazza », et je vous le répète au nom du Roi, — ce sont ses paroles, je n’ajoute rien, — que loin d’être mécontent, il est enchanté, ravi, reconnaissant. Vous lui avez fait un plaisir extrême. Le Roi vous a remarquée l’année passée à Rome et au carnaval de Naples… et le Roi a été très mécontent contre M. le comte Doenhoff, dont il a noté lui-même le nom, qui vous a dit quelque chose et vous a empêchée d’être là lorsque le Roi sortait.

Il faut vous dire que Doenhoff dans sa frayeur avait fermé la porte, ce dont je ne me suis pas aperçue, étant trop excitée pour songer à revoir le Roi.

— J’ai tout le temps parlé au nom de Sa Majesté, répétant ses propres paroles…

Eh bien, monsieur, répétez-lui les miennes ; dites au Roi que je suis ravie et trop honorée, que cette attention me touche au plus haut degré, que jamais je n’oublierai la bonté et la délicatesse exquise du Roi ; que je suis trop heureuse et trop honorée. Dites au Roi que j’ai agi comme une folle, mais puisqu’il n’en est pas trop fâché…

— Enchanté, mademoiselle.

— Ce sera mon meilleur souvenir. Et comment ne pas adorer la famille royale quand elle est si bonne, si affable ? Je comprends bien l’amour qu’on a pour le Roi, le prince Humbert et la princesse Marguerite.

Et enfin ce monsieur a prié maman de lui donner sa carte pour la transmettre au Roi.

À présent je n’ai plus peur qu’on en parle, au contraire. Sonnez, fanfares !

Du moment que le Roi n’a pas été furieux, je suis aux anges.

On raconte à l’hôtel qu’il m’a baisé la main.

Doenhoff vient du Palais, où il y avait un dîner de cent trente couverts. Le Roi a parlé de moi et a répété plusieurs fois : « Elle est excessivement jolie. »

Le Roi est bon juge, ça m’embellit singulièrement aux yeux de Doenhoff et de tous.


Mardi 17 avril. — Chaque citoyen doit faire son temps de service militaire ; de même chaque per sonne doit avoir aimé. J’ai fait mes huit jours et je suis libre jusqu’à nouvel ordre…

Remittuntur ei peccata multa quare dilexit multum.

Dulciores sunt lacrymæ orantium quam gaudia theatrorum.

(Augustin.)


Florence. — Mardi, 8 mai. — Voulez-vous savoir la vérité ? eh bien, mais souvenez-vous bien de ce que je vais vous dire : Je n’aime personne et je n’aimerai jamais qu’une personne qui caressera agréablement mon amour-propre… ma vanité.

Quand on se sait aimé, on agit pour l’autre et alors on n’a pas honte ; au contraire, on se sent héroïque.

Je sais bien que je n’irai rien demander pour moi, mais pour une autre je ferais cent bassesses, car ce sont des bassesses qui élèvent.

C’est toujours pour vous prouver que les plus belles actions se font par égoïsme… Demander pour moi serait sublime, parce qu’il m’en coûterait… Oh ! rien que d’y songer, l’horreur ! Mais pour un autre, on se fait plaisir et on a l’air de l’abnégation, du dévouement, de la charité en personne.

Et on croit soi-même à son mérite dans ce moment-là. On croit naïvement qu’on est véritablement charitable, dévouée, sublime !


Vendredi 11 mai. — Ai-je dit que Gordigiani a été chez nous, m’a encouragée, m’a promis un avenir artistique, a trouvé beaucoup de bon dans mes esquisses et a désiré beaucoup faire mon portrait ?


Florence. — Samedi 12 mai. — Mon cœur se serre de quitter Florence…

Aller à Nice ! Je m’y prépare comme pour traverser un désert, je voudrais me raser la tête pour ne pas avoir la peine de me coiffer.

On emballe, on part ! L’encre sèche sur ma plume jusqu’à ce que je me décide à écrire un mot, tant les regrets m’obsèdent.


Nice. — Mercredi 16 mai. — J’ai couru toute la matinée chercher quelques bagatelles qui manquent à mon antichambre, mais dans ce fichu pays on ne trouve rien. J’ai eu recours à un peintre de vitraux d’église, à un ferblantier, à qui sais-je ?

L’idée que mon journal ne sera pas intéressant, l’impossibilité de lui donner de l’intérêt en ménageant des surprises, me tourmentent, Si je n’écrivais que par intervalles, je pourrais peut-être… mais ces notes de chaque jour ne trouveront patience que chez quelque penseur, quelque grand observateur de la nature humaine… Celui qui n’aura pas la patience de tout lire ne pourra rien lire et surtout rien comprendre.

