Heugel (p. 5-6).

JOURNAL D’UN MUSICIEN


FRAGMENTS

Sur le seuil de ce petit livre où je noterai au jour le jour mes idées, mes impressions et mes souvenirs artistiques, je veux inscrire comme une dédicace votive, cette exquise, très noble et très exacte pensée de Fromentin, qui est la glorification de l’Art :

À qui appartient notre reconnaissance ? À ce qu’il y a de plus digne, à ce qu’il y a de plus grand ? Quelquefois. À ce qu’il y a de plus beau ? Toujours. Qu’est-ce donc que le beau, ce grand levier, ce grand mobile, ce grand aimant, on dirait le seul attrait de l’histoire. Serait-il plus près que quoi que ce soit de l’idéal, où malgré lui, l’homme a jeté les yeux ? — Et le grand, n’est-il séduisant que parce qu’il est plus aisé de le confondre avec le beau ? Il faut être très avancé en morale ou très fort en métaphysique pour dire d’une bonne action ou d’une vérité qu’elles sont belles. Le plus simple des hommes le dit d’une action grande. Au fond nous n’aimons naturellement que ce qui est beau. Les imaginations y tournent, les sensibilités en sont émues, tous les cœurs s’y précipitent. Si l’on cherchait bien ce dont l’humanité considérée en masse s’éprend le plus volontiers, on verrait que ce n’est pas ce qui la touche, ni ce qui la convainc, ni ce qui l’édifie, c’est ce qui la charme ou ce qui l’émerveille.

(Les Maîtres d’autrefois.)

On dit souvent qu’il devient de plus en plus difficile de trouver des mélodies originales, à cause de l’énorme quantité de musique qui a été composée depuis deux siècles et de celle qui se compose encore quotidiennement dans le monde entier. Le génie lui-même serait stérilisé le jour où seraient épuisée toutes les combinaisons d’arrangement entre les sons pouvant former une mélodie, et ce jour serait près d’arriver.

Je n’en crois rien.

Voilà, non deux cents ans, mais quatre mille ans que notre monde existe et que des générations s’y succèdent. Pour ne parler que du moment présent, des centaines de millions d’être humains y vivent et s’y reproduisent.

Entre eux pourtant combien peu de ressemblances ! Entre deux d’entre eux y eut-il jamais complète identité ? — À peine quelques aspects communs à une race, à une famille ! — Pourtant ce sont toujours les mêmes éléments qui constituent ces physionomies, et c’est toujours dans la même disposition que se placent, en un ovale de visage, une bouche, un nez, des yeux, des oreilles, des cheveux.

Ainsi de la mélodie et des sons relativement peu nombreux qui la peuvent former : — à peine quelques aspects communs à une époque, à une école, à une nationalité.

C’est que la mélodie est aussi le produit d’une création ; et il y a dans la création intellectuelle, comme dans la création de tout ce qui vit ici-bas, un mystère au-dessus de notre entendement, je ne sais quel perpétuel renouveau dû sans doute à son origine divine où s’entrevoit une parcelle d’infini.

Entendu hier le nouvel opéra de C…

Il y a là beaucoup de talent, mieux encore, un tempérament. On n’apprend pas à donner à l’orchestre une telle vie. Le musicien comme le peintre, naît coloriste ; il ne le devient pas.

Le mal est qu’il y a outrance ; les effets pittoresques se succèdent sans répit, souvent hors de propos.

Une situation ordinaire, une chanson, la Romance à Madame ne comporte pas tant de moyens. Ces moyens, les voici sans action sur nous, quand le musicien devra suivre un coup d’aile de la poésie, donner à l’oreille l’impression du tableau qu’évoquent le décorateur, le metteur en scène, ou traduire avec énergie le conflt de passions surexcitées.

En allant plus avant dans cette voie, on s’éloignerait autant des vrais principes du drame chanté que s’en éloigna l’ancienne école italienne si justement raillée, car il est aussi contraire à ses principes d’amuser l’auditeur par un accouplement inattendu de timbres, une surprise de rythmes, ou un jeu de lumières harmonique non justifié par les paroles, que par la séduction purement vocale d’une mélodie en désaccord avec les sentiments à exprimer. — Esthétiquement, les deux procédés se valent ; il n’y a qu’un déplacement d’erreurs.

