Journal de Gouverneur Morris, ministre plénipotentiaire des États-Unis en France de 1792 à 1794, pendant les années 1789, 1790, 1791 et 1792/Appendice, année 1791

année 1791

Lettre à Washington, du jeudi 30 septembre.

Aujourd’hui, dans une heure, le roi va clôturer la session de l’Assemblée nationale, ou plutôt lui dire adieu. Vous aurez vu qu’il a accepté la nouvelle Constitution, et qu’en conséquence son arrestation a été levée. C’est une conviction générale et presque universelle que cette Constitution est inexécutable ; ceux qui l’ont faite sont unanimes à la condamner. Jugez de ce que doit être l’opinion des autres. Le roi s’occupe actuellement de se rendre populaire ; sa vie et sa couronne en dépendent, il est vrai ; la Constitution est telle qu’en peu de temps son pouvoir devra augmenter ou diminuer considérablement ; il commence heureusement à s’en apercevoir, mais, malheureusement, ses conseillers n’ont ni la prudence ni la fermeté qu’exigent les circonstances. Autant que l’on peut le prévoir, la nouvelle Assemblée est profondément imbue de principes républicains ou plutôt démocratiques. Les provinces méridionales du royaume sont dans les mêmes dispositions ; le caractère du Nord le porte vers l’Église ; l’Est est attaché à l’Allemagne et serait content d’être réuni à l’empire ; la Normandie est aristocratique ainsi qu’une partie de la Bretagne ; le centre du royaume est monarchique. Vous pouvez être certain que cette carte est juste, car c’est le résultat d’une enquête faite à grands frais par le gouvernement, et je crois qu’en vous en servant, ainsi que des quelques observations qui précèdent, vous arriverez à comprendre facilement une foule de choses que vous n’auriez démêlées qu’avec peine sans cela. Vous vous rappelez sans doute que l’Assemblée qui touche à sa fin avait été convoquée pour arranger les finances, et vous apprendrez peut-être avec surprise qu’après avoir dépensé une somme de cent millions sterling provenant des biens d’Église, elle laisse ce département dans une situation pire qu’elle ne l’avait trouvé, et, à mon avis, toutes les chances sont plutôt pour que contre la banqueroute. Les aristocrates, qui sont partis et partent encore en grand nombre pour rejoindre les princes émigrés, croient sincèrement à une coalition des puissances européennes pour rendre à leur souverain son ancienne autorité, mais mon avis est qu’ils se trompent beaucoup. Rien d’important ne peut être tenté cette année, et bien des faits peuvent se produire avant le mois de juin prochain, même si les divers souverains y songeaient sérieusement. Je suis porté à croire que leurs vues différent beaucoup de celles qu’on leur prête, et il n’est pas du tout improbable que cette tentative, si l’on en fait une, se bornera, en ce qui concerne la France, à un démembrement. Le point faible du royaume actuellement, c’est la Flandre, mais si les provinces d’Alsace et de Lorraine, la Flandre française et l’Artois étaient enlevés au pays, la capitale serait constamment exposée à la visite d’un ennemi. Ces provinces, vous le savez, ont été acquises au prix de beaucoup de sang et d’argent, et si Louis XIV avait réussi à faire du Rhin sa frontière depuis la Suisse jusqu’à l’Océan, il aurait presque obtenu les avantages d’une position insulaire. Il est bien difficile de ne pas souhaiter voir les pays compris dans ces limites, unis sous un gouvernement libre et effectif, car ce serait le moyen de répandre en peu de temps les bienfaits de la paix sur toute l’Europe. Mais à ce sujet un être raisonnable n’a maintenant que le droit de faire des souhaits et non de nourrir des espérances. Ci-joint une note, reçue à l’instant, avec les dernières nouvelles de Coblentz ; elle est écrite par le prince de Condé à son confident à Paris, et elle est accompagnée de la demande que tous les gentilshommes français capables de service actif rejoignent immédiatement l’étendard de la royauté — au delà du Rhin ou plutôt sur les rives de ce fleuve. Aux troupes indiquées dans cette note, les contre-révolutionnaires d’ici ajoutent 15,000 Hessois et 16,000 réfugiés français ; si bien qu’en dehors de ce que peut fournir l’empereur, c’est une armée de 100,000 hommes sur le papier. L’empereur a environ 50,000 soldats dans les Pays-Bas. Mais toutes ces apparences et le congrès d’ambassadeurs projeté à Aix-la-Chapelle ne modifient nullement mon avis qu’aucune tentative sérieuse ne sera faite cette année.