Heureuse dans mon nid bien doux et bien élégant, dans mon jardin fleuri. Nice n’existe pas, je suis à la campagne chez moi.


Nice. — Mercredi 23 mai. — Oh ! quand je pense qu’on ne vit qu’une fois et que chaque minute nous rapproche de la mort, je deviens folle !!

Je ne crains pas la mort, mais la vie est si courte, que la gaspiller est une infamie !!

Jeudi 24 mai. — On a trop peu de deux yeux, ou il faut ne rien faire. La lecture et le dessin me fatiguent énormément et, le soir, en écrivant ces malheureuses lignes, j’ai sommeil.

Ah ! le beau temps que la jeunesse !

Comme je me souviendrai avec bonheur de ces journées d’étude, d’art ! Si je faisais ainsi toute l’année, mais un jour, une semaine par hasard… Les natures auxquelles Dieu a tant donné s’usent à ne rien faire,

Je tâche de me calmer en pensant que cet hiver, pour sûr, je me mettrai au travail. Mais mes dix-sept ans me font rougir jusqu’aux oreilles ; presque dix-sept ans et qu’ai-je fait ? Rien… Cela m’anéantit.

Je cherche, parmi les célébrités, ceux qui ont commencé tard, — pour me consoler ; oui, mais un homme à dix-sept ans, ce n’est rien, tandis que la femme de dix-sept ans en aurait vingt-trois, si elle était homme.

Aller vivre à Paris… dans le Nord, après ce beau soleil, ces nuits si pures et si douces ! Que peut-on désirer, que peut-on aimer après l’Italie !… Paris, le cœur du monde civilisé, de l’intelligence, de l’esprit, des modes, sans doute, on y va, on y reste, on s’y plaît ; il faut même y aller pour… un tas de choses, pour retourner avec plus de plaisir dans le pays de Dieu, pays des bienheureux, pays enchanté, merveilleux, divin et dont tout ce qu’on peut dire n’égalera jamais la suprême beauté, le charme mystérieux !

On arrive en Italie et l’on se moque de ses bicoques de ses lazzaroni, on a même beaucoup d’esprit en se moquant et l’on a souvent raison de se moquer, mais oubliez un instant que vous êtes une personne d’esprit et qu’il est fort amusant de se railler de tout, et vous serez, comme moi, en extase, pleurant et riant d’admiration…

J’allais dire qu’il fait un clair de lune enchanteur et que dans le grand Paris je n’aurai plus ce calme, cette poésie, ces jouissances divines de la Nature, du Ciel.


Mardi 29 mai. — Plus j’avance vers la vieillesse de ma jeunesse, plus je me recouvre d’indifférence. Peu de chose m’agite et tout m’agitait ; de sorte qu’en relisant mon passé, j’accorde trop d’importance aux bagatelles en voyant comme elles me faisaient bouillir le sang.

La confiance et cette susceptibilité de sentiments qui est comme le duvet du caractère ont été vite perdues.

Je regrette d’autant plus cette fraîcheur de sensation qu’elle ne se retrouve jamais. On est plus calme, mais on ne jouit plus autant. Les déceptions ne devraient pas m’arriver si vite. Si je n’en avais pas eu, je serais devenue quelque chose de surnaturel, je le sens.

Je viens d’avaler un livre qui m’a dégoûtée de l’amour. Une charmante princesse amoureuse d’un peintre ! Fi ! Ce n’est pas pour dire une injure aux peintres par une bêtise affectée, mais…je ne sais, cela jure. J’ai toujours eu des idées aristocratiques et je crois aux races des hommes comme aux races des animaux. Souvent, c’est-à-dire toujours dans le commencement, les races nobles ne devenaient telles que par suite de l’éducation morale et physique, qui communique ses effets de père en fils. Qu’importe la cause !


Mercredi 30 mai. — J’ai feuilleté l’époque d’A…, c’est vraiment surprenant comme je raisonnais. Je suis émerveillée et remplie d’admiration. J’avais oublié tous ces raisonnements si justes, si vrais, j’étais assez inquiète qu’on ne crût à un amour (passé) pour le comte A… Dieu merci, on ne peut pas le croire, grâce à ce cher journal. Non, vrai, je ne pensais pas avoir dit tant de vérités et surtout les avoir pensées. Il y a de cela un an et vraiment j’avais peur d’avoir écrit des bêtises ; non, vrai, je suis contente. Seulement je ne comprends pas comment j’ai pu me conduire aussi sottement et raisonner aussi bien ?

J’ai besoin de me répéter qu’aucun conseil au monde ne m’aurait empêchée de faire quoi que ce fût et qu’il me fallait l’expérience.

