Journal de Gouverneur Morris, ministre plénipotentiaire des États-Unis en France de 1792 à 1794, pendant les années 1789, 1790, 1791 et 1792/Appendice, année 1789

APPENDICE


année 1789

La première allusion faite par Morris à Paris (où il était arrivé le 3 février 1789) et aux affaires publiques de France se trouve dans la lettre suivante écrite au comte de Moustier, qui se trouvait alors en Amérique.


23 février. — J’essayerais en vain, mon cher monsieur, de vous exprimer toute ma gratitude pour les aimables lettres de recommandation que vous m’aviez données. Vous savez combien vos amis vous sont attachés, et vous vous figurerez mieux que je ne saurais l’exprimer le cordial accueil que ces lettres m’ont valu. Plus je vois Paris et mieux je me rends compte du sacrifice que vous avez fait en le quittant pour traverser un grand océan, et vous établir au milieu d’un peuple encore trop jeune pour goûter le plaisir de la société qui forme ici les délices de la vie. Vous avez été bien mal récompensé jusqu’ici d’avoir sacrifié au service public votre temps et vos plaisirs. Votre nation subit actuellement une crise des plus importantes. La question : Aurons-nous une constitution, ou l’arbitraire continuera-t-il à faire la loi ? agite tous les esprits et remue tous les cœurs en France. La volupté elle-même se lève de son lit de roses, et jette autour d’elle des regards anxieux sur la scène troublée à laquelle il est impossible de rester indifférent. Vos nobles, votre clergé, votre peuple sont tous en mouvement pour les élections. L’esprit qui était resté endormi pendant des siècles s’éveille et regarde avec étonnement autour de lui. Il ignore les moyens d’obtenir ce qui est l’objet de ses plus ardents désirs. Il est donc actif, énergique, facile à conduire, et aussi, hélas ! trop, beaucoup trop facile à égarer. L’amour de la liberté qui bouillonne actuellement dans le sein de vos concitoyens est tellement instinctif que le respect pour son souverain, marque distinctive des Français, stimule et fortifie en ce moment les sentiments qui jusqu’ici semblaient les plus hostiles à la monarchie. Du haut de son trône, Louis XVI a lui-même proclamé le désir de voir renverser toutes les barrières que le temps ou le hasard ont pu élever contre le bonheur de son peuple. Ce serait présomptueux de ma part de chercher même à deviner l’effet de telles causes, agissant sur des matériaux et des institutions que je vous avoue ignorer complètement.

Je sens que je suis déjà allé trop loin en essayant de décrire ce que je crois avoir remarqué. Mais, avant de quitter ce sujet, je dois exprimer le désir, l’ardent désir, que cette grande fermentation aboutisse, non seulement au bien, mais à la gloire de la France. Les yeux de l’univers se fixent avec anxiété vers les scènes qui se jouent sur ce vaste théâtre. L’honneur national est profondément intéressé à un heureux dénouement. Permettez-moi aussi, je vous prie, d’exprimer l’opinion que, tant que le résultat en sera inconnu tous les arrangements intérieurs ou extérieurs seront fortement dérangés. Horace nous dit qu’en traversant la mer nous changeons de climat, et non pas d’âme. Je puis dire ce que lui ne pouvait prévoir : c’est que je retrouve de ce côté-ci de l’Atlantique une grande ressemblance avec ce que j’ai laissé de l’autre côté : une nation vivant dans l’espoir, dans les projets, dans l’attente ; le respect pour la constitution ancienne est parti, les formes de gouvernement existantes sont ébranlées sur leurs bases, et un nouvel ordre des choses va apparaître, dans lequel il ne restera peut-être même plus les noms d’institutions antiques.

Je ne saurais mieux vous faire juger de l’effervescence actuelle qu’en vous disant l’exacte vérité : j’avais pris la plume pour vous donner des nouvelles de vos amis et vous décrire l’mpression faite sur mon esprit par les objets qui nécessairement s’y présentent d’eux-mêmes dans cette grande ville capitale, je ne dirai pas, de la France, mais de l’Europe. Et l’ai-je fait ? Oui ? puisque le grand objet qui occupe l’attention de tous a fait comme la verge d’Aaron en Égypte : il a dévoré tous les autres enchantements qui fascinaient la France.

Lettre à M. Carmichael, ministre des États-Unis en Espagne.