À beaucoup de ceux qui se réclament bruyamment de Gluck, je recommande les passages suivants de la préface d’Alceste, que je viens de relire :

« … toujours simple et naturelle autant qu’il m’est possible, ma musique ne tend qu’à la plus grande expression.

… J’ai cru encore que la plus grande partie de mon travail devait se réduire à chercher une belle simplicité, et j’ai évité de faire parade de difficultés, aux dépens de la clarté ; je n’ai attaché aucun prix à la découverte d’une nouveauté, à moins qu’elle ne fût naturellement donnée par la situation et liée à l’expression ; enfin il n’y a aucune règle que je n’ai cru devoir sacrifier de bonne grâce en faveur de l’effet…

… Heureusement ce poème se prêtait à mon dessein. Le célèbre auteur d’Alceste ayant conçu un nouveau plan de drame lyrique, avait substitué aux descriptions fleuries, aux comparaisons inutiles, aux froides et sentencieuses moralités, des passions fortes, des situations intéressantes et un spectacle toujours varié. Le succès a justifié mes idées et l’approbation universelle m’a démontré que la simplicité et la vérité sont les grands principes du beau dans les productions des Arts. »

Eh ! eh !…, m’est avis que cet exposé de principes ne s’applique pas exactement en entier aux œuvres de certains auteurs qui déclarent — et croient peut-être sincèrement — l’avoir pris pour règle.

Ce soir-là, on donnait à Florence le Faust de Gounod. Entre le troisième et le quatrième acte, la toile s’est levée et Marguerite, en costume de concert, a reparu dans le jardin où nous venions de la laisser pâmée aux bras de son amant. Elle s’est inclinée gracieusement, a souri, et… a chanté le boléro des Vêpres siciliennes. — Et cela a été un vrai délire ; la foule trépignait, criait, envoyait des fleurs, des bonbons ; des colombes sont descendues du cintre ; la cantatrice a été aux étoiles.

Il doit y avoir, dans la compréhension qu’ont de la musique les peuples étrangers, certains aspects qui nous échappent. Je sors d’une belle représentation d’Otello, à Milan. — Rien à noter que tout le monde ne sache sur le grand ténor Tamagno, qui ne déclame pas comme nous le récit, ni sur notre compatriote Victor Maurel, dont l’interprétation est simplement du premier ordre. Mais voici une cantatrice, la Pantaleoni, que Verdi a choisie entre toutes, en Italie, pour personnifier Desdémone. Son talent de tragédienne lyrique n’est que distingué ; sa beauté n’a rien de remarquable ; sa voix est ordinaire, et elle a souvent, très souvent, des intonations plus que douteuses qui gâtent le plaisir ou l’émotion qu’on va éprouver. À coup sûr Verdi a-t-il eu une intention, avec la certitude de la réaliser. Cette intention, quelle est-elle ? et qu’a donc cette artiste de supérieur, que nous ne sentions pas ?

Beaucoup de musiciens, même parmi les plus instruits, apprécient injustement bien des œuvres du temps passé, surtout celles de la génération qui les a immédiatement précédés. C’est qu’ils ne savent pas s’abstraire des formules dont la mode a revêtu, de-ci de-là, les productions de diverses époques. Ils ressemblent à des gens qui ne sauraient pas distinguer une jolie femme, si elle portait le fourreau du Consulat, les manches à gigot de la Restauration, les capotes de la monarchie de Juillet, ou les crinolines du second Empire.

Une plaisante histoire que m’a contée M… C’était à Marseille, en 184., — Liszt donnait un concert au Grand-Théâtre ; la salle était bondée de spectateurs ; l’orchestre s’étageait au fond de la scène, sur une estrade au pied de laquelle beaucoup d’artistes et d’amateurs avaient pris place.

Le programme comprenait, entre autres attractions, le Concertstück de Weber et la Truite de Schubert, transcrite par Stephen Heller. Pour l’un de ces morceaux — je ne sais plus lequel — Liszt voulut avoir le texte sous les yeux.