Je suis désagréablement impressionnée d’être si savante, mais il le faut et, quand j’y serai habituée, je penserai que c’est tout simple, je me lèverai de nouveau dans cette pureté idéale qui est toujours quelque part au fond de l’âme, et alors, ce sera encore mieux, je serai plus calme, plus fière, plus heureuse, parce que je saurai l’apprécier, bien qu’à présent je sois vexée comme pour une autre.

C’est que la femme qui écrit et celle que je décris font deux. Que me font à moi toutes ses tribulations ? J’enregistre, j’analyse, je copie la vie quotidienne de ma personne, mais, à moi, à moi-même, tout cela est bien indifférent. C’est mon orgueil, mon amour-propre, mes intérêts, ma peau, mes yeux qui souffrent, qui pleurent, qui jouissent ; mais moi, je ne suis là que pour veiller, pour écrire, raconter et raisonner froidement sur toutes les grandes misères, comme Gulliver dut regarder ses Lilliputiens.

J’ai à dire beaucoup encore, toujours pour m’expliquer, mais assez !


Lundi 11 juin. — Hier soir, pendant qu’on jouait aux cartes, j’ai fait une espèce de croquis à la lueur de deux bougies que le vent faisait osciller beaucoup trop, et ce matin j’ai ébauché sur toile nos joueurs.

J’ai la tête montée de peindre quatre personnes assises, de faire les poses des mains, des bras, les expressions. Je n’ai jamais fait que des têtes séparées en grand et en petit, je me contenterai de les semer comme des fleurs sur la toile.


Paris. — Samedi 7 juillet. — Je crois pouvoir dire avec assez de raison que, depuis fort peu de temps d’ailleurs, je suis devenue plus raisonnable, je vois les choses sous un jour assez naturel et je suis revenue de bien des illusions et de bien des chagrins.

On n’apprend la vraie sagesse que par sa propre expérience.


Dimanche 15 juillet. — Je m’ennuie au point de désirer de mourir. Je m’ennuie tant, que rien au monde, ce me semble, ne peut m’amuser, m’intéresser. Je ne désire rien, je ne veux rien ! Si, je désirerais beaucoup, n’avoir pas honte de m’abrutir tout à fait. Pouvoir, en un mot, ne rien faire, ne penser à rien, vivre comme une plante, sans en avoir de remords.

Le capitaine B… a passé la soirée chez nous, nous avons causé ; je suis assez dégoûtée de ma causerie depuis que j’ai lu ce que dit Mme de Staël sur l’imitation de l’esprit français par les étrangers. À l’écouter, on n’a qu’à se cacher dans son trou et ne jamais oser affronter le contact du sublime génie français.

Lecture, dessin, musique, mais ennui, ennui, ennui ! Il faut en dehors de ses occupations, de ses délassements, quelque chose de vivant, et je m’ennuie.

Je ne m’ennuie pas parce que je suis une grande fille à marier, non, vous avez trop bonne opinion de moi pour le croire. Je m’ennuie parce que ma vie est tout de travers et que je m’ennuie !

Paris me tue ! C’est un café, un hôtel bien tenu, un bazar. Enfin, il faut espérer qu’avec l’hiver, l’Opéra, le Bois, les études, je m’y ferai.


Mardi 17 juillet. — J’ai passé la journée à voir de vraies merveilles de broderies antiques et artistiques, des robes qui sont des poèmes chevaleresques ou des bucoliques. Toutes sortes de splendeurs qui m’ont fait entrevoir un luxe que je n’ai presque pas soupçonné. Et ce luxe, non pas dans le demi-monde, mais dans le vrai monde.

Ah ! l’Italie !… Si je consacre un mois deux fois par an à mes hardes, c’est pour ne plus m’en occuper après. C’est si bête, les robes, quand on s’en occupe spécialement ! mais moi, les robes me mènent aux costumes et les costumes à l’histoire.


Mercredi 18 juillet. — Ce seul mot : l’Italie ! me fait tressaillir comme jamais aucun nom, aucune présence.

Oh ! quand est-ce que j’irai là !

Je serais si fâchée, si on croyait que j’écris des Oh ! et des Ah ! par affectation.

Je ne sais pourquoi je m’imagine qu’on ne me croit pas, et alors, j’assure, je jure et c’est, tout en n’étant pas agréable, assez bête.

C’est que, voyez-vous, je veux changer, je veux écrire très simplement, et je crains qu’en comparant avec mes exaltations passées, on ne comprenne plus ce que je veux dire.

Mais écoutez ceci : depuis Naples, c’est-à-dire depuis mon voyage en Russie, j’ai tâché déjà de me corriger et il me semble que cela va un peu mieux.