Juillet. — Jusqu’en ce mois de juillet, le feu a été un compagnon, non seulement agréable, mais même indispensable. Voilà la vérité sur les charmes de la saison printanière en Europe, que j’ai souvent entendu célébrer par nombre de mes concitoyens, dont le principal mérite est d’avoir deux fois traversé l’Atlantique… Vous me demandez si M. Jefferson est parti en Amérique. Pas encore, mais il est prêt à partir au premier signal. Il attend depuis quelque temps déjà son congé qui n’est pas arrivé. J’en conclus qu’on ne le lui enverra qu’après la formation définitive du nouveau ministère. Le ministre des Affaires étrangères refusera probablement d’agir, jusqu’à ce qu’il ait été nommé dans le nouveau gouvernement. Il est probable aussi que la question du congé ne sera pas soulevée avant que l’on n’ait décidé celui qui sera chargé de l’intérim ; je ne doute pas que ce soit le secrétaire, M. Short. Vous supposez que notre ministre m’a présenté au Corps diplomatique. Je lui en ai parlé peu de temps après mon arrivée. Il m’a dit qu’ils ne valaient pas la peine d’être connus. Je me suis formé tout seul un petit cercle, qui n’est pas, vous me croirez aisément, pris dans la plus mauvaise société de Paris. Quant aux dîners ministériels, je n’y suis point allé. On ne me l’a point proposé. Vous savez que les ministres ne lancent pas eux-mêmes leurs invitations et que nous sommes timides. À propos, je suis allé, il y a quelques jours, dîner chez le comte de Montmorin ; il a eu la bonté de me prier, en partant, de vouloir bien me considérer chez lui comme chez moi, et de sa part, vous le savez, ce n’est point une simple politesse. Je suis tout bête de n’avoir point encore profité de sa bienveillance ; mais que faire ? Versailles est le plus triste séjour du monde, et, quoique la curiosité me pousse fortement à m’y rendre pour suivre les débats des États généraux, je n’ai pu encore prendre sur moi de le faire. Je crois bien que personne n’a jamais fait moins usage que moi de puissantes recommandations auprès des ministres. J’ai probablement tort, mais je n’y peux rien. À propos, connaissez-vous La Fayette ? Si vous me répondez en me demandant : pourquoi une si étrange question ? je réplique, avec le grand Montesquieu, que mon but n’est pas de me faire lire, mais de faire penser. On trame ici de grandes intrigues contre l’administration, mais sans succès jusqu’à présent. J’ai constamment combattu la violence et les excès de ceux qui, inspirés par un amour enthousiaste de la liberté ou excités par de sinistres desseins, sout disposés à tout pousser à l’extrême. L’exemple de l’Amérique leur a fait du bien, mais, comme toutes les nouveautés, la liberté leur a enlevé le peu de prudence qu’ils pouvaient avoir. Ils veulent une constitution américaine, avec un roi au lieu d’un président, sans réfléchir qu’ils n’ont pas de citoyens américains pour mettre en pratique cette constitution. Les hommes voient les choses lointaines sous un faux jour, et on jugent plus ou moins favorablement qu’ils ne le devraient ; c’est là une vieille observation ; une autre, peut-être aussi vieille, mais que tous ne sont point en état de faire, c’est que nous jugeons de tout d’après des idées préconçues, de sorte qu’il est presque impossible de connaître, par de simples descriptions, les peuples ou les pays éloignés. Quiconque désire appliquer dans la pratique du gouvernement les règles et les formes employées avec succès dans un pays étranger se montrera aussi pédant que nos bacheliers, qui, à peine sortis de l’Université, voudraient tout ramener au type romain. Des constitutions différentes de gouvernement sont nécessaires aux différentes sociétés sur la surface de notre planète. Leur différence de position en est à elle seule un puissant motif, ainsi que leurs mœurs et leurs habitudes. Le tailleur scientifique qui taillerait d’après des modèles grecs ou chinois, n’aurait que peu de clients à Londres ou à Paris ; et ceux qui veulent emprunter à l’Amérique sa forme de gouvernement ressemblent à ces tailleurs de Laputa qui, au dire de Gulliver, prennent toujours leurs mesures avec un quart de cercle. Il nous dit, il est vrai, ce à quoi l’on doit naturellement s’attendre, que les vêtements sont rarement ajustés. Le roi qui s’était déclaré pour le peuple depuis longtemps, est maintenant indécis. C’est un honnête homme, désirant vraiment faire le bien, mais il n’a ni le génie ni l’éducation nécessaires pour lui montrer le chemin vers ce bien qu’il veut faire. Dans la lutte entre les représentants du peuple et ceux des nobles, son entourage l’a amené à prendre parti pour ces derniers, mais il s’est prononcé trop tard et maladroitement. Il en résulte qu’il a battu en retraite et que les nobles ont dû céder… La noblesse ne possède plus aujourd’hui ni la force ni la richesse, ni les talents de la nation ; elle a opposé à ses ennemis de la morgue plutôt que des arguments. Se cramponnant à ses chers privilèges qui datent de plusieurs siècles elle a rempli la Cour de ses cris, tandis que ses adversaires se sont emparés partout de l’entière confiance du public. Connaissant et sentant la force de cette situation, ils ont marché avec une audace qui peut sembler de la témérité à ceux qui ignorent la situation. Cette audace en a imposé à tous, car les chefs du parti opposé sont dépourvus de talents et de vertus. Le roi manque même de ce courage, qui, vous le savez, est indispensable dans les révolutions, etc.