Il met le cahier sur le pupitre, et fait signe au premier violon de l’orchestre de venir lui tourner la page. Soit désir de ne pas abandonner sa partie, soit ennui de se produire ainsi, l’artiste feint de ne rien voir. Deux ou trois fois, Liszt renouvelle son manège ; personne ne bouge. Tout à coup, un chef de musique d’infanterie de ligne qui, d’aventure se trouvait là et avait vu le geste, quitte le groupe des musiciens, et, moins timide que les pékins, se dirige vers le piano. Il est de haute stature, en uniforme, et se dandine. Liszt flaire un naïf et une bonne occasion de faire un effet. Il se dresse, va à la rencontre de son sauveur et lui serre les mains à plusieurs reprises. Étonnement du public.

Liszt invite le militaire à s’asseoir le premier ; celui-ci n’en veut rien faire ; lutte de courtoisie. Hilarité générale.

Cependant Liszt paraît vaincu dans ce tournoi. Il se rassied et joue avec sa verve ordinaire. Le morceau fini, les applaudissements éclatent ; on acclame le pandour du piano, et des bouquets pleuvent sur la scène.

Alors Liszt saisir le plus gros de ces bouquets et l’offre avec mille simagrées au tourneur de pages. Celui-ci se défend, Liszt le presse et tout le monde s’esclaffe de rire. La scène pourtant menace de se prolonger, quand le soldat tire son sabre, coupe en deux le bouquet, en remet la moitié à Liszt, et, triomphant, emporte l’autre !

E non trovato, è vero !

Ce soir-là, nous dînâmes à la villa Médicis. M. et Mme Hébert nous accueillirent avec une exquise bonne grâce, et le maître devint éloquent en nous parlant de Rome, de sa poésie suggestive. Parmi les convives, un jeune musicien D……., les cheveux taillés à la Britannicus. Comme tous les prix de Rome fraîchement couronnés, celui-ci en était à cette période d’heureuse griserie où on croit avoir reçu le sacre du génie. Hugues, le statuaire, me confiait récemment avoir eu, lui aussi, cette maladie, et en avoir guéri, à son retour à Paris, après quelques années de travail et de luttes. D…… disait souffrir d’une migraine obstinée et laissait tomber de ses lèvres des jugements sans appel. Il voulait bien estimer Saint-Saëns, et pensait qu’un seul opéra, Tristan et Iseult — qu’il m’avoua d’ailleurs n’avait jamais entendu, — valait d’être écouté. Quant à Brahms, dont je parlai avec admiration, il déclara tout net n’en rien connaître. — O gioventu, fior della vita !.

Joué et rejoué cette semaine, la Fantaisie chromatique et divers numéros de Künstler Fugue. Non, jamais, je n’ai rencontré harmonies plus hardies, plus géniales, plus belles ! Et quelle force de déduction ! quelle solide structure ! L’ami M… a bien raison de dire que nous appartenons, lui et moi, à l’Église de Notre Saint-Père le… Bach !

Je me suis souvent demandé pourquoi l’étude du contrepoint ne précède pas l’étude de l’harmonie, au lieu de la suivre.

Il semblerait logique d’enfermer tout d’abord l’élève dans les limites étroites et sévères des cinq espèces du contrepoint simple, sinon du contrepoint fleuri, à 2, 3, 4 parties, et même au delà, avant d’aborder les licences et le raffinements de notre harmonie moderne. — Tel un navire en construction qu’on étaie d’abord, sur son berceau, et dont on enlève successivement les soutiens avant de le laisser glisser dans la mer.

En débutant par le contrepoint, l’élève apprendrait à écrire d’abord à deux parties avec la plus rigide pureté, — ce que ne font pas toujours sans quelque embarras, des musiciens ayant épuisé leurs cours complet d’harmonie. Il acquerrait dès le principe à l’école, le sentiment des successions saines, des relations justes, c’est-à-dire, une base très pure de style. Rien ne laisse plus de traces que l’enseignement donné au premier âge.

L’harmonie, avec ses dissonances, ses altérations, ses fausses relations aujourd’hui tolérées, serait la suite naturelle de cette étude, le rigorisme des premières règles se relâchant peu à peu, et le coloris, aux nuances si variées et si expressives de notre palette harmonique étant abordée après le dessin au contour très précis, un peu marmoréen du contrepoint.

En tout cas, ce serait à tenter comme procédé pédagogique.

(À suivre.)

A. Montaux.