Je veux dire les choses tout naturellement, et si j’ajoute quelques figures, ne pensez pas que ce soit pour orner, oh ! non, c’est tout bonnement pour exprimer aussi parfaitement que possible la confusion de mes idées.

Je suis si agacée de ne pouvoir écrire quelques mots qui fassent pleurer ! et je voudrais tant faire sentir aux autres ce que je sens ! Je pleure et je dis que je pleure. Ce n’est pas cela que je voudrais, je voudrais raconter tout cela… attendrir enfin !

Cela viendra, et cela ne vient pas tout seul ; il ne faut pas chercher cela.


Jeudi 26 juillet. — Aujourd’hui j’ai dessiné toute la journée ; pour reposer mes yeux, je jouai de la mandoline, puis de nouveau le dessin, puis le piano. Il n’y a rien au monde comme l’art, quel qu’il soit, au commencement comme au moment de son plus grand développement.

On oublie tout pour ne penser qu’à ce qu’on fait, on regarde ces contours, ces ombres avec respect, avec attendrissement, on crée, on se sent presque grand.

Je crains de me gâter les yeux et je ne lis pas le soir depuis trois jours. Ce dernier temps, j’ai commencé à voir tout trouble à la distance de la voiture au trottoir. Ce n’est pourtant pas bien loin.

Cela m’inquiète. Si, après avoir perdu ma voix, j’allais être obligée de ne plus dessiner et lire ! Alors, je ne me plaindrais pas, parce que cela voudrait dire qu’il n’y a dans tous mes autres ennuis de la faute de personne et que telle est la volonté de Dieu.


Lundi 30 juillet. — On dit que beaucoup de jeunes filles écrivent leurs impressions et cette stupide Vie parisienne le dit d’une manière assez dédaigneuse J’espère bien que je ne suis pas cet être neutre, envieux, ignorant, aspirant les mystères et les dépravation par tous les pores.

Fauvel fait cesser mes voyages à Enghien et va peut-être m’envoyer en Allemagne, ce qui va de nouveau tout mettre sens dessus dessous. Walitsky est un habile homme, il s’entend à toutes les maladies ; j’ai espéré qu’il se trompait en me conseillant Soden, et voilà que Fauvel va être de son avis.


Mercredi 1er aout. — « Deux sentiments sont communs aux natures altières et affectueuses, celui de l’extrême susceptibilité de l’opinion et de l’extrême amertume quand cette opinion est injuste. »

Quelle est donc l’adorable créature qui a écrit cela ? Je ne sais plus, mais j’ai déjà cité cette ligne, il y a juste un an, et je vous prie d’y penser quelquefois en pensant à moi.


Dimanche 5 août. — Quand on manque de pain, on n’ose vraiment pas parler de confitures. Ainsi, à présent, j’ai honte de parler de mes espérances artistiques, je n’ose plus dire que je voudrais tel ou tel arrangement pour mieux travailler, que je veux l’Italie pour y étudier. Tout cela m’est très gênant à dire.

Même si on me donnait tout, je crois que je ne pourrais plus être contente comme je l’aurais été avant.

Rien ne redonne la confiance perdue et comme tout ce qui est irrévocable, cela me désole !

On est désappointé, triste, on ne remarque rien, personne, on a une figure soucieuse, ce qui m’enlaidit en m’ôtant cette expression confiante que j’avais avant. On ne sait plus rien dire, vos amis vous regardent avec étonnement d’abord et s’en vont ensuite. Alors on veut être amusant et l’on devient extraordinaire, extravagant, impertinent et bête !


Lundi 6 août. — Vous croyez que je ne suis pas inquiète de la Russie ?! Quel est l’être assez malheureux, assez méprisable pour oublier sa patrie en danger ?… Vous croyez que cette fable de la course du lièvre et de la tortue, appliquée à la Russie et à la Turquie, ne me fait pas de mal ? Parce que je parle de pigeons et d’Américaines, est-ce que je ne suis pas inquiète, sérieusement inquiète de notre guerre ?

Pensez-vous que les 100,000 Russes égorgés seraient morts, s’il n’avait fallu pour les sauver que mes vœux, et mes anxiétés pour les défendre ?


Mardi 7 août. — J’ai été m’abrutir au Bon Marché, qui me plaît comme tout ce qui est bien organisé. On a soupé chez nous, on a ri, j’ai ri aussi, mais, c’est… égal… je suis triste, désespérée.

Et c’est impossible !! Mot affreux, désespérant, horrible, hideux !!! Mourir, mon Dieu, mourir !!! Mourir !!!! Sans avoir rien laissé après moi ? Mourir comme un chien !! comme sont mortes 100,000 femmes dont le nom est à peine gravé sur leurs tombes ! Mourir comme…

Folle, folle, qui ne voit pas ce que veut Dieu ! Dieu veut que je renonce à tout et me consacre à l’art ! Dans cinq ans, je serai encore toute jeune, peut-être serai-je belle, belle de ma beauté… Mais, si je ne devenais qu’une médiocrité artistique comme il y en a tant ?