On croit savoir que les troupes françaises refuseraient de servir contre leurs concitoyens, et les troupes étrangères ne sont pas assez nombreuses pour produire une sérieuse impression. Cet invincible instinct qui dicte à chaque animal la conduite correspondant à sa situation fait suivre aux habitants de cette ville le chemin qui aboutit à l’aurore de l’opposition américaine. Il y trois mois, la vue d’un soldat inspirait de l’effroi — on parle maintenant d’attaquer des régiments entiers, et de fait de fréquentes rixes se produisent avec les troupes étrangères. L’opinion publique, qui est tout, se fortifie ainsi tous les jours. Au moment où j’écris, je considère que le souverain effectif de ce pays, c’est l’Assemblée nationale ; car vous remarquerez que ce nom est substitué à celui d’États généraux ; c’est absolument comme si une législature américaine se transformait en convention. On veut rédiger une constitution immédiatement, et je ne doute pas que l’on n’obtienne le consentement du roi. Les partisans des anciens usages ont réussi à faire assembler dans le voisinage d’importantes forces militaires, mais, si je ne m’abuse, elles seront bientôt dispersées. L’Assemblée nationale a déjà exprimé sa désapprobation ; les choses n’en resteront pas là, et tôt ou tard le roi devra les renvoyer. Je suis même porté à croire que cette mesure aidera à débarrasser le royaume des troupes étrangères, car ne pouvant pas compter sur les régiments français, on a choisi surtout les étrangers. L’objet probable de ceux qui sont au fond de l’affaire est d’arracher des ordres à la crainte de Sa Majesté, crainte que l’on excite sans cesse, si bien que le roi est constamment le jouet de l’appréhension. Mais l’affaire est beaucoup plus difficile et dangereuse qu’on ne la suppose. L’Assemblée a décidé que tous les impôts disparaîtront, lors de sa séparation, saut ceux qu’elle aura déterminés. Ceci lui assure une existence aussi longue qu’elle le voudra ; si on la disperse, la France refusera certainement de payer. Une armée restera toujours impuissante contre une entente générale ; tôt ou tard il faudra céder, et tout ce que le pouvoir pourra faire pour s’affirmer ne saurait avoir d’autre résultat que de l’affaiblir. Voilà donc l’état du pays ; je considère la crise comme passée sans qu’on s’en soit aperçu ; il en sortira certainement une constitution libre. Si l’on a le bon sens de donner à la noblesse, en tant que classe, une part de l’autorité nationale, cette constitution durera probablement ; autrement, elle dégénérera en une monarchie pure, ou deviendra une vaste république. Une démocratie a-t-elle des chances de vivre longtemps ? Je ne le pense pas ; je suis même sûr que non, à moins que le peuple entier ne change. Quel que soit d’ailleurs le résultat de la crise actuelle, il pourrait bien changer toute la carte politique de l’Europe. Mais ou vais-je donc ? »

Lettre au général La Fayette.
Paris, 16 octobre 1789.
Mon cher monsieur,

J’ai pris la liberté, dans une conversation récente, d’exprimer mes sentiments sur les affaires publiques. Je sais la folie qu’il y a à exprimer des opinions qui ont l’air de conseils, mais la considération que j’ai pour vous, et mon très sincère désir de voir prospérer ce royaume, m’ont fait dépasser la limite que la prudence aurait tracée à quelqu’un de caractère moins ardent. Je ne vous demande pas de considérer ceci comme une excuse ; je désire au contraire que vous vous rappeliez, maintenant et plus tard, la substance de ces conversations. La marche rapide des événements vous aidera à apprécier la sûreté de mon jugement.