M. de Montmorin est démissionnaire, et le comte de Moustier est nommé à sa place, mais son acceptation est très douteuse. Il est en ce moment à Berlin, et, comme c’est un intime de M. de Calonne, un des piliers de la contre-révolution, je le suppose dans le secret de ce qui se prépare réellement. Ajoutez-y que c’est là une charge dont le pouvoir et l’autorité sont absolument nuls, car vous remarquerez que, d’après la nouvelle Constitution, tout traité, toute convention devront être soumis à l’examen de l’Assemblée, qui les ratifiera ou les rejettera. Vous aurez vu ce qui a été fait pour les colonies. Leur commerce, dont dépend leur existence, est laissé à la merci de l’Assemblée, qui ne sera pas trop soucieuse de leurs intérêts lorsqu’ils seront contraires à ceux de la métropole. J’envoie à M. Robert Morris un paquet de brochures écrites d’après mes indications et mes observations. M. Morris vous en donnera une, et vous verrez que le but de l’auteur est l’établissement d’un système libéral de gouvernement colonial, avantageux pour eux et pour nous. Pour y arriver, on propose l’envoi de commissaires munis de pleins pouvoirs pour traiter avec les assemblées coloniales ; si l’on avait pu l’obtenir, cette brochure aurait formé la base des instructions aux commissaires. La proposition a été repoussée. Je m’attends à ce que finalement le gouvernement soit obligé de prendre une mesure de ce genre, et qu’un traité utile soit établi entre la France et les États-Unis, ouvrant la route à de solides rapports avec la Grande-Bretagne. Nous avons, en tout cas, la consolation que, si les puissances européennes, par leurs principes exclusifs, nous privent des débouchés nécessaires à nos produits, qui deviennent de jour en jour plus abondants, nous ferons de grands et utiles progrès dans les manufactures utiles par suite du bas prix de la vie et de celui des matières premières qui en découle. C’est la seule chose manquant à notre indépendance ; nous serons alors un monde à nous seuls, loin des querelles et des guerres de l’Europe. Ses diverses révolutions ne serviront qu’à nous instruire et à nous amuser, de même que le mugissement d’une mer en fureur devient à une certaine distance un bruit agréable.

Lettre à Washington.

27 décembre. — Je voudrais vous rendre un compte aussi complet que possible de ce qui se passe ici, mais j’ignore comment je ferai partir cette lettre ; jamais, sous le plus despotique des ministres, la poste n’a commis plus d’abus qu’à présent, malgré les décrets contraires. Chaque lettre reçue porte des marques évidentes de curiosité patriotique. Ce système de terreur et de petites infamies prouve les craintes de ceux qui y ont recours, et vraiment ils ont raison de craindre, car chaque jour prouve davantage que leur nouvelle Constitution n’est bonne à rien. Ceux que j’avais avertis à temps du mal qu’ils préparaient, essayent, maintenant qu’il est trop tard, de rejeter le blâme sur d’autres pour s’excuser. Mais la vérité est que, au lieu de chercher le bien public en faisant ce qui était bien, chacun a cherché son propre avantage en flattant l’opinion publique. On n’ose pas maintenant proposer les amendements que l’on voit et que l’on reconnaît indispensables. Ils n’ont, de plus, aucune confiance les uns dans les autres, car chacun éprouve des raisons de n’en pas avoir, et trouve chaque jour des preuves que ses compatriotes ne valent pas mieux que lui. L’Assemblée (et vous qui savez ce qu’elle vaut, le supposez aisément) commet journellement de nouvelles folies, et si ce malheureux pays n’est pas plongé de nouveau dans les horreurs du despotisme ce ne sera pas sa faute. Elle a dernièrement fait un coup de maitre pour cela ; elle a résolu d’attaquer les peuples voisins à moins que ceux-ci ne dispersent les assemblées d’émigrants français qui se sont réfugiés sur leurs territoires. Ces peuples voisins font partie de l’empire d’Allemagne, et la France menace d’importer dans ce pays, non pas le fer et la flamme, mais la liberté. Or, comme ce mot, tel que l’entendent les cours allemandes, signifie plutôt insurrection que liberté, vous voyez qu’un prétexte est donné aux hostilités, sans violer le droit international. Ajoutez-y que trois armées françaises de 50,000 hommes chacune ont l’ordre de se rassembler sur les frontières — l’une en Flandre, sous les ordres de votre vieille connaissance Rochambeau, l’autre en Lorraine, sous ceux de notre ami La Fayette, de façon à pénétrer par la Moselle dans l’électorat de Trêves, et une troisième sous les ordres d’un M. Luckner, en Alsace. Ce dernier, dit-on, n’a que bien peu de capacités, et vous connaissez les deux autres. Écartant tous les autres côtés de la question, il est évident que l’empire devra réunir des forces pour les opposer aux forces ainsi ordonnées ; on ne peut donc douter que 50,000 Prussiens et 50,000 Autrichiens n’apparaissent aussi rapidement que le permettront les circonstances. Vous n’avez pas idée, mon cher monsieur, d’une société organisée de façon aussi incohérente. Dans ses pires époques, l’Amérique était bien mieux, parce que, au moins, la loi criminelle y était exécutée, sans parler de la douceur de nos mœurs. La lettre où je prédisais la situation actuelle a pu paraître la divagation d’une fantaisie exagérée, mais, croyez-moi, elle restait dans les plus strictes limites de la vérité. L’armée est indisciplinée à un point que vous auriez peine à concevoir. Déjà beaucoup désertent vers ceux qu’ils croient devoir devenir l’ennemi. La garde nationale, devenue un corps de volontaires, n’est souvent que l’écume corrompue de populations trop denses dont les grandes villes se débarrassent, et qui, incapable physiquement de résister à la fatigue et sans courage pour affronter les périls de la guerre, possède tous les vices et toutes les maladies propres à en faire le fléau des amis et la dérision des ennemis.