Avec le monde, ce serait bien, mais, consacrer sa vie à cela et ne pas réussir

À Paris comme partout, il y a une colonie russe !! Ce n’est pas ces mesquines considérations qui m’enragent, mais c’est que, quelque mesquines qu’elles soient, elles me désespèrent et m’empêchent de songer à ma grandeur.

Qu’est-ce que la vie sans entourage, que peut-on faire toujours seule ? Cela me fait haïr le monde entier, ma famille, me haïr moi-même, blasphémer ! Vivre, vivre ! Sainte Marie, Mère de Dieu, Seigneur Jésus-Christ, mon Dieu, venez à mon aide !

Mais si on se consacre aux arts, il faut aller en Italie !!! Oui, à Rome.

Ce mur de granit contre lequel je viens me briser le front à chaque instant !

Je resterai ici.


Dimanche 12 août. — J’ai ébauché le portrait de la femme de chambre de la maison, Antoinette. Elle a une figure charmante et des yeux bleus, grands et brillants et d’une naïveté et d’une douceur exquises. Voilà ce que c’est ; l’ébauche réussit toujours, mais pour savoir finir il faut avoir étudié.


Vendredi 17 août. — Je me suis persuadée que je ne puis pas vivre hors de Rome. En effet, je dépéris tout bonnement, mais au moins, je n’ai envie de rien. J’aurais donné deux ans de ma vie, pour n’avoir pas encore été à Rome.

Malheureusement on n’apprend comment faire que lorsqu’il n’y a plus rien à faire.

La peinture m’enrage ! Parce que chez moi, il y a de quoi faire des merveilles et que je suis, sous le rapport des études, plus malheureuse que la première gamine venue, chez qui on remarque des dispositions et qu’on envoie à l’école. Enfin, j’espère au moins qu’enragée d’avoir perdu ce que j’aurais pu créer, la postérité décapitera toute ma famille.

Vous croyez que j’ai encore envie d’aller dans le monde ? Non, plus. Je suis aigrie, dépitée et je me fais artiste, comme les mécontents se font républicains.

Je crois que je me calomnie.


Samedi 18 août. — Lorsque je lisais Homère, je comparais ma tante en colère à Hécube dans l’incendie de Troie. Quelque abrutie qu’on soit et honteuse de confesser ses admirations classiques, personne, il me semble, ne peut échapper à cette adoration des anciens. On a beau avoir de la répugnance à répéter toujours la même chose, on a beau avoir peur de paraître transcrire ce qu’on a lu dans les admirateurs par profession ou de redire les paroles de son professeur, surtout à Paris, on n’ose pas parler de ces choses-là, on n’ose vraiment pas.

Et pourtant aucun drame moderne, aucun roman, aucune comédie à sensation, de Dumas ou de George Sand, ne m’a laissé un souvenir aussi net et une impression aussi profonde, aussi naturelle que la description de la prise de Troie.

Il me semble avoir assisté à ces horreurs, avoir entendu les cris, vu l’incendie, été avec la famille de Priam, avec ces malheureux qui se cachaient derrière les autels de leurs Dieux où les lueurs sinistres du feu a beau qui dévorait leur ville allaient les chercher et les livrer…

Et qui peut se défendre d’un léger frisson en lisant l’apparition du fantôme de Créuse ?

Mais quand je pense à Hector, venu au bas de ces remparts avec de si excellentes intentions, fuyant devant Achille et faisant trois fois le tour de la ville toujours poursuivi… Je ris !…

Et le héros qui passait une courroie dans ou autour des pieds de son ennemi mort, le traîne cette fois autour des mêmes remparts ; je me figure un horrible gamin galopant à cheval sur un bâton et un immense sabre de bois au côté…

Je ne sais pas… mais il me semble qu’à Rome seulement je pourrai satisfaire mes rêveries universelles…

Là, on est comme au sommet du monde.

J’ai jeté au diable le Journal d’un diplomate en Italie ; cette élégance française, cette politesse, cette admiration banale m’offensent pour Rome. Un Français m’a toujours l’air de disséquer les choses avec un long instrument qu’il tient délicatement entre ses doigts, un lorgnon sur le nez.

Rome doit être, comme ville, ce que je m’imaginais être comme femme. Toute parole employée avant et pour d’autres appliquées à… nous est une profanation.


Dimanche 19 août. — Je viens de lire Ariane par Ouida. Ce livre m’a attristée et cependant j’envie presque le sort de Gioja.