Je suis convaincu que la constitution proposée ne peut convenir au gouvernement de ce pays ; que l’Assemblée nationale, naguère l’objet d’un attachement si enthousiaste, sera bientôt un objet de mépris ; que l’extrême licence du peuple rendra indispensable d’augmenter l’autorité royale ; que dans de telles circonstances, la liberté et le bonheur de la France doivent dépendre de la sagesse, de l’honnêteté et de la fermeté des conseillers de Sa Majesté, et conséquemment que les hommes les plus capables et les meilleurs devraient être adjoints au ministère actuel ; qu’en ce qui vous regarde, vous devez veiller à ce que ceux qui y entreront soient sensibles à l’obligation qu’ils vous doivent, disposés à vous en récompenser, et d’un caractère à n’abandonner ni vous, ni leur souverain, ni leurs collègues au moment du danger ou lorsqu’ils y trouveront un avantage ; je considère l’époque actuelle comme critique ; si l’on n’y prend garde, de nombreux et irréparables malheurs doivent en résulter. Tels sont les présages d’un esprit qui ne se trouble ni ne s’alarme facilement, mais qui prend une grande part à ce qui intéresse ses amis, et est profondément attaché aux libertés du génie humain. Vous avez sûrement de bien meilleures sources d’information que moi. Vous possédez certainement cette intime connaissance de votre nation, qu’il est impossible à un étranger d’acquérir, et vous comprenez mieux les caractères des gens les plus en vue.

Ne vous attachez donc pas à ce que j’ai dit ; je l’ai répété ici, parce c’est en quelque sorte l’introduction nécessaire à ce que je vais vous communiquer. Hier soir, je me trouvais en compagnie de quelques-uns de vos amis qui me supposaient avoir sur vous une grande influence, ce en quoi je les ai assurés, selon l’exacte vérité, qu’ils se trompaient. Ils m’ont supplié d’aller vous voir pour vous demander de ne pas entrer au ministère. Connaissant vos nombreuses occupations et l’incorrection d’une intervention de ma part, j’ai refusé la visite, mais leurs instantes prières m’ont amené à promettre que je vous expliquerais par lettre les raisons qui les font agir : 1o Votre commandement actuel réclame tout votre temps, et exige une attention constante ; par suite, vous manquerez nécessairement à votre devoir, soit comme ministre, soit comme général. 2o Au conseil des ministres, vos opinions n’auront pas plus de poids, et peut-être moins, qu’à présent, parce que maintenant on les respecte comme venant de vous, tandis qu’au conseil elles ne seront reçues que d’après les raisons données pour les faire valoir, et ce n’est pas toujours le plus sage qui est le plus éloquent. 3o Si vos opinions ne sont pas admises, vous aurez la mortification de sanctionner par votre présence des mesures que vous désapprouvez, ou vous quitterez avec dégoût la place que vous aurez acceptée. 4o Si vos opinions sont admises, vous aurez, comme général, à faire exécuter les mesures que vous aviez conseillées comme ministre. Dans cette situation, l’opinion publique se révoltera à moins d’être réduite au silence. Dans le premier cas, ce sera votre ruine ; dans le second, celle du pays. 5o La jalousie et le soupçon, inséparables des révolutions tumultueuses, et que la méchanceté a déjà dirigés contre vous, s’attacheront certainement à chacun de vos pas à l’avenir, si vous semblez trop intimement attaché à la Cour ; les bases de votre autorité s’évanouiront, et vous serez vous-même tout étonné de votre chute. 6o On vous attribue la retraite du duc d’Orléans, et si vous entrez au conseil immédiatement après ce que quelques-uns appellent sa fuite, et d’autres son bannissement, les deux événements seront rapprochés d’une manière particulièrement désavantageuse et désagréable ; 7o Si vous entrez au ministère avec Mirabeau, ou vers le même temps, tout honnête Français se demandera la raison de ce qu’il appellera une bien étrange coalition. Il y a dans le monde des gens dont il faut se servir, sans se fier à eux. La vertu sera toujours souillée d’une alliance avec le vice, et la liberté rougira d’être introduite par une main contaminée. Enfin ceux qui vous aiment me prient sérieusement, très sérieusement, d’ajouter un avertissement au sujet de vos amis : Fiez-vous à ceux qui avaient l’honneur de l’être avant le 12 juillet. Les nouveaux amis sont zélés, sont ardents, sont remplis d’attentions, mais ils sont rarement fidèles.

Excusez la liberté d’un vieil et véritable ami.

Gouverneur Morris.