JOURNAL D’UN MUSICIEN


FRAGMENTS

(Suite.)

George Sand est venue plusieurs fois à Marseille. Elle logeait chez le docteur Cauvière. Ce médecin de province, voltairien, comme on disait alors, exempt de tout préjugé, avait une vive intelligence, une rare culture d’esprit et un remarquable talent professionnel. Les idées et les allures de l’auteur d’Indiana n’étaient point pour le choquer. Mais Cauvière avait pour servante une vieille Provençale aussi dévouée que dévote, qui ne nommait jamais George Sand sans se signer. Cette servante parlait avec terreur aux voisins de cette femme toujours habillée en homme, qui fumait comme un dragon, et, sans la crainte de son maître, elle l’aurait certainement exorcisée comme si elle avait été en face du diable en personne.

Parmi les familiers de la maison était l’avocat Lecourt, l’ami de Méry, de Barthélemy, de Gozlan, d’Autran, et surtout de Berlioz. Lecourt, à qui Berlioz a écrit plusieurs de ses plus intéressantes lettres, accourait à Paris toutes les fois que le Maître donnait une œuvre nouvelle. Il lui était fanatiquement dévoué.

Lecourt était une physionomie originale. Fils d’une actrice de talent, il avait conquis de haute lutte au barreau de Marseille une des premières places. Taillé en hercule, buvant sec, le verbe haut, le cœur grand ouvert, impitoyable aux médiocres comme aux intrigants, généreux jusqu’à la prodigalité, il avait de l’esprit à en revendre, la repartie prompte, du caractère, et, par surcroît, de rares facultés musicales. Lecteur impeccable, il pouvait au besoin diriger un orchestre, réduire la grande partition, et jouait du violoncelle médiocrement au point de vue de la virtuosité, mais avec un sens profond de l’œuvre interprétée, une surprenante autorité et un entrain endiablé. Peu de professionnels ont fait mieux comprendre que lui les derniers quatuors de Beethoven, qu’il appelait les rouges (les révolutionnaires).

Quand George Sand vint à Marseille avec Chopin, Lecourt fut bien vite leur intime. Il les accompagnait partout.

Un jour, tous trois furent se promener sur les hauteurs de la Tourette, qui surplombaient le Vieux Port. Le mistral soufflait en tempête et la mer démontée soulevait d’énormes masses d’eau qui venaient s’abîmer sur les rochers en projetant au loin des paquets de pluie froide et salée. George Sand et Chopin, émerveillés, ne pouvaient s’arracher au spectacle de cette belle horreur, quand tout à coup Chopin, atteint déjà du mal qui devait l’emporter, oppressé par le vent et l’âcreté de l’air, tomba en défaillance.

L’endroit était alors désert ; — à cette époque, il n’y avait pas non plus, comme aujourd’hui à Marseille, de nombreux fiacres à la disposition du public. La situation devenait critique. Chopin était devenu incapable de faire un pas, et il y avait loin de la Tourette à la maison hospitalière du docteur Cauvière.

Que faire ? — l’embarras de George Sand devenait de l’anxiété, quand tout à coup Lecourt redressant sa haute taille, empoigna Chopin à bras le corps et le planta sur ses épaules. C’est en cet équipage que tous trois traversèrent la ville et rentrèrent au logis. Chemin faisant, George Sand voyant Lecourt en sueur malgré la froide morsure du mistral, lui demanda si son ami était lourd à porter. — Pourquoi le demandez-vous ? répartit gaillardement Lecourt, vous le savez, parbleu, mieux que moi ! — Ce qui lui valut une tape à la fois amicale et offensée de l’auteur de Consuelo.

Chopin et George Sand défendaient obstinément leur porte pour être à l’abri des curieux et des importuns. Ne pouvant parvenir jusqu’à eux, un jeune pianiste, Darboville, qui avait pour Chopin une admiration enthousiaste, se glissa dans l’appartement par surprise et se cacha derrière une porte pour l’entendre jouer. Mais voilà qu’une des personnes présentes se retire et, ouvrant la porte, démasque Darboville. George Sand, qui fumait une cigarette, se leva comme Junon courroucée et apostropha l’indiscret avec la dernière vivacité. Celui-ci se jeta à genoux en joignant les mains comme devant une divinité et débita les plus folles litanies en l’honneur de Chopin !

L’affaire n’eut pas de suite, et Chopin admit même plus tard ce fervent disciple à jouer avec lui dans les concerts qu’il donna au cours d’une tournée dans le midi de la France.

Peu après, la nouvelle arriva de la mort tragique de Nourrit. Le noble artiste, avant d’aller à Naples, avait chanté à Marseille ses plus beaux rôles, notamment la Muette, dans laquelle il avait transporté l’auditoire. Ce fut un deuil public. On organisa un service funèbre en son honneur et ce fut Chopin qui tint l’orgue.

(À suivre.)
A. Montaux.