Gioja a été élevée entre Homère et Virgile ; son père mort, elle vient à pied à Rome. Là, l’attend une terrible déception. Elle s’attendait à la Rome d’Auguste.

Pendant deux ans, elle étudie dans l’atelier de Marix, le plus célèbre sculpteur de l’époque qui, sans le savoir, l’aime. Mais elle ne voit que son art jusqu’à l’apparition d’Hilarion, poète qui fait pleurer le monde entier sur ses poèmes et qui se moque de tout, millionnaire, beau comme un Dieu et adoré partout. Pendant que Marix adore en silence, Hilarion se fait aimer par caprice.

La fin du roman m’a attristée et pourtant j’accepterais à l’instant le sort de Gioja. D’abord, elle adorait Rome ; ensuite, elle a aimé de toute son âme. Et si elle a été abandonnée, c’était par lui, si elle a souffert, c’était à cause de lui. Et je ne comprends pas qu’on puisse se trouver malheureuse de quoi que ce soit venant de celui qu’on aime… comme elle aimait et comme je pourrai aimer, si j’aime jamais !…

Elle n’a jamais su qu’il ne l’avait prise que par caprice.

— « Il m’a aimée, disait-elle, c’est moi qui n’ai pas su comment le retenir. »

Elle a eu la gloire. Son nom a été répété avec une admiration mêlée de stupeur.

Elle n’a jamais cessé de l’aimer, il n’est jamais descendu au rang des autres hommes pour elle, elle l’a toujours cru parfait, presque immortel, elle ne voulut pas mourir alors « parce qu’il vit ». Comment peut-on se tuer, quand celui qu’on aime ne meurt pas ? disait-elle.

Et elle est morte dans ses bras en l’entendant dire : Je vous aime.

Mais pour aimer ainsi, il faut trouver Hilarion. L’homme que vous aimerez ainsi ne doit pas être issu on ne sait de quelle famille. Hilarion était fils d’un noble autrichien et d’une princesse grecque. L’homme que vous aimerez ainsi ne doit jamais avoir besoin d’argent, ne doit jamais être un joueur faible ou un homme qui a peur de quoi que ce soit au monde.

Lorsque Gioja s’agenouillait et baisait ses pieds, j’aime à croire que ses ongles étaient roses et qu’il n’avait pas de cors.

C’est que la voilà, la terrible réalité !

Cet homme enfin ne doit jamais éprouver de difficultés, a la porte d’un palais ou d’un cercle, jamais d’embarras devant un marbre qu’il veut acheter, ou d’ennui de ne pouvoir faire quoi que ce soit, la chose la plus folle même. Il doit être au-dessus des froissements, des difficultés, des ennuis des autres. Il ne peut être lâche qu’en amour, mais lâche comme Hilarion qui brisait le cœur d’une femme en souriant, et qui pleurait en voyant qu’une femme manquait de quelque chose.

C’est très compréhensible, d’ailleurs. Comment brise-t-on tes cœurs ? En n’aimant pas ou plus. Est-ce volontaire ? Y peut-on quelque chose ? Non. Eh bien, on n’a donc pas à faire de ces reproches si bêtes et pourtant si usités.

On reproche sans se donner la peine de comprendre.

Un pareil homme doit toujours trouver sur son chemin un palais à lui pour s’y arrêter ; un yacht pour le transporter où sa fantaisie veut le conduire, des bijoux pour parer une femme, des serviteurs, des chevaux, des joueurs de flûte même, que diable !

Mais c’est un conte ! Fort bien, mais alors, cet amour aussi est une invention. Vous me direz qu’on aime des gens qui gagnent 1,200 francs par an ou qui reçoivent 25,000 francs de rente, économisant les gants, calculant les invitations, mais alors ce n’est plus du tout cela, du tout, du tout !

Alors, on est amoureux, on aime, on est désespéré, on s’asphyxie, on tue sa rivale ou l’infidèle lui-même. Ou bien, on se résigne. Mais ce n’est pas cela, mais ce n’est pas du tout cela. Oh ! du tout !

Susceptible comme je le suis, la moindre des choses me froisse.

« Marix et Crispin avaient juré de le tuer, mais elle ne comprit pas qu’on pût se venger. — Me venger de quoi ! disait-elle ; il n’y a rien à venger. J’ai été heureuse, il m’a aimée.

« Et lorsque Marix se jeta à ses pieds et lui jura d’être un ami et un vengeur, elle se détourna avec horreur, avec dégoût.

« — Mon ami ? dit-elle, et vous lui voulez du mal ? »

Je comprends qu’on puisse en vouloir à mort à l’homme qu’on a aimé, mais pas à celui qu’on aime.