Les finances sont dans un mauvais état déplorable. Le mécontentement est général, mais il n’éclate pas, d’abord par antipathie pour les aristocrates et la crainte qu’inspire encore la tyrannie, puis parce qu’aucune bonne occasion ne se présente. Chacun est stupéfait quand il y pense, et, comme une flotte ancrée dans un brouillard, personne ne veut partir de peur de s’échouer. Si l’on en vient aux coups sur les frontières, je pense que le tableau sera curieux. Le premier succès d’un côté ou de l’autre fixera l’opinion d’un grand nombre qui n’ont, de fait, aucune opinion, mais sont seulement décidés virtuellement à adhérer au parti le plus fort ; et vous pouvez être sûr que si l’ennemi a un certain succès, une personne visitant ce pays dans deux ans se demandera avec étonnement comment une nation qui, en 1788, était dévouée à ses rois, a pu, en 1790, rejeter leur autorité à l’unanimité, pour s’y soumettre, en 1792, avec une pareille unanimité. Les raisons que je vous ai données dans ma lettre du 29 avril 1789, et les craintes que j’y exprimais, semblent à la veille de se réaliser. Le roi a de bonnes intentions et réussira peut-être par sa modération à sauver finalement son pays. J’espère beaucoup de cette circonstance, mais, hélas ! il semble qu’il y ait peu à attendre de la modération de quelqu’un qui a été aussi blessé et insulté ; je crois pourtant bien que c’est le meilleur, j’allais presque dire, l’unique espoir.

Un courrier est arrivé cette nuit avec des dépêches qui seront communiquées à l’Assemblée ce matin. L’Empereur informe le roi qu’il a donné ordre au général Bender (commandant dans les Pays-Bas) de protéger l’électorat de Trêves avec toutes ses forces. Je n’ai pas dit, comme j’aurais dû le faire, que les cours de Berlin et de Vienne ont conclu un traité par la protection de l’empire allemand et le maintien de ses droits. Vous aurez vu que l’empereur, après avoir adopté les déterminations de la Diète au sujet des réclamations des princes ayant certains droits féodaux qui leur sont assurés par le traité de Westphalie, en Alsace et en Lorraine, a rappelé au roi que la souveraineté de la France sur ces provinces est reconnue par ce même traité. Le gouvernement hollandais a proposé à l’Empereur, comme souverain des Pays-Bas, un traité d’aide et protection mutuelle en cas d’insurrections. Cette offre est acceptée. Tout ceci s’explique par les intrigues de la France en vue d’exciter une révolte en Hollande et en Flandre ; l’accomplissement d’un tel traité mettra l’Empereur à son aise, s’il doit opérer contre la France au printemps prochain.