Je n’aimerai jamais ainsi, si je ne trouve que ce que j’ai déjà vu. Je serais trop humiliée dans lui.

Pensez donc ! logé au deuxième chez ses parents et je parie (d’après ce qu’on sait par Visconti) que sa mère ne lui donnait que deux fois par mois des draps blancs.

Mais voyez plutôt Balzac pour ces analyses au microscope, mes faibles efforts, mes malheureux efforts ne peuvent pas me faire comprendre.


Jeudi 23 août. — Je suis à Schlangenbad ! Comment et pourquoi ? voici. Parce que je ne sais pas pourquoi je m’ennuie d’être séparée des autres et, puisqu’il faut souffrir, il vaut mieux souffrir ensemble.

Ils se sont logés dans une espèce de pension à Schlangenbad, mais comme j’ai plus qu’assez de la pension de madame la baronne, je dis que je veux avoir des chambres au Badehaus, qui est ce qu’il y a de mieux ici.

Ma tante et moi, prenons deux chambres au Badehaus, pour mes bains ; c’est commode.

Fauvel m’a ordonné le repos, le voici. Seulement, je ne me crois pas encore guérie et, dans les choses désagréables, je ne me trompe jamais.

Bientôt j’aurai dix-huit ans. C’est peu pour les personnes qui en ont trente-cinq, mais c’est beaucoup pour moi, qui en quelques mois de vie de jeune fille n’ai eu que peu de plaisir et beaucoup d’ennuis.

L’art ! Si je n’avais dans le lointain ces quatre lettres magiques, je serais morte.

Mais pour cela on n’a besoin de personne, on ne dépend que de soi, et, si on succombe c’est qu’on n’est rien et qu’on ne doit plus vivre. L’art ! je me le figure comme une grande lumière là-bas, très loin, et j’oublie tout le reste et je marcherai les yeux fixés sur cette lumière… Maintenant, oh ! non, non, maintenant, mon Dieu, ne m’effrayez pas ! Quelque chose d’horrible me dit que… Ah ! non ! Je ne l’écrirai pas, je ne veux plus me porter malheur ! Mon Dieu… on essayera et si… C’est qu’il n’y aura rien à dire… et… que la volonté de Dieu soit faite !

J’étais à Schlangenbad il y a deux ans. Quelle différence !

Alors j’avais toutes les espérances ; à présent, aucune.

L’oncle Étienne est comme alors avec nous, et avec un perroquet comme il y a deux ans. La même traversée du Rhin, les mêmes vignes, les mêmes ruines, des châteaux, des vieilles tours à légendes…

Et ici, à Schlangenbad, de ravissants balcons, comme des nids de verdure, mais ni les ruines, ni les maisonnettes neuves et gentilles ne me charment. Je reconnais le mérite, le charme, la beauté lorsqu’il y a lieu, mais je ne puis rien aimer que là-bas.

Et d’ailleurs qu’y a-t-il dans le monde de comparable ? Je ne sais comment dire, mais les poètes l’ont assuré et les savants l’ont prouvé avant moi.

Grâce à l’habitude de porter avec moi « un tas de choses inutiles », au bout d’une heure je suis partout un peu comme chez moi ; mon nécessaire, mes cahiers, ma mandoline, quelques bons gros livres, ma ' chancellerie et mes portraits. Voilà tout. Mais, avec cela, n’importe quelle chambre d’auberge devient convenable. Ce que j’aime le plus, ce sont mes quatre gros dictionnaires rouges, mon Tite-Live gros vert, un tout petit Dante, un Lamartine moyen et mon portrait, de la grandeur cabinet, peint à l’huile et encadré dans du velours bleu foncé dans une boîte de cuir de Russie. Avec cela, mon bureau est élégant tout de suite, et les deux bougies, projetant leur lumière sur ces teintes chaudes et douces à l’œil, me raccommodent presque avec l’Allemagne.

Dina est si bonne… si gentille ! Je voudrais tant la voir heureuse…

En voilà un mot ! Quelle vilaine blague que la vie de certaines personnes !


Lundi 27 août. — J’ai ajouté une clause à ma prière de tous les soirs, cinq mots : Protégez nos armées ! mon Dieu !

Je dirais bien que je suis inquiète, mais dans des intérêts si grands, que suis-je pour dire quoi que ce soit ? Je déteste les compassions oisives. Je ne parlerais sur notre guerre que si j’y pouvais quelque chose. Je me borne à persister quand même à admirer notre famille impériale, nos grands-ducs et notre pauvre cher empereur.

On trouve que nous allons mal. Je voudrais bien voir les Prussiens dans ce pays sauvage, aride, rempli de traîtres et de ruses ! Ces excellents Prussiens marchaient dans un pays riche et fertile comme la France, où à chaque instant ils trouvaient des villes et des campagnes, où ils avaient à manger, à boire et à voler. Je voudrais les voir dans les Balkans !

Sans compter que nous nous battons, tandis qu’eux achetaient pour la plupart et puis faisaient une boucherie d’hommes.

Nos braves meurent comme des brutes disciplinées, disent les gens de parti pris ; comme des héros, disent les honnêtes gens.

Mais tout le monde est d’accord pour dire que jamais encore on ne s’est battu comme se battent les Russes à présent. L’histoire vous le dira.


Mercredi 29 août. — Étant depuis longtemps tourmentée par le point obscur pour moi du passage de l’empire à la royauté, au morcellement définitif de l’Italie, j’ai pris un livre d’Amédée Thierry et m’en suis allée dans le bois où j’ai lu, cherché et appris ce qu’il fallait, tout en errant à l’aventure, ne sachant où j’allais et m’imaginant vainement des rencontres comme celle que j’ai décrite l’année passée.

Les Russes vont de mal en pis. On lisait les nouvelles de la guerre : le défilé de Chipka est encore aux Russes ; demain nous saurons le résultat de l’action décisive. Aussitôt j’ai fait vœu de ne pas dire un mot jusqu’à demain, pour que les nôtres gagnent.

Moi, à dix-huit ans, c’est une absurdité ! Mes talents à l’état d’herbes, mes espérances, mes manies, mes caprices vont devenir ridicules à dix-huit ans. Commencer la peinture à dix-huit ans, quand on a eu la prétention de tout faire avant et même mieux que les autres !

Il y en a qui trompent les autres, moi j’ai trompé moi-même.


Jeudi 30 août. — Je n’ai pas parlé, et ce soir à Wiesbaden nous avons appris que Chipka est aux Russes, que les Turcs sont battus (du moins dans le moment) et que de grands renforts nous arrivent.

Samedi 1er septembre. — Je suis beaucoup toute seule, je pense, je lis sans guide aucun. C’est peut-être bien, mais c’est peut-être mal aussi.

Qui me garantit que je ne suis pas pavée de sophismes et remplie d’idées erronées ! C’est de quoi on jugera après ma mort.


Pardon, pardonne. Voilà un mot et un verbe beaucoup employés dans ce monde. Le christianisme nous ordonne le pardon.

Qu’est-ce que le pardon ?

C’est la renonciation à la vengeance ou à la punition. Mais lorsqu’on n’avait eu l’intention ni de se venger, ni de punir, peut-on pardonner ? Oui et non. Oui, parce qu’on se le dit et le dit aux autres et qu’on agit comme si l’offense n’avait pas existé !

Non, parce qu’on n’est pas maître de sa mémoire, et tant qu’on se souvient, on n’a pas pardonné.

J’ai passé toute la journée dans la maison d’en face avec les miens, où j’ai raccommodé avec mes propres doigts un soulier de cuir de Russie à Dina ; ensuite j’ai lavé une grande table de bois, comme la première fille de chambre venue, et sur cette table je me mis à faire des Varéniki (pâte faite de farine, d’eau et de fromage frais). Les miens se sont amusés à me voir pétrissant de la farine mouillée, les manches retroussées et une calotte de velours noir sur la tête « comme Faust ».

Et puis j’ai mis un paletot Robespierre couleur caoutchouc blanc, et je suis allée avec Dina étonner la Tyrolienne qui vend un tas de petites choses en lui demandant la tête morte de M… Elle ne comprenait pas, je lui ai acheté un ours et nous sommes parties.


Dimanche 2 septembre. — Comment des gens libres et que personne n’y force vont-ils passer une journée à Wiesbaden ?

Nous y allons pourtant, pour voir le peuple le plus ridicule du monde célébrer la défaite du plus élégant.

J’avais sommeil et prenais de temps en temps du café noir.


Jeudi 6 septembre. — Rester à Paris. C’est à quoi je me suis définitivement arrêtée et ma mère aussi. Je suis restée toute la journée avec elle. Nous ne nous querellions pas et cela irait très bien si elle n’était pas malade, surtout dans la soirée. Depuis hier, elle ne quitte presque pas le lit.

Je suis décidée à rester à Paris, où j’étudierai et d’où pendant l’été j’irai m’amuser aux eaux. Toutes les fantaisies sont épuisées ; la Russie m’a fait défaut, et je suis bel et bien corrigée. Et je sens que le moment est enfin venu de m’arrêter. Avec mes dispositions, en deux années je rattraperai le temps perdu.

Ainsi donc, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit et que la protection divine soit avec moi. Ce n’est pas une décision éphémère comme tant d’autres, mais définitive.


fin du tome premier